Histoires grotesques et sérieuses - 07

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de leur taille et la faculté accordée aux spectateurs de se les faire
passer de main en main avant l'exécution de la danse, il serait
difficile de convaincre une assemblée que ces automates de bois ne sont
pas des créatures vivantes. Nous ne pouvons donc pas douter des talents
de M. Maelzel, et nous sommes contraints d'admettre qu'il a laissé
volontairement à son _Joueur d'échecs_ la même physionomie artificielle
et barbare que le baron Kempelen lui avait donnée dès le principe,
non pas évidemment sans dessein. Quel était son dessein, il n'est pas
difficile de le deviner. Si _l'Automate_ avait imité exactement la vie
dans ses mouvements, le spectateur eût été plus porté à attribuer ses
opérations à leur véritable cause, c'est-à-dire à l'action humaine
cachée, qu'il ne l'est actuellement, les manœuvres gauches et
rectangulaires de la poupée inspirant l'idée d'une pure mécanique
livrée à elle-même.
VII
Quand, peu de temps avant le commencement de la partie, l'exhibiteur,
selon son habitude, _monte_ son _Automate_, une oreille un peu
familiarisée avec les sons produits par le montage d'un système
mécanique découvrira tout de suite que l'axe que la clef fait tourner
dans la caisse du _Joueur d'échecs_ ne peut être en rapport ni avec un
poids, ni avec un levier, ni avec aucun engin mécanique quelconque.
La conséquence que nous en lirons est la même que dans notre dernière
observation. Le montage n'est pas essentiel aux opérations de
_l'Automate_, et n'a lieu que dans le but de faire naître chez les
spectateurs l'idée fausse d'un mécanisme.
VIII
Quand on pose très-explicitement cette question à Maelzel:
«_L'Automate_ est-il ou n'est-il pas une pure machine?» il fait
invariablement la même réponse: «Je n'ai pas à m'expliquer là-dessus.»
Or, la notoriété de _l'Automate_, et la grande curiosité qu'il a
excitée partout, sont dues à cette opinion dominante qu'il est une
pure machine, plus particulièrement qu'à toute autre circonstance.
Naturellement, il est de l'intérêt du propriétaire de le présenter
comme une chose telle. Et quel moyen plus simple, plus efficace peut-il
y avoir, pour impressionner les spectateurs dans le sens désiré,
qu'une déclaration positive et explicite à cet effet? D'autre part,
quel moyen plus simple, plus efficace pour détruire la confiance du
spectateur dans _l'Automate_ pris comme pure machine, que de refuser
cette déclaration explicite? Or, nous sommes naturellement portés à
raisonner ainsi:--Il est de l'intérêt de Maelzel de présenter la chose
comme une pure machine;--il se refuse à le faire, directement du moins,
par la parole; mais il ne se fait pas scrupule et il est évidemment
soigneux de le persuader indirectement par ses actions; si la chose
était vraiment telle qu'il cherche à l'exprimer par ses actions, il se
servirait très-volontiers du témoignage plus direct des paroles;--la
conclusion, c'est que la conscience qu'il a que la chose n'est pas une
pure machine est la raison de son silence;--ses actions ne peuvent pas
le compromettre ni le convaincre d'une fausseté évidente;--ce que ses
paroles pourraient faire.
IX
Quand Maelzel, dans l'exhibition de l'intérieur de la caisse, a ouvert
la porte n°1, ainsi que la porte placée immédiatement derrière, il
présente devant cette porte de derrière, comme nous l'avons dit,
une bougie allumée, puis promène çà et là la machine entière pour
convaincre l'assemblée que l'armoire n°1 est entièrement remplie
par le mécanisme. Quand la machine est ainsi remuée, un observateur
soigneux découvrira que, pendant que la partie du mécanisme placée
près de la porte de devant n°1 reste parfaitement fixe et inébranlée,
la partie postérieure oscille, presque imperceptiblement, avec les
mouvements de la machine. Ce fut cette circonstance qui éveilla d'abord
en nous le soupçon que la partie postérieure du mécanisme pouvait être
disposée pour glisser aisément, _en masse_, et pour changer de place
quand l'occasion l'exigeait. Nous avons déjà établi que cette occasion
se présente quand l'homme caché ramène son corps dans une position
droite après la fermeture de la porte de derrière.
