Histoires grotesques et sérieuses - 02

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qu'elle en soit sortie du tout, excepté le témoignage concernant
_l'intention exprimée par elle_. Un morceau de sa robe était déchiré,
serré autour d'elle et noué; c'est ainsi que le corps a pu être porté
comme un paquet. Si le meurtre avait été commis à la barrière du Roule,
il n'aurait pas été nécessaire de prendre de telles dispositions. Ce
fait, que le corps a été trouvé flottant près de la barrière, n'est pas
une preuve relativement au lieu d'où il a été jeté dans l'eau....
Un morceau d'un des jupons de l'infortunée jeune fille, long de deux
pieds et large d'un pied, avait été arraché, serré autour de son cou et
noué derrière sa tête, probablement pour empêcher ses cris. Cela a été
fait par des drôles qui n'avaient même pas un mouchoir de poche.»
Un jour ou deux avant que le préfet vint nous rendre visite, la police
avait obtenu un renseignement assez important qui semblait détruire
l'argumentation du _Commercial_, au moins dans sa partie principale.
Deux petits garçons, fils d'une dame Deluc, vagabondant dans les
bois, près de la barrière du Roule, avaient pénétré par hasard dans
un épais fourré, où se trouvaient trois ou quatre grosses pierres,
formant une espèce de siège, avec dossier et tabouret. Sur la pierre
supérieure gisait un jupon blanc; sur la seconde une écharpe de soie.
On y trouva aussi une ombrelle, des gants et un mouchoir de poche.
Le mouchoir portail le nom «Marie Roget.» Des lambeaux de vêtements
furent découverts sur les ronces environnantes. Le sol était piétiné,
les buissons enfoncés; il y avait là toutes les traces d'une lutte.
Entre le fourré et la rivière, on découvrit que les palissades étaient
abattues, et la terre gardait la trace d'un lourd fardeau qu'on y avait
traîné.
Une feuille hebdomadaire, _le Soleil_[13], donnait sur cette découverte
les commentaires suivants, commentaires qui n'étaient que l'écho des
sentiments de toute la presse parisienne:
«Les objets sont évidemment restés là pendant au moins trois ou quatre
semaines; ils étaient complètement moisis par l'action de la pluie, et
collés ensemble par la moisissure. Tout autour, le gazon avait poussé
et même les dominait partiellement. La soie de l'ombrelle était solide;
mais les branches étaient fermées, et la partie supérieure, là où
l'étoffe était double et rempliée, étant toute pénétrée de moisissure
et pourrie, se déchira aussitôt qu'on l'ouvrit....
Les fragments de vêtements accrochés aux buissons étaient larges de
trois pouces environ et longs de six. L'un était un morceau de l'ourlet
de la robe, qui avait été raccommodé, l'autre, un morceau du jupon,
mais non pas l'ourlet. Ils ressemblaient à des bandes arrachées et
étaient suspendus au buisson d'épines, à un pied de terre environ....
Il n'y a donc pas lieu de douter que le théâtre de cet abominable
outrage n'ait été enfin découvert.»
Aussitôt après cette découverte, un nouveau témoin parut. Madame Deluc
raconta qu'elle tenait une auberge au bord de la route, non loin de la
berge de la rivière opposée à la barrière du Roule. Les environs sont
solitaires,--très-solitaires. C'est là, le dimanche, le rendez-vous
ordinaire des mauvais sujets de la ville, qui traversent la rivière
en canot. Vers trois heures environ, dans l'après-midi du dimanche en
question, une jeune fille était arrivée à l'auberge, accompagnée par
un jeune homme au teint brun. Ils y étaient restés tous deux pendant
quelque temps. Après leur départ, ils firent route vers quelque bois
épais du voisinage. L'attention de madame Deluc fut attirée par la
toilette que portait la jeune fille, à cause de sa ressemblance avec
celle d'une de ses parentes défunte. Elle remarqua particulièrement une
écharpe. Aussitôt après le départ du couple, une bande de _mécréants_
parut, qui firent un tapage affreux, burent et mangèrent sans payer,
suivirent la même route que le jeune homme et la jeune fille, revinrent
vers l'auberge à la brune, puis repassèrent la rivière en grande hâte.
