Histoires grotesques et sérieuses - 11

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et il n'est pas inutile d'observer que le bonheur non interrompu,
qui a caractérisé toute sa vie, a été, en grande partie, le résultat
d'un système préconçu. Il est positivement évident que, avec moins
de cette philosophie instinctive qui, en maint cas, tient si
bien lieu d'expérience, M. Ellison se serait vu précipité, par le
très-extraordinaire succès de sa vie, dans le tourbillon commun de
malheur qui s'ouvre devant tous les hommes merveilleusement dotés
par le sort. Mais mon but n'est pas du tout d'écrire un essai sur le
bonheur. Les idées de mon ami peuvent être résumées en quelques mots.
Il n'admettait que quatre principes, ou, plus strictement, quatre
conditions élémentaires de félicité. Celle qu'il considérait comme la
principale était (chose étrange à dire!) la simple condition, purement
physique, du libre exercice en plein air. «La santé,--disait-il,-qu'on
peut obtenir par d'autres moyens est à peine digne de ce nom.»
Il citait les voluptés du chasseur de renards, et désignait les
cultivateurs de la terre comme les seules gens qui, en tant qu'espèce,
pussent être sérieusement considérés comme plus heureux que les autres.
La seconde condition était l'amour de la femme. La troisième, la plus
difficile à réaliser, était le mépris de toute ambition. La quatrième
était l'objet d'une poursuite incessante; et il affirmait que, les
autres choses étant égales, l'étendue du bonheur auquel on peut
atteindre était en proportion de la spiritualité de ce quatrième objet.
Ellison fut un homme remarquable par la profusion continue avec
laquelle la fortune l'accabla de ses dons. En grâce et en beauté
personnelles, il surpassait tous les hommes. Son intelligence était de
celles pour qui l'acquisition des connaissances est moins un travail
qu'une intuition et une nécessité. Sa famille était une des plus
illustres de l'État. Sa femme était la plus délicieuse et la plus
dévouée des femmes. Ses biens avaient toujours été considérables;
mais, à l'échéance de sa majorité, il se trouva que la destinée avait,
en sa faveur, fait un de ces tours bizarres qui stupéfient le milieu
social dans lequel ils éclatent, et qui ne manquent guère d'altérer
radicalement la constitution morale de ceux qui en sont les objets
privilégiés.
Il paraît que cent ans, à peu près, avant la majorité de M. Ellison,
était mort, dans une province éloignée, un certain M. Seabright
Ellison. Ce gentleman avait amassé une fortune princière, et, n'ayant
pas de parents immédiats, il avait conçu la fantaisie de laisser sa
fortune s'accumuler durant un siècle après sa mort. Ayant indiqué
lui-même, minutieusement et avec la plus grande sagacité, les
différents modes de placement, il légua la masse totale à la personne
la plus rapprochée par le sang, portant le nom d'Ellison, qui serait
vivante à l'expiration de la centième année. Plusieurs tentatives
avaient été faites pour obtenir l'annulation de ce singulier legs;
mais, entachées d'un caractère rétroactif, elles avaient avorté;
cependant l'attention d'un gouvernement soupçonneux avait été éveillée,
et finalement un décret avait été rendu, qui défendait à l'avenir
toutes accumulations semblables de capitaux. Toutefois ce décret ne
put pas empêcher le jeune Ellison d'entrer en possession au vingt
et unième anniversaire de sa naissance, et comme héritier de son
ancêtre Seabright, d'une fortune de _quatre cent cinquante millions de
dollars_[1]. Quand le chiffre prodigieux de l'héritage fut connu, on
fit naturellement une foule de réflexions sur la manière d'en disposer.