X
Sir David Brewster affirme que la figure du Turc est de dimension
naturelle; mais en réalité elle dépasse de beaucoup les dimensions
ordinaires. Rien de plus facile que de se tromper dans les
appréciations de grandeurs. Le corps de _l'Automate_ est généralement
isolé, et n'ayant pas de moyens de le comparer immédiatement avec une
figure humaine, nous nous laissons aller à le considérer comme étant de
dimension ordinaire. Toutefois on corrigera cette méprise en observant
_le Joueur d'échecs_ quand l'exhibiteur s'en rapproche, ainsi que cela
arrive souvent. Sans doute, M. Maelzel n'est pas très-grand; mais,
quand il s'approche de la machine, sa tête se trouve à dix-huit pouces
au moins au-dessous de la tête du Turc, bien que celui-ci, on s'en
souvient, soit dans la position d'un homme assis.
XI
La caisse derrière laquelle _l'Automate_ est placé a juste trois pieds
six pouces de longueur, deux pieds quatre pouces de profondeur et deux
pieds six pouces de hauteur. Ces dimensions sont pleinement suffisantes
pour loger un homme très au-dessus de la taille ordinaire, et le
compartiment principal, à lui seul, peut contenir un homme ordinaire
dans la position que nous avons attribuée à la personne cachée. Tels
étant les faits (et quiconque en doute peut les vérifier lui-même par
le calcul), il nous paraît inutile de nous appesantir dessus davantage.
Nous ferons seulement observer que, bien que le couvercle de la caisse
soit en apparence une planche de trois pouces d'épaisseur environ,
le spectateur peut se convaincre, en se baissant pour l'examiner en
dessous pendant que le principal compartiment est ouvert, qu'il est en
réalité très-mince. La hauteur du tiroir peut aussi être mal appréciée
par ceux qui l'examinent d'une manière insuffisante. Il y a un espace
d'environ trois pouces entre le haut du tiroir tel qu'il paraît, vu de
l'extérieur, et le bas de l'armoire,--espace qui doit être compris dans
la hauteur du tiroir. Ces artifices, qui ont pour but de faire paraître
l'espace compris dans la caisse moins grand qu'il n'est réellement,
doivent être attribués au dessein de l'inventeur, qui est de frapper
l'assemblée d'une idée fausse,--c'est-à-dire qu'un être humain ne
pourrait pas se loger dans la caisse.
XII
L'intérieur du principal compartiment est partout recouvert d'_étoffe_.
Nous présumons que cette étoffe doit avoir un double objet. Une partie
de l'étoffe, bien tendue, sert peut-être à représenter les seules
cloisons qu'il soit nécessaire de déplacer pendant que l'homme change
de position, à savoir la cloison placée entre la paroi postérieure du
principal compartiment et la paroi postérieure de l'armoire n°1, puis
la cloison entre le principal compartiment et l'espace derrière le
tiroir quand il est ouvert. Si nous supposons que tel soit le cas, la
difficulté de déplacer les cloisons disparaît tout à fait, si toutefois
on a jamais pu se figurer qu'il y eût là une réelle difficulté. La
seconde utilité de l'étoffe est d'amortir et de rendre indistincts les
bruits occasionnés par les mouvements de la personne enfermée.
XIII
Comme nous l'avons déjà fait observer, l'adversaire ne peut pas jouer
sur l'échiquier de _l'Automate_, mais il est assis à quelque distance
de la machine. Si nous demandions pourquoi, on nous donnerait sans
doute, pour expliquer cette particularité, cette raison que, placé
autrement, l'adversaire intercepterait pour le spectateur la vue de la
machine. Mais on pourrait obvier facilement à cet inconvénient, soit
en élevant les sièges de l'assemblée, soit en tournant vers elle l'un
des bouts de la caisse pendant la durée de la partie. Le vrai motif
de cette restriction est, peut-être, d'une nature bien différente. Si
l'adversaire était assis en contact avec la caisse, le secret courrait
quelque danger d'être découvert; une oreille exercée, par exemple,
pourrait surprendre la respiration de l'homme caché.