Ce fut peu après la tombée de la nuit, dans la même soirée, que madame
Deluc, ainsi que son fils aîné, entendit des cris de femme dans le
voisinage de l'auberge. Les cris furent violents, mais ne durèrent pas
longtemps. Madame Deluc reconnut non seulement l'écharpe trouvée dans
le fourré, mais aussi la robe qui habillait le cadavre. Un conducteur
d'omnibus, Valence[14], déposa également alors qu'il avait vu Marie
Roget traverser la Seine en bateau, dans ce dimanche en question,
en compagnie d'un jeune homme d'une figure brune. Lui, Valence,
connaissait Marie et ne pouvait pas se tromper sur son identité. Les
objets trouvés dans le bosquet furent parfaitement reconnus par les
parents de Marie.
Cette masse de dépositions et d'informations que je récoltai ainsi
dans les journaux, à la demande de Dupin, comprenait encore un
point,--mais c'était un point de la plus haute importance. Il parait
qu'immédiatement après la découverte des objets ci-dessus indiqués,
on trouva, dans le voisinage du lieu que l'on croyait maintenant
avoir été le théâtre du crime, le corps inanimé ou presque inanimé de
Saint-Eustache, le fiancé de Marie. Une fiole vide portant l'étiquette
«laudanum» était auprès de lui. Son baleine accusait le poison. Il
mourut sans prononcer une parole. On trouva sur lui une lettre
racontant brièvement son amour pour Marie et son dessein arrêté de
suicide.
«Je ne crois pas avoir besoin de vous dire,--dit Dupin, comme il
achevait la lecture de mes notes,--que c'est là un cas beaucoup
plus compliqué que celui de la rue Morgue, duquel il diffère en un
point très-important. C'est là un exemple de crime atroce, mais
_ordinaire_. Nous n'y trouvons rien de particulièrement _outré_.
Observez, je vous prie, que c'est la raison pour laquelle le mystère
a paru simple; quoique ce soit justement la même raison qui aurait dû
le faire considérer comme plus difficile à résoudre. C'est pourquoi
on a d'abord jugé superflu d'offrir une récompense. Les mirmidons de
G...... étaient assez forts pour comprendre comment et pourquoi une
telle atrocité pouvait avoir été commise. Leur imagination pouvait se
figurer un mode,--plusieurs modes,--un motif,--plusieurs motifs; et
parce qu'il n'était pas impossible que l'un de ces nombreux modes et
motifs fut l'unique réel, ils ont considéré comme démontré que le réel
devait être un de ceux-là. Mais l'aisance avec laquelle ils avaient
conçu ces idées diverses, et même le caractère plausible dont chacune
était revêtue, auraient dû être pris pour des indices de la difficulté
plutôt que de la facilité attachée à l'explication de l'énigme. Je vous
ai déjà fait observer que c'est par des saillies au-dessus du plan
ordinaire des choses, que la raison doit trouver sa voie, ou jamais,
dans sa recherche de la vérité, et que dans des cas tels que celui-là,
l'important n'est pas tant de se dire: «Quels sont les faits qui se
présentent?» que de se dire: «Quels sont les faits qui se présentent,
qui ne se sont jamais présentés auparavant?». Dans les investigations
faites chez madame L'Espanaye[15], les agents de G...... furent
découragés et confondus par cette _étrangeté_ même qui eût été, pour
une intelligence bien faite, le plus sûr présage de succès; et cette
même intelligence eût été plongée dans le désespoir par le caractère
ordinaire de tous les faits qui s'offrent à l'examen dans le cas de
la jeune parfumeuse et qui n'ont encore rien révélé de positif, si ce
n'est la présomption des fonctionnaires de la Préfecture.
