Histoires grotesques et sérieuses - 09

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pour m'apercevoir qu'un rat se sauvait avec la bougie allumée enlevée
de sa tablette, mais pas assez tôt malheureusement pour l'empêcher
de regagner son trou avec sa dangereuse proie. Bientôt je sentis mes
narines assaillies par une odeur forte et suffocante; la maison, je
m'en apercevais bien, était en feu.
En quelques minutes, l'incendie éclata avec violence, et dans un
espace de temps incroyablement court, tout le bâtiment fut enveloppé
de flammes. Toute issue de ma chambre, excepté la fenêtre, se trouvait
coupée. La foule, cependant, se procura vivement une longue échelle, et
la dressa. Grâce à ce moyen, je descendais rapidement, et je pouvais
me croire sauvé, quand un énorme pourceau, dont la vaste panse et
même toute la physionomie me rappelaient en quelque sorte l'Ange du
Bizarre,--quand ce pourceau, dis-je, qui jusqu'alors avait paisiblement
sommeillé dans la boue, se fourra dans la tête que son épaule gauche
avait besoin d'être grattée et ne pouvait pas trouver de grattoir plus
convenable que le pied de l'échelle. En un instant je fus précipité
sur le pavé, et j'eus le malheur de me casser le bras.
Cet accident, joint à la perte de mon assurance et à la perte plus
grave de mes cheveux, qui avaient été totalement flambés, disposa mon
esprit aux impressions sérieuses, si bien que finalement je résolus de
me marier.
Il y avait une riche veuve qui pleurait encore la perte de son septième
mari, et j'offris à son âme ulcérée le baume de mes vœux. Elle
accorda, non sans résistance, son consentement à mes prières. Je
m'agenouillai à ses pieds, plein de gratitude et d'adoration. Elle
rougit et inclina vers moi ses boucles luxuriantes jusqu'à les mettre
en contact avec celles que l'art de Grandjean m'avait fournies pour
suppléer temporairement ma chevelure absente. Je ne sais comment se fit
l'accrochement, mais il eut lieu. Je me relevai sans perruque, avec un
crâne brillant comme une boule; elle, pleine de mépris et de rage, à
moitié ensevelie dans une chevelure étrangère. Ainsi prirent fin mes
espérances relativement à la veuve, par un accident que certainement je
ne pouvais pas prévoir, mais qui n'était que la conséquence naturelle
des événements.
Sans désespérer, toutefois, j'entrepris le siège d'un cœur moins
implacable. Cette fois encore, les destins me furent pendant quelque
temps propices; cette fois encore, un accident trivial en interrompit
le cours. Rencontrant ma fiancée dans une avenue où se pressait
_l'élite_ de la cité, je me hâtais pour la saluer d'un de mes saluts
les plus respectueux, quand une molécule de je ne sais quelle matière
étrangère, se logeant dans le coin de mon œil, me rendit, pour le
moment, complètement aveugle. Avant que j'eusse pu recouvrer la vue,
la dame de mon cœur avait disparu, irréparablement offensée de ce
que j'étais passé à côté d'elle sans la saluer; ce qu'il lui plut de
considérer comme une grossièreté préméditée. Pendant que je restais sur
place, encore ébloui par la soudaineté de cet accident (qui aurait pu
arriver à n'importe qui sous le soleil), et que ma cécité persistait,
je fus accosté par l'Ange du Bizarre, qui m'offrit son secours avec une
civilité a laquelle j'étais loin de m'attendre. Il examina mon œil
malade avec beaucoup de douceur et d'adresse, m'informa que j'avais
une goutte dans l'œil et (de quelque nature que fût cette goutte)
l'enleva, me procurant ainsi un grand soulagement.
Je réfléchis alors qu'il était pour moi grandement temps de mourir,
puisque la fortune avait juré de me persécuter, et je me dirigeai en
conséquence vers la rivière la plus prochaine. Là, me débarrassant de
mes habits (car aucune raison ne s'oppose à ce que nous mourions comme
nous sommes nés), je me jetai la tête la première dans le courant. Le
seul témoin de ma destinée était une corneille solitaire, qui, ayant
été séduite par du grain mouillé d'eau-de-vie, s'était enivrée et avait
abandonné le reste de la troupe.