XIV
Quoique M. Maelzel, en découvrant l'intérieur de la machine, dévie
quelquefois légèrement de la routine que nous avons tracée, toutefois,
il ne s'en départ jamais assez, en aucun cas, pour créer un obstacle à
notre solution. Par exemple, on l'a vu, dans un temps, ouvrir le tiroir
avant tout le reste; mais il n'ouvre jamais le principal compartiment
sans fermer préalablement la porte de derrière de l'armoire n°1; il
n'ouvre jamais le principal compartiment sans d'abord tirer le tiroir;
il ne ferme jamais le tiroir sans avoir d'abord fermé le principal
compartiment; il n'ouvre jamais la porte de derrière de l'armoire
n°1 pendant que le principal compartiment est ouvert, et la partie
d'échecs ne commence jamais avant que toute la machine soit close. Or,
si on observe que _jamais, pas même en un seul cas_, M. Maelzel ne
s'est départi de cette routine, dont nous avons tracé la marche comme
nécessaire à notre solution, c'est déjà là un des plus forts arguments
qui la puissent confirmer; mais l'argument se trouve infiniment
renforcé si nous tenons justement compte de cette circonstance, qu'il
s'en est _quelquefois_ départi, mais jamais _assez_ pour infirmer la
solution.
XV
Pendant l'exhibition, il y a six bougies sur la table de _l'Automate_.
Une question se présente naturellement: «Pourquoi employer tant
de bougies, quand une seule ou deux, tout au plus, éclaireraient
bien suffisamment l'échiquier pour les spectateurs, dans une salle,
d'ailleurs, aussi bien illuminée que l'est toujours la salle de
l'exhibition;--puisque, de plus, si nous supposons que _l'Automate_
est une pure machine, il n'y a aucune nécessité de déployer tant de
lumière, et même qu'il n'en est pas besoin du tout pour _lui_ permettre
d'accomplir ses opérations;--puisque, surtout, il n'y a qu'une seule
bougie sur la table de l'adversaire?» La réponse qui, la première,
se présente à l'esprit, est qu'il faut une lumière aussi intense pour
fournir à l'homme le moyen d'y voir à travers la matière transparente,
probablement de la gaze ou de la mousseline très-fine, dont est faite
la poitrine du Turc. Mais, quand nous examinons _l'arrangement_ des
bougies, une autre raison s'offre immédiatement. Il y a, disons-nous,
six bougies en tout. Il y en a trois de chaque côté de la figure.
Les plus éloignées du spectateur sont les plus longues;--celles du
milieu sont de deux pouces plus courtes,--et les plus rapprochées du
public sont encore plus courtes de deux pouces environ;--enfin les
bougies placées d'un côté diffèrent en hauteur des bougies placées à
l'opposite dans une proportion de plus de deux pouces,--c'est-à-dire
que la plus longue bougie d'un des côtés est environ de trois pouces
plus courte que la plus longue placée de l'autre côté, et ainsi de
suite. On voit qu'ainsi il n'y a pas deux bougies de la même hauteur,
et que la difficulté de vérifier la matière dont est faite la poitrine
de _l'Automate_ se trouve considérablement augmentée par l'effet
éblouissant des croisements compliqués de rayons,--croisements qui
sont produits en plaçant les centres d'irradiation à différents niveaux.
XVI
Du temps que _le Joueur d'échecs_ était la propriété du baron Kempelen,
on a observé plus d'une fois, d'abord, qu'un Italien à la suite
du baron ne se faisait jamais voir pendant que le Turc jouait une
partie d'échecs; ensuite, que, l'Italien étant tombé sérieusement
malade, l'exhibition fut interrompue jusqu'à sa guérison. Cet Italien
professait une _totale_ ignorance du jeu d'échecs, quoique toutes les
autres personnes de la suite du baron jouassent passablement. Des
observations analogues ont été faites depuis que Maelzel est entré
en possession de _l'Automate_. Il y a un homme, _Schlumberger_, qui
l'accompagne partout où il va, mais qui n'a pas d'autre occupation
connue que de l'aider à emballer et à déballer _l'Automate_. Cet homme
est à peu près de taille moyenne et a les épaules singulièrement
_voûtées_. Se donne-t-il comme connaissant le jeu d'échecs ou comme
n'y entendant rien? c'est ce que nous ignorons. Mais il est bien
certain qu'il a toujours été invisible pendant l'exhibition du _Joueur
d'échecs_, quoiqu'on le voie souvent avant et après le spectacle. De
plus, il y a quelques années, Maelzel étant en tournée à Richmond
avec ses automates, et les exhibant, à ce que nous croyons, dans la
maison consacrée maintenant par M. Bossieux à une Académie de danse,
_Schlumberger_ tomba tout à coup malade, et durant sa maladie il n'y
eut aucune exhibition du _Joueur d'échecs_. Ces faits sont bien connus
de plusieurs de nos concitoyens. La raison explicative de la suspension
des représentations du _Joueur d'échecs_, telle qu'elle fut offerte au
public, _ne fut pas_ la maladie de _Schlumberger_. Les conclusions à
tirer de tout ceci, nous les livrons, sans autre commentaire, à notre
lecteur.