L'énormité de la somme et son applicabilité immédiate éblouissaient
tous ceux qui rêvaient a la question. S'il se fût agi du possesseur
d'une somme quelconque _appréciable_, on aurait pu se le figurer
accomplissant l'un ou l'autre entre mille projets. Doué d'une fortune
surpassant celles de tous les autres citoyens, on aurait pu aisément
le supposer se jetant à l'excès dans l'extravagance de la fashion du
moment,--ou bien se livrant aux intrigues politiques,--ou aspirant
à la puissance ministérielle,--ou achetant un rang plus élevé dans
la noblesse,--ou ramassant de vastes collections artistiques,--ou
jouant le rôle magnifique de Mécène des lettres, des sciences et des
arts,--ou dotant de grandes institutions de charité et y attachant son
nom. Mais, relativement à l'inconcevable richesse dont l'héritier se
trouvait maintenant investi, ces objets et tous les objets ordinaires
de dépense semblaient n'offrir qu'un champ trop limité. On vérifia
que, même à trois pour cent, le revenu annuel de l'héritage ne montait
pas à moins de treize millions cinq cent mille dollars; ce qui faisait
un million cent vingt-cinq mille dollars par mois; ou trente-six
mille neuf cent quatre-vingt-six dollars par jour; ou mille cinq cent
quarante et un dollars par heure; ou vingt-six dollars par chaque
minute. Ainsi le sentier battu des suppositions se trouvait absolument
coupé. Les hommes ne savaient plus qu'imaginer. Quelques-uns allaient
jusqu'à supposer que M. Ellison se dépouillerait lui-même au moins
d'une moitié de sa fortune, comme représentant une opulence absolument
superflue, et qu'il enrichirait toute la multitude de ses parents par
le partage de cette surabondance. En effet, Ellison abandonna à ses
plus proches la fortune plus qu'ordinaire dont il jouissait déjà avant
ce monstrueux héritage.
Cependant je ne fus pas surpris de voir qu'il avait depuis longtemps
des idées arrêtées sur le sujet qui causait parmi ses amis une si
grande discussion, et la nature de sa décision ne m'inspira pas non
plus un grand étonnement. Relativement aux charités individuelles,
il avait satisfait sa conscience. Quant à la possibilité d'un
perfectionnement quelconque, proprement dit, effectué par l'homme
lui-même dans la condition générale de l'humanité, il n'y accordait
qu'une foi médiocre, je le confesse avec chagrin. En somme, pour son
bonheur ou pour son malheur, il se repliait généralement sur lui-même.
C'était un poëte dans le sens le plus noble et le plus large. Il
comprenait, d'ailleurs, le vrai caractère, le but auguste, la
nécessité suprême et la dignité du sentiment poétique. Son instinct
lui disait que la plus parfaite sinon la seule satisfaction, propre
à ce sentiment, consistait dans la création de formes nouvelles de
beauté. Quelques particularités, soit dans son éducation première, soit
dans la nature de son intelligence, avaient donné à ses spéculations
éthiques une nuance de ce qu'on appelle matérialisme; et ce fut
peut-être ce tour d'esprit qui le conduisit à croire que le champ
le plus avantageux, sinon le seul légitime, pour l'exercice de la
faculté poétique consiste dans la création de nouveaux modes de
beauté purement _physique_. C'est ce qui fut cause qu'il ne devint
ni musicien ni poëte,--si nous employons ce dernier mot dans son
acception journalière. Peut-être aussi avait-il négligé de devenir
l'un ou l'autre, simplement en conséquence de son idée favorite, à
savoir que c'est dans le mépris de l'ambition que doit se trouver l'un
des principes essentiels du bonheur sur la terre. Est-il vraiment
impossible de concevoir que, si un génie d'un ordre élevé doit être
nécessairement ambitieux, il y a une espèce de génie plus élevé
encore qui est au-dessus de ce qu'on appelle ambition? Et ainsi ne
pouvons-nous pas supposer qu'il a existé bien des génies beaucoup
plus grands que Milton, qui sont restés volontairement «muets et
inglorieux?» Je crois que le monde n'a jamais vu et que, sauf le cas où
une série d'accidents aiguillonnerait le génie du rang le plus noble
et le contraindrait aux efforts répugnants de l'application pratique,
le monde ne verra jamais la perfection triomphante d'exécution dont
la nature humaine est positivement capable dans les domaines les plus
riches de l'art.
Ellison ne devint donc ni musicien ni poète; quoique jamais aucun autre
homme n'ait existé, plus profondément énamouré de musique et de poésie.