«Dans le cas de madame L'Espanaye et de sa fille, dès le commencement
de notre investigation, il n'y avait pour nous aucun doute qu'un
meurtre avait été commis. L'idée de suicide se trouvait tout d'abord
exclue. Dans le cas présent, nous avons également à éliminer toute
idée de suicide. Le corps trouvé à la barrière du Roule a été trouvé
dans des circonstances qui ne nous permettent aucune hésitation sur
ce point important. Mais on a insinué que le cadavre trouvé n'est
pas celui de la Marie Roget dont l'assassin ou les assassins sont à
découvrir, pour la découverte desquels une récompense est offerte, et
qui sont l'unique objet de notre traité avec le préfet. Vous et moi,
nous connaissons assez bien ce gentleman. Nous ne devons pas trop nous
fier à lui. Soit que, prenant le corps trouvé pour point de départ, et
suivant la piste d'un assassin, nous découvrions que ce corps est celui
d'une autre personne que Marie; soit que, prenant pour point de départ
la Marie encore vivante, nous la retrouvions non assassinée,--dans les
deux cas, nous perdons notre peine, puisque c'est avec M. G...... que
nous avons affaire. Donc, pour notre propre but, si ce n'est pour le
but de la justice, il est indispensable que notre premier pas soit la
constatation de l'identité du cadavre avec la Marie Roget disparue.
«Les arguments de _l'Étoile_ ont trouvé crédit dans le public; et le
journal lui-même est convaincu de leur importance, ainsi qu'il résulte
de la manière dont il commence un de ses articles sur le sujet en
question: «Quelques-uns des journaux du matin,--dit-il,--parlent de
l'article _concluant_ de _l'Étoile_ dans son numéro de lundi.» Pour
moi cet article ne me paraît guère concluant que relativement au zèle
du rédacteur. Nous devons ne pas oublier qu'en général le but de nos
feuilles publiques est de créer une sensation, de faire du piquant
plutôt que de favoriser la cause de la vérité. Ce dernier but n'est
poursuivi que quand il semble coïncider avec le premier. Le journal
qui s'accorde avec l'opinion ordinaire (quelque bien fondée que soit
d'ailleurs cette opinion) n'obtient pas de crédit parmi la foule. La
masse du peuple considère comme profond celui-là seul qui émet des
_contradictions piquantes_ de l'idée générale. En logique aussi bien
qu'en littérature, c'est _l'épigramme_ qui est le genre le plus
immédiatement et le plus universellement apprécié. Dans les deux cas,
c'est le genre le plus bas selon l'ordre du mérite.
«Je veux dire que c'est le caractère mêlé d'épigramme et de mélodrame
de cette idée,--que Marie Roget est encore vivante,--qui l'a suggérée à
_l'Étoile_, plutôt qu'aucun véritable caractère plausible, et qui lui
a assuré un accueil favorable auprès du public. Examinons les points
principaux de l'argumentation de ce journal, et prenons bien garde à
l'incohérence avec laquelle elle se produit dès le principe.
«L'écrivain vise d'abord à nous prouver, par la brièveté de
l'intervalle compris entre la disparition de Marie et la découverte
du corps flottant, que ce corps ne peut pas être celui de Marie.
Réduire cet intervalle à la dimension la plus petite possible devient
tout d'abord chose capitale pour l'argumentateur. Dans la recherche
inconsidérée de ce but, il se précipite dès son début dans la pure
supposition. «C'est une folie,--dit-il,--de supposer que le meurtre, si
un meurtre a été commis sur cette personne, ait pu être consommé assez
vite pour permettre aux meurtriers de jeter le corps dans la rivière
avant minuit.» Nous demandons tout de suite, et très-naturellement,
_pourquoi_. Pourquoi est-ce une folie de supposer que le meurtre a été
commis _cinq minutes_ après que la jeune fille a quitté le domicile
de sa mère? Pourquoi est-ce une folie de supposer que le meurtre a
été commis à un moment quelconque de la journée? Il s'est commis des
assassinats à toutes les heures. Mais, que le meurtre ait eu lieu à
un moment quelconque entre neuf heures du matin, dimanche, et minuit
moins un quart, il serait toujours resté bien assez de temps _pour
jeter le cadavre dans la rivière avant minuit_. Cette supposition se
réduit donc à cela: que le meurtre n'a pu être commis le dimanche;
et si nous permettons à _l'Étoile_ de supposer cela, nous pouvons
lui accorder toutes les libertés possibles. On peut imaginer que le
paragraphe commençant par: «C'est une folie de supposer que le meurtre,
etc.,» quoiqu'il ait été imprimé sous cette forme par _l'Étoile_, avait
été réellement conçu dans le cerveau du rédacteur sous cette autre
forme: «C'est une folie de supposer que le meurtre, si un meurtre a
été commis sur cette personne, ait pu être consommé assez vite pour
permettre aux meurtriers de jeter le corps dans la rivière avant
minuit; c'est une folie, disons-nous, de supposer cela, et en même
temps de supposer (comme nous voulons bien le supposer) que le corps
n'a été jeté à l'eau que _passé minuit_;» opinion passablement mal
déduite, mais qui n'est pas aussi complètement déraisonnable que celle
imprimée.