A peine étais-je entré dans l'eau, que cet oiseau s'avisa de s'enfuir
avec la partie la plus indispensable de mon costume. C'est pourquoi,
remettant pour le moment mon projet de suicide, je glissai tant bien
que mal mes membres inférieurs dans les manches de mon habit, et me mis
à la poursuite de la coupable avec toute l'agilité que réclamait le cas
et que me permettaient les circonstances.
Mais la mauvaise destinée m'accompagnait toujours. Comme je courais
à grande vitesse, le nez en l'air, et ne m'occupant que du ravisseur
de ma propriété, je m'aperçus subitement que mes pieds ne touchaient
plus la terre ferme; le fait est que je m'étais jeté dans un précipice,
et que j'aurais été infailliblement brisé en morceaux, si, pour mon
bonheur, je n'avais saisi une corde suspendue à un ballon qui passait
par là.
Aussitôt que j'eus suffisamment recouvré mes sens pour comprendre la
terrible position dans laquelle j'étais situé (ou plutôt suspendu),
je déployai toute la force de mes poumons pour faire connaître cette
position à l'aéronaute placé au-dessus de moi. Mais pendant longtemps
je m'époumonai en vain. Ou l'imbécile ne pouvait pas me voir, ou
méchamment il ne le voulait pas. Cependant la machine s'élevait
rapidement, pendant que mes forces s'épuisaient plus rapidement encore.
Je fus bientôt au moment de me résigner à mon destin et de me laisser
tomber tranquillement dans la mer, quand tous mes esprits furent
soudainement ravivés par le son d'une voix caverneuse qui partait d'en
haut et qui semblait bourdonner nonchalamment un air d'opéra. Levant
les yeux, j'aperçus l'Ange du Bizarre. Il s'appuyait, les bras croisés,
sur le bord de la nacelle, avec une pipe à la bouche, dont il soufflait
paisiblement les bouffées, et il semblait être dans les meilleurs
termes avec lui-même et avec l'univers. J'étais trop épuisé pour
parler, de sorte que je continuai à le regarder avec un air suppliant.
Pendant quelques instants, bien qu'il me regardât en plein visage, il
ne dit pas un mot. Enfin, faisant passer soigneusement son écume de mer
du coin droit de sa bouche vers le gauche, il consentit à parler.
«Gui haites-phus?--demanda-t-il,--et bar le tiaple, gue vaides-phus là?»
A ce trait suprême d'impudence, de cruauté et d'affectation, je pus à
peine répondre par quelques cris:
«Au secours! servez-moi[2] dans ma détresse!
--Phus zerphir!--répondit le brigand;--bas moâ! phoisi la pudeye:
zerphez-phus phus-memme, et gue le tiaple phus emborde!»
Et avec ces paroles il lâcha une grosse bouteille de kirschenwasser
qui, tombant précisément sur le sommet de ma tête, me donna à croire
que ma cervelle avait sauté en éclats. Frappé de cette idée, j'étais au
moment de lâcher prise et de rendre l'âme de bonne grâce, quand je fus
arrêté par le cri de l'Ange, qui me commandait de tenir bon.
«Denez pon!--disait-il,--ne phus braisez bas, endentez-phus?
Phulez-phus brantre engore l'audre pudeye, ou pien haides phus tékrissé
et reffenu à phus-memme?»
Je me dépêchai de secouer deux fois la tête, une fois dans le sens
négatif, voulant dire que je préférais pour le moment ne pas prendre
l'autre bouteille, et une fois dans le sens affirmatif, signifiant que
je n'étais pas ivre et que j'étais positivement revenu à moi-même. Par
ce moyen, je parvins un peu à adoucir l'Ange.
«Et maindenant,--demanda-t-il,--phus groyez envin? phus groyez à la
bossipilidé ti pizarre?»
Je fis avec ma tête un nouveau signe d'assentiment.
«Et phus groyez en moâ l'Anche ti Bizarre?»
Nouveau Oui! avec ma tête.
«Et phus regonaizez que phus haites ine iphrogne apheukle et ine pette?»
Je fis encore: Oui!
«Médez tongue fodre main troide tans la bauge coge te fodre gulode, in
démoignache te fodre barvède zumizion à l'Anche ti Pizarre.»
