Histoires grotesques et sérieuses - 01

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HISTOIRES
GROTESQUES
ET
SÉRIEUSES
PAR
EDGAR POE
TRADUITES PAR
CHARLES BAUDELAIRE

LE MYSTÈRE DE MARIE ROGET
LE JOUEUR D'ÉCHECS DE MAELZEL--ÉLÉONORA--UN ÉVÉNEMENT A JÉRUSALEM
L'ANGE DU BIZARRE
LE SYSTÈME DU DOCTEUR GOUDRON ET DU PROFESSEUR PLUME
LE DOMAINE D'ARNHEIM--LE COTTAGE LANDOR
PHILOSOPHIE DE L'AMEUBLEMENT--LA GENÈSE D'UN POËME

PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE

1865


LE MYSTÈRE DE MARIE ROGET[1]
POUR FAIRE SUITE A
DOUBLE ASSASSINAT DANS LA RUE MORGUE

Il y a des séries idéales d'événements qui courent
parallèlement avec les réelles. Les hommes et les
circonstances, en général, modifient le train idéal des
événements, en sorte qu'il semble imparfait; et leurs
conséquences aussi sont également imparfaites. C'est ainsi
qu'il en fut de la Réformation; au lieu du Protestantisme
est arrivé le Luthéranisme.
NOVALIS.

Il y a peu de personnes, même parmi les penseurs les plus calmes,
qui n'aient été quelquefois envahies par une vague mais saisissante
demi-croyance au surnaturel, en face de certaines _coïncidences_
d'un caractère en apparence si merveilleux, que l'esprit se sentait
incapable de les admettre comme pures coïncidences. De pareils
sentiments (car les demi-croyances dont je parle n'ont jamais la
parfaite énergie de la _pensée_), de pareils sentiments ne peuvent
être que difficilement comprimés, à moins qu'on n'en réfère à la
science de la chance, ou, selon l'appellation technique, au calcul
des probabilités. Or, ce calcul est, dans son essence, purement
mathématique; et nous avons ainsi l'anomalie de la science la plus
rigoureusement exacte appliquée à l'ombre et à la spiritualité de ce
qu'il y a de plus impalpable dans le monde de la spéculation.
Les détails extraordinaires que je suis invité à publier forment, comme
on le verra, quant à la succession des époques, la première branche
d'une série de _coïncidences_ à peine imaginables, dont tous les
lecteurs retrouveront la branche secondaire ou finale dans l'assassinat
récent de Mary Cecilia Rogers, à New-York.
Lorsque, dans un article intitulé _Double assassinat dans la rue
Morgue_, je m'appliquai, il y a un an à peu près, à dépeindre quelques
traits saillants du caractère spirituel de mon ami le chevalier C.
Auguste Dupin, il ne me vînt pas à l'idée que j'aurais jamais à
reprendre le même sujet. Je n'avais pas d'autre but que la peinture
de ce caractère, et ce but se trouvait parfaitement atteint à travers
la série bizarre de circonstances faites pour mettre en lumière
l'idiosyncrasie de Dupin. J'aurais pu ajouter d'autres exemples, mais
je n'aurais rien prouvé de plus. Toutefois, des événements récents,
ont, dans leur surprenante évolution, éveillé brusquement dans ma
mémoire quelques détails de surcroît, qui garderont ainsi, je présume,
quelque air d'une confession arrachée. Après avoir appris tout ce
qui ne m'a été raconté que récemment, il serait vraiment étrange que
je gardasse le silence sur ce que j'ai entendu et vu, il y a déjà
longtemps.
Après la conclusion de la tragédie impliquée dans la mort de madame
L'Espanaye et de sa fille, le chevalier Dupin congédia l'affaire de
son esprit, et retomba dans ses vieilles habitudes de sombre rêverie.
Très-porté, en tout temps, vers l'abstraction, son caractère l'y rejeta
bien vite; et continuant à occuper notre appartement dans le faubourg
Saint-Germain, nous abandonnâmes aux vents tout souci de l'avenir, et
nous nous assoupîmes tranquillement dans le présent, brodant de nos
rêves la trame fastidieuse du monde environnant.
Mais ces rêves ne furent pas sans interruption. On devine facilement
que le rôle joué par mon ami dans le drame de la rue Morgue n'avait
pas manqué de faire impression sur l'esprit de la police parisienne.
