Histoires grotesques et sérieuses - 08

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qui se convulsaient péniblement et regorgeaient toujours de larmes
de rosée. Et la Vie s'éloigna de nos sentiers; car le grand flamant
n'étala plus son plumage écarlate devant nous, mais s'envola tristement
de la vallée vers les montagnes avec tous les gais oiseaux aux couleurs
brûlantes qui avaient accompagné sa venue. Et les poissons d'argent
et d'or s'enfuirent en nageant à travers la gorge, vers l'extrémité
inférieure de notre domaine, et n'embellirent plus jamais la délicieuse
rivière. Et cette musique caressante, qui était plus douce que la harpe
d'Éole et que tout ce qui n'était pas la voix d'Éléonora, mourut peu
à peu en murmures qui allaient s'affaiblissant graduellement, jusqu'à
ce que le ruisseau fût enfin revenu tout entier à la solennité de son
silence originel. Et puis, finalement, le volumineux nuage s'éleva,
et, abandonnant les crêtes des montagnes à leurs anciennes ténèbres,
retomba dans les régions d'Hespérus, et emporta loin de la Vallée du
Gazon-Diapré le spectacle infini de sa pourpre et de sa magnificence.
Cependant Éléonora n'avait pas oublié ses promesses; car j'entendais le
balancement des encensoirs angéliques auprès de moi; et des effluves
de parfum céleste flottaient toujours, toujours, à travers la vallée;
et aux heures de solitude, quand mon cœur battait lourdement, les
vents qui baignaient mon front m'arrivaient chargés de doux soupirs;
et des murmures confus remplissaient souvent l'air de la nuit; et
une fois,--oh! une fois seulement,--je fus éveillé de mon sommeil,
semblable au sommeil de la mort, par des lèvres immatérielles appuyées
sur les miennes.
Mais, malgré tout cela, le vide de mon cœur ne se trouvait pas
comblé. Je souhaitais ardemment l'amour, qui l'avait déjà rempli
jusqu'à déborder. A la longue, la vallée, pleine des souvenirs
d'Éléonora, me fut une cause d'affliction, et je la quittai à jamais
pour les vanités et les triomphes tumultueux du monde.
* * * * *
Je me trouvais dans une cité étrangère, où toutes choses étaient
faites pour effacer de ma mémoire les doux rêves que j'avais rêvés
si longtemps dans la Vallée du Gazon-Diapré. Les pompes et l'apparat
d'une cour imposante, et le cliquetis délirant des armes, et la beauté
rayonnante des femmes, tout éblouissait et enivrait mon cerveau. Mais
jusqu'alors mon âme était restée fidèle à ses serments, et, durant
les heures silencieuses de la nuit, Éléonora me donnait toujours des
symptômes de sa présence. Subitement ces manifestations cessèrent;
et le monde devint noir devant mes yeux; et je restai épouvanté des
pensées brûlantes qui me possédaient, des tentations terribles qui
m'assiégaient; car de loin, de très-loin, de quelque contrée inconnue,
était venue, à la cour du roi que je servais, une fille dont la beauté
conquit tout de suite mon cœur apostat,--devant l'autel de qui je
me prosternai, sans la moindre résistance, avec la plus ardente et la
plus abjecte idolâtrie d'amour. Qu'était, en vérité, ma passion pour la
jeune fille de la vallée en comparaison de la ferveur, du délire et de
l'extase enlevante d'adoration avec lesquels je répandais toute mon âme
en larmes aux pieds de l'éthéréenne Ermengarde?--Oh! brillante était
la séraphique Ermengarde! Et cette idée ne laissait en moi de place à
aucune autre.--Oh! divine était l'angélique Ermengarde! Et quand je
plongeais dans les profondeurs de ses yeux imprégnés de ressouvenance,
je ne rêvais que d'eux--et d'_elle_.
