Histoires grotesques et sérieuses - 03

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M. Beauvais insiste fortement est que l'agrafe de la jarretière avait
été reculée pour rendre celle-ci plus étroite. Cela ne prouve rien; car
la plupart des femmes emportent chez elles une paire de jarretières et
les accommodent à la grosseur de leurs jambes plutôt que de les essayer
dans la boutique où elles les achètent.
«Ici il est difficile de supposer le raisonneur dans son bon sens.
Si M. Beauvais, à la recherche du corps de Marie, a découvert un
cadavre ressemblant, par les proportions générales et l'aspect, à la
jeune fille disparue, il a pu légitimement croire (même en laissant
de côté la question de l'habillement) qu'il avait abouti au but de sa
recherche. Si, outre ce point de proportions générales et de contour,
il a trouvé sur le bras une apparence velue déjà observée sur le bras
de Marie vivante, son opinion a pu être justement renforcée, et a dû
l'être en proportion de la particularité ou du caractère insolite de
cette marque velue. Si, le pied de Marie étant petit, les pieds du
cadavre se trouvent également petits, la probabilité que ce cadavre est
celui de Marie doit croître dans une proportion, non pas simplement
arithmétique, mais singulièrement géométrique ou accumulative.
Ajoutez à tout cela des souliers tels qu'on lui en avait vu porter
le jour de sa disparition, et, bien que les souliers _se vendent par
ballots_, vous sentirez la probabilité s'augmenter jusqu'à confiner à
la certitude. Ce qui, par soi-même, ne serait pas un signe d'identité
devient, par sa position corroborative, la preuve la plus sûre.
Accordez-nous, enfin, les fleurs du chapeau correspondant à celles que
portait la jeune fille perdue, et nous n'avons plus rien à désirer.
_Une seule_ de ces fleurs, et nous n'avons plus rien à désirer;--mais
que dirons-nous donc, si nous en avons deux, ou trois, ou plus encore?
Chaque unité successive est un témoignage multiple,--une preuve non
pas _ajoutée_ à la preuve précédente, mais _multipliée_ par cent ou
par mille. Nous découvrons maintenant sur la défunte des jarretières
semblables à celles dont usait la personne vivante; en vérité, il y
a presque folie à continuer l'enquête. Mais il se trouve que ces
jarretières sont resserrées par le reculement de l'agrafe, juste comme
Marie avait fait pour les siennes, peu de temps avant de quitter la
maison. Douter encore, c'est démence ou hypocrisie. Ce que _l'Étoile_
dit relativement à ce raccourcissement qui doit, selon elle, être
considéré comme un cas journalier, ne prouve pas autre chose que
son opiniâtreté dans l'erreur. La nature élastique d'une jarretière
à agrafe suffit pour démontrer le caractère _exceptionnel_ de ce
raccourcissement. Ce qui est fait pour bien s'ajuster ne doit avoir
besoin d'un perfectionnement que dans des cas rares. Ce doit avoir
été par suite d'un accident, dans le sens le plus strict, que ces
jarretières de Marie ont eu besoin du raccourcissement en question.
Elles seules auraient largement suffi pour établir son identité.
Mais l'important n'est pas que le cadavre ait les jarretières de la
jeune fille perdue, ou ses souliers, ou son chapeau, ou les fleurs de
son chapeau, ou ses pieds, ou une marque particulière sur le bras,
ou son aspect et ses proportions générales;--l'important est que le
cadavre a chacune de ces choses, et les a _toutes collectivement_.
S'il était prouvé que _l'Étoile_ a _réellement_, dans de pareilles
circonstances, conçu un doute, il n'y aurait, pour son cas, aucun
besoin d'une commission _de lunatico inquirendo_. Elle a cru faire
preuve de sagacité en se faisant l'écho des bavardages des hommes de
loi, qui, pour la plupart, se contentent de se faire eux-mêmes l'écho
des préceptes rectangulaires des cours criminelles. Je vous ferai
observer, en passant, que beaucoup de ce qu'une cour refuse d'admettre
comme preuve est pour l'intelligence ce qu'il y a de meilleur en fait
de preuves. Car, se guidant d'après les principes généraux en matière
de preuves, les principes reconnus et inscrits dans les livres, la cour
répugne à dévier vers les raisons particulières. Et cet attachement
opiniâtre au principe, avec ce dédain rigoureux pour l'exception
contradictoire, est un moyen sûr d'atteindre, dans une longue suite
de temps, le _maximum_ de vérité auquel il est permis d'atteindre; la
pratique, _en masse_, est donc philosophique; mais il n'est pas moins
certain qu'elle engendre de grandes erreurs dans des cas spéciaux[17].