Cette condition, pour des raisons bien évidentes, me parut impossible à
remplir. D'abord mon bras gauche ayant été cassé dans ma chute du haut
de l'échelle, si j'avais lâché prise de ma main droite, j'aurais tout à
fait dégringolé. En second lieu, je n'avais plus de culotte depuis que
je courais après la corneille. Je fus donc obligé, à mon grand regret,
de secouer ma tête dans le sens négatif, voulant par là faire entendre
à l'Ange que je trouvais incommode, en ce moment précis, de satisfaire
à sa demande, si raisonnable, qu'elle fût d'ailleurs! Cependant, à
peine avais-je cessé de secouer la tête, que l'Ange du Bizarre se mit à
rugir: «Hallez tongue au tiaple!»
En prononçant ces mots, avec un couteau bien affilé il coupa la corde à
laquelle j'étais suspendu, et, comme il se trouva par hasard que nous
passions juste au-dessus de ma maison (qui pendant mes pérégrinations
avait été très-convenablement rebâtie), j'eus le bonheur de dégringoler
la tête la première par la grande cheminée et de m'abattre dans le
foyer de ma salle à manger.
En recouvrant mes sens (car la chute m'avait entièrement étourdi), je
m'aperçus qu'il était environ quatre heures du matin. J'étais étendu
à l'endroit même où le ballon m'avait laissé tomber. Ma tête traînait
dans les cendres d'un feu mal éteint, pendant que mes pieds reposaient
sur le naufrage d'une petite table renversée, parmi les débris d'un
dessert varié, y compris un journal, quelques verres brisés, des
bouteilles fracassées et une cruche vide de kirschenwasser et de
schiedam. Ainsi s'était vengé l'Ange du Bizarre.

[1] Sans doute le _Voyage en Orient_.--C. B.
[2] J'ai été obligé d'allonger la phrase, pour obtenir à peu près le
jeu de mots anglais, le même mot signifiant également _au secours_ et
_servez-moi_.--C. B.


LE SYSTÈME DU DOCTEUR GOUDRON
ET DU PROFESSEUR PLUME

Pendant l'automne de 18.., comme je visitais les provinces de l'extrême
sud de la France, ma route me conduisit à quelques milles d'une
certaine maison de santé, ou hospice particulier de fous, dont j'avais
beaucoup entendu parler à Paris par des médecins, mes amis. Comme je
n'avais jamais visité un lieu de cette espèce, je jugeai l'occasion
trop bonne pour la négliger, et je proposai à mon compagnon de voyage
(un gentleman dont j'avais fait, par hasard, la connaissance quelques
jours auparavant) de nous détourner de notre route, pendant une heure
à peu près, et d'examiner l'établissement. Mais il s'y refusa, se
disant d'abord très-pressé et objectant ensuite l'horreur qu'inspire
généralement la vue d'un aliéné. Il me pria cependant de ne pas
sacrifier à un désir de courtoisie envers lui les satisfactions de ma
curiosité, et me dit qu'il continuerait à chevaucher en avant, tout
doucement, de sorte que je pusse le rattraper dans la journée, ou, à
tout hasard, le jour suivant. Comme il me disait adieu, il me vint à
l'esprit que j'éprouverais peut-être quelque difficulté à pénétrer dans
le lieu en question, et je lui fis part de mes craintes à ce sujet. Il
me répondit qu'en effet, à moins que je ne connusse personnellement
M. Maillard, le directeur, ou que je ne possédasse quelque lettre
d'introduction, il pourrait bien s'élever quelque difficulté, parce que
les règlements de ces maisons particulières de fous étaient beaucoup
plus sévères que ceux des hospices publics. Quant à lui, ajouta-t-il,
il avait fait, quelques années auparavant, la connaissance de Maillard,
et il pouvait me rendre du moins le service de m'accompagner jusqu'à la
porte et de me présenter; mais sa répugnance, relativement à la folie,
ne lui permettait pas d'entrer dans la maison.
Je le remerciai, et, nous détournant de la grande route, nous entrâmes
dans un chemin de traverse gazonné, qui, au bout d'une demi-heure, se
perdait presque dans un bois épais, recouvrant la base d'une montagne.