«Si j'avais eu simplement pour but,--continua Dupin,--de réfuter ce
passage de l'argumentation de _l'Étoile_, j'aurais pu tout aussi bien
le laisser où il est. Mais ce n'est pas de _l'Étoile_ que nous avons
affaire, mais bien de la vérité. La phrase en question, dans le cas
actuel, n'a qu'un sens, et ce sens, je l'ai nettement établi; mais
il est essentiel que nous pénétrions derrière les mots pour chercher
une idée que ces mots donnent évidemment à entendre, sans l'exprimer
positivement. Le dessein du journaliste était de dire qu'il était
improbable, à quelque moment de la journée ou de la nuit de dimanche
que le meurtre eût été commis, que les assassins se fussent hasardés
à porter le corps à la rivière avant minuit. C'est justement là que
gît la supposition dont je me plains. On suppose que le meurtre a été
commis à un tel endroit et dans de telles circonstances, qu'il est
devenu nécessaire de _porter le corps_ à la rivière. Or, l'assassinat
pourrait avoir eu lieu sur le bord de la rivière, ou sur la rivière
même; et ainsi le lançage du corps à l'eau, auquel on a eu recours,
à n'importe quel moment du jour ou de la nuit, se serait présenté
comme le mode d'action le plus immédiat, le plus sous la main. Vous
comprenez que je ne suggère ici rien qui me paraisse plus probable ou
qui coïncide avec ma propre opinion. Jusqu'à présent je n'ai pas en vue
les _éléments_ mêmes de la cause. Je désire simplement vous mettre en
garde contre le ton général des _suggestions_ de _l'Étoile_ et appeler
votre attention sur le caractère de _parti pris_ qui s'y manifeste tout
d'abord.
«Ayant ainsi prescrit une limite accommodée à ses idées préconçues,
ayant supposé que, si ce corps était celui de Marie, il n'aurait pu
rester dans l'eau que pendant un laps de temps très-court, le journal
en vient à dire:
«L'expérience prouve que les corps noyés, ou jetés à l'eau
immédiatement après une mort violente, ont besoin d'un temps comme
de six à dix jours pour qu'une décomposition suffisante les ramène à
la surface des eaux. Un cadavre sur lequel on tire le canon, et qui
s'élève avant que l'immersion ait duré au moins cinq ou six jours, ne
manque pas de replonger, si on l'abandonne à lui-même.»
«Ces assertions ont été acceptées tacitement par tous les journaux
de Paris, à l'exception du _Moniteur_[16]. Cette dernière feuille
s'efforce de combattre la partie du paragraphe qui a trait seulement
aux corps _des noyés_, en citant cinq ou six cas dans lesquels les
corps de personnes notoirement noyées ont été trouvés flottants après
un laps de temps moindre que celui fixé par _l'Étoile_. Mais il y a
quelque chose d'excessivement antiphilosophique dans cette tentative
que fait _le Moniteur_, de repousser l'affirmation générale de
_l'Étoile_ par une citation de cas particuliers militant contre cette
affirmation. Quand même il eût été possible d'alléguer cinquante
cas, au lieu de cinq, de cadavres trouvés à la surface des eaux au
bout de deux ou trois jours, ces cinquante exemples auraient pu
être légitimement considérés comme de pures exceptions à la règle
de _l'Étoile_, jusqu'à ce que la règle elle-même fût définitivement
réfutée. Cette règle admise (et _le Moniteur_ ne la nie pas, il insiste
seulement sur les exceptions), l'argumentation de _l'Étoile_ reste
en possession de toute sa force; car cette argumentation ne prétend
pas impliquer plus qu'une question de _probabilité_ relativement à un
corps pouvant s'élever à la surface en moins de trois jours; et cette
probabilité sera en faveur de _l'Étoile_ jusqu'à ce que les exemples,
si puérilement allégués, soient en nombre suffisant pour constituer une
règle contraire.
