Molière - Œuvres complètes, Tome 3 - 19

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en cette rencontre pour me sauver moi-même de l'éclat de cette tempête,
c'est de dire que VOTRE MAJESTÉ avoit eu la bonté de m'en permettre la
représentation, et que je n'avois pas cru qu'il fût besoin de demander
cette permission à d'autres, puisqu'il n'y avoit qu'elle seule qui me
l'eût défendue.
Je ne doute point, SIRE, que les gens que je peins dans ma comédie ne
remuent bien des ressorts auprès de VOTRE MAJESTÉ, et ne jettent dans
leur parti, comme ils ont déjà fait, de véritables gens de bien, qui
sont d'autant plus prompts à se laisser tromper qu'ils jugent d'autrui
par eux-mêmes. Ils ont l'art de donner de belles couleurs à toutes
leurs intentions. Quelque mine qu'ils fassent, ce n'est point du tout
l'intérêt de Dieu qui les peut émouvoir, ils l'ont assez montré dans
les comédies qu'ils ont souffert qu'on ait jouées tant de fois en
public sans en dire le moindre mot. Celles-là n'attaquoient que la
piété et la religion, dont ils se soucient fort peu; mais celle-ci les
attaque et les joue eux-mêmes; et c'est ce qu'ils ne peuvent souffrir.
Ils ne sauroient me pardonner de dévoiler leurs impostures aux yeux
de tout le monde; et, sans doute, on ne manquera pas de dire à VOTRE
MAJESTÉ que chacun s'est scandalisé de ma comédie. Mais la vérité pure,
SIRE, c'est que tout Paris ne s'est scandalisé que de la défense qu'on
en a faite; que les plus scrupuleux en ont trouvé la représentation
profitable; et qu'on s'est étonné que des personnes d'une probité si
connue aient eu une si grande déférence pour des gens qui devroient
être l'horreur de tout le monde, et sont si opposés à la véritable
piété dont elles font profession.
J'attends avec respect l'arrêt que VOTRE MAJESTÉ daignera prononcer sur
cette matière; mais il est très-assuré, SIRE, qu'il ne faut plus que
je songe à faire des comédies si les tartuffes ont l'avantage; qu'ils
prendront droit par là de me persécuter plus que jamais, et voudront
trouver à redire aux choses les plus innocentes qui pourront sortir de
ma plume.
Daignent vos bontés, SIRE, me donner une protection contre leur rage
envenimée! et puissé-je, au retour d'une campagne si glorieuse,
délasser VOTRE MAJESTÉ des fatigues de ses conquêtes, lui donner
d'innocens plaisirs après de si nobles travaux, et faire rire le
monarque qui fait trembler toute l'Europe!


TROISIÈME PLACET
PRÉSENTÉ AU ROI, LE 5 FÉVRIER 1669.
SIRE,
Un fort honnête médecin[132], dont j'ai l'honneur d'être le malade, me
promet et veut s'obliger par-devant notaire de me faire vivre encore
trente années, si je puis lui obtenir une grâce de VOTRE MAJESTÉ. Je
lui ai dit, sur sa promesse, que je ne lui demandois pas tant, et que
je serois satisfait de lui, pourvu qu'il s'obligeât de ne me point
tuer. Cette grâce, SIRE, est un canonicat de votre chapelle royale de
Vincennes, vacant par la mort de...
Oserois-je demander encore cette grâce à VOTRE MAJESTÉ le propre jour
de la grande résurrection de Tartuffe, ressuscité par vos bontés? Je
suis, par cette première faveur, réconcilié avec les dévots: et je le
serois, par cette seconde, avec les médecins. C'est pour moi, sans
doute, trop de grâces à la fois; mais peut-être n'en est-ce pas trop
pour VOTRE MAJESTÉ; et j'attends, avec un peu d'espérance respectueuse,
la réponse de mon placet.
[132] Mauvillain, médecin de Molière.


PERSONNAGES. ACTEURS.
MADAME PERNELLE, mère d'Orgon. BÉJART.
ORGON, mari d'Elmire. MOLIÈRE.
ELMIRE, femme d'Orgon. Mlle MOLIÈRE.
DAMIS, fils d'Orgon. HUBERT.
MARIANE, fille d'Orgon et amante de Valère. Mlle DEBRIE.
VALÈRE. amant de Mariane. LA GRANGE.