XVII
Le Turc joue avec son bras gauche. Une circonstance si remarquable
ne peut pas être accidentelle. Brewster n'y prend pas garde; il se
contente, autant qu'il nous en souvient, de constater le fait. Les
auteurs des _Essais_ les plus récents sur _l'Automate_ semblent n'avoir
pas du tout remarqué ce point et n'y font pas allusion. L'auteur de
la brochure citée par Brewster en fait mention, mais il reconnaît
son impuissance à l'expliquer. Cependant, c'est évidemment de telles
excentricités et incongruités que nous devons tirer (si toutefois la
chose nous est possible) les déductions qui nous conduiront à la vérité.
Que _l'Automate_ joue avec sa main gauche, c'est là une circonstance
qui n'a pas de rapport avec la machine, considérée simplement comme
machine. Toute combinaison mécanique qui obligerait un automate à
remuer, d'une façon donnée quelconque, le bras gauche, pourrait, _vice
versâ_, le contraindre à remuer le bras droit. Mais ce principe ne
peut pas s'étendre jusqu'à l'organisation humaine, où nous trouvons
une différence radicale et marquée dans la conformation, et, de toute
manière, dans les facultés des deux bras, le droit et le gauche. En
réfléchissant sur ce dernier fait, nous rapprochons naturellement
cette excentricité de _l'Automate_ de cette particularité propre à
l'organisation humaine. Et nous sommes alors contraints de supposer une
sorte de _renversement_, car _l'Automate_ joue précisément comme un
homme _ne jouerait pas_. Ces idées, une fois acceptées, suffisent par
elles-mêmes pour suggérer la conception d'un homme caché à l'intérieur.
Encore quelques pas, et nous touchons finalement au résultat.
_L'Automate_ joue avec son bras gauche parce que, dans les conditions
actuelles, l'homme ne peut jouer qu'avec son bras droit;--c'est
simplement _faute de mieux_. Supposons, par exemple, que _l'Automate_
joue avec son bras droit. Pour atteindre le mécanisme qui fait mouvoir
le bras, et que nous avons dit être juste au-dessous de l'épaule, il
faudrait nécessairement que l'homme se servît de son bras droit dans
une position excessivement pénible et embarrassée (c'est-à-dire en le
soulevant tout contre son corps, strictement opprimé entre son corps et
le flanc de _l'Automate_), ou bien qu'il se servît de son bras gauche
en le ramenant sur sa poitrine. Dans aucun des deux cas il n'agirait
avec la précision et l'aisance nécessaires. Au contraire, _l'Automate_
jouant, comme il fait, avec son bras gauche, toutes les difficultés
disparaissent: le bras droit de l'homme passe devant sa poitrine,
et les doigts de sa main droite agissent, sans aucune gêne, sur le
mécanisme de l'épaule de la figure.
Nous ne croyons pas qu'aucune objection raisonnable puisse être élevée
contre cette explication de _l'Automate joueur d'échecs_.

[1] Sous le titre: _Androïdes_, on trouvera dans l'_Encyclopédie
d'Édimbourg_ une liste complète des principaux automates des temps
anciens et modernes.
[2] Cet article était écrit en 1855, quand M. Maelzel, qui vient de
mourir récemment, montrait _le Joueur d'échecs_ dans les États de
l'Union. _L'Automate_, à ce que nous croyons, est maintenant (1855) en
la possession du professeur J.-K. Mitchell, de Philadelphie. (_Note de
l'éditeur_.)
[3] Le mot _échec_ prononcé par le Turc est un perfectionnement de M.