Nous avions fait environ deux milles à travers ce bois humide et sombre
quand enfin la maison de santé nous apparut. C'était un fantastique
château, très-abîmé, et qui, à en juger par son air de vétusté et de
délabrement, devait être à peine habitable. Son aspect me pénétra d'une
véritable terreur, et, arrêtant mon cheval, je sentis presque l'envie
de tourner bride. Cependant j'eus bientôt honte de ma faiblesse, et je
continuai.
Comme nous nous dirigions vers la grande porte, je m'aperçus qu'elle
était entre-baillée, et je vis une figure d'homme qui regardait
à travers. Un instant après, cet homme s'avançait, accostait mon
compagnon en l'appelant par son nom, lui serrait cordialement la main
et le priait de mettre pied à terre. C'était M. Maillard lui-même, un
véritable gentleman de la vieille école: belle mine; noble prestance,
manières exquises, et un certain air de gravité, de dignité et
d'autorité fait pour produire une vive impression.
Mon ami me présenta et expliqua mon désir de visiter l'établissement;
M. Maillard lui ayant promis qu'il aurait pour moi toutes les
attentions possibles, il prit congé de nous, et depuis lors je ne l'ai
plus revu.
Quand il fut parti, le directeur m'introduisit dans un petit parloir
excessivement soigné, contenant, entre autres indices d'un goût
raffiné, force livres, des dessins, des vases de fleurs et des
instruments de musique. Un bon feu flambait joyeusement dans la
cheminée. Au piano, chantant un air de Bellini, était assise une jeune
et très-belle femme, qui, à mon arrivée, s'interrompit et me reçut avec
une gracieuse courtoisie. Elle parlait à voix basse, et il y avait
dans toutes ses manières quelque chose de mortifié. Je crus voir aussi
des traces de chagrin dans tout son visage, dont la pâleur excessive
n'était pas, selon moi du moins, sans quelque agrément. Elle était en
grand deuil d'ailleurs, et elle éveilla dans mon cœur un sentiment
combiné de respect, d'intérêt et d'admiration.
J'avais entendu dire à Paris que l'établissement de M. Maillard
était organisé d'après ce qu'on nomme vulgairement le _système de
la douceur_; qu'on y évitait l'emploi de tous les châtiments; qu'on
n'avait même recours à la réclusion que fort rarement; que les malades,
surveillés secrètement, jouissaient, en apparence, d'une grande liberté
et qu'ils pouvaient, pour la plupart, circuler à travers la maison et
les jardins, dans la tenue ordinaire des personnes qui sont dans leur
bon sens.
Tous ces détails restant présents à mon esprit, je prenais bien garde
à tout ce que je pouvais dire devant la jeune dame; car rien ne
m'assurait qu'elle eût toute sa raison; et, en effet, il y avait dans
ses yeux un certain éclat inquiet qui m'induisait presque à croire
qu'elle ne l'avait pas. Je restreignis donc mes observations à des
sujets généraux, ou à ceux que je jugeais incapables de déplaire à une
folle ou même de l'exciter. Elle répondit à tout ce que je dis d'une
manière parfaitement sensée; et même ses observations personnelles
étaient marquées du plus solide bon sens. Mais une longue étude de
la physiologie de la folie m'avait appris à ne pas me fier même à
de pareilles preuves de santé morale, et je continuai, pendant toute
l'entrevue, à pratiquer la prudence dont j'avais usé au commencement.
En ce moment, un fort élégant domestique en livrée apporta un plateau
chargé de fruits, de vins et d'autres rafraîchissements, dont je pris
volontiers ma part; la dame, peu de temps après, quitta le parloir.
Quand elle fut partie, je tournai les yeux vers mon hôte d'une manière
interrogative.
«Non,--dit-il,--oh! non... c'est une personne de ma famille..., ma
nièce, une femme accomplie d'ailleurs.
--Je vous demande mille pardons de mon soupçon,--répliquai-je,--mais
vous saurez bien vous-même m'excuser. L'excellente administration
de votre maison est bien connue à Paris, et je pensais qu'il serait
possible, après tout... vous comprenez...