Parmi ses agents, le nom de Dupin était devenu un mot familier. Le
caractère simple des inductions par lesquelles il avait débrouillé
le mystère n'ayant jamais été expliqué au préfet, ni à aucun autre
individu, moi excepté, il n'est pas surprenant que l'affaire ait été
regardée comme approchant du miracle, ou que les facultés analytiques
du chevalier lui aient acquis le crédit merveilleux de l'intuition.
Sa franchise l'aurait sans doute poussé à désabuser tout questionneur
d'une pareille erreur; mais son indolence fut cause qu'un sujet dont
l'intérêt avait cessé pour lui depuis longtemps ne fut pas agité de
nouveau. Il arriva ainsi que Dupin devint le fanal vers lequel se
tournèrent les yeux de la police; et en mainte circonstance, des
efforts furent faits auprès de lui par la préfecture pour s'attacher
ses talents. L'un des cas les plus remarquables fut l'assassinat d'une
jeune fille nommée Marie Roget.
Cet événement eut lieu deux ans environ après l'horreur de la rue
Morgue. Marie, dont le nom de baptême et le nom de famille frapperont
sans doute l'attention par leur ressemblance avec ceux d'une jeune
et infortunée marchande de cigares, était la fille unique de la veuve
Estelle Roget. Le père était mort pendant l'enfance de la fille, et
depuis l'époque de son décès jusqu'à dix-huit mois avant l'assassinat
qui fait le sujet de notre récit, la mère et la fille avaient toujours
demeuré ensemble dans la rue Pavée-Saint-André[2], madame Roget y
tenant une pension bourgeoise, avec l'aide de Marie. Les choses
allèrent ainsi jusqu'à ce que celle-ci eût atteint sa vingt-deuxième
année, quand sa grande beauté attira l'attention d'un parfumeur qui
occupait l'une des boutiques du rez-de-chaussée du Palais-Royal, et
dont la clientèle était surtout faite des hardis aventuriers qui
infestent le voisinage. M. Le Blanc[3] se doutait bien des avantages
qu'il pourrait tirer de la présence de la belle Marie dans son
établissement de parfumerie; et ses propositions furent acceptées
vivement par la jeune fille, bien qu'elles soulevassent chez madame
Roget quelque chose de plus que de l'hésitation.
Les espérances du boutiquier se réalisèrent, et les charmes de la
brillante grisette donnèrent bientôt la vogue à ses salons. Elle tenait
son emploi depuis un an environ, quand ses admirateurs furent jetés
dans la désolation par sa disparition soudaine de la boutique. M. Le
Blanc fut dans l'impossibilité de rendre compte de son absence, et
madame Roget devint folle d'inquiétude et de terreur. Les journaux
s'emparèrent immédiatement de la question, et la police était sur
le point de faire une investigation sérieuse, quand un beau matin,
après l'espace d'une semaine, Marie, en bonne santé, mais avec un air
légèrement attristé, reparut, comme d'habitude, à son comptoir de
parfumerie. Toute enquête, excepté celle d'un caractère privé, fut
immédiatement arrêtée. M. Le Blanc professait une parfaite ignorance,
comme précédemment. Marie et madame Roget répondirent à toutes les
questions qu'elle avait passé la dernière semaine dans la maison d'un
parent, à la campagne. Ainsi l'affaire tomba, et fut généralement
oubliée; car la jeune fille, dans le but ostensible de se soustraire
à l'impertinence de la curiosité, fit bientôt un adieu définitif au
parfumeur, et alla chercher un abri dans la résidence de sa mère, rue
Pavée-Saint-André.
Il y avait à peu près cinq mois qu'elle était rentrée à la maison,
lorsque ses amis furent alarmés par une soudaine et nouvelle
disparition. Trois jours s'écoulèrent sans qu'on entendit parler
d'elle. Le quatrième jour, on découvrit son corps flottant sur la
Seine[4], près de la berge qui fait face au quartier de la rue
Saint-André, à un endroit peu distant des environs peu fréquentés de la
barrière du Roule[5].