«Vous comprenez tout de suite que toute argumentation de ce genre doit
être dirigée contre la règle elle-même, et, dans ce but, nous devons
faire l'analyse raisonnée de la règle. Or, le corps humain n'est, en
général, ni beaucoup plus léger, ni beaucoup plus lourd que l'eau de
la Seine; c'est-à-dire que la pesanteur spécifique du corps humain,
dans sa condition naturelle, est à peu près égale au volume d'eau
douce qu'il déplace. Les corps des individus gras et charnus, avec
de petits os, et généralement des femmes, sont plus légers que ceux
des individus maigres, à gros os, et généralement des hommes; et la
pesanteur spécifique de l'eau d'une rivière est quelque peu influencée
par la présence du flux de la mer. Mais, en faisant abstraction de
la marée, on peut affirmer que très-peu de corps humains seront
submergés, même dans l'eau douce, _spontanément_, par leur propre
nature. Presque tous, tombant dans une rivière, seront aptes à flotter,
s'ils laissent s'établir un équilibre convenable entre la pesanteur
spécifique de l'eau et leur pesanteur propre, c'est-à-dire s'ils se
laissent submerger tout entiers, en exceptant le moins de parties
possible. La meilleure position pour celui qui ne sait pas nager est
la position verticale de l'homme qui marche sur la terre, la tête
complètement renversée et submergée, la bouche et les narines restant
seules au-dessus du niveau de l'eau. Dans de telles conditions, nous
pourrons tous flotter sans difficulté et sans effort. Il est évident,
toutefois, que les pesanteurs du corps et du volume d'eau déplacé
sont alors très-rigoureusement balancées, et qu'un rien suffira pour
donner à l'un ou à l'autre la prépondérance. Un bras, par exemple,
élevé au-dessus de l'eau, et conséquemment privé de son support, est un
poids additionnel suffisant pour faire plonger toute la tête, tandis
que le secours accidentel du plus petit morceau de bois nous permettra
de lever suffisamment la tête pour regarder autour de nous. Or, dans
les efforts d'une personne qui n'a pas la pratique de la natation,
les bras se jettent invariablement en l'air, et il y a en même temps
obstination à conserver à la tête sa position verticale ordinaire. Le
résultat est l'immersion de la bouche et des narines, et, par suite
des efforts pour respirer sous l'eau, l'introduction de l'eau dans
les poumons. L'estomac en absorbe aussi une grande quantité, et tout
le corps s'appesantit de toute la différence de pesanteur entre l'air
qui primitivement distendait ces cavités et le liquide qui les remplit
maintenant. C'est une règle générale, que cette différence suffit
pour faire plonger le corps; mais elle ne suffit pas dans le cas des
individus qui ont de petits os et une quantité anormale de matière
flasque et graisseuse. Ceux-là flottent même après qu'ils sont noyés.
«Le cadavre, que nous supposerons au fond de la rivière, y restera
jusqu'à ce que, d'une manière quelconque, sa pesanteur spécifique
devienne de nouveau moindre que celle du volume d'eau qu'il déplace.
Cet effet est amené soit par la décomposition, soit autrement. La
décomposition a pour résultat la génération du gaz qui distend tous
les tissus cellulaires et donne aux cadavres cet aspect bouffi qui
est si horrible à voir. Quand cette distension est arrivée à ce point
que le volume du corps est sensiblement accru sans un accroissement
correspondant de matière solide ou de poids, sa pesanteur spécifique
devient moindre que celle de l'eau déplacée, et il fait immédiatement
son apparition à la surface. Mais la décomposition peut être modifiée
par d'innombrables circonstances; elle peut être hâtée ou retardée par
d'innombrables agents; par la chaleur ou le froid de la saison, par
exemple; par l'imprégnation minérale ou la pureté de l'eau; par sa
plus ou moins grande profondeur; par le courant ou la stagnation plus
ou moins marqués; et puis par le tempérament originel du corps, selon
qu'il était déjà infecté ou pur de maladie avant la mort. Ainsi il est
évident que nous ne pouvons, avec exactitude, fixer une époque où le
corps devra s'élever par suite de la décomposition. Dans de certaines
conditions, ce résultat peut être amené en une heure; dans d'autres,
il peut ne pas avoir lieu du tout. Il y a des infusions chimiques qui
peuvent préserver à tout jamais de corruption tout le système animal,
par exemple le bichlorure de mercure. Mais, à part la décomposition,
il peut y avoir et il y a ordinairement une génération de gaz dans
l'estomac, par la fermentation acétique de la matière végétale (ou
par d'autres causes dans d'autres cavités), suffisante pour créer
une distension qui ramène le corps à la surface de l'eau. L'effet
produit par le coup de canon est un effet de simple vibration. Il peut
dégager le corps du limon ou de la vase molle où il est enseveli,
lui permettant ainsi de s'élever, quand d'autres agents l'y ont déjà
préparé; ou bien il peut vaincre l'adhérence de quelques parties
putréfiées du système cellulaire, et faciliter la distension des
cavités sous l'influence du gaz.
