Molière - Œuvres complètes, Tome 3 - 07

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d'en avoir approuvé la proposition avec beaucoup de joie.
SGANARELLE, à Lisette.
Il me semble qu'il lui parle de bien près.
LISETTE, à Sganarelle.
C'est qu'il observe sa physionomie et tous les traits de son visage.
CLITANDRE, à Lucinde.
Serez-vous constante, madame, dans ces bontés que vous me témoignez?
LUCINDE.
Mais vous, serez-vous ferme dans les résolutions que vous avez montrées?
CLITANDRE.
Ah! madame, jusqu'à la mort. Je n'ai point de plus forte envie que
d'être à vous, et je vais le faire paroître dans ce que vous m'allez
voir faire.
SGANARELLE, à Clitandre.
Eh bien, notre malade? Elle me semble un peu plus gaie.
CLITANDRE.
C'est que j'ai déjà fait agir sur elle un de ces remèdes que mon art
m'enseigne. Comme l'esprit a grand empire sur le corps, et que c'est de
lui bien souvent que procèdent les maladies, ma coutume est de courir
à guérir les esprits avant que de venir aux corps. J'ai donc observé
ses regards, les traits de son visage et les lignes de ses deux mains;
et, par la science que le ciel m'a donnée, j'ai reconnu que c'étoit de
l'esprit qu'elle étoit malade, et que tout son mal ne venoit que d'une
imagination déréglée, d'un désir dépravé de vouloir être mariée. Pour
moi, je ne vois rien de plus extravagant et de plus ridicule que cette
envie qu'on a du mariage.
SGANARELLE, à part.
Voilà un habile homme!
CLITANDRE.
Et j'ai eu et aurai pour lui toute ma vie une aversion effroyable.
SGANARELLE.
Voilà un grand médecin!
CLITANDRE.
Mais, comme il faut flatter l'imagination des malades, et que j'ai vu
en elle de l'aliénation d'esprit, et même qu'il y avoit du péril à ne
lui pas donner un prompt secours, je l'ai prise par son foible, et lui
ai dit que j'étois venu ici pour vous la demander en mariage. Soudain
son visage a changé, son teint s'est éclairci, ses yeux se sont animés;
et, si vous voulez, pour quelques jours, l'entretenir dans cette
erreur, vous verrez que nous la tirerons d'où elle est.
SGANARELLE.
Oui-da, je le veux bien.
CLITANDRE.
Après, nous ferons agir d'autres remèdes pour la guérir entièrement de
cette fantaisie.
SGANARELLE.
Oui, cela est le mieux du monde. Eh bien, ma fille, voilà monsieur qui
a envie de t'épouser, et je lui ai dit que je le voulois bien.
LUCINDE.
Hélas! est-il possible?
SGANARELLE.
Oui.
LUCINDE.
Mais tout de bon?
SGANARELLE.
Oui, oui.
LUCINDE, à Clitandre.
Quoi! vous êtes dans les sentiments d'être mon mari?
CLITANDRE.
Oui, madame.
LUCINDE.
Et mon père y consent?
SGANARELLE.
Oui, ma fille.
LUCINDE.
Ah! que je suis heureuse, si cela est véritable!
CLITANDRE.
N'en doutez point, madame. Ce n'est pas d'aujourd'hui que je vous aime
et que je brûle de me voir votre mari. Je ne suis venu ici que pour
cela; et, si vous voulez que je vous dise nettement les choses comme
elles sont, cet habit n'est qu'un pur prétexte inventé, et je n'ai fait
le médecin que pour m'approcher de vous, et obtenir [plus facilement]
ce que je souhaite.
LUCINDE.
C'est me donner des marques d'un amour bien tendre, et j'y suis
sensible autant que je puis.
SGANARELLE, à part.
O la folle! ô la folle! ô la folle!
LUCINDE.
Vous voulez donc bien, mon père, me donner monsieur pour époux?
SGANARELLE.
Oui. Çà, donne-moi ta main. Donnez-moi un peu aussi la vôtre, pour voir.
CLITANDRE.
Mais, monsieur...
SGANARELLE, étouffant de rire.
Non, non, c'est pour... pour lui contenter l'esprit. Touchez là.. Voilà
qui est fait.
CLITANDRE.