L'atrocité du meurtre (car il fut tout d'abord évident qu'un meurtre
avait été commis), la jeunesse et la beauté de la victime, et,
par-dessus tout, sa notoriété antérieure, tout conspirait pour produire
une intense excitation dans les esprits des sensibles Parisiens. Je
ne me souviens pas d'un cas semblable ayant produit un effet aussi
vif et aussi général. Pendant quelques semaines, les graves questions
politiques du jour furent elles-mêmes noyées dans la discussion de cet
unique et absorbant sujet. Le préfet fit des efforts inaccoutumés; et
toutes les forces de la police parisienne furent, jusqu'à leur maximum,
mises en réquisition.
Quand le cadavre fut découvert, on était bien loin de supposer que
le meurtrier pût échapper, plus d'un temps très-bref, aux recherches
qui furent immédiatement ordonnées. Ce ne fut qu'à l'expiration d'une
semaine qu'on jugea nécessaire d'offrir une récompense; et même cette
récompense fut limitée alors à la somme de mille francs. Toutefois
l'investigation continuait avec vigueur, sinon avec discernement,
et de nombreux individus furent interrogés, mais sans résultat;
cependant l'absence totale de fil conducteur dans ce mystère ne faisait
qu'accroître l'excitation populaire. A la fin du dixième jour, on
pensa qu'il était opportun de doubler la somme primitivement proposée;
et peu à peu, la seconde semaine s'étant écoulée sans amener aucune
découverte, et les préventions que Paris a toujours nourries contre la
police s'étant exhalées en plusieurs émeutes sérieuses, le préfet prit
sur lui d'offrir la somme de vingt mille francs «pour la dénonciation
de l'assassin,» ou, si plusieurs personnes se trouvaient impliquées
dans l'affaire, «pour la dénonciation de chacun des assassins[6].» Dans
la proclamation qui annonçait cette récompense, une pleine amnistie
était promise à tout complice qui déposerait spontanément contre
son complice; et à la déclaration officielle, partout où elle était
affichée, s'ajoutait un placard privé, émanant d'un comité de citoyens,
qui offrait dix mille francs, en plus de la somme proposée par la
préfecture. La récompense entière ne montait pas à moins de trente
mille francs; ce qui peut être regardé comme une somme extraordinaire,
si l'on considère l'humble condition de la petite et la fréquence, dans
les grandes villes, des atrocités telles que celle en question.
Personne ne doutait maintenant que le mystère de cet assassinat
ne fût immédiatement élucidé. Mais, quoique, dans un ou deux
cas, des arrestations eussent eu lieu qui semblaient promettre
un éclaircissement, on ne put rien découvrir qui incriminât les
personnes suspectées, et elles furent aussitôt relâchées. Si bizarre
que cela puisse paraître, trois semaines s'étaient déjà écoulées
depuis la découverte du cadavre, trois semaines écoulées sans
jeter aucune lumière sur la question, et cependant la plus faible
rumeur des événements qui agitaient si violemment l'esprit public
n'était pas encore arrivée à nos oreilles. Dupin et moi, voués à des
recherches qui avaient absorbé toute notre attention, depuis près
d'un mois, nous n'avions, ni l'un ni l'autre, mis le pied dehors;
nous n'avions reçu aucune visite, et à peine avions-nous jeté un coup
d'œil sur les principaux articles politiques d'un des journaux
quotidiens. La première nouvelle du meurtre nous fut apportée par
G......, en personne[7]. Il vint nous voir le 15 juillet 18.., au
commencement de l'après-midi, et resta avec nous assez tard après la
nuit tombée. Il était vivement blessé de l'insuccès de ses efforts
pour dépister les assassins. Sa réputation, disait-il, avec un air
essentiellement parisien, était en jeu; son honneur même, engagé dans
la partie. L'œil du public, d'ailleurs, était fixé sur lui, et il
n'était pas de sacrifice qu'il ne fût vraiment disposé à faire pour
l'éclaircissement de ce mystère. Il termina son discours, passablement
drôle, par un compliment relatif a ce qu'il lui plut d'appeler
le _tact_ de Dupin, et fit à celui-ci une proposition directe,
certainement fort généreuse, dont je n'ai pas le droit de révéler ici
la valeur précise, mais qui n'a pas de rapports avec l'objet propre de
mon récit.