«Quant aux insinuations dirigées contre Beauvais, vous n'aurez qu'à
souffler dessus pour les dissiper. Vous avez déjà pénétré le véritable
caractère de ce brave gentleman. C'est un officieux, avec un esprit
très-tourné au romanesque et peu de jugement. Tout homme ainsi
constitué sera facilement porté, dans un cas d'émotion _réelle_, à se
conduire de manière à se rendre suspect aux yeux des personnes trop
subtiles ou enclines à la malveillance. M. Beauvais, comme il résulte
de vos notes, a eu quelques entrevues personnelles avec l'éditeur de
_l'Étoile_, et il l'a choqué en osant exprimer cette opinion, que,
nonobstant la théorie de l'éditeur, le cadavre était positivement celui
de Marie. «Il persiste,--dit le journal,--à affirmer que le corps est
celui de Marie, mais il ne peut pas ajouter une circonstance à celles
que nous avons déjà commentées, pour faire partager aux autres cette
croyance.» Or, sans revenir sur ce point, qu'il eût été impossible,
_pour faire partager aux autres cette croyance_, de fournir une preuve
plus forte que celles déjà connues, observons ceci: c'est qu'il est
facile de concevoir un homme parfaitement convaincu, dans un cas de
cette espèce, mais cependant incapable de produire une seule raison
pour convaincre une seconde personne. Rien n'est plus vague que
les impressions relatives à l'identité d'un individu. Chaque homme
reconnaît son voisin, et pourtant il y a bien peu de cas où le premier
venu sera tout prêt à donner une raison de cette _reconnaissance_.
L'éditeur de _l'Étoile_ n'a donc pas le droit d'être choqué de la
croyance non raisonnée de M. Beauvais.
«Les circonstances suspectes dont il est enveloppé cadrent bien mieux
avec mon hypothèse d'un caractère officieux, tatillon et romanesque,
qu'avec l'insinuation du journaliste relative à sa culpabilité.
L'interprétation plus charitable étant adoptée, nous n'avons plus
aucune peine à expliquer la rose dans le trou de la serrure; le mot
_Marie_ sur l'ardoise; le fait _d'écarter les parents mâles; sa
répugnance à leur laisser voir le corps_; la recommandation faite à
Madame B. de ne pas causer avec le gendarme jusqu'à ce qu'il fût de
retour, lui, Beauvais; et enfin cette résolution apparente _de ne
permettre à personne autre que lui-même de se mêler de l'enquête_.
Il me semble incontestable que Beauvais était un des adorateurs de
Marie; qu'elle a fait la coquette avec lui; et qu'il aspirait à faire
croire qu'il jouissait de sa confiance et de son intimité complète.
Je ne dirai rien de plus sur ce point; et comme l'évidence repousse
complètement l'assertion de _l'Étoile_ relativement à cette _apathie_
dont il accuse la mère et les autres parents, apathie qui est
inconciliable avec cette supposition, qu'ils croient à l'identité du
corps de la jeune parfumeuse, nous procéderons maintenant comme si la
question d'identité était établie à notre parfaite satisfaction.»