Acceptez, pour gage de ma foi, cet anneau que je vous donne. (Bas,
à Sganarelle.) C'est un anneau constellé, qui guérit les égaremens
d'esprit.
LUCINDE.
Faisons donc le contrat, afin que rien n'y manque.
CLITANDRE.
Hélas! je le veux bien, madame. (Bas, à Sganarelle.) Je vais faire
monter l'homme qui écrit mes remèdes, et lui faire croire que c'est un
notaire.
SGANARELLE.
Fort bien.
CLITANDRE.
Holà! faites monter le notaire que j'ai amené avec moi.
LUCINDE.
Quoi! vous aviez amené un notaire?
CLITANDRE.
Oui, madame.
LUCINDE.
J'en suis ravie.
SGANARELLE.
O la folle! ô la folle!

SCÈNE VII.--LE NOTAIRE, CLITANDRE, SGANARELLE, LUCINDE, LISETTE.
Clitandre parle bas au notaire.
SGANARELLE, au notaire.
Oui, monsieur, il faut faire un contrat pour ces deux personnes-là.
Écrivez. (A Lucinde.) Voilà le contrat qu'on fait. (Au notaire.) Je lui
donne vingt mille écus en mariage. Écrivez.
LUCINDE.
Je vous suis bien obligée, mon père.
LE NOTAIRE.
Voilà qui est fait. Vous n'avez qu'à venir signer.
SGANARELLE.
Voilà un contrat bientôt bâti.
CLITANDRE, à Sganarelle.
[Mais] au moins, [monsieur]...
SGANARELLE.
Eh! non, vous dis-je. Sait-on pas bien... (Au notaire.) Allons,
donnez-lui la plume pour signer, (A Lucinde.) Allons, signe, signe,
signe. Va, va, je signerai tantôt, moi.
LUCINDE.
Non, non, je veux avoir le contrat entre mes mains.
SGANARELLE.
Eh bien, tiens. (Après avoir signé.) Es-tu contente?
LUCINDE.
Plus qu'on ne peut s'imaginer.
SGANARELLE.
Voilà qui est bien, voilà qui est bien.
CLITANDRE.
Au reste, je n'ai pas eu seulement la précaution d'amener un notaire;
j'ai eu celle encore de faire venir des voix et des instrumens [et
des danseurs] pour célébrer la fête et pour nous réjouir. Qu'on les
fasse venir. Ce sont des gens que je mène avec moi, et dont je me sers
tous les jours pour pacifier avec leur harmonie [et leurs danses] les
troubles de l'esprit.

TROISIÈME ENTRÉE.

SCÈNE VIII.--SGANARELLE, LUCINDE, CLITANDRE, LISETTE.
LA COMÉDIE, LE BALLET, LA MUSIQUE, JEUX, RIS, PLAISIRS.
LA COMÉDIE, LE BALLET, LA MUSIQUE, ensemble.
Sans nous tous les hommes
Deviendroient malsains,
Et c'est nous qui sommes
Leurs grands médecins.
LA COMÉDIE.
Veut-on qu'on rabatte,
Par des moyens doux,
Les vapeurs de rate
Qui vous minent tous?
Qu'on laisse Hippocrate,
Et qu'on vienne à nous.
TOUS TROIS ENSEMBLE.
Sans nous tous les hommes
Deviendroient malsains,
Et c'est nous qui sommes
Leurs grands médecins.
Pendant que les Jeux, les Ris et les Plaisirs dansent, Clitandre
emmène Lucinde.

SCÈNE IX.--SGANARELLE, LISETTE, LA COMÉDIE, LA MUSIQUE, LE BALLET, JEUX,
RIS, PLAISIRS.
SGANARELLE.
Voilà une plaisante façon de guérir! Où est donc ma fille et le médecin?
LISETTE.
Ils sont allés achever le reste du mariage.
SGANARELLE.
Comment! le mariage?
LISETTE.
Ma foi, monsieur, la bécasse est bridée[46], et vous avez cru faire un
jeu qui demeure une vérité.
SGANARELLE.
Comment diable! (Il veut aller après Clitandre et Lucinde; les danseurs
le retiennent.) Laissez-moi aller, laissez-moi aller, vous dis-je! (Les
danseurs le retiennent toujours.) Encore! (Ils veulent faire danser
Sganarelle de force.) Peste des gens[47]!