Mon ami repoussa le compliment du mieux qu'il put, mais il accepta tout
de suite la proposition, bien que les avantages en fussent absolument
conditionnels. Ce point étant établi, le préfet se répandit tout
d'abord en explications de ses propres idées, les entremêlant de longs
commentaires sur les dépositions, desquelles nous n'étions pas encore
en possession. Il discourait longuement, et même, sans aucun doute,
doctement, lorsque je hasardai à l'aventure une observation sur la nuit
qui s'avançait et amenait le sommeil. Dupin, fermement assis dans son
fauteuil accoutumé, était l'incarnation de l'attention respectueuse.
Il avait gardé ses lunettes durant toute l'entrevue; et, en jetant de
temps à autre un coup d'œil sous leurs vitres vertes, je m'étais
convaincu que, pour silencieux qu'il eût été, son sommeil n'en avait
pas été moins profond pendant les sept ou huit dernières lourdes heures
qui précédèrent le départ du préfet.
Dans la matinée suivante, je me procurai, à la Préfecture, un rapport
complet de toutes les dépositions obtenues jusqu'alors, et, à
différents bureaux de journaux, un exemplaire de chacun des numéros
dans lesquels, depuis l'origine jusqu'au dernier moment, avait paru
un document quelconque, intéressant, relatif à cette triste affaire.
Débarrassée de ce qui était positivement marqué de fausseté, cette
masse de renseignements se réduisait à ceci:
Marie Roget avait quitté la maison de sa mère, rue Pavée Saint-André,
le dimanche 22 juin 18.., à neuf heures du matin environ. En sortant,
elle avait fait part à M. Jacques Saint-Eustache[8], et à lui seul,
de son intention de passer la journée chez une tante, à elle, qui
demeurait rue des Drômes. La rue des Drômes est un passage court et
étroit, mais très-populeux, qui n'est pas loin des bords de la rivière,
et qui est situé à une distance de deux milles, dans la ligne supposée
directe, de la pension bourgeoise de madame Roget. Saint-Eustache était
le prétendant avoué de Marie, et logeait dans ladite pension, où il
prenait également ses repas. Il devait aller chercher sa fiancée à la
brune et la ramener à la maison. Mais, dans l'après-midi, il survint
une grosse pluie; et, supposant qu'elle resterait toute la nuit chez sa
tante (comme elle avait fait dans des circonstances semblables), il ne
jugea pas nécessaire de tenir sa promesse. Comme la nuit s'avançait,
on entendit madame Roget (qui était vieille et infirme) exprimer la
crainte «de ne plus jamais revoir Marie»; mais dans le moment on
attacha peu d'attention à ce propos.
Le lundi, il fut vérifié que la jeune fille n'était pas allée à la
rue des Drômes; et, quand le jour se fut écoulé sans apporter de ses
nouvelles, une recherche tardive fut organisée sur différents points
de la ville et des environs. Ce ne fut cependant que le quatrième
jour depuis l'époque de sa disparition qu'on apprit enfin quelque
chose d'important la concernant. Ce jour-là (mercredi 25 juin), un
M. Beauvais[9], qui, avec un ami, cherchait les traces de Marie
près de la barrière du Roule, sur la rive de la Seine opposée à la
rue Pavée-Saint-André, fut informé qu'un corps venait d'être ramené
au rivage par quelques pêcheurs, qui l'avaient trouvé flottant sur
le fleuve. En voyant le corps, Beauvais, après quelque hésitation,
certifia que c'était celui de la jeune parfumeuse. Son ami le reconnut
plus promptement.
Le visage était arrosé de sang noir, qui jaillissait en partie de
la bouche. Il n'y avait pas d'écume, comme on en voit dans le cas
des personnes simplement noyées. Pas de décoloration dans le tissu
cellulaire. Autour de la gorge se montraient des meurtrissures et des
impressions de doigts. Les bras étaient replies sur la poitrine et
roidis. La main droite crispée, la gauche à moitié ouverte. Le poignet
gauche était marqué de deux excoriations circulaires, provenant
apparemment de cordes ou d'une corde ayant fait plus d'un tour. Une
partie du poignet droit était aussi très-éraillée, ainsi que le dos
dans toute son étendue, mais particulièrement aux omoplates. Pour
amener le corps sur le rivage, les pêcheurs l'avaient attaché à une
corde; mais ce n'était pas là ce qui avait produit les excoriations
en question. La chair du cou était très-enflée. Il n'y avait pas de
coupures apparentes ni de meurtrissures semblant le résultat de coups.