Je l'épousai;--et je ne craignis pas la malédiction que j'avais
invoquée, et je ne reçus pas la visitation de son amertume. Et une
fois, une seule fois, dans le silence de la nuit, les doux soupirs qui
m'avaient délaissé traversèrent encore les jalousies de ma fenêtre, et
ils se modulèrent en une voix délicieuse et familière qui me disait:
«Dors en paix! car l'Esprit d'amour est le souverain qui gouverne et
qui juge, et, en admettant dans ton cœur passionné celle qui a nom
Ermengarde, tu es relevé, pour des motifs qui te seront révélés dans le
ciel, de tes vœux envers Éléonora[2].»

[1] Le lecteur qui a lu les _Histoires extraordinaires_ reconnaîtra
tout de suite dans _Éléonora_ un ordre de sentiments et d'idées
apparentés avec ceux qui règnent dans _Ligeia, Morella_ et
_Metzengerstein_.--C. B.
[2] Je ne veux pas attribuer trop de lumière aux lueurs qui font
quelquefois l'ivresse des biographes. Cependant il ne me paraît pas
inutile d'observer que Poe avait épousé la fille unique de la sœur
de sa mère, et qu'après la mort de cette femme très-aimée, il songea
pendant quelque temps à se remarier. Maint poëte a souvent poursuivi,
dans diverses liaisons, l'image d'une femme unique. Cette supposition
d'une âme permanente sous différents corps peut apparaître comme le
plaidoyer d'une conscience qui craint de se trouver infidèle à une
mémoire chère. La brusque rupture du nouveau mariage projeté et presque
conclu servirait même à fortifier mon hypothèse. En supposant que la
date de la composition d'_Éléonora_, que j'ignore, soit antérieure à
ce projet de nouveau mariage, mon observation n'en garde pas moins une
valeur morale considérable. Le poète, en ce cas, se serait cru d'abord
autorisé par sa théorie favorite, puis l'aurait jugée insuffisante pour
calmer ses scrupules.--C. B.


UN ÉVÉNEMENT A JÉRUSALEM

Intensos rigidam in frontem ascendere canos
Passus erat.
LUCAIN,--_à propos de Caton._
Traduction: Un horripilant cauchemar[1]!

«Hâtons-nous d'aller aux remparts,--dit Abel-Phittim à Buzi-Ben-Lévi
et à Siméon le Pharisien, le dixième jour du mois Thammuz, en l'an
du monde trois mille neuf cent quarante et un;--hâtons-nous vers
les remparts qui avoisinent la porte de Benjamin, qui est dans la
cité de David, et qui dominent le camp des incirconcis; C'est la
dernière heure de la quatrième veille, et voici le soleil levé; et les
idolâtres, pour remplir la promesse de Pompée, doivent nous attendre
avec les agneaux des sacrifices.»
Siméon, Abel-Phittim et Buzi-Ben-Lévi étaient les Gizbarim, ou
sous-collecteurs de l'offrande, dans la cité sainte de Jérusalem.
«En vérité,--répliqua le Pharisien,--dépêchons-nous; car cette
générosité dans les païens est chose rare, et l'infidélité a toujours
été un attribut des adorateurs de Baal.
--Qu'ils soient infidèles et trompeurs, cela est aussi vrai que le
Pentateuque,--dit Buzi-Ben-Lévi,--mais c'est seulement envers le peuple
d'Adonaï. Quand a-t-on vu que les Ammonites fussent infidèles à leurs
propres intérêts? Il me semble que ce n'est pas un trop grand trait de
générosité de nous accorder des agneaux pour l'autel du Seigneur, en
échange de trente sicles d'argent qu'ils reçoivent par tête d'animal!
--Tu oublies toutefois, Ben-Lévi,--répondit Abel-Phillim,--que le
Romain Pompée, qui maintenant assiège comme un impie la cité du
Très-Haut, n'a aucune preuve que nous n'employons pas les agneaux
achetés pour l'autel à la nourriture du corps plutôt qu'à celle de
l'esprit.