Maelzel. Quand elle était la propriété du baron Kempelen, la figure
signifiait _échec_ en frappant sur la caisse avec sa main droite.
[4] Sir David Brewster suppose qu'il y a toujours un grand espace
derrière le tiroir, même quand il est fermé,--en d'autres termes,
que le tiroir est «un faux tiroir.» Mais cette idée est absolument
insoutenable. Une supercherie aussi vulgaire serait immédiatement
découverte; le tiroir, étant ouvert dans toute son étendue, fournirait
ainsi l'occasion de comparer sa profondeur avec celle de la caisse.
[5] Plusieurs de ces _observations_ ont simplement pour but de prouver
que la machine est nécessairement réglée par _la pensée_, et il nous
a paru que ce serait un travail superflu que de produire de nouveaux
arguments à l'appui de ce qui a été déjà parfaitement admis. Mais
notre dessein est de convaincre spécialement certains de nos amis, sur
lesquels une méthode de raisonnement suggestive aura plus d'influence
que la démonstration _à priori_ la plus rigoureuse.


ÉLÉONORA[1]

Sub conservatione formæ specificæ salva anima.
RAYMOND LULLE.

Je suis issu d'une race qu'ont illustrée une imagination vigoureuse et
des passions ardentes. Les hommes m'ont appelé fou; mais la Science
ne nous a pas encore appris si la folie est ou n'est pas le sublime
de l'intelligence,--si presque tout ce qui est la gloire, si tout ce
qui est la profondeur, ne vient pas d'une maladie de la pensée, d'un
mode de l'esprit exalté aux dépens de l'intellect général. Ceux qui
rêvent éveillés ont connaissance de mille choses qui échappent à ceux
qui ne rêvent qu'endormis. Dans leurs brumeuses visions, ils attrapent
des échappées de l'éternité et frissonnent, en se réveillant, de voir
qu'ils ont été un instant sur le bord du grand secret. Ils saisissent
par lambeaux quelque chose de la connaissance du Bien, et plus encore
de la science du Mal. Sans gouvernail et sans boussole, ils pénètrent
dans le vaste océan de la _lumière ineffable_, et, comme pour imiter
les aventuriers du géographe nubien, _aggressi sunt Mare Tenebrarum,
quid in eo esset exploraturi_.
Nous dirons donc que je suis fou. Je reconnais du moins qu'il y a deux
conditions distinctes dans mon existence spirituelle: la condition
de raison incontestablement lucide, qui s'applique au souvenir des
événements formant la première époque de ma vie, et une condition de
doute et de ténèbres, qui se rapporte au présent et à la mémoire de ce
qui constitue la seconde grande époque de mon existence. Donc, ce que
je dirai de la première période, croyez-le; et ce que je puis relater
du temps postérieur, n'y ajoutez foi qu'autant que cela vous semblera
juste; doutez-en même tout à fait; ou, si vous n'en pouvez pas douter,
sachez être l'Œdipe de cette énigme!
Celle que j'aimais dans ma jeunesse et dont aujourd'hui je trace,
posément et distinctement, ce souvenir, était la fille unique de
l'unique sœur de ma mère depuis longtemps défunte. Éléonora était le
nom de ma cousine. Nous avions toujours habité ensemble, sous un soleil
tropical, dans la Vallée du Gazon-Diapré. Jamais un pas sans guide
n'avait pénétré jusqu'à ce vallon; car il s'étendait au loin à travers
une chaîne de gigantesques montagnes qui se dressaient et surplombaient
tout autour, fermant à la lumière du soleil ses plus délicieux replis.
Aucune route frayée ne sillonnait le voisinage, et, pour atteindre
notre heureuse retraite, il fallait repousser le feuillage de milliers
d'arbres forestiers et anéantir la gloire de milliers de fleurs
parfumées. C'est ainsi que nous vivions tout à fait solitaires, ne
connaissant rien du monde que cette vallée,--moi, ma cousine et sa mère.