CLÉANTE, beau-frère d'Orgon. LA THORILLIÈRE.
TARTUFFE, faux dévot. DU CROISY.
DORINE, suivante de Mariane. Mad. BÉJART.
M. LOYAL, sergent[133]. DEBRIE.
UN EXEMPT.
FLIPOTE, servante de madame Pernelle.
La scène est à Paris, dans la maison d'Orgon.
[133] Huissier.


ACTE PREMIER

SCÈNE I.--MADAME PERNELLE, ELMIRE, MARIANE, CLÉANTE, DAMIS, DORINE,
FLIPOTE.
MADAME PERNELLE.
Allons, Flipote, allons; que d'eux je me délivre.
ELMIRE.
Vous marchez d'un tel pas, qu'on a peine à vous suivre.
MADAME PERNELLE.
Laissez, ma bru, laissez; ne venez pas plus loin:
Ce sont toutes façons dont je n'ai pas besoin.
ELMIRE.
De ce que l'on vous doit envers vous on s'acquitte.
Mais ma mère, d'où vient que vous sortez si vite?
MADAME PERNELLE.
C'est que je ne puis voir tout ce ménage-ci,
Et que de me complaire on ne prend nul souci.
Oui, je sors de chez vous fort mal édifiée:
Dans toutes mes leçons j'y suis contrariée.
On n'y respecte rien, chacun y parle haut,
Et c'est tout justement la cour du roi Pétaud[134].
DORINE.
Si...
MADAME PERNELLE.
Vous êtes, ma mie, une fille suivante
Un peu trop forte en gueule, et fort impertinente:
Vous vous mêlez sur tout de dire votre avis.
DAMIS.
Mais...
MADAME PERNELLE.
Vous êtes un sot, en trois lettres, mon fils,
C'est moi qui vous le dis, qui suis votre grand'mère;
Et j'ai prédit cent fois à mon fils, votre père,
Que vous preniez tout l'air d'un méchant garnement,
Et ne lui donneriez jamais que du tourment.
MARIANE.
Je crois...
MADAME PERNELLE.
Mon Dieu! sa sœur, vous faites la discrète,
Et vous n'y touchez pas, tant vous semblez doucette!
Mais il n'est, comme on dit, pire eau que l'eau qui dort;
Et vous menez sous chape[135] un train que je hais fort.
ELMIRE.
Mais, ma mère...
MADAME PERNELLE.
Ma bru, qu'il ne vous en déplaise,
Votre conduite en tout est tout à fait mauvaise;
Vous devriez leur remettre un bon exemple aux yeux;
Et leur défunte mère en usoit beaucoup mieux.
Vous êtes dépensière; et cet état me blesse,
Que vous alliez vêtue ainsi qu'une princesse.
Quiconque à son mari veut plaire seulement,
Ma bru, n'a pas besoin de tant d'ajustement.
CLÉANTE.
Mais, madame, après tout...
MADAME PERNELLE.
Pour vous, monsieur son frère,
Je vous estime fort, vous aime et vous révère;
Mais enfin, si j'étois de mon fils, son époux,
Je vous prierois bien fort de n'entrer point chez nous.
Sans cesse vous prêchez des maximes de vivre
Qui par d'honnêtes gens ne se doivent point suivre.
Je vous parle un peu franc; mais c'est là mon humeur,
Et je ne mâche point ce que j'ai sur le cœur.
DAMIS.
Votre monsieur Tartuffe est bien heureux sans doute...
MADAME PERNELLE.
C'est un homme de bien, qu'il faut que l'on écoute;
Et je ne puis souffrir, sans me mettre en courroux,
De le voir quereller par un fou comme vous.
DAMIS.
Quoi! je souffrirai, moi, qu'un cagot de critique
Vienne usurper céans[136] un pouvoir tyrannique,
Et que nous ne puissions à rien nous divertir,
Si ce beau monsieur-là n'y daigne consentir!
DORINE.
S'il le faut écouter et croire à ses maximes,
On ne peut faire rien qu'on ne fasse de crimes.
Car il contrôle tout, ce critique zélé.
MADAME PERNELLE.
Et tout ce qu'il contrôle est fort bien contrôlé.
C'est au chemin du ciel qu'il prétend vous conduire.
Et mon fils à l'aimer vous devroit tous induire[137].
DAMIS.