--Oui! oui! n'en parlez plus,--ou plutôt c'est moi qui devrais vous
remercier pour la très-louable prudence, que vous avez montrée. Nous
trouvons rarement autant de prévoyance chez les jeunes gens, et plus
d'une fois nous avons vu se produire de déplorables accidents par
l'étourderie de nos visiteurs. Lors de l'application de mon premier
système, et quand mes malades avaient le privilège de se promener
partout à leur volonté, ils étaient quelquefois jetés dans des crises
dangereuses par des personnes irréfléchies, invitées à examiner notre
établissement. J'ai donc été contraint d'imposer un rigoureux système
d'exclusion, et désormais nul n'a pu obtenir accès chez nous, sur la
discrétion de qui je ne pusse pas compter.
--Lors de l'application de votre premier système?--dis-je, répétant ses
propres paroles.--Dois-je entendre par là que le _système de douceur_
dont on m'a tant parlé a cessé d'être appliqué chez vous?
--Il y a maintenant quelques semaines,--répliqua-t-il,--que nous avons
décidé de l'abandonner à tout jamais.
--En vérité! vous m'étonnez.
--Nous avons jugé absolument nécessaire,--dit-il avec un soupir,--de
revenir aux vieux errements. Le système de douceur était un effrayant
danger de tous les instants, et ses avantages ont été estimés à un
trop haut prix. Je crois, monsieur, que, si jamais épreuve loyale a
été faite, c'est dans cette maison même. Nous avons fait tout ce que
pouvait raisonnablement suggérer l'humanité. Je suis fâché que vous
ne nous ayez pas rendu visite à une époque antérieure. Vous auriez pu
juger la question par vous-même. Mais je suppose que vous êtes bien au
courant du traitement _par la douceur_ dans tous ses détails.
--Pas absolument. Ce que j'en connais, je le tiens de troisième ou de
quatrième main.
--Je définirai donc le système en termes généraux: un système où
le malade était _ménagé_; un système de _laisser faire_. Nous ne
contredisions aucune des fantaisies qui entraient dans la cervelle du
malade. Au contraire, non-seulement nous nous y prêtions, mais encore
nous l'encouragions; et c'est ainsi que nous avons pu opérer un grand
nombre de cures radicales. Il n'y a pas de raisonnement qui touche
autant la raison affaiblie d'un fou que _la réduction à l'absurde_.
Nous avons eu des hommes, par exemple, qui se croyaient poulets. Le
traitement consistait, en ce cas, à reconnaître, à accepter le cas
comme fait positif,--à accuser le malade de stupidité en ce qu'il ne
reconnaissait pas suffisamment son cas comme fait positif,--et dès
lors à lui refuser, pendant une semaine, toute autre nourriture que
celle qui appartient proprement à un poulet. Grâce à cette méthode, il
suffisait d'un peu de grain et de gravier pour opérer des miracles.
--Mais cette espèce d'acquiescement de votre part à la monomanie,
était-ce tout?
--Non pas. Nous avions grande foi aussi dans les amusements d'une
nature simple, tels que la musique, la danse, les exercices
gymnastiques en général, les cartes, certaines classes de livres,
etc., etc. Nous faisions semblant de traiter chaque individu pour
une affection physique ordinaire, et le mot _folie_ n'était jamais
prononcé. Un point de grande importance était de donner à chaque fou
la charge de surveiller les actions de tous les autres. Mettre sa
confiance dans l'intelligence ou la discrétion d'un fou, c'est le
gagner corps et âme. Par ce moyen, nous pouvions nous passer de toute
une classe fort dispendieuse de surveillants.
--Et vous n'aviez de punitions d'aucune sorte?
--D'aucune.
--Et vous n'enfermiez jamais vos malades?
--Très-rarement. De temps à autre, la maladie de quelque individu
s'élevant jusqu'à une crise, ou tournant soudainement à la fureur, nous
le transportions dans une cellule secrète, de peur que le désordre de
son esprit n'infectât les autres, et nous le gardions ainsi jusqu'au
moment où nous pouvions le renvoyer à ses parents ou à ses amis;--car
nous n'avions rien à faire avec le fou furieux. D'ordinaire, il est
transféré dans les hospices publics.
--Et maintenant vous avez changé tout cela; et vous croyez avoir fait
pour le mieux?
--Décidément, oui. Le système avait ses inconvénients et même ses
dangers. Actuellement, il est, Dieu merci! condamné dans toutes les
maisons de santé de France.
--Je suis très-surpris,--dis-je,--de tout ce que vous m'apprenez; car
je considérais comme certain qu'il n'existe pas d'autre méthode de
traitement de la folie, actuellement en vigueur, dans toute l'étendue
du pays.