Du haut des régions obscures situées au delà des montagnes, à
l'extrémité supérieure de notre domaine si bien fermé, se glissait une
étroite et profonde rivière, plus brillante que tout ce qui n'était
pas les yeux d'Éléonora; et serpentant çà et là en nombreux méandres,
elle s'échappait à la fin par une gorge ténébreuse à travers des
montagnes encore plus obscures que celles d'où elle était sortie. Nous
la nommions la rivière du Silence; car il semblait qu'il y eût dans
son cours une influence pacifiante. Aucun murmure ne s'élevait de son
lit, et elle se promenait partout si doucement, que les grains de
sable, semblable à des perles, que nous aimions à contempler dans la
profondeur de son sein, ne bougeaient absolument pas, mais reposaient
dans un bonheur immobile, chacun à son antique place primitive et
brillant d'un éclat éternel.
Le bord de la rivière et de maints petits ruisseaux éblouissants qui,
par différents chemins, se glissaient vers son lit; tout l'espace
qui s'étendait depuis le bord jusqu'au fond de cailloux à travers
les profondeurs transparentes; toutes ces parties, dis-je, ainsi que
toute la surface de la vallée, depuis la rivière jusqu'aux montagnes
qui l'entouraient, étaient tapissées d'un gazon vert-tendre, épais,
court, parfaitement égal, et parfumé de vanille, mais si bien étoilé,
dans toute son étendue, de renoncules jaunes, de pâquerettes blanches,
de violettes pourprées et d'asphodèles d'un rouge de rubis, que sa
merveilleuse beauté parlait à nos cœurs, en accents éclatants, de
l'amour et de la gloire de Dieu.
Et puis, çà et là, parmi ce gazon, s'élançaient en bouquets, comme des
explosions de rêves, des arbres fantastiques dont les troncs grands
et minces ne se tenaient pas droits, mais se penchaient gracieusement
vers la lumière qui visitait à midi le centre de la vallée. Leur écorce
était mouchetée du vif éclat alterné de l'ébène et de l'argent, et plus
polie que tout ce qui n'était pas les joues d'Éléonora; si bien que,
sans le vert brillant des vastes feuilles qui s'épandaient de leurs
sommets en longues lignes tremblantes et jouaient avec les Zéphirs,
on aurait pu les prendre pour de monstrueux serpents de Syrie rendant
hommage au Soleil, leur souverain.
Pendant quinze ans, Éléonora et moi, la main dans la main, nous errâmes
à travers cette vallée avant que l'amour entrât dans nos cœurs. Ce
fut un soir, à la fin du troisième lustre de sa vie et du quatrième
de la mienne, comme nous étions assis, enchaînés dans un mutuel
embrassement, sous les arbres serpentins, et que nous contemplions
notre image dans les eaux de la rivière du Silence. Nous ne prononçâmes
aucune parole durant la fin de cette délicieuse journée, et, même
encore le matin, nos paroles étaient tremblantes et rares. Nous avions
tiré le dieu Éros de cette onde, et nous sentions maintenant qu'il
avait rallumé en nous les âmes ardentes de nos ancêtres. Les passions
qui pendant des siècles avaient distingué notre race se précipitèrent
en foule avec les fantaisies qui l'avaient également rendue célèbre, et
toutes ensemble elles soufflèrent une béatitude délirante sur la Vallée
du Gazon-Diapré. Un changement s'empara de toutes choses. Des fleurs
étranges, brillantes, étoilées, s'élancèrent des arbres où aucune fleur
ne s'était encore fait voir. Les nuances du vert tapis se firent plus
intenses; une à une se retirèrent les blanches pâquerettes, et à la
place de chacune jaillirent dix asphodèles d'un rouge de rubis. Et la
vie éclata partout dans nos sentiers; car le grand flamant, que nous
ne connaissions pas encore, avec tous les gais oiseaux aux couleurs
brûlantes, étala son plumage écarlate devant nous; des poissons
d'argent et d'or peuplèrent la rivière, du sein de laquelle sortit peu
à peu un murmure qui s'enfla à la longue en une mélodie berçante, plus
divine que celle de la harpe d'Éole, plus douce que tout ce qui n'était
pas la voix d'Éléonora. Et alors aussi un volumineux nuage, que nous
avions longtemps guetté dans les régions d'Hespérus, en émergea, tout
ruisselant de rouge et d'or, et, s'installant paisiblement au-dessus de
nous, il descendit, jour à jour, de plus en plus bas, jusqu'à ce que
ses bords reposassent sur les pointes des montagnes, transformant leur
obscurité en magnificence, et nous enfermant, comme pour l'éternité,
dans une magique prison de splendeur et de gloire.