[46] Pour: la bête est prise au lacet; comme les bécasses, qui se
_brident_ et s'attrapent elles-mêmes.
[47] Ce dénoûment est emprunté au _Pedant joué_ de Cyrano de Bergerac,
ami de Molière.

FIN DE L'AMOUR MÉDECIN.


LE MISANTHROPE
COMÉDIE
REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, A PARIS, SUR LE THÉATRE DU
PALAIS-ROYAL, LE 4 JUIN 1666.

La société française s'avance dans la route splendide et sévère que
le règne de Louis XIV lui a tracée. Les grandes guerres d'Allemagne
et de Hollande n'ont pas commencé encore. Recherché par le prince de
Condé et les grands seigneurs, admis dans la société intime de Boileau,
de la Fontaine, de Racine, et de son ancien ami Chapelle; continuant
à élever l'édifice de sa fortune par une sage économie et un ordre
parfait, Molière offrait un exemple frappant de cette double vie mêlée
de splendeurs et de tristesses, de gloires et de douleurs qui est
souvent le partage des hommes de génie. Son ménage était détruit; les
calomnies de Monfleury, son rival, qui l'accusait d'inceste, avaient
fait quelque impression sur le public: les pédants de toutes les
classes ne perdaient pas une occasion de lui nuire. Le jeune Racine
abandonnait son protecteur et son bienfaiteur, lui enlevait la belle
Duparc, qu'il faisait passer à l'hôtel de Bourgogne, c'est-à-dire dans
l'armée ennemie, et se plaignait même que Monfleury ne fût pas écouté à
la cour. La protectrice de Molière, Anne d'Autriche, venait de mourir.
Toujours épris de l'infidèle Armande, à laquelle il avait sans cesse
pardonné, il s'était vu forcé de se séparer d'elle, et, de temps à
autre, retiré à Auteuil, quittant les tracas de son théâtre, les
embarras de sa direction, il allait, comme il l'avoue, pleurer sans
contrainte, tantôt dans les bras de son ami Chapelle, auquel il avouait
toute sa faiblesse. «Ah! lui disait-il, j'ai beau faire, je ne peux
l'oublier, elle m'a toujours trompé, je le sais; elle est indifférente
à tout ce qui me concerne. Je suis le plus malheureux et le plus
insensé des hommes, mais rien ne peut me détacher de ses grâces et
des transports qu'elle me cause. Je l'aime en un tel point, que je
vais jusqu'à entrer avec compassion dans ses intérêts; et, quand je
considère combien il m'est impossible de vaincre ce que je sens pour
elle, je me dis en même temps qu'elle a peut-être la même difficulté à
détruire le penchant qu'elle a d'être coquette, et je me trouve plus de
disposition à la plaindre qu'à la blâmer. Toutes les choses du monde
ont du rapport avec elle dans mon cœur. Quand je la vois, une émotion
et des transports qu'on ne sauroit exprimer m'ôtent l'usage de la
réflexion. C'est là le dernier point de la folie. Je n'ai plus d'yeux
pour ses défauts, il m'en reste seulement pour ce qu'elle a d'aimable.»
Cette conversation, reproduite exactement d'après Chapelle, son
interlocuteur, nous permet de lire dans l'âme passionnée de Molière.
Il avait le tempérament du génie: sérieux, ardent, accessible aux
émotions et les recevant à la fois vives et profondes. L'exercice
même des facultés supérieures de l'artiste et du poëte accroît leur
susceptibilité et les rend moins aptes à la résignation et à la
douleur; la plus légère influence atmosphérique détruit la santé du
cheval de course, tant sa nature s'est transformée, tant la délicatesse
exquise et morbide a remplacé les conditions vulgaires de la vie.
«Je suis bilieux comme tous les diables,» disait Molière, qui se
soumettait volontiers à un examen sévère. Il exigeait des siens, dans
l'administration de sa maison, la plus extrême régularité, et disait,
comme Jourdain de son _Bourgeois gentilhomme_: «Il n'y a pas de morale
qui tienne! Je veux me mettre en colère.»