Non, voyez-vous, ma mère, il n'est père, ni rien,
Qui me puisse obliger à lui vouloir du bien:
Je trahirois mon cœur de parler d'autre sorte.
Sur ses façons de faire à tous coups je m'emporte;
J'en prévois une suite, et qu'avec ce pied plat
Il faudra que j'en vienne à quelque grand éclat.
DORINE.
Certes, c'est une chose aussi qui scandalise,
De voir qu'un inconnu céans[138] s'impatronise;
Qu'un gueux qui, quand il vint, n'avoit pas de souliers,
Et dont l'habit entier valoit bien six deniers,
En vienne jusque-là que de se méconnoître,
De contrarier tout et de faire le maître.
MADAME PERNELLE.
Eh! merci de ma vie! il en iroit bien mieux
Si tout se gouvernoit par ses ordres pieux.
DORINE.
Il passe pour un saint dans votre fantaisie:
Tout son fait, croyez-moi, n'est rien qu'hypocrisie.
MADAME PERNELLE.
Voyez la langue!
DORINE.
A lui, non plus qu'à son Laurent,
Je ne me fierois, moi, que sur un bon garant.
MADAME PERNELLE.
J'ignore ce qu'au fond le serviteur peut être;
Mais pour homme de bien je garantis le maître.
Vous ne lui voulez mal et ne le rebutez
Qu'à cause qu'il vous dit à tous vos vérités.
C'est contre le péché que son cœur se courrouce,
Et l'intérêt du ciel est tout ce qui le pousse.
DORINE.
Oui; mais pourquoi, surtout depuis un certain temps,
Ne sauroit-il souffrir qu'aucun hante céans[139]?
En quoi blesse le ciel une visite honnête,
Pour en faire un vacarme à nous rompre la tête?
Veut-on que là-dessus je m'explique entre nous?...
Montrant Elmire.
Je crois que de madame il est, ma foi, jaloux.
MADAME PERNELLE.
Taisez-vous, et songez aux choses que vous dites.
Ce n'est pas lui tout seul qui blâme ces visites:
Tout ce tracas qui suit les gens que vous hantez,
Ces carrosses sans cesse à la porte plantés,
Et de tant de laquais le bruyant assemblage,
Font un éclat fâcheux dans tout le voisinage.
Je veux croire qu'au fond il ne se passe rien:
Mais enfin on en parle, et cela n'est pas bien.
CLÉANTE.
Eh! voulez-vous, madame, empêcher qu'on ne cause?
Ce seroit dans la vie une fâcheuse chose,
Si, pour les sots discours où l'on peut être mis,
Il falloit renoncer à ses meilleurs amis.
Et, quand même on pourroit se résoudre à le faire,
Croiriez-vous obliger tout le monde à se taire?
Contre la médisance il n'est point de rempart.
A tous les sots caquets n'ayons donc nul égard;
Efforçons-nous de vivre avec toute innocence,
Et laissons aux causeurs une pleine licence.
DORINE[140].
Daphné, notre voisine, et son petit époux[141]
Ne seroient-ils point ceux qui parlent mal de nous?
Ceux de qui la conduite offre le plus à rire
Sont toujours sur autrui les premiers à médire;
Ils ne manquent jamais de saisir promptement
L'apparente lueur du moindre attachement,
D'en semer la nouvelle avec beaucoup de joie,
Et d'y donner le tour qu'ils veulent qu'on y croie.
Des actions d'autrui, teintes de leurs couleurs,
Ils pensent dans le monde autoriser les leurs,
Et, sous le faux espoir de quelque ressemblance,
Aux intrigues qu'ils ont donner de l'innocence,
Ou faire ailleurs tomber quelques traits partagés
De ce blâme public dont ils sont trop chargés.
MADAME PERNELLE.
Tous ces raisonnemens ne font rien à l'affaire.
On sait qu'Orante[142] mène une vie exemplaire;
Tous ses soins vont au ciel; et j'ai su par des gens
Qu'elle condamne fort le train qui vient céans.
DORINE.
L'exemple est admirable, et cette dame est bonne!
Il est vrai qu'elle vit en austère personne;
Mais l'âge dans son âme a mis ce zèle ardent,
Et l'on sait qu'elle est prude à son corps défendant.
Tant qu'elle a pu des cœurs attirer les hommages,
Elle a fort bien joui de tous ses avantages;
Mais, voyant de ses yeux tous les brillans baisser,
Au monde qui la quitte elle veut renoncer,
Et du voile pompeux d'une haute sagesse
De ses attraits usés déguiser la foiblesse.