--Pour lors, par les cinq pointes de ma barbe!--s'écria le Pharisien,
qui appartenait à la secte nommée les _Cogneurs_ (petit groupe de
saints dont la façon de se cogner et de se déchirer les pieds contre
le pavé était depuis longtemps une épine et un reproche pour les
dévots moins zélés, une pierre d'achoppement pour les marcheurs moins
illuminés),--par les cinq pointes de cette barbe que, comme prêtre, il
m'est interdit de raser, n'avons-nous vécu que pour voir le jour où le
parvenu idolâtre et blasphémateur de Rome nous accuserait d'approprier
aux appétits de la chair les éléments les plus saints et les plus
consacrés? N'avons-nous vécu que pour voir le jour où...?
--Ne nous enquérons pas des motifs du Philistin,--interrompit
Abel-Phittim,--car aujourd'hui nous profitons pour la première fois de
son avarice ou de sa générosité; mais dépêchons-nous plutôt d'aller aux
remparts, de peur que les offrandes ne nous manquent pour l'autel dont
les pluies du ciel ne peuvent éteindre le feu et dont aucune tempête
ne peut abattre les colonnes de fumée.»
La partie de la ville vers laquelle se hâtaient maintenant nos braves
Gizbarim, et qui portait le nom de son constructeur, le roi David,
était considérée comme le district le mieux fortifié de Jérusalem,
et se trouvait située sur la haute et escarpée colline de Zion. Là,
une tranchée large, profonde, circulaire, taillée dans le roc même,
était défendue par un mur d'une grande solidité, élevé sur son bord
intérieur. Ce mur était décoré, par intervalles réguliers, de tours
carrées de marbre blanc, la plus basse comptant soixante, et la
plus haute cent vingt coudées de hauteur. Mais, dans le voisinage
de la porte de Benjamin, le mur cessait de régner au bord du fossé;
en revanche, entre le niveau de la tranchée et la base du rempart
montait perpendiculairement un rocher, haut de deux cent cinquante
coudées, faisant partie de la montagne escarpée de Moriah. De sorte
que, quand Siméon et ses collègues arrivèrent au sommet de la tour
appelée Adoni-Bezek, la plus haute de toutes les tours qui formaient la
ceinture de Jérusalem et qui était le lieu habituel des communications
avec l'armée assiégeante, ils purent contempler, au-dessous d'eux, le
camp de l'ennemi, d'une hauteur qui dépassait de beaucoup de pieds la
pyramide de Chéops, et de quelques-uns le temple de Bélus.
«En vérité,--soupira le Pharisien, comme il regardait avec vertige dans
le précipice,--les incirconcis sont comme les sables sur les rivages
de la mer, comme les sauterelles dans le désert! La vallée du Roi est
devenue la vallée d'Adommin.
--Et encore,--ajouta Ben-Lévi,--tu ne peux pas me montrer un Philistin,
non, pas un seul, depuis Aleph jusqu'à Tau, depuis le désert jusqu'aux
fortifications, qui semble plus gros que la lettre Jod!
--Descendez le panier avec les sicles d'argent,--cria alors un soldat
romain, d'une voix rude et enrouée qui semblait sortir de l'empire de
Pluton;--descendez le panier avec cette monnaie maudite dont le nom
écorche la bouche d'un noble Romain! Est-ce ainsi que vous témoignez
votre gratitude à notre maître Pompée, qui, dans son indulgence, a
bien voulu tendre l'oreille à vos importunités d'idolâtres? Le dieu
Phœbus, qui est un vrai dieu, est en route depuis une heure, et
ne devriez-vous pas être sur les remparts au lever du soleil? Ædépol!
pensez-vous que nous, les vainqueurs du monde, nous n'ayons rien de
mieux à faire que de monter la garde à la porte de tous les chenils
pour trafiquer avec les chiens de la terre? Descendez le panier, vous
dis-je,--et ayez soin que votre drogue soit de bonne couleur et de bon
poids!