Dans d'autres circonstances que celles qui l'enveloppaient, il n'eût
pas été impossible qu'il fût devenu peintre. La sculpture, quoique
rigoureusement poétique par sa nature, est un art dont le domaine et
les effets sont trop limités pour avoir jamais occupé longtemps son
attention. Je viens d'énumérer tous les départements dans lesquels,
selon l'assentiment des connaisseurs, l'esprit poétique peut se donner
carrière. Mais Ellison affirmait que le domaine le plus riche, le plus
vrai et le plus naturel de l'art, sinon absolument le plus vaste, avait
été inexplicablement négligé. Aucune définition n'avait été faite du
_jardinier-paysagiste_, comme du poëte; et cependant il semblait à mon
ami que la création du _jardin-paysage_ offrait à une Muse particulière
la plus magnifique des opportunités. Là, en vérité, s'ouvrait le
plus beau champ pour le déploiement d'une imagination appliquée à
l'infinie combinaison des formes nouvelles de beauté; les éléments
à combiner étant d'un rang supérieur et les plus admirables que la
terre puisse offrir. Dans la multiplicité de formes et de couleurs
des fleurs et des arbres, il reconnaissait les efforts les plus
directs et les plus énergiques de la Nature vers la beauté physique.
Et c'est dans la direction ou concentration de cet effort, ou plutôt
dans son accommodation aux yeux destinés à en contempler le résultat
sur cette terre, qu'il se sentait appelé à employer les meilleurs
moyens, à travailler le plus fructueusement,--pour l'accomplissement,
non-seulement de sa propre destinée comme poëte, mais aussi des
augustes desseins en vue desquels la Divinité a implanté dans l'homme
le sentiment poétique.
«Son accommodation aux yeux destinés à en contempler le résultat
sur cette terre.» Par l'explication qu'il donnait de cette phrase,
M. Ellison résolvait presque ce qui avait toujours été pour moi une
énigme;--je veux parler de ce fait, incontestable pour tous, excepté
pour l'ignorant, qu'il n'existe dans la nature aucune combinaison
décorative, telle que le peintre de génie la pourrait produire. On
ne trouve pas dans la réalité des paradis semblables à ceux qui
éclatent sur les toiles de Claude Lorrain. Dans le plus enchanteur
des paysages naturels, on découvre toujours un défaut ou un excès,
mille excès et mille défauts. Quand même les parties constitutives
pourraient défier, chacune individuellement, l'habileté d'un artiste
consommé, l'arrangement de ces parties sera toujours susceptible de
perfectionnement. Bref, il n'existe pas un lieu sur la vaste surface
de la terre _naturelle_, où l'œil d'un contemplateur attentif ne se
sente choqué par quelque défaut dans ce qu'on appelle la _composition_
du paysage. Et cependant, combien ceci est inintelligible! En toute
autre matière, on nous a justement appris à vénérer la nature comme
parfaite. Quant aux détails, nous frémirions d'oser rivaliser avec
elle. Qui aura la présomption d'imiter les couleurs de la tulipe, ou de
perfectionner les proportions du lis de la vallée? La critique qui dit,
à propos de sculpture ou de peinture, que la nature doit être ennoblie
ou idéalisée, est dans l'erreur. Aucune combinaison d'éléments de
beauté humaine, en peinture ou en sculpture, ne peut faire plus que
d'approcher de la beauté vivante et respirante. Dans le paysage seul,
le principe de la critique devient vrai; elle l'a senti vrai en ce
point, et c'est l'esprit enragé de généralisation qui l'a poussée à
conclure qu'il était vrai dans tous les domaines de l'art. Elle l'a
_senti_ vrai en ce point, dis-je; car le sentiment n'est ni affectation
ni chimère. Les mathématiques ne fournissent pas de démonstrations
plus absolues que celles que l'artiste tire du sentiment de son art.
Non-seulement il croit, mais il sait positivement que tels et tels
arrangements de matière, arbitraires en apparence, constituent seuls la
vraie beauté. Ses raisons toutefois n'ont pas encore été mûries jusqu'à
la formule. Reste un travail, réservé à l'analyse,--une analyse d'une
profondeur jusqu'à présent inconnue au monde;--ce sera de rechercher
ces raisons et de les formuler complètement. Néanmoins l'artiste est
confirmé dans ses opinions instinctives par la voix de tous ses frères.