--Vous êtes encore jeune, mon ami,--répliqua mon hôte,--mais le temps
viendra où vous apprendrez à juger par vous-même tout ce qui se passe
dans le monde, sans vous fier au bavardage d'autrui. Ne croyez rien
de ce que vous entendez dire, et ne croyez que la moitié de ce que
vous voyez. Or, relativement à nos maisons de santé, il est clair que
quelque ignare s'est joué de vous. Après le dîner, cependant, quand
vous serez suffisamment remis de la fatigue de votre voyage, je serai
heureux de vous promener à travers la maison et de vous faire apprécier
un système qui, dans mon opinion et dans celle de toutes les personnes
qui ont pu en voir les résultats, est incomparablement le plus efficace
de tous ceux imaginés jusqu'à présent.
--C'est votre propre système?--demandai-je,--un système de votre
invention?
--Je suis fier,--répliqua-t-il,--d'avouer que c est bien le mien, au
moins dans une certaine mesure.»
Je conversai ainsi avec M. Maillard une heure ou deux, pendant
lesquelles il me montra les jardins et les cultures de l'établissement.
«Je ne puis pas,--dit-il,--vous laisser voir mes malades immédiatement.
Pour un esprit sensitif, il y a toujours quelque chose de plus ou moins
répugnant dans ces sortes d'exhibitions; et je ne veux pas vous priver
de votre appétit pour le dîner. Car nous dînerons ensemble. Je puis
vous offrir du veau _à la Sainte-Menehould_, des choux-fleurs _à la
sauce veloutée_, après cela un verre de clos-vougeot; vos nerfs alors
seront suffisamment raffermis.»
A six heures, on annonça le dîner, et mon hôte m'introduisit dans une
vaste salle à manger, où était rassemblée une nombreuse compagnie,
vingt-cinq ou trente personnes en tout. C'étaient, en apparence, des
gens de bonne société, certainement de haute éducation, quoique leurs
toilettes, à ce qu'il me sembla, fussent d'une richesse extravagante
et participassent un peu trop du raffinement fastueux de la vieille
cour[1]. J'observai aussi que les deux tiers au moins des convives
étaient des dames, et que quelques-unes d'entre elles n'étaient
nullement habillées selon la mode qu'un Parisien considère comme le bon
goût du jour. Plusieurs femmes, par exemple, qui n'avaient pas moins
de soixante et dix ans, étaient parées d'une profusion de bijouterie,
bagues, bracelets et boucles d'oreilles, et montraient leurs seins
et leurs bras outrageusement nus. Je notai également que très-peu de
ces costumes étaient bien faits, ou du moins que la plupart étaient
mal adaptés aux personnes qui les portaient. En regardant autour de
moi, je découvris l'intéressante jeune fille à qui M. Maillard m'avait
présenté dans le petit parloir; mais ma surprise fut grande de la voir
accoutrée d'une vaste robe à paniers, avec des souliers à hauts talons
et un bonnet crasseux de point de Bruxelles, beaucoup trop grand pour
elle, si bien qu'il donnait à sa figure une apparence ridicule de
petitesse. La première fois que je l'avais vue, elle était vêtue d'un
grand deuil qui lui allait à merveille. Bref, il y avait un air de
singularité dans la toilette de toute la société, qui me remit en tête
mon idée primitive du _système de douceur_, et me donna à penser que
M. Maillard avait voulu m'illusionner jusqu'à la fin du dîner, de peur
que je n'éprouvasse des sensations désagréables pendant le repas, me
sachant à table avec des lunatiques; mais je me souvins qu'on m'avait
parlé, à Paris, des provinciaux du Midi comme de gens particulièrement
excentriques et entichés d'une foule de vieilles idées; et, d'ailleurs,
en causant avec quelques-uns des convives, je sentis bientôt mes
appréhensions se dissiper complètement.