Ce sont là les retours des coquettes du temps:
Il leur est dur de voir déserter les galans.
Dans un tel abandon, leur sombre inquiétude
Ne voit d'autre recours que le métier de prude;
Et la sévérité de ces femmes de bien
Censure toute chose, et ne pardonne à rien.
Hautement d'un chacun elles blâment la vie,
Non point par charité, mais par un trait d'envie
Qui ne sauroit souffrir qu'un autre ait les plaisirs
Dont le penchant de l'âge a sevré leurs désirs.
MADAME PERNELLE, à Elmire.
Voilà les contes bleus qu'il vous faut pour vous plaire,
Ma bru. L'on est chez vous contrainte de se taire:
Car madame à jaser tient le dé tout le jour.
Mais enfin je prétends discourir à mon tour:
Je vous dis que mon fils n'a rien fait de plus sage
Qu'en recueillant chez soi ce dévot personnage;
Que le ciel, au besoin, l'a céans envoyé
Pour redresser à tous votre esprit fourvoyé;
Que, pour votre salut, vous le devez entendre;
Et qu'il ne reprend rien qui ne soit à reprendre.
Ces visites, ces bals, ces conversations,
Sont du malin esprit toutes inventions.
Là jamais on n'entend de pieuses paroles;
Ce sont propos oisifs, chansons et fariboles:
Bien souvent le prochain en a sa bonne part,
Et l'on y sait médire et du tiers et du quart.
Enfin les gens sensés ont leurs têtes troublées
De la confusion de telles assemblées:
Mille caquets divers s'y font en moins de rien;
Et, comme l'autre jour un docteur dit fort bien,
C'est véritablement la tour de Babylone,
Car chacun y babille, et tout du long de l'aune;
Et, pour conter l'histoire où ce point l'engagea...
Montrant Cléante.
Voilà-t-il pas monsieur qui ricane déjà!
Allez chercher vos fous qui vous donnent à rire,
A Elmire.
Et sans... Adieu, ma bru; je ne veux plus rien dire.
Sachez que pour céans j'en rabats de moitié,
Et qu'il fera beau temps quand j'y mettrai le pied.
Donnant un soufflet à Flipote.
Allons, vous, vous rêvez et bayez[143] aux corneilles:
Jour de Dieu! je saurai vous frotter les oreilles!
Marchons, gaupe, marchons!
[134] Pour: une famille de bohémiens. Proverbe archaïque et
populaire. «Le roi Pétaud, dit Bret, est le chef que se choisissaient
autrefois les mendiants, réunis en corporation. Ce nom vient du
latin _peto_, je demande. Ce roi n'ayant pas plus de pouvoir que ses
sujets, on donne par extension le nom de cour du roi Pétaud à une
maison où tout le monde commande.»
[135] Pour: sous cape, sous le manteau. De l'espagnol _capa_.
[136] Pour: dans cette maison; du latin, _hic intus_, ci ens, ici
dedans. Archaïsme expressif et perdu, ainsi que leans (_illie intus_,
là ens, là dedans). Deux mots excellents d'une nuance distincte et
que la langue ne possède plus.
[137] Pour: porter, engager; du latin, _inducere_.
[138] Voyez la note de la page précédente.
[139] Voyez la note, page 331.
[140] Cette tirade et la suivante avaient appartenu d'abord au
rôle de Cléante, comme le prouvent le ton et le style employés par
Molière. Il a craint, apparemment, de donner trop de valeur à ses
portraits, et a pensé qu'ils passeraient plus aisément dans la bouche
d'une suivante.
[141] Allusion à la comtesse de Soissons et à son mari, qui furent
exilés. Voyez plus haut, page 317.
[142] La duchesse de Navailles. Voyez plus haut, page 317.
[143] Pour: rester béant. Du latin, _beare_, rester la bouche ouverte
en regardant les corneilles.

SCÈNE II.--CLÉANTE, DORINE.
CLÉANTE.
Je n'y veux point aller,
De peur qu'elle ne vînt encor me quereller;
Que cette bonne femme...
DORINE.
Ah! certes, c'est dommage
Qu'elle ne vous ouît tenir un tel langage:
Elle vous diroit bien qu'elle vous trouve bon,
Et qu'elle n'est point d'âge à lui donner ce nom.