On découvrit un morceau de lacet si étroitement serré autour du cou
qu'on ne pouvait d'abord l'apercevoir; il était complètement enfoui
dans la chair, et assujetti par un nœud caché juste sous l'oreille
gauche. Cela seul aurait suffi pour produire la mort. Le rapport des
médecins garantissait fermement le caractère vertueux de la défunte.
Elle avait été vaincue, disaient-ils, par la force brutale. Le cadavre
de Marie, quand il fut trouvé, était dans une condition telle, qu'il
ne pouvait y avoir, de la part de ses amis, aucune difficulté à le
reconnaître.
La toilette était déchirée et d'ailleurs en grand désordre. Dans le
vêtement extérieur, une bande, large d'environ un pied, avait été
déchirée de bas en haut, depuis l'ourlet jusqu'à la taille, mais non
pas arrachée. Elle était roulée trois fois autour de la taille et
assujettie dans le dos par une sorte de nœud très-solidement fait.
Le vêtement, immédiatement au-dessous de la robe, était de mousseline
fine; et on en avait arraché une bande large de dix-huit pouces,
arraché complètement, mais très-régulièrement et avec une grande
netteté. On retrouva cette bande autour du cou, adaptée d'une manière
lâche et assujettie avec un nœud serré. Par-dessus cette bande de
mousseline et le morceau de lacet, étaient attachées les brides d'un
chapeau, avec le chapeau pendant. Le nœud qui liait les brides
n'était pas un nœud comme le font les femmes, mais un nœud
coulant, à la manière des matelots.
Le corps, après qu'il fut reconnu, ne fut pas, comme c'est l'usage,
transporté à la Morgue (cette formalité étant maintenant superflue),
mais enterré à la hâte non loin de l'endroit du rivage où il avait été
recueilli. Grâce aux efforts de Beauvais, l'affaire fut soigneusement
assoupie, autant du moins qu'il fut possible; et quelques jours
s'écoulèrent avant qu'il en résultât aucune émotion publique. A la fin,
cependant, un journal hebdomadaire[10] ramassa la question; le cadavre
fut exhumé, et une enquête nouvelle ordonnée; mais il n'en résulta rien
de plus que ce qui avait déjà été observé. Toutefois, les vêtements
furent alors présentés à la mère et aux amis de la défunte, qui les
reconnurent parfaitement pour ceux portés par la jeune fille quand elle
avait quitté la maison.
Cependant l'excitation publique croissait d'heure en heure. Plusieurs
individus furent arrêtés et relâchés. Saint-Eustache en particulier
parut suspect; et il ne sut pas d'abord donner un compte rendu
intelligible de l'emploi qu'il avait fait du dimanche, dans la matinée
duquel Marie avait quitté la maison. Plus tard cependant, il présenta à
M. G...... des _affidavit_ qui expliquaient d'une manière satisfaisante
l'usage qu'il avait fait de chaque heure de la journée en question.
Comme le temps s'écoulait sans amener aucune découverte, mille rumeurs
contradictoires furent mises en circulation, et les journalistes purent
lâcher la bride à leurs _inspirations_. Parmi toutes ces hypothèses,
une attira particulièrement l'attention; ce fut celle qui admettait
que Marie Roget était encore vivante, et que le cadavre découvert dans
la Seine était celui de quelque autre infortunée. Il me parait utile
de soumettre au lecteur quelques-uns des passages relatifs à cette
insinuation. Ces passages sont tirés textuellement de _l'Étoile_[11],
journal dirigé généralement avec une grande habileté.
«Mademoiselle Roget est sortie de la maison de sa mère dimanche matin,
22 juin 18.., avec l'intention exprimée d'aller voir sa tante, ou
quelque autre parent, rue des Drômes. Depuis cette heure-là, on ne
trouve personne qui l'ait vue. On n'a d'elle aucune trace, aucunes
nouvelles....
Aucune personne quelconque ne s'est présentée, déclarant l'avoir vue ce
jour-là, après qu'elle eut quitté le seuil de la maison de sa mère....