La beauté d'Éléonora était celle des Séraphins; c'était d'ailleurs
une fille sans artifice, et innocente comme la courte vie qu'elle
avait menée parmi les fleurs. Aucune ruse ne déguisait la ferveur de
l'amour qui animait son cœur, et elle en scrutait avec moi les plus
intimes replis, pendant que nous errions ensemble dans la Vallée du
Gazon-Diapré, et que nous discourions des puissants changements qui
s'y étaient récemment manifestés.
A la longue, m'ayant un jour parlé, tout en larmes, de la cruelle
transformation finale qui attend la pauvre Humanité, elle ne rêva plus
dès lors qu'à ce sujet douloureux, le mêlant à tous nos entretiens, de
même que, dans les chansons du barde de Schiraz, les mêmes images se
présentent opiniâtrement dans chaque variation importante de la phrase.
Elle avait vu que le doigt de la Mort était sur son sein, et que, comme
l'éphémère, elle n'avait été parfaitement mûrie en beauté que pour
mourir; mais pour elle les terreurs du tombeau étaient toutes contenues
dans une pensée unique, qu'elle me révéla un soir, au crépuscule,
sur les bords de la Rivière du Silence. Elle s'affligeait de penser
qu'après l'avoir enterrée dans la Vallée du Gazon-Diapré, je quitterais
pour toujours ces heureuses retraites, et que je transporterais mon
amour, qui maintenant était si passionnément tout à elle, vers quelque
fille du monde extérieur et vulgaire. Et, de temps à autre, je me
jetais précipitamment aux pieds d'Éléonora, et je lui offrais de faire
serment, à elle et au Ciel, que je ne contracterais jamais de mariage
avec une fille de la Terre; que je ne me montrerais jamais, en aucune
manière, infidèle à son cher souvenir, ni au souvenir de la fervente
affection dont elle m'avait gratifié. Et j'invoquai le Tout-Puissant
Régulateur de l'Univers comme témoin de la pieuse solennité de mon
vœu. Et la malédiction dont je les suppliai de m'accabler, Lui et
elle,--elle, une sainte dans le Paradis,--si je venais à me parjurer,
impliquait un châtiment d'une si prodigieuse horreur, que je ne
puis le confier au papier. Et, à mes paroles, les yeux brillants
d'Éléonora brillèrent d'un éclat plus vif; et elle soupira comme si
sa poitrine était déchargée d'un fardeau mortel; et elle trembla et
pleura très-amèrement; mais elle accepta mon serment (car était-elle
autre chose qu'une enfant?), et mon serment lui rendit plus doux son
lit de mort. Et peu de jours après, mourant paisiblement, elle me
disait qu'à cause de ce que j'avais fait pour le repos de son esprit,
elle veillerait sur moi avec ce même esprit après sa mort; et que, si
cela lui était permis, elle viendrait se rendre visible à moi durant
les heures de la nuit; mais que, si une pareille chose dépassait les
privilèges des âmes en Paradis, elle saurait au moins me donner de
fréquents symptômes de sa présence, soupirant au-dessus de moi dans les
brises du soir, ou remplissant l'air que je respirais du parfum pris
dans l'encensoir des anges. Et, avec ces paroles sur les lèvres, elle
rendit son innocente vie, marquant ainsi la fin de la première époque
de la mienne.
Jusqu'ici, j'ai parlé fidèlement. Mais, quand je passe cette barrière
dans la route du temps, formée par la mort de ma bien-aimée, et que
je m'avance dans la seconde période de mon existence, je sens qu'une
nuée s'amasse sur mon cerveau, et je mets moi-même en doute la parfaite
santé de ma mémoire. Mais laissez-moi continuer.--Les années se
traînèrent lourdement une à une, et je continuai d'habiter la Vallée
du Gazon-Diapré. Mais un second changement était survenu en toutes
choses. Les fleurs étoilées s'abîmèrent dans le tronc des arbres et
ne reparurent plus. Les teintes du vert tapis s'affaiblirent; et un
à un dépérirent les asphodèles d'un rouge de rubis, et à leur place
jaillirent par dizaines les sombres violettes, semblables à des yeux
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