--El Elohim!--s'écria le Pharisien, pendant que les rauques accents
du centurion résonnaient le long des roches du précipice et venaient
mourir contre le temple;--El Elohim! _qui_ est le dieu Phœbus? _qui_
donc invoque ce blasphémateur? Toi, Buzi-Ben-Lévi, qui es érudit dans
les lois des Gentils et qui as séjourné parmi ceux qui se souillent
avec les Téraphim, est-ce Nergal, dont parle l'idolâtre? ou Ashimah? ou
Nibhaz? ou Tartak? ou Adramalech? ou Anamalech? ou Succoth-Bénith? ou
Dagon? ou Bélial? ou Baal-Périth? ou Baal-Péor? ou Baal-Zébub?
--Non, en vérité, ce n'est rien de tout cela; mais prends garde; ne
laisse pas glisser la corde trop rapidement entre tes doigts; car
l'osier pourrait s'accrocher à cette saillie du roc, là-bas, et tu
éparpillerais déplorablement les saintes choses du sanctuaire.»
A l'aide d'un mécanisme assez grossièrement façonné, le panier
pesamment chargé était enfin descendu au milieu de la foule; et, de
leur pinacle vertigineux, ils pouvaient voir les Romains se presser
confusément autour; mais la hauteur prodigieuse, unie au brouillard,
les empêchait de saisir distinctement leurs opérations.
Une demi-heure s'était déjà écoulée.
«Nous serons en retard,--soupira le Pharisien, regardant impatiemment
dans l'abîme à l'expiration de ce terme;--nous serons en retard! nous
serons expulsés de notre emploi par les Katholim.
--Jamais plus,--repartit Abel-Phittim,--jamais plus nous ne nous
régalerons de la graisse de la terre; jamais plus nos barbes ne se
parfumeront d'oliban; jamais plus nos reins ne se ceindront du fin lin
du Temple!
--Raca!--jura Ben-Lévi,--Raca! ont-ils l'intention de nous voler
l'argent du marché? ou, Saint Moïse! osent-ils donc peser les sicles du
Tabernacle?
--Enfin ils ont donné le signal!--cria le Pharisien,--ils ont donné le
signal! Tire, Abel-Phittim, et toi, Buzi-Ben-Lévi, tire aussi! car, en
vérité, les Philistins retiennent encore le panier, ou bien le Seigneur
a persuadé à leurs cœurs d'y mettre un animal d'un bon poids!»
Et les Gizbarim tiraient, et le fardeau se balançait lourdement et
montait à travers la brume toujours croissante.
* * * * *
«Malédiction sur lui! malédiction sur lui! telle fut l'exclamation qui
jaillit des lèvres de Ben-Lévi, quand au bout d'une heure un objet se
dessina confusément à l'extrémité de la corde.
--Malédiction sur lui!--Fi! c'est un bélier qui vient des fourrés
d'Engadi, et qui est aussi rugueux que la vallée de Jehosaphat!
--C'est un premier-né du troupeau,--dit Abel-Phittim,--je le reconnais
au bêlement de ses lèvres et à la courbure enfantine de ses membres.
Ses yeux sont plus beaux que les joyaux du Pectoral, et sa chair est
semblable au miel d'Hébron.
--C'est un veau engraissé dans les pâturages de Bashan,--dit le
Pharisien;--les païens se sont conduits admirablement avec nous!
Élevons nos voix en un psaume! Rendons grâces avec la trompette et le
psaltérion! avec la harpe et le buccin! avec le sistre et la saquebute!»
Ce fut seulement quand le panier fut arrivé à quelques pieds des
Gizbarim, qu'un sourd grognement trahit à leurs sens un _cochon_ de
proportions peu communes.
«Pour lors, El Emanu!» s'écria le trio lentement et les yeux levés au
ciel.