CLÉANTE.
Comme elle s'est pour rien contre nous échauffée!
Et que de son Tartuffe elle paroît coiffée!
DORINE.
Oh! vraiment, tout cela n'est rien au prix du fils:
Et, si vous l'aviez vu, vous diriez: C'est bien pis!
Nos troubles l'avoient mis sur le pied d'homme sage,
Et pour servir son prince il montra du courage:
Mais il est devenu comme un homme hébété,
Depuis que de Tartuffe on le voit entêté:
Il l'appelle son frère, et l'aime dans son âme
Cent fois plus qu'il ne fait mère, fils, fille et femme.
C'est de tous ses secrets l'unique confident,
Et de ses actions le directeur prudent;
Il le choie, il l'embrasse; et pour une maîtresse
On ne sauroit, je pense, avoir plus de tendresse:
A table, au plus haut bout il veut qu'il soit assis;
Avec joie il l'y voit manger autant que six;
Les bons morceaux de tout, il faut qu'on les lui cède,
Et, s'il vient à roter, il lui dit: Dieu vous aide!
Enfin il en est fou, c'est son tout, son héros;
Il l'admire à tous coups, le cite à tous propos;
Ses moindres actions lui semblent des miracles,
Et tous les mots qu'il dit sont pour lui des oracles.
Lui, qui connoît sa dupe, et qui veut en jouir,
Par cent dehors fardés a l'art de l'éblouir;
Son cagotisme en tire à toute heure des sommes,
Et prend droit de gloser sur tous tant que nous sommes.
Il n'est pas jusqu'au fat qui lui sert de garçon
Qui ne se mêle aussi de nous faire leçon;
Il vient nous sermonner avec des yeux farouches,
Et jeter nos rubans, notre rouge et nos mouches.
Le traître, l'autre jour, nous rompit de ses mains
Un mouchoir qu'il trouva dans une Fleur des Saints,
Disant que nous mêlions, par un crime effroyable,
Avec la sainteté les parures du diable.

SCÈNE III.--ELMIRE, MARIANE, DAMIS, CLÉANTE, DORINE.
ELMIRE, à Cléante.
Vous êtes bien heureux de n'être point venu
Au discours qu'à la porte elle nous a tenu.
Mais j'ai vu mon mari; comme il ne m'a point vue,
Je veux aller là-haut attendre sa venue.
CLÉANTE.
Moi, je l'attends ici pour moins d'amusement;
Et je vais lui donner le bon jour seulement.

SCÈNE IV.--CLÉANTE, DAMIS, DORINE.
DAMIS.
De l'hymen de ma sœur touchez-lui quelque chose.
J'ai soupçon que Tartuffe à son effet s'oppose,
Qu'il oblige mon père à des détours si grands
Et vous n'ignorez pas quel intérêt j'y prends...
Si même ardeur enflamme et ma sœur et Valère,
La sœur de cet ami, vous le savez, m'est chère,
Et, s'il falloit...
DORINE.
Il entre.

SCÈNE V.--ORGON, CLÉANTE, DORINE.
ORGON.
Ah! mon frère, bonjour.
CLÉANTE.
Je sortois, et j'ai joie à vous voir de retour.
La campagne à présent n'est pas beaucoup fleurie.
ORGON.
A Cléante.
Dorine... Mon beau-frère, attendez, je vous prie.
Vous voulez bien souffrir, pour m'ôter de souci,
Que je m'informe un peu des nouvelles d'ici.
A Dorine.
Tout s'est-il, ces deux jours, passé de bonne sorte?
Qu'est-ce qu'on fait céans? comme est-ce qu'on s'y porte?
DORINE.
Madame eut avant-hier la fièvre jusqu'au soir,
Avec un mal de tête étrange à concevoir.
ORGON.
Et Tartuffe?
DORINE.
Tartuffe! il se porte à merveille,
Gros et gras, le teint frais et la bouche vermeille.
ORGON.
Le pauvre homme!
DORINE.
Le soir elle eut un grand dégoût,
Et ne put, au souper, toucher à rien du tout,
Tant sa douleur de tête étoit encor cruelle!
ORGON.
Et Tartuffe?
DORINE.
Il soupa, lui tout seul, devant elle;
Et fort dévotement il mangea deux perdrix,
Avec une moitié de gigot en hachis.