«Et que pensez-vous,--demandai-je alors,--des opinions du _Commercial?_»
«Que, par leur nature, elles sont beaucoup plus dignes d'attention
qu'aucune de celles qui ont été lancées sur le même sujet. Les
déductions des prémisses sont philosophiques et subtiles; mais ces
prémisses, en deux points au moins, sont basées sur une observation
imparfaite. _Le Commercial_ veut faire entendre que Marie a été prise
par une bande de vils coquins non loin de la porte de la maison de sa
mère. «Il est impossible,--dit-il,--qu'une jeune femme connue, comme
était Marie, de plusieurs milliers de personnes, ait pu passer trois
bornes sans rencontrer quelqu'un à qui son visage fût familier.» C'est
là l'idée d'un homme résidant depuis longtemps dans Paris,--d'un homme
public,--dont les allées et les venues dans la ville ont été presque
toujours limitées au voisinage des administrations publiques. Il sait
que _lui_, il va rarement à une douzaine de bornes au delà de son
propre bureau sans être reconnu et accosté. Et mesurant l'étendue de
la connaissance qu'il a des autres et que les autres ont de lui-même,
il compare sa notoriété avec celle de la parfumeuse, ne trouve pas
grande différence entre les deux, et arrive tout de suite à cette
conclusion qu'elle devait être, dans ses courses, aussi exposée à être
reconnue que lui dans les siennes. Cette conclusion ne pourrait être
légitime que si ses courses, à elle, avaient été de la même nature
invariable et méthodique, et confinées dans la même espèce de région
que ses courses, à lui. Il va et vient, à des intervalles réguliers,
dans une périphérie bornée, remplie d'individus que leurs occupations,
analogues aux siennes, poussent naturellement à s'intéresser à lui et
à observer sa personne. Mais les courses de Marie peuvent être, en
général, supposées d'une nature vagabonde. Dans le cas particulier qui
nous occupe, on doit considérer comme très-probable qu'elle a suivi une
ligne s'écartant plus qu'à l'ordinaire de ses chemins accoutumés. Le
parallèle que nous avons supposé exister dans l'esprit du _Commercial_
ne serait soutenable que dans le cas des deux individus traversant
toute la ville. Dans ce cas, s'il est accordé que les relations
personnelles soient égales, les chances aussi seront égales pour qu'ils
rencontrent un nombre égal de connaissances. Pour ma part, je tiens
qu'il est, non-seulement possible, mais infiniment probable que Marie a
suivi, à n'importe quelle heure, une quelconque des nombreuses routes
conduisant de sa résidence à celle de sa tante, sans rencontrer un
seul individu qu'elle connût ou de qui elle fût connue. Pour bien juger
cette question, pour la juger dans son vrai jour, il nous faut bien
penser à l'immense disproportion qui existe entre les connaissances
personnelles de l'individu le plus répandu de Paris et la population de
Paris tout entière.
«Mais quelque force que paraisse garder encore l'insinuation du
_Commercial_, elle sera bien diminuée, si nous prenons en considération
_l'heure_ à laquelle la jeune fille est sortie. «C'est,--dit _le
Commercial_,--au moment où les rues sont pleines de monde, qu'elle est
sortie de chez elle.» Mais pas du tout! Il était neuf heures du matin.
Or, à neuf heures du matin, toute la semaine _excepté le dimanche_, les
rues de la ville sont, il est vrai, remplies de foule. A neuf heures,
le dimanche, tout le monde est généralement chez soi, _s'apprêtant pour
aller à l'église_. Il n'est pas d'homme un peu observateur qui n'ait
remarqué l'air particulièrement désert de la ville de huit heures à dix
heures, chaque dimanche matin. Entre dix et onze, les rues sont pleines
de foule, mais jamais à une heure aussi matinale que celle désignée.
«Il y a un autre point où il semble que l'esprit d'observation ait
fait défaut au _Commercial_. «Un morceau,--dit-il,--d'un des jupons de
l'infortunée jeune fille, de deux pieds de long et d'un pied de large,
avait été arraché, serré autour de son cou et noué derrière sa tête,
probablement pour empêcher ses cris. Cela a été fait par des drôles
qui n'avaient pas même un mouchoir de poche.» Cette idée est fondée
ou ne l'est pas, c'est ce que nous essayerons plus tard d'examiner;
mais par ces mots, _des drôles qui n'ont pas un mouchoir de poche_,
l'éditeur veut désigner la classe de brigands la plus vile. Cependant
ceux-là sont justement l'espèce de gens qui ont toujours des mouchoirs,
même quand ils manquent de chemise. Vous avez eu occasion d'observer
combien, depuis ces dernières années, le mouchoir de poche est devenu
indispensable pour le parfait coquin.»