Et, comme ils lâchèrent prise, le porc, abandonné à lui-même,
dégringola précipitamment au milieu des Philistins.
«El Emanu! que Dieu soit avec nous! _C'est de la chair innommable!_»

[1] Il y a là un calembour indiqué par le mot _bore_, qui, souligné
dans le texte anglais, sert à insinuer _boar_, un cochon.--C. B.


L'ANGE DU BIZARRE

C'était une froide après-midi de novembre. Je venais justement
d'expédier un dîner plus solide qu'à l'ordinaire, dont la truffe
dyspeptique ne faisait pas l'article le moins important, et j'étais
seul, assis dans la salle à manger, les pieds sur le garde-feu et
mon coude sur une petite table que j'avais roulée devant le feu,
avec quelques bouteilles de vins de diverses sortes et de liqueurs
spiritueuses.
Dans la matinée, j'avais lu le _Léonidas_, de Glover; l'_Épigoniade_,
de Wilkie; _le Pèlerinage_[1], de Lamartine; _la Colombiade_, de
Barlow; la _Sicile_, de Tuckermann, et les _Curiosités_, de Griswold;
aussi, l'avouerai-je volontiers, je me sentais légèrement stupide.
Je m'efforçai de me réveiller avec force verres de laffitte, et, n'y
pouvant réussir, de désespoir j'eus recours à un numéro de journal
égaré près de moi. Ayant soigneusement lu la colonne des _maisons
à louer_, et puis la colonne des _chiens perdus_, et puis les deux
colonnes des _femmes et apprenties en fuite_, j'attaquai avec une
vigoureuse résolution la partie éditoriale, et, l'ayant lue depuis
le commencement jusqu'à la fin sans en comprendre une syllabe, il me
vint à l'idée qu'elle pouvait bien être écrite en chinois; et je la
relus alors, depuis la fin jusqu'au commencement, mais sans obtenir un
résultat plus satisfaisant. De dégoût, j'étais au moment de jeter
Cet in-folio de quatre pages, heureux ouvrage
Que la critique elle-même ne critique pas,
quand je sentis mon attention tant soit peu éveillée par le paragraphe
suivant:
«Les routes qui conduisent à la mort sont nombreuses et étranges.
Un journal de Londres mentionne le décès d'un homme dû à une cause
singulière. Il jouait au jeu de _puff the dart_, qui se joue avec une
longue aiguille, emmaillottée de laine, qu'on souffle contre une cible
à travers un tube d'étain. Il plaça l'aiguille du mauvais côté du tube,
et, ramassant fortement toute sa respiration pour chasser l'aiguille
avec plus de vigueur, il l'attira dans son gosier. Celle-ci pénétra
dans les poumons et tua l'imprudent en peu de jours.»
En voyant cela, j'entrai dans une immense rage, sans savoir exactement
pourquoi.
«Cet article, m'écriai-je, est une méprisable fausseté, un pauvre
canard; c'est la lie de l'imagination de quelque pitoyable barbouilleur
à un sou la ligne, de quelque misérable fabricant d'aventures au pays
de Cocagne. Ces gaillards-là, connaissant la prodigieuse jobarderie
du siècle, emploient tout leur esprit à imaginer des possibilités
improbables, des _accidents bizarres_, comme ils les appellent; mais,
pour un esprit réfléchi (comme le mien, ajoutai-je en manière de
parenthèse, appuyant, sans m'en apercevoir, mon index sur le côté de
mon nez), pour une intelligence contemplative semblable à celle que
je possède, il est évident, à première vue, que la merveilleuse et
récente multiplication de ces accidents bizarres est de beaucoup le
plus bizarre de tous. Pour ma part, je suis décidé à ne rien croire
désormais de tout ce qui aura en soi quelque chose de singulier!
«Mein Gott! vaut-il hêtre pette bur tire zela!»--répondit une des plus
remarquables voix que j'eusse jamais entendues.