«Ayant ainsi devant nous toute la philosophie du sujet, nous pouvons
vérifier les assertions de _l'Étoile_. «L'expérience prouve,--dit
cette feuille,--que les corps noyés, ou jetés à l'eau immédiatement
après une mort violente, ont besoin d'un temps comme de six à dix
jours, pour qu'une décomposition suffisante les ramène à la surface
des eaux. Un cadavre sur lequel on tire le canon, et qui s'élève avant
que l'immersion ait duré au moins cinq ou six jours, ne manque pas de
replonger si on l'abandonne à lui-même.»
«Tout le paragraphe nous apparaît maintenant comme un tissu
d'inconséquences et d'incohérences. L'expérience _ne montre pas
toujours_ que les corps des noyés _ont besoin_ de cinq ou six jours
pour qu'une décomposition suffisante leur permette de revenir à la
surface. La science et l'expérience réunies prouvent que l'époque de
leur réapparition est et doit être nécessairement indéterminée. En
outre, si un corps est ramené à la surface de l'eau par un coup de
canon, il ne _replongera pas de nouveau, même abandonné à lui-même_,
toutes les fois que la décomposition sera arrivée au degré nécessaire
pour permettre le dégagement des gaz engendrés. Mais je désire appeler
votre attention sur la distinction faite entre les corps des noyés et
les corps des personnes jetées à l'eau immédiatement après une mort
violente. Quoique le rédacteur admette cette distinction, cependant il
enferme les deux cas dans la même catégorie. J'ai montré comment le
corps d'un homme qui se noie acquiert une pesanteur spécifique plus
considérable que le volume d'eau déplacé, et j'ai prouvé qu'il ne
s'enfoncerait pas du tout, sans les mouvements par lesquels il jette
ses bras au-dessus de l'eau, et les efforts de respiration qu'il fait
sous l'eau, qui permettent au liquide de prendre la place de l'air dans
les poumons. Mais ces mouvements et ces efforts n'auront pas lieu dans
un corps _jeté à l'eau immédiatement après une mort violente_. Ainsi,
dans ce dernier cas, _la règle générale est que le corps ne doit pas
du tout s'enfoncer_,--fait que _l'Étoile_ ignore évidemment. Quand la
décomposition est arrivée à un point très-avancé, quand la chair a, en
grande partie, quitté les os,--alors seulement, mais pas avant, nous
voyons le corps disparaître sous l'eau.
«Et maintenant que penserons-nous de ce raisonnement,--que le cadavre
trouvé ne peut pas être celui de Marie Roget, parce que ce cadavre a
été trouvé flottant après un laps de trois jours seulement? Si elle a
été noyée, elle a pu ne pas s'enfoncer, étant une femme; si elle s'est
enfoncée, elle a pu reparaître au bout de vingt-quatre heures, ou même
moins. Mais personne ne suppose qu'elle a été noyée; et étant morte
avant d'être jetée à la rivière, elle aurait flotté et aurait pu être
retrouvée à n'importe quelle époque postérieure.
«Mais,--dit _l'Étoile_,--si le corps est resté sur le rivage dans son
état de détérioration jusqu'à la nuit de mardi, on a dû trouver sur ce
rivage quelque trace des meurtriers.»
«Ici il est difficile de saisir tout d'abord l'intention du raisonneur.