«Et que devons nous penser,--demandai-je,--de l'article du _Soleil?_»
«Que c'est grand dommage que son rédacteur ne soit pas né perroquet,
auquel cas il eût été le plus illustre perroquet de sa race. Il a
simplement répété des fragments des opinions individuelles déjà
exprimées, qu'il a ramassés, avec une louable industrie, dans tel et
tel autre journal. «Les objets,--dit-il, sont _évidemment_ restés là
pendant trois ou quatre semaines au moins, et _l'on ne peut pas_ douter
que le théâtre de cet effroyable crime n'ait été enfin découvert.»
Les faits énoncés ici de nouveau par _le Soleil_ ne suffisent pas du
tout pour écarter mes propres doutes sur ce sujet, et nous aurons à
les examiner plus particulièrement dans leurs rapports avec une autre
partie de la question.
«A présent il faut nous occuper d'autres investigations. Vous n'avez
pas manqué d'observer une extrême négligence dans l'examen du cadavre.
A coup sûr, la question d'identité a été facilement résolue, ou devait
l'être; mais il y avait d'autres points à vérifier. Le corps avait-il
été, de façon quelconque, _dépouillé_? La défunte avait-elle sur elle
quelques articles de bijouterie quand elle a quitté la maison? Si elle
en avait, les a-t-on retrouvés sur le corps? Ce sont des questions
importantes, absolument négligées par l'enquête, et il y en a d'autres
d'une valeur égale qui n'ont aucunement attiré l'attention. Nous
tâcherons de nous satisfaire par une enquête personnelle. La cause
de Saint-Eustache a besoin d'être examinée de nouveau. Je n'ai pas
de soupçons contre cet individu; mais procédons méthodiquement. Nous
vérifierons scrupuleusement la validité des attestations relatives
aux lieux où on l'a vu le dimanche. Ces sortes de témoignages écrits
sont souvent des moyens de mystification. Si nous n'y trouvons rien à
redire, nous mettrons Saint-Eustache hors de cause. Son suicide, bien
qu'il soit propre à corroborer les soupçons, au cas où on trouverait
une supercherie dans les _affidavit_, n'est pas, s'il n'y a aucune
supercherie, une circonstance inexplicable, ou qui doive nous faire
dévier de la ligne de l'analyse ordinaire.
«Dans la marche que je vous propose maintenant, nous écarterons les
points intérieurs du drame et nous concentrerons notre attention sur
son contour extérieur. Dans des investigations du genre de celle-ci,
on commet assez fréquemment cette erreur, de limiter l'enquête aux
faits immédiats et de mépriser absolument les faits collatéraux ou
accessoires. C'est la détestable routine des cours criminelles de
confiner l'instruction et la discussion dans le domaine du relatif
apparent. Cependant l'expérience a prouvé, et une vraie philosophie
prouvera toujours qu'une vaste partie de la vérité, la plus
considérable peut-être, jaillit des éléments en apparence étrangers à
la question. C'est par l'esprit, si ce n'est précisément par la lettre
de ce principe, que la science moderne est parvenue _à calculer sur
l'imprévu_. Mais peut-être ne me comprenez-vous pas? L'histoire de
la science humaine nous montre d'une manière si continue que c'est
aux faits collatéraux, fortuits, accidentels, que nous devons nos
plus nombreuses et nos plus précieuses découvertes, qu'il est devenu
finalement nécessaire, dans tout aperçu des progrès à venir, de faire
une part non-seulement très-large, mais la plus large possible aux
inventions qui naîtront du hasard, et, qui sont tout à fait en dehors
des prévisions ordinaires. Il n'est plus philosophique désormais de
baser sur ce qui a été une vision de ce qui doit être. L'_accident_
doit être admis comme partie de la fondation. Nous faisons du hasard
la matière d'un calcul rigoureux. Nous soumettons l'inattendu et
l'inconcevable aux formules mathématiques des écoles.
«C'est, je le répète, un fait positif que la meilleure partie de la
vérité est née de l'accessoire, de l'indirect; et c'est simplement
en me conformant au principe impliqué dans ce fait, que je voudrais,
dans le cas présent, détourner l'instruction du terrain battu et
infructueux de l'événement même pour la porter vers les circonstances
contemporaines dont il est entouré. Pendant que vous vérifierez la
validité des _affidavit_, j'examinerai les journaux d'une manière
plus générale que vous n'avez fait. Jusqu'ici, nous n'avons fait que
reconnaître le champ de l'investigation; mais il serait vraiment
étrange qu'un examen compréhensif des feuilles publiques, tel que je
veux le faire, ne nous apportât pas quelques petits renseignements qui
serviraient à donner une direction nouvelle à l'instruction.»