Supposons une _composition_ défectueuse; supposons qu'une correction
soit opérée simplement dans la combinaison de la forme, et que cette
correction soit soumise au jugement de tous les artistes du monde. La
nécessité de la correction sera admise par chacun. Mieux encore! pour
remédier au défaut de ladite composition, chaque membre de la confrérie
aurait suggéré une correction identique.
Je répète que, seulement dans la composition du paysage, la nature
physique est susceptible d'ennoblissement, et que cette susceptibilité
de perfectionnement dans cette partie unique était un mystère que
je n'avais jamais pu résoudre. Toutes mes réflexions sur ce sujet
reposaient sur cette idée, que l'intention primitive de la nature
devait avoir disposé la surface de la terre de manière à satisfaire
en tout point le sentiment humain de la perfection dans le beau, le
sublime ou le pittoresque; mais que cette intention primitive avait
été déjouée par les perturbations géologiques connues,--perturbations
qui avaient été ressenties par les formes et les couleurs, dans la
correction et le mélange desquelles gît l'âme de l'art. Mais la force
de cette idée se trouvait très-affaiblie par la nécessité conséquente
de considérer ces perturbations comme anormales et destituées de
toute espèce de but. Ce fut Ellison qui me suggéra qu'elles étaient
des pronostics de _mort_. Il expliquait la chose ainsi: «Admettons que
l'immortalité terrestre de l'homme ait été l'intention première. Nous
concevons dès lors un arrangement primitif de la surface de la terre
approprié à cet état bienheureux de l'homme, état qui n'a pas été
réalisé, mais qui a été préconçu. Les perturbations n'ont été que des
préparatifs pour sa condition mortelle, conçue postérieurement.
«Or,--ajoutait mon ami,--ce que nous regardons comme un ennoblissement
du paysage peut bien être un ennoblissement réel, mais seulement _au
point de vue moral ou humain_. Toute altération du décor naturel
produirait peut-être un défaut dans le tableau, si nous supposons le
tableau vu en grand, en masse, de quelque point éloigné de la surface
de la terre, quoique non au delà des limites de son atmosphère. On
comprend aisément que le perfectionnement d'un détail, examiné de
très-près, pourrait en même temps gâter un effet général, un effet
saisissable à une grande distance. Il se peut qu'il existe une classe
d'êtres, appartenant autrefois à l'humanité, invisibles maintenant
pour elle, aux yeux desquels, dans leur région lointaine, notre
désordre apparaisse comme un ordre, notre non pittoresque comme
pittoresque; en un mot, les anges terrestres, doués d'un sentiment
du beau raffiné par la mort, et pour les regards desquels, plus
spécialement que pour les nôtres, Dieu a peut-être voulu déployer les
immenses _jardins-paysages_ des hémisphères.»
Dans le cours de la discussion, mon ami citait quelques passages d'un
écrivain qui a traité la question du _jardin-paysage_, et que l'on
considère comme faisant autorité:
«Il n'y a proprement que deux styles de _jardin-paysage_, le naturel
et l'artificiel. L'un cherche à rappeler la beauté originale de la
campagne, en appropriant ses moyens au décor environnant; en cultivant
des arbres qui soient en harmonie avec les collines ou la plaine de
toute la terre voisine; en découvrant et en mettant en pratique ces
rapports délicats de grosseur, de proportion et de couleur, qui,
voilés pour l'œil de l'observateur vulgaire, se révèlent partout à
l'élève expérimenté de la nature. Le résultat du style naturel en fait
de jardins se manifeste dans l'absence de tout défaut et de toute
incongruité, dans la prédominance de l'ordre et d'une saine harmonie,
plutôt que dans la création de miracles et de merveilles spéciales.
Le style artificiel comprend autant de variétés qu'il y a de goûts
différents à satisfaire. Il implique un certain rapport général avec
les différents styles d'architecture. Il y a les majestueuses avenues
et les retraites de Versailles; il y a les terrasses italiennes; et
puis un vieux style anglais, mixte et divers, qui a quelque rapport
avec l'architecture gothique domestique et celle du siècle d'Elisabeth.