Les deux enfants qu'il avait eus d'Armande grandissaient dans sa
maison, mais non sous les yeux de leur mère, tout occupée de M. de
Lauzun et du comte de Guiche. Le plus léger, le plus fin, le plus
ironique des marquis, M. le comte de Guiche était probablement l'objet
le plus cher au cœur d'Armande. D'une aimable figure, vêtu avec une
rare élégance, sans autre prétention que celle de plaire, il convenait
parfaitement à cette jeune femme, «qui ne pensait (dit Molière encore)
qu'à jouir agréablement de la vie, allant toujours devant elle, et
plus sage que je ne suis.» Jusqu'à quel point les grands yeux noirs,
la belle taille, le visage rond et le teint magnifique de M. de Guiche
l'emportaient dans l'esprit d'Armande sur la silencieuse hardiesse,
l'impertinent éclat et la fatuité résolue de Lauzun, que les femmes
tiraient au sort, et qui ne leur accordait pas toujours ses faveurs,
c'est ce que personne ne peut savoir. Elle seule aurait pu nous
révéler ce secret, si une créature aussi légère, le caprice même et
l'inconstance en personne, eût pensé à autre chose qu'à son plaisir. Ce
qui est certain, c'est qu'un personnage sévère, simple, ardent, prenant
tout au sérieux, demandant à la vie plus qu'elle ne peut donner, à
l'amour une complète abnégation, à l'existence conjugale une félicité
parfaite, aux rapports sociaux une franchise absolue, à l'humanité
enfin une perfection sévère, manquait de proportion, détruisait
l'harmonie des choses et devenait ridicule.
Telle était la situation de Molière lui-même. Valet de chambre du roi
et homme de génie, d'un âge mûr et amoureux comme un enfant, directeur
et auteur, philosophe et plein d'une violence passionnée, tout était
contraste et douleur dans sa vie.
Il sent le ridicule de sa situation, il s'observe, sonde la plaie, se
blâme lui-même, veut se punir et se venger, élève et idéalise tous
les personnages du drame dont il est le centre, ne se ménage point
lui-même, fait de sa jalousie invincible, de son inévitable passion,
le ressort de l'œuvre tout entière; des vanités et des légèretés
d'Armande, le type de la coquetterie féminine; de sa propre exagération
dans la recherche du bien, le caractère du Misanthrope; de Lauzun et
du comte de Guiche, deux marquis de nuances diverses, tous deux du
meilleur ton et de la fatuité la plus triomphale; des révolutions
intérieures de son ménage, l'intrigue même de sa pièce, où l'on voit
paraître de nouveau «tout son domestique,» jusqu'à l'indulgent et
spirituel Chapelle, devenu Philinte, jusqu'à la bonne demoiselle
Debrie, devenue Éliante, et prête à consoler par l'amitié celui que
l'amour repousse et torture.
Ainsi éclôt au sein des douleurs une œuvre qui me semble unique dans
toutes les littératures. Drame sans action, satire animée, tableau de
boudoir plein de vigueur, création où les élans douloureux d'une âme
énergique et d'un esprit pénétrant font éruption, pour ainsi dire, du
sein de la politesse des cours et des raffinements extrêmes. Alceste
est un janséniste, Alceste est même un révolutionnaire. Pour détruire
tout ce qu'il blâme, il faut renverser de fond en comble l'édifice de
la société française: politesse trompeuse, grands seigneurs ensevelis
sous les rubans, petits faiseurs de vers, gentilshommes impertinents,
beaux discours et cérémonies extravagantes, toutes les superfétations
nées des rapports sociaux d'une société factice.
On crut reconnaître mille gens de cour, et l'on inculpa Molière. Mais
plus tard, lorsque l'idée révolutionnaire, c'est-à-dire celle qui
voulait la destruction de la monarchie, s'annonça par l'organe de J.-J.
Rousseau, et se développa violemment de 1789 à 1795, Molière ne fut
plus accusé d'avoir été trop sévère pour les marquis, mais d'avoir été
trop dur pour le Misanthrope et de l'avoir fait ridicule. Double et
contraire accusation qui prouve la hauteur de son génie.
L'effet produit sur le public par cette création si élevée, si
passionnée, si délicate, dut être complexe, et a fort embarrassé les
commentateurs. On trouva d'abord la pièce sage, belle, estimable, _bien
assaisonnée_. Telles sont les expressions de Robinet:
«On diroit, mon benoît lecteur,
»Qu'on entend un prédicateur.»
Les contemporains avouèrent que jamais Molière ne s'était élevé
si haut; cependant la masse du public demeurait froide. Molière
n'était pas sûr de son succès; Boileau eut besoin de le rassurer,
et quelques-uns vont jusqu'à prétendre que la pièce tomba d'abord.