ORGON.
Le pauvre homme!
DORINE.
La nuit se passa tout entière
Sans qu'elle pût fermer un moment la paupière;
Des chaleurs l'empêchoient de pouvoir sommeiller,
Et jusqu'au jour près d'elle il nous fallut veiller.
ORGON.
Et Tartuffe?
DORINE.
Pressé d'un sommeil agréable,
Il passa dans sa chambre au sortir de la table;
Et dans son lit bien chaud il se mit tout soudain,
Où, sans trouble, il dormit jusques au lendemain.
ORGON.
Le pauvre homme!
DORINE.
A la fin, par nos raisons gagnée,
Elle se résolut à souffrir la saignée;
Et le soulagement suivit tout aussitôt.
ORGON.
Et Tartuffe?
DORINE.
Il reprit courage comme il faut;
Et, contre tous les maux fortifiant son âme,
Pour réparer le sang qu'avoit perdu madame,
But, à son déjeuner, quatre grands coups de vin.
ORGON.
Le pauvre homme!
DORINE.
Tous deux se portent bien enfin,
Et je vais à madame annoncer par avance
La part que vous prenez à sa convalescence.

SCÈNE VI.--ORGON, CLÉANTE.
CLÉANTE.
A votre nez, mon frère, elle se rit de vous:
Et, sans avoir dessein de vous mettre en courroux,
Je vous dirai tout franc que c'est avec justice.
A-t-on jamais parlé d'un semblable caprice?
Et se peut-il qu'un homme ait un charme aujourd'hui
A vous faire oublier toutes choses pour lui?
Qu'après avoir chez vous réparé sa misère,
Vous en veniez au point...
ORGON.
Halte-là, mon beau-frère,
Vous ne connoissez pas celui dont vous parlez.
CLÉANTE.
Je ne le connois pas, puisque vous le voulez;
Mais enfin, pour savoir quel homme ce peut être...
ORGON.
Mon frère, vous seriez charmé de le connoître;
Et vos ravissemens ne prendroient point de fin.
C'est un homme... qui... ah! un homme... un homme enfin
Qui suit bien ses leçons, goûte une paix profonde,
Et comme du fumier regarde tout le monde.
Oui, je deviens tout autre avec son entretien:
Il m'enseigne à n'avoir affection pour rien;
De toutes amitiés il détache mon âme;
Et je verrois mourir frère, enfans, mère et femme,
Que je m'en soucierois autant que de cela.
CLÉANTE.
Les sentimens humains, mon frère, que voilà!
ORGON.
Ah! si vous aviez vu comme j'en fis rencontre,
Vous auriez pris pour lui l'amitié que je montre:
Chaque jour à l'église il venoit, d'un air doux,
Tout vis-à-vis de moi se mettre à deux genoux.
Il attiroit les yeux de l'assemblée entière
Par l'ardeur dont au ciel il poussoit sa prière;
Il faisoit des soupirs, de grands élancemens,
Et baisoit humblement la terre à tous momens,
Et, lorsque je sortois, il me devançoit vite
Pour m'aller, à la porte, offrir de l'eau bénite.
Instruit par son garçon, qui dans tout l'imitoit,
Et de son indigence, et de ce qu'il étoit,
Je lui faisois des dons: mais, avec modestie,
Il me vouloit toujours en rendre une partie.
_C'est trop_, me disoit-il, _c'est trop de la moitié_;
_Je ne mérite pas de vous faire pitié_.
Et, quand je refusois de le vouloir reprendre,
Aux pauvres, à mes yeux, il alloit le répandre,
Enfin le ciel chez moi me le fit retirer,
Et depuis ce temps-là tout semble y prospérer.
Je vois qu'il reprend tout, et qu'à ma femme même
Il prend, pour mon honneur, un intérêt extrême;
Il m'avertit des gens qui lui font les yeux doux,
Et plus que moi six fois il s'en montre jaloux.
Mais vous ne croiriez point jusqu'où monte son zèle;
Il s'impute à péché la moindre bagatelle;
Un rien presque suffit pour le scandaliser,
Jusque-là qu'il se vint l'autre jour accuser,
D'avoir pris une puce en faisant sa prière,
Et de l'avoir tuée avec trop de colère.
CLÉANTE.
Parbleu, vous êtes fou, mon frère, que je croi!
Avec de tels discours vous moquez-vous de moi?