D'abord, je la pris pour un bourdonnement dans mes oreilles, comme
il en arrive quelquefois à un homme qui devient très-ivre; mais, en
y réfléchissant, je considérai le bruit comme ressemblant plutôt à
celui qui sort d'un baril vide quand on le frappe avec un gros bâton;
et, en vérité, je m'en serais tenu à cette conclusion, si ce n'eût
été l'articulation des syllabes et des mots. Par tempérament, je ne
suis nullement nerveux, et les quelques verres de laffitte que j'avais
sirotés ne servaient pas peu à me donner du courage, de sorte que je
n'éprouvai aucune trépidation; mais je levai simplement les yeux à
loisir, et je regardai soigneusement tout autour de la chambre pour
découvrir l'intrus. Cependant, je ne vis absolument personne.
«Humph!--reprit la voix, comme je continuais mon examen,--il vaut gué
phus zoyez zou gomme ein borgue, bur ne bas me phoir gand che zuis azis
isi à godé te phus.»
A ce coup, je m'avisai de regarder directement devant mon nez; et, là,
effectivement, m'affrontant presque, était installé près de la table un
personnage, non encore décrit, quoique non absolument indescriptible.
Son corps était une pipe de vin, ou une pièce de rhum, ou quelque
chose analogue, et avait une apparence véritablement falstaffienne. A
son extrémité inférieure étaient ajustées deux caques qui semblaient
remplir l'office de jambes. Au lieu de bras, pendillaient de la partie
supérieure de la carcasse deux bouteilles passablement longues, dont
les goulots figuraient les mains.
En fait de tête, tout ce que le monstre possédait était une de ces
cantines de Hesse, qui ressemblent à de vastes tabatières, avec un trou
dans le milieu du couvercle. Cette cantine (surmontée d'un entonnoir
à son sommet, comme d'un chapeau de cavalier rabattu sur les yeux)
était posée de champ sur le tonneau, le trou étant tourné de mon côté;
et, par ce trou qui semblait grimaçant et ridé comme la bouche d'une
vieille fille très-cérémonieuse, la créature émettait de certains
bruits sourds et grondants qu'elle donnait évidemment pour un langage
intelligible.
«Che tis,--disait-elle,--gu'y vaut gue phus zoyez zou gomme ein borgue,
bur hêtre azis là, et ne bas me phoir gand che zuis azis isi, et che
tis ozi gu'il vaut gue phus zoyez eine pette blis grose gu'ine hoie bur
ne bas groire se gui hait imbrimé tans l'imbrimé. C'est la phéridé, la
phéridé, mot bur mot.
--Qui êtes-vous, je vous prie?--dis-je avec beaucoup de dignité,
quoique un peu démonté;--comment êtes-vous entré ici? et qu'est-ce que
vous débitez là?
--Gomment che zuis handré,--répliqua le monstre,--za ne phus recarte
bas; et gand à ze gue che tépide, che tépide ze gue che drouffe pou te
tépider; et gand à ze gue che zuis, che zuis chistement phenu bur gue
phus le phoyiez bar phus-memme.
--Vous êtes un misérable ivrogne,--dis-je,--et je vais sonner et
ordonner à mon valet de chambre de vous jeter à coups de pied dans la
rue.
--Hi! hi! hi!--répondit le drôle,--hu! hu! hu! bur za, phus ne le
buphez bas!
--Je ne puis pas!--dis-je;--que voulez-vous dire? Je ne puis pas quoi?
--Zauner la glauje,»--répliqua-t-il en essayant une grimace avec sa
hideuse petite bouche.
--Là-dessus, je fis un effort pour me lever, dans le but de mettre ma
menace à exécution; mais le brigand se pencha à travers la table, et,
m'ajustant un coup sur le front avec le goulot d'une de ses longues
bouteilles, me renvoya dans le fond du fauteuil, d'où je m'étais à
moitié soulevé. J'étais absolument étourdi, et pendant un moment je ne
sus quel parti prendre. Lui, cependant, continuait son discours:
«Phus phoyez,--dit-il,--gue le mié hait de phus dénir dranguile; et
maindenant phus zaurez gui che zuis. Recartez-moà! che zuis l'_Anche ti
Pizarre_.