Malgré tout ce qu'on peut dire contre les abus du _jardin-paysage_
artificiel, l'introduction de l'art pur dans un décor rustique y ajoute
une très-grande beauté. C'est une beauté qui est, en partie, morale, et
en partie faite pour plaire à l'œil par le déploiement de l'ordre
et de l'intention rendue visible. Une terrasse, avec une vieille
balustrade couverte de mousse, évoque immédiatement pour l'œil les
belles créatures qui y ont passé dans d'autres temps. Le plus léger
indice d'art est un témoignage de sollicitude et d'intérêt humains.»
«D'après mes observations précédentes,--dit Ellison,--vous comprenez
déjà que je repousse l'idée, exprimée par l'auteur, de rappeler la
beauté originale de la campagne. Cette beauté originale n'est jamais
aussi grande que celle que l'homme y peut introduire. Naturellement,
tout dépend du choix d'un lieu offrant un champ suffisant. Ce qui est
relatif à l'art _de découvrir et de mettre en pratique les rapports
délicats de grosseur, de proportion et de couleur_, n'est qu'une de
ces façons vagues de parler qui servent à couvrir l'insuffisance de
la pensée. La phrase en question signifie peut-être quelque chose, ne
signifie peut-être rien, et ne peut guider en rien. Que _le résultat
du style naturel, en matière de jardins, se manifeste dans l'absence
de tout défaut et de toute incongruité plutôt que dans la création de
miracles et de merveilles spéciales_, c'est là une de ces propositions
mieux accommodées à l'intelligence rampante du vulgaire qu'aux rêves
ardents de l'homme de génie. Le mérite négatif en question relève de
cette critique boiteuse qui, dans l'ordre littéraire, élèverait Addison
jusqu'à l'apothéose. Pour dire la vérité, cette vertu qui consiste
purement à éviter le vice fait appel directement à l'intelligence, et
peut être, conséquemment, circonscrite par la _règle_; mais la vertu
plus haute qui flamboie en créations ne peut être appréciée que dans
ses résultats. La règle ne s'applique qu'aux mérites négatifs,--aux
qualités qui conseillent l'abstention. Au delà de cette règle, l'art du
critique ne peut que suggérer. On peut nous enseigner à construire un
_Caton_, mais on ne nous apprendra jamais à concevoir un _Parthénon_
ou un _Enfer_. Et cependant, la chose faite, le miracle accompli,
la faculté de le comprendre devient universelle. Les sophistes de
l'école négative, qui, à cause de leur incapacité à créer, bafouent la
création, en sont maintenant les plus bruyants applaudisseurs. Ce qui,
dans sa condition embryonnaire de principe, offensait leur magistrale
raison, ne manque jamais, dans la maturité de l'exécution, d'arracher
l'admiration à leur instinct naturel de beauté.
«Les observations de l'auteur sur le style artificiel,--continuait
Ellison,--sont moins répréhensibles. _L'introduction de l'art pur
dans le décor rustique y ajoute une grande beauté_. C'est juste;
juste aussi, l'observation relative au sentiment de l'intérêt humain.
Le principe tel qu'il est exprimé est incontestable; mais peut-être
y a-t-il au delà quelque chose à trouver. Peut-être existe-t-il un
effet, en accord avec le principe, un effet hors de la portée des
moyens dont disposent ordinairement les individus, et qui, s'il était
atteint, introduirait dans le _jardin-paysage_ un charme dépassant de
beaucoup celui que peut lui donner le sentiment de l'intérêt purement
humain. Un poëte, disposant de ressources pécuniaires extraordinaires,
pourrait, tout en conservant l'idée nécessaire d'art, de culture ou,
selon l'expression de l'auteur, d'intérêt, si bien imbiber ses plans
de beauté nouvelle et d'immensité dans la beauté, qu'ils suggérassent
forcément au spectateur le sentiment d'une intervention spirituelle. On
conçoit que pour la création d'un pareil résultat, il faut que le poëte
garde tous les bénéfices de l'intérêt humain ou du _plan_, et qu'en
même temps il débarrasse son œuvre de la roideur et de la technicité
de l'art vulgaire. Dans le plus âpre des déserts, dans le plus sauvage
des décors de la pure nature, se manifeste _l'art_ d'un créateur;
cependant cet art n'est apparent que pour un esprit réfléchi; il n'a
en aucune façon la force irrésistible d'un sentiment. Or, supposons
que cette expression du dessein du Tout-Puissant soit _abaissée d'un
degré_, soit mise en harmonie, soit appropriée avec le sentiment de
l'art humain de manière à former une espèce d'intermédiaire entre
les deux;--imaginons, par exemple, un paysage où la vastitude et la
délimitation habilement combinées, où la réunion de la beauté, de
la magnificence et de l'_étrangeté_, suggéreront l'idée de soins,
de culture et de surintendance de la part d'êtres supérieurs mais
cependant alliés à l'humanité; alors le sentiment de l'_intérêt_ se
trouvera préservé, et l'art nouveau, dont l'œuvre sera pénétrée, lui
donnera l'air d'une nature intermédiaire ou secondaire,--une nature qui
n'est pas Dieu ni une émanation de Dieu, mais qui est la nature telle
qu'elle serait si elle sortait des mains des anges qui planent entre
l'homme et Dieu.»