Et que prétendez-vous? Que tout ce badinage..
ORGON.
Mon frère, ce discours sent le libertinage[144]:
Vous en êtes un peu dans votre âme entiché;
Et, comme je vous l'ai plus de dix fois prêché,
Vous vous attirerez quelque méchante affaire.
CLÉANTE.
Voilà de vos pareils le discours ordinaire:
Ils veulent que chacun soit aveugle comme eux;
C'est être libertin[145] que d'avoir de bons yeux;
Et qui n'adore pas de vaines simagrées
N'a ni respect ni foi pour les choses sacrées.
Allez, tous vos discours ne me font point de peur;
Je sais comme je parle, et le ciel voit mon cœur.
De tous vos façonniers[146] on n'est point les esclaves.
Il est de faux dévots ainsi que de faux braves;
Et, comme on ne voit pas qu'où l'honneur les conduit
Les vrais braves soient ceux qui font beaucoup de bruit,
Les bons et vrais dévots, qu'on doit suivre à la trace,
Ne sont pas ceux aussi qui font tant de grimace.
Eh quoi! vous ne ferez nulle distinction
Entre l'hypocrisie et la dévotion?
Vous les voulez traiter d'un semblable langage,
Et rendre même honneur au masque qu'au visage;
Egaler l'artifice à la sincérité,
Confondre l'apparence avec la vérité,
Estimer le fantôme autant que la personne,
Et la fausse monnoie à l'égal de la bonne!
Les hommes, la plupart, sont étrangement faits;
Dans la juste nature on ne les voit jamais:
La raison a pour eux des bornes trop petites,
En chaque caractère ils passent ses limites;
Et la plus noble chose, ils la gâtent souvent,
Pour la vouloir outrer et pousser trop avant.
Que cela vous soit dit en passant, mon beau-frère.
ORGON.
Oui, vous êtes sans doute un docteur qu'on révère;
Tout le savoir du monde est chez vous retiré;
Vous êtes le seul sage et le seul éclairé,
Un oracle, un Caton, dans le siècle où nous sommes;
Et près de vous ce sont des sots que tous les hommes.
CLÉANTE.
Je ne suis point, mon frère, un docteur révéré,
Et le savoir chez moi n'est pas tout retiré;
Mais, en un mot, je sais, pour toute ma science,
Du faux avec le vrai faire la différence.
Et, comme je ne vois nul genre de héros
Qui soient plus à priser que les parfaits dévots,
Aucune chose au monde et plus noble et plus belle
Que la sainte ferveur d'un véritable zèle;
Aussi ne vois-je rien qui soit plus odieux
Que le dehors plâtré d'un zèle spécieux,
Que ces francs charlantans, que ces dévots de place,
De qui la sacrilége et trompeuse grimace
Abuse impunément, et se joue, à leur gré,
De ce qu'ont les mortels de plus saint et sacré;
Ces gens qui, par une âme à l'intérêt soumise,
Font de dévotion métier et marchandise,
Et veulent acheter crédit et dignités
A prix de faux clins d'yeux et d'élans affectés;
Ces gens, dis-je, qu'on voit, d'une ardeur non commune,
Par le chemin du ciel courir à leur fortune;
Qui, brûlans et prians, demandent chaque jour,
Et prêchent la retraite au milieu de la cour;
Qui savent ajuster leur zèle avec leurs vices,
Sont prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d'artifices,
Et, pour perdre quelqu'un, couvrent insolemment
De l'intérêt du ciel leur fier ressentiment;
D'autant plus dangereux dans leur âpre colère,
Qu'ils prennent contre nous des armes qu'on révère,
Et que leur passion, dont on leur sait bon gré,
Veut nous assassiner avec un fer sacré!
De ce faux caractère on en voit trop paroître;
Mais les dévots de cœur sont aisés à connoître.
Notre siècle, mon frère, en expose à nos yeux
Qui peuvent nous servir d'exemples glorieux.
Regardez Ariston, regardez Périandre,
Oronte, Alcidamas, Polydore, Clitandre;
Ce titre par aucun ne leur est débattu;
Ce ne sont point du tout fanfarons de vertu,
On ne voit point en eux ce faste insupportable,
Et leur dévotion est humaine, est traitable;
Ils ne censurent point toutes nos actions,
Ils trouvent trop d'orgueil dans ces corrections;
Et, laissant la fierté des paroles aux autres,
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