--Assez bizarre, en effet,--me hasardai-je à répliquer;--mais je
m'étais toujours figuré qu'un ange devait avoir des ailes.
--Tes elles!--s'écria-t-il grandement courroucé.--Gu'ai-che avaire
t'elles? Me brenez-phus bur ein boulet?
--Non! oh! non!--répondis-je très-alarmé,--vous n'êtes pas un poulet;
non certainement.
--A la ponne heire! Denez-phus tonc dranguile et gombordez-phus pien,
hu che phus paderai engore affec mon boing. Z'est le boulet gui ha tes
elles, et l'ipou gui ha tes elles, et le témon gui ha tes elles, et le
cran tiaple gui ha tes elles. L'anche, il n'a bas t'elles, et che zuis
l'_Anche ti Pizarre_.
--Et cette affaire pour laquelle vous venez, c'est... c'est...?
--Zette avaire!--s'écria l'horrible objet;--oh! guelle phile esbesse de
vaguin mal ellefé haites-phus tongue, bur temanter à ein tchintlemane
et à ine anche z'il vait tes avaires?»
Ce langage dépassait tout ce que je pouvais supporter, même de la part
d'un ange; aussi, ramassant mon courage, je saisis une salière qui se
trouvait à ma portée, et je la lançai à la tête de l'intrus. Mais il
évita le coup, ou je visai mal; car je ne réussis qu'à démolir le verre
qui protégeait le cadran de la pendule placée sur la cheminée. Quant
à l'Ange, il comprit mon intention, et répondit à mon attaque par deux
ou trois vigoureux coups qu'il m'assena consécutivement sur le front
comme il avait déjà fait. Ce traitement me réduisit tout de suite à la
soumission, et je suis presque honteux d'avouer que, soit douleur, soit
humiliation, il me vint quelques larmes dans les yeux.
«Mein Gott!--dit l'Ange du Bizarre, en apparence très-radouci par
le spectacle de ma détresse,--le boffre omme hait drès-iffre ou
drès-avliché. Il ne vaut bas poire zeg gomme za; il vaut medre te l'eau
tans fodre phin. Denez, puffez-moi za; puffez za, gomme un carzon pien
zache, et ne blérez blis maindenant, endentez-phus!»
Alors, l'Ange du Bizarre remplit mon verre (qui, jusqu'au tiers
seulement, contenait du porto) d'un fluide incolore qu'il répandit d'un
de ses bras. J'observai que les bouteilles qui lui servaient de bras
avaient autour du col des étiquettes, et que ces étiquettes portaient
l'inscription _Kirschenwasser._
La bonté attentive de l'Ange m'apaisa considérablement, et, soulagé par
_l'eau_ avec laquelle il avait, à diverses reprises, coupé mon vin, je
retrouvai enfin le calme suffisant pour écouter son très-extraordinaire
discours. Je ne prétends pas relater tout ce qu'il me dit; mais ce que
j'en retins en substance, c'est qu'il était le génie qui présidait aux
_contre-temps_ dans l'humanité, et que sa fonction était d'amener ces
_accidents bizarres_, qui étonnent continuellement les sceptiques. Une
ou deux fois, comme je me hasardais à exprimer ma totale incrédulité
relativement à ses prétentions, il se fâcha tout rouge, si bien qu'à la
fin je considérai comme la politique la plus sage de ne rien dire du
tout et de le laisser aller son train.