Rien de plus facile que de concilier deux traditions qui semblent
se détruire l'une l'autre. Le vulgaire, la bourgeoisie peu lettrée,
n'étaient pas attirés par une œuvre de cet ordre. La vogue populaire
qui s'était attachée à la statue du commandeur de _Don Juan_ et ce
costume extravagant du marquis de Mascarille faisaient défaut au
_Misanthrope_, œuvre trop grande et trop profonde pour être comprise
à sa naissance, et qui obtint plutôt un succès d'estime qu'un succès
de mode. On y admirait surtout la charmante coquetterie de la belle
Armande, à laquelle son mari avait assigné le rôle dont elle était le
type original.
«O justes dieux! qu'elle a d'appas!»
s'écrie un contemporain, écho du public lui-même;
»Et qui pourroit ne l'aimer pas?
»Sans rien toucher de sa coiffure
»Et de sa belle chevelure,
»Sans rien toucher de ses habits,
»Semés de perles, de rubis,
»Et de toute la pierrerie
»Dont l'Inde brillante est fleurie,
»Rien n'est si beau ni si mignon!
»Et je puis dire, tout de bon,
»Qu'ensemble amour et nature
»D'elle ont fait une miniature,
»Des appas, des grâces, des ris,
»Qu'on attribuoit à Cypris!»
Vingt et une représentations successives prouvent suffisamment que
l'ouvrage ne fut pas repoussé absolument. Mais, après la vingt et
unième, il fallut en suspendre la représentation. Ce ne fut qu'au
mois de septembre, un mois et demi plus tard, que la reprise du
_Misanthrope_ eut lieu, et il fallut la soutenir par le _Médecin malgré
lui_ qui avait déjà onze représentations. Il est facile d'en conclure
que le monument le plus sérieux et le plus exquis que Molière ait
laissé après lui n'était apprécié que des connaisseurs, non du parterre.
A peine les plus grands critiques et les meilleurs philosophes
s'accordent-ils sur le vrai sens de l'œuvre et de sa légitimité. A
peine les acteurs eux-mêmes, héritiers de la tradition dramatique,
peuvent-ils s'entendre sur le caractère du héros, dont les uns font
un bourru quinteux, les autres un homme hypocondriaque et maladif,
quelques-uns simplement un personnage mal élevé.
Le _Misanthrope_ ne sera jamais bien exécuté sur la scène que si
l'on réalise et reproduit tout l'intérieur domestique du grand monde
sous Louis XIV; si l'on fait reparaître vivants, avec leurs costumes
mêmes, dans le salon orné de meubles qu'avait choisis Ninon, l'éclatant
Lauzun, l'aimable de Guiche, Arsinoé, qui sera madame de Maintenon,
et Molière lui-même, l'homme «aux rubans verts,» véhément, sérieux,
méditatif, le philosophe dans le monde, celui qui ne sait pas se
modérer dans le désir du bien.
Qui non retinuit ex sapientia modum.


PERSONNAGES. ACTEURS.
ALCESTE, amant de Célimène. MOLIÈRE.
PHILINTE, ami d'Alceste. LA THORILLIÈRE.
ORONTE, amant de Célimène. DU CROISY.
CÉLIMÈNE. Arm. BÉJART.
ÉLIANTE, cousine de Célimène. Mlle DEBRIE.
ARSINOÉ, amie de Célimène. Mlle DUPARC.
ACASTE, } marquis. LA GRANGE.
CLITANDRE, }
BASQUE, valet de Célimène.
UN GARDE de la maréchaussée de France. DEBRIE.
DUBOIS, valet d'Alceste. BÉJART.
La scène est à Paris, dans la maison de Célimène.


ACTE PREMIER

SCÈNE I.--PHILINTE, ALCESTE.
PHILINTE.
Qu'est-ce donc? qu'avez-vous?
ALCESTE, assis.
Laissez-moi, je vous prie.
PHILINTE.
Mais encor, dites-moi quelle bizarrerie...
ALCESTE.
Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher.
PHILINTE.
Mais on entend les gens au moins sans se fâcher.
ALCESTE.
Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre.
PHILINTE.
Dans vos brusques chagrins je ne puis vous comprendre,
Et, quoique amis, enfin, je suis tout des premiers...