Or, quoique nous n'ayons aucune preuve indiquant que Marie Roget était
encore de ce monde, dimanche 22 juin, après neuf heures, nous avons la
preuve que jusqu'à cette heure elle était vivante. Mercredi, à midi, un
corps de femme a été découvert flottant sur la rive de la barrière du
Roule. Même en supposant que Marie Roget ait été jetée dans la rivière
trois heures après qu'elle est sortie de la maison de sa mère, cela ne
ferait que trois jours écoulés depuis l'instant de son départ,--trois
jours tout juste. Mais il est absurde d'imaginer que le meurtre,
si toutefois elle a été victime d'un meurtre, ait pu être consommé
assez rapidement pour permettre aux meurtriers de jeter le corps à la
rivière avant le milieu de la nuit. Ceux qui se rendent coupables de si
horribles crimes préfèrent les ténèbres à la lumière....
Ainsi nous voyons que, si le corps trouvé dans la rivière était celui
de Marie Roget, il n'aurait pas pu rester dans l'eau plus de deux jours
et demi, ou trois au maximum. L'expérience prouve que les corps noyés,
ou jetés à l'eau immédiatement après une mort violente, ont besoin d'un
temps comme de six à dix jours pour qu'une décomposition suffisante
les ramène à la surface des eaux. Un cadavre sur lequel on tire le
canon, et qui s'élève avant que l'immersion ait duré au moins cinq ou
six jours, ne manque pas de replonger, si on l'abandonne à lui-même.
Maintenant, nous le demandons, qu'est-ce qui a pu, dans le cas présent,
déranger le cours ordinaire de la nature?....
Si le corps, dans son état endommagé, avait été gardé sur le rivage
jusqu'à mardi soir, on trouverait sur ce rivage quelque trace des
meurtriers. Il est aussi fort douteux que le corps ait pu revenir
sitôt à la surface, même en admettant qu'il ait été jeté à l'eau deux
jours après la mort. Et enfin, il est excessivement improbable que les
malfaiteurs, qui ont commis un meurtre tel que celui qui est supposé,
aient jeté le corps à l'eau sans un poids pour l'entraîner, quand il
était si facile de prendre cette précaution.»
L'éditeur du journal s'applique ensuite à démontrer que le corps doit
être resté dans l'eau _non pas simplement trois jours, mais au moins
cinq fois trois jours_, parce qu'il était si décomposé, que Beauvais a
eu beaucoup de peine à le reconnaître. Ce dernier point, toutefois,
était complètement faux. Je continue la citation:
«Quels sont donc les faits sur lesquels M. Beauvais s'appuie pour
dire qu'il ne doute pas que le corps soit celui de Marie Roget? Il
a déchiré la manche de la robe et a trouvé, dit-il, des marques qui
lui ont prouvé l'identité. Le public a supposé généralement que ces
marques devaient consister en une espèce de cicatrice. Il a passé sa
main sur le bras, et y a trouvé du _poil_,--quelque chose, ce nous
semble, d'aussi peu particulier qu'on puisse se le figurer, d'aussi peu
concluant que de trouver un bras dans une manche. M. Beauvais n'est
pas rentré à la maison cette nuit-là, mais il a envoyé un mot à madame
Roget, à sept heures, mercredi soir, pour lui dire que l'enquête,
relative à sa fille, marchait toujours. Même en admettant que madame
Roget, à cause de son âge et de sa douleur, fût incapable de se rendre
sur les lieux (ce qui, en vérité, est accorder beaucoup), à coup sûr,
il se serait trouvé quelqu'un qui aurait jugé que cela valait bien
la peine d'y aller et de suivre l'investigation, si toutefois ils
avaient pensé que c'était bien le corps de Marie. Personne n'est
venu. On n'a rien dit ni rien entendu dire de la chose, dans la rue
Pavée-Saint-André, qui soit parvenu même aux locataires de ladite
maison. M. Saint-Eustache, l'amoureux et le futur de Marie, qui
avait pris pension chez sa mère, dépose qu'il n'a entendu parler de
la découverte du corps de sa promise que le matin suivant, quand M.
Beauvais lui-même est entré dans sa chambre et lui en a parlé. Qu'une
nouvelle aussi capitale que celle-là ait été reçue si tranquillement,
il y a de quoi nous étonner.»