Conformément à l'idée de Dupin, je me mis à vérifier scrupuleusement
les _affidavit_. Le résultat de mon examen fut une ferme conviction de
leur validité et conséquemment de l'innocence de Saint-Eustache. En
même temps, mon ami s'appliquait, avec une minutie qui me paraissait
absolument superflue, à examiner les collections des divers journaux.
Au bout d'une semaine, il mit sous mes yeux les extraits suivants:
«Il y a trois ans et demi environ, une émotion semblable fut causée par
la disparition de la même Marie Roget, de la parfumerie de M. Le Blanc,
au Palais-Royal. Cependant, au bout d'une semaine, elle reparut à son
comptoir ordinaire, l'air aussi bien portant que possible, sauf une
légère pâleur qui ne lui était pas habituelle. Sa mère et M. Le Blanc
déclarèrent qu'elle était allée simplement rendre visite à quelque ami
à la campagne, et l'affaire fut promptement assoupie. Nous présumons
que son absence actuelle est une frasque de même nature, et qu'à
l'expiration d'une semaine ou d'un mois nous la verrons revenir parmi
nous.» _Journal du soir_.--Lundi, 25 juin[18].
«Un journal du soir, dans son numéro d'hier, rappelle une première
disparition mystérieuse de mademoiselle Roget. C'est chose connue
que, pendant son absence d'une semaine de la parfumerie Le Blanc,
elle était en compagnie d'un jeune officier de marine, noté pour
ses goûts de débauche. Une brouille, à ce qu'on suppose, la poussa
providentiellement à revenir chez elle. Nous savons le nom du Lothario
en question, qui est actuellement en congé à Paris; mais, pour des
raisons qui sautent aux yeux, nous nous abstenons de le publier.»--_Le
Mercure_.--Mardi matin, 24 juin[19].
«Un attentat du caractère le plus odieux a été commis aux environs
de cette ville dans la journée d'avant-hier. Un gentleman, avec sa
femme et sa fille, à la tombée de la nuit, a loué, pour traverser la
rivière, les services de six jeunes gens qui manœuvraient un bateau
çà et là, près de la berge de la Seine. Arrivés à la rive opposée, les
trois passagers mirent pied à terre, et ils s'étaient éloignés déjà
du bateau jusqu'à le perdre de vue, quand la jeune fille s'aperçut
qu'elle y avait laissé son ombrelle. Elle revint pour la chercher, fut
saisie par cette bande d'hommes, transportée sur le fleuve, bâillonnée,
affreusement maltraitée et finalement déposée sur un point de la
rive, peu distant de celui où elle était primitivement montée dans le
bateau avec ses parents. Les misérables ont échappé pour le moment à
la police; mais elle est sur leur piste, et quelques-uns d'entre eux
seront prochainement arrêtés.»--_Journal du matin_.--25 juin[20].
«Nous avons reçu une ou deux communications qui ont pour objet
d'imputer à Mennais[21] le crime odieux commis récemment; mais, comme
ce gentleman a été pleinement disculpé par une enquête judiciaire,
et comme les arguments de nos correspondants semblent marqués de
plus de zèle que de sagacité, nous ne jugeons pas convenable de les
publier.»--_Journal du matin_.--28 juin[22].
«Nous avons reçu plusieurs communications assez énergiquement écrites,
qui semblent venir de sources diverses et qui poussent à accepter,
comme chose certaine, que l'infortunée Marie Roget a été victime
d'une de ces nombreuses bandes de coquins qui infestent, le dimanche,
les environs de la ville. Notre propre opinion est décidément en
faveur de cette hypothèse. Nous tâcherons prochainement d'exposer ici
quelques-uns de ces arguments.»--_Journal du soir_,--Mardi, 31 juin[23].
«Lundi, un des bateliers attachés au service du fisc a vu sur la
Seine un bateau vide s'en allant avec le courant. Les voiles étaient
déposées au fond du bateau. Le batelier le remorqua jusqu'au bureau de
la navigation. Le matin suivant, ce bateau avait été détaché et avait
disparu sans qu'aucun des employés s'en fût aperçu. Le gouvernail est
resté au bureau de la navigation.»--_La Diligence_.--Jeudi, 26 juin[24].