ALCESTE, se levant brusquement.
Moi, votre ami? Rayez cela de vos papiers.
J'ai fait jusques ici profession de l'être;
Mais, après ce qu'en vous je viens de voir paraître,
Je vous déclare net que je ne le suis plus,
Et ne veux nulle place en des cœurs corrompus.
PHILINTE.
Je suis donc bien coupable, Alceste, à votre compte?
ALCESTE.
Allez, vous devriez mourir de pure honte;
Une telle action ne sauroit s'excuser,
Et tout homme d'honneur s'en doit scandaliser.
Je vous vois accabler un homme de caresses,
Et témoigner pour lui les dernières tendresses;
De protestations, d'offres et de sermens,
Vous chargez la fureur de vos embrassemens:
Et, quand je vous demande après quel est cet homme
A peine pouvez-vous dire comme il se nomme;
Votre chaleur pour lui tombe en vous séparant,
Et vous me le traitez, à moi, d'indifférent.
Morbleu! c'est une chose indigne, lâche, infâme,
De s'abaisser ainsi jusqu'à trahir son âme;
Et si, par un malheur, j'en avois fait autant,
Je m'irois, de regret, pendre tout à l'instant.
PHILINTE.
Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable;
Et je vous supplierai d'avoir pour agréable
Que je me fasse un peu grâce sur votre arrêt,
Et ne me pende pas pour cela, s'il vous plaît.
ALCESTE.
Que la plaisanterie est de mauvaise grâce!
PHILINTE.
Mais, sérieusement, que voulez-vous qu'on fasse?
ALCESTE.
Je veux qu'on soit sincère, et qu'en homme d'honneur
On ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur.
PHILINTE.
Lorsqu'un homme vous vient embrasser avec joie,
Il faut bien le payer de la même monnoie[48],
Répondre comme on peut à ses empressemens,
Et rendre offre pour offre, et sermens pour sermens.
ALCESTE.
Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
Qu'affectent la plupart de vos gens à la mode,
Et je ne hais rien tant que les contorsions
De tous ces grands faiseurs de protestations,
Ces affables donneurs d'embrassades frivoles,
Ces obligeans diseurs d'inutiles paroles,
Qui de civilités avec tous font combat,
Et traitent du même air l'honnête homme et le fat.
Quel avantage a-t-on qu'un homme vous caresse,
Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,
Et vous fasse de vous un éloge éclatant
Lorsqu'au premier faquin il court en faire autant?
Non, non, il n'est point d'âme un peu bien située
Qui veuille d'une estime ainsi prostituée;
Et la plus glorieuse a des régals[49] peu chers
Dès qu'on voit qu'on nous mêle avec tout l'univers;
Sur quelque préférence une estime se fonde,
Et c'est n'estimer rien qu'estimer tout le monde.
Puisque vous y donnez dans ces vices du temps,
Morbleu! vous n'êtes pas pour être de mes gens;
Je refuse d'un cœur la vaste complaisance
Qui ne fait de mérite aucune différence;
Je veux qu'on me distingue, et, pour le trancher net,
L'ami du genre humain n'est point du tout mon fait.
PHILINTE.
Mais, quand on est du monde, il faut bien que l'on rende
Quelques dehors civils que l'usage demande.
ALCESTE.
Non, vous dis-je; on devroit châtier sans pitié
Ce commerce honteux de semblans d'amitié.
Je veux que l'on soit homme, et qu'en toute rencontre
Le fond de notre cœur dans nos discours se montre,
Que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments
Ne se masquent jamais sous de vains complimens.
PHILINTE.
Il est bien des endroits où la pleine franchise
Deviendroit ridicule et seroit peu permise;
Et parfois, n'en déplaise à votre austère honneur,
Il est bon de cacher ce qu'on a dans le cœur.
Seroit-il à propos, et de la bienséance,
De dire à mille gens tout ce que d'eux on pense?
Et, quand on a quelqu'un qu'on hait ou qui déplaît,
Lui doit-on déclarer la chose comme elle est?
ALCESTE.
Oui.
PHILINTE.
Quoi! vous iriez dire à la vieille Émilie
Qu'à son âge il sied mal de faire la jolie,
Et que le blanc qu'elle a scandalise chacun?
ALCESTE.
Sans doute.
PHILINTE.