Il cherche à prévenir ce qu'il imagine pouvoir être une objection à
sa théorie,--à savoir que le corps, étant resté deux jours sur le
rivage, a dû subir une décomposition rapide,--_plus_ rapide que s'il
avait été plongé dans l'eau. Il suppose que, si tel a été le cas, le
corps aurait pu reparaître à la surface le mercredi, et pense que,
dans ces conditions-là seulement, il aurait pu reparaître. Il est donc
très-pressé de prouver que le corps _n'est pas resté_ sur le rivage;
car, dans ce cas, _on aurait trouvé sur ce rivage quelque trace des
meurtriers_. Je présume que cette conséquence vous fera sourire. Vous
ne pouvez pas comprendre comme le séjour _plus ou moins long_ du corps
sur le rivage aurait pu _multiplier les traces_ des assassins. Ni moi
non plus.»
Le journal continue: «Et enfin, il est excessivement improbable que les
malfaiteurs qui ont commis un meurtre tel que celui qui est supposé,
aient jeté le corps à l'eau sans un poids pour l'entraîner, quand il
était si facile de prendre cette précaution.»
«Observez ici la risible confusion d'idées! Personne, pas même
_l'Étoile_, ne conteste qu'un meurtre a été commis sur le corps
trouvé. Les traces de violence sont trop évidentes. Le but de notre
raisonneur est simplement de montrer que ce corps n'est pas celui de
Marie. Il désire prouver que Marie n'est pas assassinée,--mais non pas
que ce cadavre n'est pas celui d'une personne assassinée. Cependant
son observation ne prouve que ce dernier point. Voilà un corps auquel
aucun poids n'avait été attaché. Des assassins, le jetant à l'eau,
n'auraient pas manqué d'y attacher un poids. Donc, il n'a pas été jeté
par des assassins. Voilà tout ce qui est prouvé, si quelque chose peut
l'être. La question d'identité n'est même pas abordée, et _l'Étoile_
est très en peine pour contredire maintenant ce qu'elle admettait tout
à l'heure. «Nous sommes parfaitement convaincus,--dit-elle,--que le
cadavre trouvé est celui d'une femme assassinée.»
«Et ce n'est pas le seul cas, même dans cette partie de son sujet, où
notre raisonneur raisonne, sans s'en apercevoir, contre lui-même. Son
but évident, je l'ai déjà dit, est de réduire, autant que possible,
l'intervalle de temps compris entre la disparition de Marie et la
découverte du corps. Cependant nous le voyons insister sur ce point,
que personne n'a vu la jeune fille depuis le moment où elle a quitté la
maison de sa mère. «Nous n'avons,--dit-il,--aucune déposition prouvant
que Marie Roget fût encore sur la terre des vivants passé neuf heures,
dimanche 22 juin.»
Comme son raisonnement est évidemment entaché de parti pris, il aurait
mieux fait d'abandonner ce côté de la question; car, si l'on trouvait
quelqu'un qui eût vu Marie, soit lundi, soit mardi, l'intervalle en
question serait très-réduit, et, d'après sa manière de raisonner, la
probabilité que ce corps puisse être celui de la grisette se trouverait
diminuée d'autant. Il est toutefois amusant d'observer que _l'Étoile_
insiste là-dessus avec la ferme conviction qu'elle va renforcer son
argumentation générale.
«Maintenant, examinez de nouveau cette partie de l'argumentation qui
a trait à la reconnaissance du corps par Beauvais. Relativement au
_poil_ sur le bras, _l'Étoile_ montre évidemment de la mauvaise foi.
M. Beauvais, n'étant pas un idiot, n'aurait jamais, pour constater
l'identité d'un corps, argué simplement _de poil sur le bras_. Il n'y
a pas de bras sans poil. La _généralité_ des expressions de _l'Étoile_
est une simple perversion des phrases du témoin. Il a dû nécessairement
parler de quelque _particularité_ dans ce poil; particularité dans la
couleur, la quantité, la longueur ou la place.
«Le journal dit: Son pied était petit;--il y a des milliers de petits
pieds. Sa jarretière n'est pas du tout une preuve, non plus que son
soulier; car les jarretières et les souliers se vendent par ballots.
On peut en dire autant des fleurs de son chapeau. Un fait sur lequel
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