En lisant ces différents extraits, non-seulement il me sembla qu'ils
étaient étrangers à la question, mais je ne pouvais concevoir aucun
moyen de les y rattacher. J'attendais une explication quelconque de
Dupin.
«Il n'entre pas actuellement dans mon intention,--dit-il,--de
m'appesantir sur le premier et le second de ces extraits. Je les ai
copiés principalement pour vous montrer l'extrême négligence des
agents de la police, qui, si j'en dois croire le préfet, ne se sont
pas inquiétés le moins du monde de l'officier de marine auquel il est
fait allusion. Cependant il y aurait de la folie à affirmer que nous
n'avons pas le droit de _supposer_ une connexion entre la première et
la seconde disparition de Marie. Admettons que la première fuite ait
eu pour résultat une brouille entre les deux amants et le retour de
la jeune fille trahie. Nous pouvons considérer un second enlèvement
(si nous _savons_ qu'un second enlèvement a en lieu) comme indice de
nouvelles tentatives de la part du traître, plutôt que comme résultat
de nouvelles propositions de la part d'un second individu; nous pouvons
regarder cette deuxième fuite plutôt comme le _raccommodage_ du vieil
amour que comme le commencement d'un nouveau. Ou celui qui s'est déjà
enfui une fois avec Marie lui aura proposé une évasion nouvelle, ou
Marie, à qui des propositions d'enlèvement ont été faites par un
individu, en aura agréé de la part d'un autre; mais il y a dix chances
contre une pour la première de ces suppositions! Et ici, permettez-moi
d'attirer votre attention sur ce fait, que le temps écoulé entre
le premier enlèvement connu et le second supposé ne dépasse que de
peu de mois la durée ordinaire des croisières de nos vaisseaux de
guerre. L'amant a-t-il été interrompu dans sa première infamie par la
nécessité de reprendre la mer, et a-t-il saisi le premier moment de son
retour pour renouveler les viles tentatives non absolument accomplies
jusque-là, ou du moins non absolument accomplies _par lui_? Sur toutes
ces choses, nous ne savons rien.
«Vous direz peut-être que, dans le second cas, l'enlèvement que nous
imaginons n'a pas eu lieu. Certainement non; mais pouvons-nous affirmer
qu'il n'y a pas eu une tentative manquée? En dehors de Saint-Eustache
et peut-être de Beauvais, nous ne trouvons pas d'amants de Marie,
reconnus, déclarés, honorables. Il n'a été parlé d'aucun autre. Quel
est donc l'amant secret dont les parents (au moins pour la plupart)
n'ont jamais entendu parler, mais que Marie rencontre le dimanche
matin, et qui est entré si profondément dans sa confiance qu'elle
n'hésite pas à rester avec lui, jusqu'à ce que les ombres du soir
descendent, dans les bosquets solitaires de la barrière du Roule? Quel
est, dis-je, cet amant secret dont la plupart, au moins, des parents
n'ont jamais entendu parler? Et que signifient ces singulières paroles
de madame Roget, le matin du départ de Marie: «Je crains de ne plus
jamais revoir Marie?»
«Mais, si nous ne pouvons pas supposer que madame Roget ait eu
connaissance du projet de fuite, ne pouvons-nous pas au moins imaginer
que ce projet ait été conçu par la fille? En quittant la maison,
elle a donné à entendre qu'elle allait rendre visite à sa tante, rue
des Drômes, et Saint-Eustache a été chargé de venir la chercher à
la tombée de la nuit. Or, au premier coup d'œil, ce fait milite
fortement contre ma suggestion; mais réfléchissons un peu. Qu'elle ait
positivement rencontré quelque compagnon, qu'elle ait traversé avec
lui la rivière et qu'elle soit arrivée à la barrière du Roule à une
heure assez avancée, approchant trois heures de l'après-midi, cela est
connu. Mais, en consentant à accompagner ainsi cet individu (_dans un
dessein quelconque, connu ou inconnu de sa mère_), elle a dû penser à
l'intention qu'elle avait exprimée en quittant la maison, ainsi qu'à
la surprise et aux soupçons qui s'élèveraient dans le cœur de son
fiancé, Saint-Eustache, quand, venant la chercher à l'heure marquée,
rue des Drômes, il apprendrait qu'elle n'y était pas venue, et quand,
de plus, retournant à la pension avec ce renseignement alarmant, il
s'apercevrait de son absence prolongée de la maison. Elle a dû, dis-je,
penser à tout cela. Elle a dû prévoir le chagrin de Saint-Eustache, les
soupçons de tous ses amis. Il se peut qu'elle n'ait pas eu le courage
de revenir pour braver les soupçons; mais les soupçons n'étaient plus
qu'une question d'une importance insignifiante pour elle, si nous
supposons qu'elle avait l'intention de _ne pas_ revenir.