A Dorilas, qu'il est trop importun;
Et qu'il n'est, à la cour, oreille qu'il ne lasse
A conter sa bravoure et l'éclat de sa race?
ALCESTE.
Fort bien.
PHILINTE.
Vous vous moquez.
ALCESTE.
Je ne me moque point,
Et je vais n'épargner personne sur ce point.
Mes yeux sont trop blessés, et la cour et la ville
Ne m'offrent rien qu'objets à m'échauffer la bile;
J'entre en une humeur noire, en un chagrin profond,
Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font.
Je ne trouve partout que lâche flatterie,
Qu'injustice, intérêt, trahison, fourberie;
Je n'y puis plus tenir, j'enrage; et mon dessein
Est de rompre en visière à tout le genre humain.
PHILINTE.
Ce chagrin philosophe est un peu trop sauvage.
Je ris des noirs accès où je vous envisage,
Et crois voir en nous deux, sous mêmes soins nourris,
Ces deux frères que peint l'_École des Maris_,
Dont...
ALCESTE.
Mon Dieu! laissons là vos comparaisons fades.
PHILINTE.
Non: tout de bon, quittez toutes ces incartades.
Le monde par vos soins ne se changera pas;
Et, puisque la franchise a pour vous tant d'appas,
Je vous dirai tout franc que cette maladie
Partout où vous allez donne la comédie,
Et qu'un si grand courroux contre les mœurs du temps
Vous tourne en ridicule auprès de bien des gens.
ALCESTE.
Tant mieux, morbleu! tant mieux! c'est ce que je demande:
Ce m'est un fort bon signe, et ma joie en est grande.
Tous les hommes me sont à tel point odieux,
Que je serois fâché d'être sage à leurs yeux.
PHILINTE.
Vous voulez un grand mal à la nature humaine!
ALCESTE.
Oui, j'ai conçu pour elle une effroyable haine.
PHILINTE.
Tous les pauvres mortels, sans nulle exception,
Seront enveloppés dans cette aversion?
Encore en est-il bien, dans le siècle où nous sommes...
ALCESTE.
Non, elle est générale, et je hais tous les hommes:
Les uns, parce qu'ils sont méchans et malfaisans,
Et les autres pour être aux méchans complaisans,
Et n'avoir pas pour eux ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.
De cette complaisance on voit l'injuste excès
Pour le franc scélérat avec qui j'ai procès.
Au travers de son masque on voit à plein le traître;
Partout il est connu pour tout ce qu'il peut être;
Et ses roulemens d'yeux et son ton radouci
N'imposent qu'à des gens qui ne sont point d'ici.
On sait que ce pied plat, digne qu'on le confonde,
Par de sales emplois s'est poussé dans le monde,
Et que par eux son sort, de splendeur revêtu,
Fait gronder le mérite et rougir la vertu.
Quelques titres honteux qu'en tous lieux on lui donne,
Son misérable honneur ne voit pour lui personne.
Nommez-le fourbe, infâme, et scélérat maudit,
Tout le monde en convient, et nul n'y contredit.
Cependant sa grimace est partout bienvenue:
On l'accueille, on lui rit, partout il s'insinue;
Et, s'il est, par la brigue, un rang à disputer,
Sur le plus honnête homme on le voit l'emporter.
Têtebleu! ce me sont de mortelles blessures
De voir qu'avec le vice on garde des mesures;
Et parfois il me prend des mouvemens soudains
De fuir dans un désert l'approche des humains.
PHILINTE.
Mon Dieu! des mœurs du temps mettons-nous moins en peine,
Et faisons un peu grâce à la nature humaine;
Ne l'examinons point dans la grande rigueur,
Et voyons ses défauts avec quelque douceur.
Il faut, parmi le monde, une vertu traitable:
A force de sagesse on peut être blâmable;
La parfaite raison fuit toute extrémité,
Et veut que l'on soit sage avec sobriété.
Cette grande roideur des vertus des vieux âges
Heurte trop notre siècle et les communs usages;
Elle veut aux mortels trop de perfection:
Il faut fléchir au temps sans obstination;
Et c'est une folie à nulle autre seconde
De vouloir se mêler de corriger le monde.
J'observe, comme vous, cent choses tous les jours
Qui pourroient mieux aller, prenant un autre cours;
Mais, quoi qu'à chaque pas je puisse voir paroître,
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