La salle à manger, elle-même, quoique ne manquant pas tout à fait de
confortable, et de bonnes dimensions, n'avait pas toutes les élégances
désirables. Ainsi, le parquet était sans tapis; il est vrai qu'en
France on s'en passe souvent. Les fenêtres étaient privées de rideaux;
les volets, quand ils étaient fermés, étaient solidement assujettis
par des barres de fer, fixées en diagonale, à la manière ordinaire
des fermetures des boutiques. J'observai que la salle formait, à elle
seule, une des ailes du château, et que les fenêtres occupaient ainsi
trois des côtés du parallélogramme, la porte se trouvant placée sur la
quatrième. Il n'y avait pas moins de dix fenêtres en tout.
La table était splendidement servie. Elle était couverte de vaisselle
plate et surchargée de toutes sortes de friandises. C'était une
profusion absolument barbare. Il y avait en vérité assez de mets pour
régaler les Anakim. Jamais, de mon vivant, je n'avais contemplé un si
monstrueux étalage, un si extravagant gaspillage de toutes les bonnes
choses de la vie;--peu de goût, il est vrai, dans l'arrangement du
service;--et mes yeux, accoutumés à des lumières douces, se trouvaient
cruellement offensés par le prodigieux éclat d'une multitude de
bougies, dans des candélabres d'argent, qu'on avait posés sur la table
et disséminés dans toute la salle, partout où on avait pu en trouver la
place. Le service était fait par plusieurs domestiques très-actifs, et
sur une grande table, tout au fond de la salle, étaient assises sept
ou huit personnes avec des violons, des flûtes, des trombones et un
tambour. Ces gaillards, à de certains intervalles, pendant le repas, me
fatiguèrent beaucoup par une infinie variété de bruits, qui avaient
la prétention d'être de la musique, et qui, à ce qu'il paraissait,
causaient un vif plaisir à tous les assistants,--moi excepté, bien
entendu.
En somme, je ne pouvais m'empêcher de penser qu'il y avait passablement
de bizarrerie dans tout ce que je voyais; mais, après tout, le monde
est fait de toutes sortes de gens, qui ont des manières de penser
fort diverses et une foule d'usages tout à fait conventionnels. Et
puis, j'avais trop voyagé pour n'être pas un parfait adepte du _nil
admirari_; aussi je pris très-tranquillement place à la droite de mon
amphitryon, et, doué d'un excellent appétit, je fis honneur à toute
cette bonne chair.
La conversation, cependant, était animée et générale. Les dames, selon
leur habitude, parlaient beaucoup. Je vis bientôt que la société
était composée, presque entièrement, de gens bien élevés, et mon hôte
était, à lui seul, un trésor de joyeuses anecdotes. Il semblait assez
volontiers disposé à parler de sa position de directeur d'une maison de
santé; et, à ma grande surprise, la folie elle-même devint le thème de
causerie favori de tous les convives.
«Nous avions ici autrefois un gaillard,--dit un gros petit monsieur,
assis à ma droite,--qui se croyait théière; et, soit dit en passant,
n'est-ce pas chose remarquable que cette lubie particulière entre si
souvent dans la cervelle des fous? Il n'y a peut-être pas en France un
hospice d'aliénés qui ne puisse fournir une théière humaine. _Notre_
monsieur était une théière de fabrique anglaise, et il avait soin de
se polir lui-même tous les matins avec une peau de daim et du blanc
d'Espagne.
--Et puis,--dit un grand homme, juste en face,--nous avons eu, il n'y a
pas bien longtemps, un individu qui s'était fourré dans la tête qu'il
était un âne,--ce qui, métaphoriquement parlant, direz-vous, était
parfaitement vrai. C'était un malade très-fatigant, et nous avions
beaucoup de peine à l'empêcher de dépasser toutes les bornes. Pendant
un assez long temps, il ne voulut manger que des chardons; mais nous
l'avons bientôt guéri de cette idée en insistant pour qu'il ne mangeât
pas autre chose. Il était sans cesse occupé à ruer avec ses talons...
comme ça, tenez... comme ça...
--Monsieur de Kock! je vous serais bien obligée, si vous pouviez
vous contenir!--interrompit alors une vieille dame, assise à côte de
l'orateur.--Gardez, s'il vous plaît, vos coups de pieds pour vous. Vous
avez abîmé ma robe de brocart! Est-il indispensable, je vous prie,
d'illustrer une observation d'une manière aussi matérielle? Notre ami,
que voici, vous comprendra tout aussi bien sans cette démonstration
physique. Sur ma parole, vous êtes presque un aussi grand âne que ce
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