Ce fut en consacrant son énorme fortune à l'incorporation d'une
telle vision,--ce fut dans le libre exercice physique en plein air,
nécessité par la surveillance personnelle de ses plans;--ce fut dans
l'objet permanent vers lequel tendaient tous ces plans,--dans la haute
spiritualité de cet objet,--dans ce mépris de toute ambition, qu'il
tira d'une ambition plus éthérée,--dans les sources perpétuelles que
ce but ouvrait à sa soif de beauté, cette passion dominante de son
âme, qui n'en restait pas moins insatiable;--ce fut, par-dessus tout,
dans la sympathie, vraiment féminine, d'une femme, dont la beauté
et l'amour enveloppaient son existence d'une atmosphère empourprée
de paradis, qu'Ellison crut pouvoir trouver et trouva réellement
l'affranchissement des soucis ordinaires de l'humanité, ainsi qu'une
somme de bonheur positif bien supérieure à tout ce qui a pu rayonner
dans les entraînantes songeries de madame de Staël.
Je désespère de donner au lecteur une idée distincte des merveilles
que mon ami parvint à exécuter. Je voudrais les décrire, mais je suis
découragé parla difficulté de la description, et j'hésite entre le
détail et les généralités. Peut-être bien, le meilleur parti serait-il
de réunir les deux dans leurs extrêmes.
Le premier point, pour M. Ellison, concernait évidemment le choix d'une
localité; et, sitôt qu'il commença à méditer sur ce sujet, la nature
luxuriante des îles Pacifiques arrêta son attention. En effet, il
avait d'abord résolu dans son esprit un voyage vers les mers du Sud,
mais une nuit de réflexion lui suffit pour chasser cette idée. «Si
j'étais un misanthrope,--disait-il,--un pareil lieu me conviendrait.
L'isolement complet, la réclusion absolue et la difficulté d'entrer et
de sortir seraient dans ce cas-là le charme des charmes; mais je ne
suis pas encore un Timon. J'aspire au calme, mais non à l'écrasement de
la solitude. Je veux me réserver une certaine autorité relativement à
l'étendue et à la durée de mon repos. Il y aura fréquemment des heures
où j'aurai besoin de la sympathie des esprits poétiques pour l'œuvre
que j'aurai accomplie. Laissez-moi donc chercher un lieu qui ne soit
pas trop loin d'une cité populeuse,--dont le voisinage, d'ailleurs,
facilitera l'exécution de mes plans.»
Ellison, à la recherche du lieu et de la situation désirés, voyagea
plusieurs années, et il me fut accordé de l'accompagner. Mille
endroits qui me ravissaient furent rejetés par lui sans hésitation,
pour des raisons qui me prouvèrent, finalement, qu'il était dans le
vrai. Nous trouvâmes, à la longue, un plateau élevé, d'une beauté et
d'une fertilité surprenantes, qui donnait une perspective panoramique
d'une étendue presque aussi grande que celle qu'on découvre du haut
de l'Etna, et dépassant de beaucoup, par tous les vrais éléments du
pittoresque, cette vue cependant si renommée, au jugement d'Ellison
comme au mien.