Il parla donc tout à son aise pendant que je restais étendu dans mon
fauteuil, les yeux fermés, et que je m'amusais à mâcher des raisins et
à chiquenauder lesquelles à travers la chambre. Mais l'Ange, cependant,
interpréta cette conduite de ma part comme un signe de mépris. Il se
leva dans un effroyable courroux, rabattit complètement son entonnoir
sur ses yeux, lâcha un vaste juron, articula une menace dont je ne
saisis pas le caractère précis, et finalement me fit un profond salut
d'adieu en me souhaitant, à la manière de l'archevêque de Gil Blas,
_beaucoup de bonheur et un peu plus de bon sens_.
Son départ fut pour moi un bon débarras. Les _quelques_ verres de
laffitte, que j'avais bus à petits coups, avaient eu pour effet de
m'assoupir, et je sentis l'envie de faire une sieste de quinze ou vingt
minutes, comme c'est ma coutume après le dîner. J'avais à six heures
un rendez-vous important, auquel je devais être absolument exact. Ma
police d'assurance pour mon habitation était expirée depuis le jour
précédent, et, une difficulté s'étant élevée, il avait été convenu qu'à
six heures je me présenterais devant le conseil des directeurs de la
compagnie pour arrêter les termes d'un renouvellement. Jetant un coup
d'œil sur la pendule de la cheminée (car je me sentais trop assoupi
pour tirer ma montre), j'eus le plaisir de voir que j'avais encore
vingt minutes à moi.
Il était cinq heures et demie; je pouvais aisément me rendre au bureau
d'assurances en cinq minutes, et ma sieste habituelle n'avait jamais
dépassé vingt-cinq minutes. Je me sentis donc suffisamment rassuré, et
je m'arrangeai tout de suite pour faire mon somme.
Quand j'eus fini, à ma grande satisfaction, et que je me réveillai, je
regardai de nouveau l'horloge et je fus à moitié disposé à croire à la
possibilité des accidents bizarres en voyant qu'au lieu de mes quinze
ou vingt minutes habituelles, je n'en avait dormi que trois. Je repris
donc ma sieste, et, enfin, m'éveillant une seconde fois, je vis avec
un immense étonnement qu'il était toujours six heures moins vingt-sept
minutes.
Je sautai sur mes pieds pour examiner la pendule, et je m'aperçus
qu'elle s'était arrêtée. Ma montre m'informa qu'il était sept heures et
demie; j'avais donc dormi deux heures, et mon rendez-vous était manqué.
«Rien n'est perdu,--me dis-je,--j'irai au bureau dans la matinée, et je
m'excuserai. Cependant, que peut-il être arrivé à la pendule?»
En l'examinant, je découvris qu'une des queues de raisin que je lançais
à travers la chambre, pendant que l'Ange du Bizarre me faisait son
discours, avait passé à travers le verre brisé et s'était logée, assez
singulièrement, dans le trou de la clef; se projetant en dehors par un
bout, elle avait ainsi arrêté la révolution de la petite aiguille.
«Ah!--dis-je,--je vois ce que c'est; cela saute aux yeux. Accident
naturel, comme il en doit arriver de temps à autre!»
Je ne m'occupai pas davantage de la chose; et à mon heure accoutumée,
je me mis au lit. Ayant placé une bougie sur une tablette, au chevet de
mon lit, je fis un effort pour lire quelques pages de l'_Omniprésence
de la Divinité_, et je m'endormis malheureusement en moins de vingt
secondes, laissant le flambeau allumé à la même place.
Mes rêves furent terriblement troublés par les apparitions de l'Ange
du Bizarre. Il me sembla qu'il se tenait au pied de ma couche, qu'il
tirait les rideaux, et qu'avec le son caverneux, abominable, d'un
tonneau de rhum, il me menaçait de la plus amère vengeance pour le
mépris que j'avais fait de lui. Il finit sa longue harangue en ôtant
son chapeau-entonnoir, et, me fourrant le tuyau dans le gosier, il
m'inonda d'un océan de kirschenwasser qu'il répandait à flots continus
d'une de ces bouteilles à long col qui lui servaient de bras. A la
longue, mon agonie devint intolérable, et je m'éveillai juste à temps
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