Le journal s'efforce ainsi de suggérer l'idée d'une certaine apathie
dans les parents et les amis de Marie, laquelle apathie serait absurde
si l'on suppose qu'ils crussent que le corps trouvé était vraiment
le sien. _L'Étoile_ cherche, en somme, à insinuer que Marie, avec la
connivence de ses amis, s'est absentée de la ville pour des raisons
qui compromettent sa vertu; et que ces mêmes amis, ayant découvert sur
la Seine un corps ressemblant un peu à celui de la jeune fille, ont
profité de l'occasion pour répandre dans le public la nouvelle de sa
mort. Mais _l'Étoile_ y a mis beaucoup trop de précipitation. Il a
été clairement prouvé qu'aucune apathie de ce genre n'a existé; que la
vieille dame était excessivement faible, et si agitée, qu'il lui eût
été impossible de s'occuper de quoi que ce soit; que Saint-Eustache,
bien loin de recevoir la nouvelle froidement, était devenu fou de
douleur et avait donné de tels signes de frénésie, que M. Beauvais,
avait cru devoir charger un de ses amis et parents de le surveiller et
de l'empêcher d'assister à l'examen qui devait suivre l'exhumation. En
outre, bien que _l'Étoile_ affirme que le corps a été réenterré aux
frais de l'État,--qu'une offre avantageuse de sépulture particulière
a été absolument repoussée par la famille,--et qu'aucun membre de la
famille n'assistait à la cérémonie,--bien que _l'Étoile_, dis-je,
affirme tout cela pour corroborer l'impression qu'elle cherche à
produire,--_tout cela_ a été victorieusement réfuté. Dans un des
numéros suivants du même journal, on fit un effort pour jeter des
soupçons sur Beauvais lui-même. L'éditeur dit:
«Un changement vient de s'opérer dans la question. On nous raconte que,
dans une certaine occasion, pendant qu'une madame B. était chez madame
Roget, M. Beauvais, qui sortait, lui dit qu'un gendarme allait venir,
et qu'elle, madame B., eut soin de ne rien dire au gendarme jusqu'à
ce qu'il fût de retour et qu'elle lui laissât, à lui, tout le soin de
l'affaire....
Dans la situation présente, il semble que M. Beauvais porte tout
le secret de la question, enfermé dans sa tête. Il est impossible
d'avancer d'un pas sans M. Beauvais; de quelque côté que vous tourniez,
vous vous heurtez à lui....
Pour une raison quelconque, il a décidé que personne, excepté lui, ne
pourrait se mêler de l'enquête, et il a jeté les parents à l'écart
d'une manière fort incongrue, s'il faut en croire leurs récriminations.
Il a paru très préoccupé de l'idée d'empêcher les parents de voir le
cadavre.»
Le fait qui suit sembla donner quelque couleur de vraisemblance aux
soupçons portés ainsi sur Beauvais. Quelqu'un qui était venu lui rendre
visite à son bureau, quelques jours avant la disparition de la jeune
fille, et pendant l'absence dudit Beauvais, avait observé une rose
plantée dans le trou de la serrure, et le mot _Marie_ écrit sur une
ardoise fixée à portée de la main.
L'impression générale, autant du moins qu'il nous fut possible de
l'extraire des papiers publics, était que Marie avait été la victime
d'une bande de misérables furieux, qui l'avaient transportée sur la
rivière, maltraitée et assassinée. Cependant une feuille d'une vaste
influence, _le Commercial_[12], combattit très-vivement cette idée
populaire. J'extrais un ou deux passages de ses colonnes:
«Nous sommes persuadés que l'enquête a jusqu'à présent suivi une
fausse piste, tant du moins qu'elle a été dirigée vers la barrière
du Roule. Il est impossible qu'une jeune femme, connue, comme était
Marie, de plusieurs milliers de personnes ait pu passer trois bornes
sans rencontrer quelqu'un à qui son visage fût familier; et quiconque
l'aurait vue s'en serait souvenu, car elle inspirait de l'intérêt à
tous ceux qui la connaissaient. Elle est sortie juste au moment où les
rues sont pleines de monde....
Il est impossible qu'elle soit allée à la barrière du Roule ou à la
rue des Drômes sans avoir été reconnue par une douzaine de personnes;
aucune déposition cependant n'affirme qu'on l'ait vue ailleurs que
sur le seuil de la maison de sa mère, et il n'y a même aucune preuve
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