«Je n'ignore pas,--me dit le voyageur tout en poussant un soupir de
volupté profonde, arraché par la contemplation du tableau, et après une
heure environ d'extase,--je sais qu'ici, dans les circonstances qui
me sont personnelles, les neuf dixièmes des hommes les plus délicats
se tiendraient pour satisfaits. Ce panorama est vraiment splendide,
et je m'y délecterais, rien que pour l'excès de sa splendeur. Le goût
de tous les architectes qu'il m'a été donné de connaître les pousse,
pour l'amour du _point de vue_, à placer leurs bâtiments sur des
sommets de montagne. Il y a là une erreur évidente. La grandeur,
dans tous ses modes, mais particulièrement dans celui de l'étendue,
éveille, excite, il est vrai,--mais ensuite fatigue et accable. Pour
un paysage d'occasion, rien de mieux;--pour une vue constante, rien de
pire. Et dans une vue constante, l'expression la plus répréhensible
de grandeur est l'étendue; la pire forme de l'étendue est l'espace.
Cela est en contradiction avec le sentiment et le besoin de la
_réclusion_,--sentiment et besoin que nous cherchons à satisfaire
en _nous retirant à la campagne_. Si nous regardons du haut d'une
montagne, nous ne pouvons nous empêcher de nous sentir _hors_ du monde,
_étrangers_ au monde. Celui qui a la mort dans le cœur évite les
perspectives lointaines comme une peste.»
Ce ne fut que vers la fin de la quatrième année de notre recherche que
nous trouvâmes un lieu dont Ellison lui-même se déclara satisfait. Il
est superflu sans doute de dire _où_ était située cette localité. La
mort récente de mon ami, en ouvrant l'entrée de son domaine à certaines
classes de visiteurs, a donné à _Arnheim_ une espèce de célébrité
secrète et privée, sinon solennelle, ressemblant en quelque sorte,
bien qu'elle soit d'un degré infiniment supérieur, à celle qui s'est
attachée si longtemps à Fonthill.
D'ordinaire, on se rendait à Arnheim par la rivière. Le visiteur
quittait la ville de grand matin. Pendant l'avant-midi, il passait
entre des rives d'une beauté tranquille et domestique, sur lesquelles
paissaient d'innombrables moutons dont les toisons mouchetaient de
blanc le gazon brillant des prairies ondulées. Par degrés, l'impression
de culture s'affaissait dans celle d'une vie purement pastorale.
Lentement, celle-ci se noyait dans une sensation d'isolement, qui à
son tour se transformait en une parfaite conscience de solitude. A
mesure que le soir approchait, le canal devenait plus étroit; les
berges s'escarpaient de plus en plus et se revêtaient d'un feuillage
plus riche, plus abondant, plus sombre. La transparence de l'eau
augmentait. Le ruisseau faisait mille détours, de sorte qu'on ne
pouvait jamais en apercevoir la brillante surface qu'à une distance
d'un huitième de mille. A chaque instant le navire semblait emprisonné
dans un cercle enchanté, formé de murs de feuillage, infranchissables
et impénétrables, avec un plafond de satin d'outre-mer, et sans plan
inférieur,--la quille oscillant, avec une admirable symétrie, sur celle
d'une barque fantastique qui, s'étant retournée de haut en bas, aurait
flotté de conserve avec la vraie barque, comme pour la soutenir. Le
canal devenait alors une _gorge_; je me sers de ce terme, bien qu'il
ne soit pas exactement applicable ici, parce que la langue ne me
fournit pas un mot qui représente mieux le trait le plus frappant et
le plus distinctif du paysage. Ce caractère de gorge ne se manifestait
que par la hauteur et le parallélisme des rives; car il disparaissait
dans tous leurs autres traits principaux. Les parois de la ravine,
entre lesquelles l'eau coulait toujours claire et paisible, montaient
à une hauteur de cent et quelquefois de cent cinquante pieds, et
s'inclinaient tellement l'une vers l'autre qu'elles fermaient presque
l'entrée à la lumière du jour; les longues et épaisses mousses, qui
pendaient, comme des panaches renversés, des arbrisseaux entrelacés
par le haut, donnaient à tout l'abîme un air de mélancolie funèbre.
Les détours devenaient de plus en plus fréquents et compliqués et
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