«Nous pouvons imaginer qu'elle a raisonné ainsi:
«J'ai rendez-vous avec une certaine personne dans un but de fuite, ou
pour certains autres projets connus de moi seule. Il faut écarter toute
chance d'être surpris; il faut que nous ayons suffisamment de temps
pour déjouer toute poursuite; je donnerai à entendre que je vais rendre
visite à ma tante et passer la journée chez elle, rue des Drômes. Je
dirai à Saint-Eustache de ne venir me chercher qu'à la nuit; de cette
façon, mon absence de la maison, prolongée autant que possible, sans
exciter de soupçons ni d'inquiétude, pourra s'expliquer, et je gagnerai
plus de temps que par tout autre moyen. Si je prie Saint-Eustache
de venir me chercher à la brune, il ne viendra certainement pas
auparavant; mais si je néglige tout à fait de le prier de venir, le
temps consacré à ma fuite sera diminué, puisque l'on s'attendra à
me voir revenir de bonne heure et que mon absence excitera plus tôt
l'inquiétude. Or, s'il pouvait entrer dans mon dessein de revenir, si
je n'avais en vue qu'une simple promenade avec la personne en question,
il ne serait pas de bonne politique de prier Saint-Eustache de venir
me chercher; car, en arrivant, il s'apercevrait à coup sûr que je
me suis jouée de lui, chose que je pourrais lui cacher à jamais en
quittant la maison sans lui notifier mon intention, en revenant avant
la nuit et en racontant alors que je suis allée visiter ma tante, rue
des Drômes. Mais, comme mon projet est de ne _jamais_ revenir,--du
moins avant quelques semaines ou avant que j'aie réussi à cacher
certaines choses,--la nécessité de gagner du temps est le seul point
dont j'aie à m'inquiéter.»
«Vous avez observé, dans vos notes, que l'opinion générale,
relativement à cette triste affaire, est et a été, dès le principe, que
la jeune fille a été victime d'une bande de brigands. Or, l'opinion
populaire, dans de certaines conditions, n'est pas faite pour être
dédaignée. Quand elle se lève d'elle-même, quand elle se manifeste
d'une manière strictement spontanée, nous devons la considérer comme
un phénomène analogue à cette _intuition_ qui est l'idiosyncrase de
l'homme de génie. Dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, je m'en
tiendrais à ses décisions. Mais il est très-important que nous ne
découvrions pas de traces palpables _d'une suggestion extérieure_.
L'opinion doit être rigoureusement la _pensée personnelle_ du public;
et il est souvent très-difficile de saisir cette distinction et de la
maintenir. Dans le cas présent, il me semble, à moi, que cette _opinion
publique_, relative à _une bande_, a été inspirée par l'événement
parallèle et accessoire raconté dans le troisième de mes extraits.
Tout Paris est excité par la découverte du cadavre de Marie, une fille
jeune, belle et célèbre. Ce cadavre est trouvé portant des marques de
violence et flottant sur la rivière. Mais il est maintenant avéré qu'à
l'époque même ou vers l'époque où l'on suppose que la jeune fille a
été assassinée, un attentat analogue à celui enduré par la défunte,
quoique moins énorme, a été consommé, par une bande de jeunes drôles,
sur une autre jeune fille. Est-il surprenant que le premier attentat
connu ait influencé le jugement populaire relativement à l'autre,
encore obscur? Ce jugement attendait une direction, et l'attentat connu
semblait l'indiquer avec tant d'opportunité! Marie, elle aussi, a été
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