Histoires grotesques et sérieuses - 04

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trouvée dans la rivière; et c'est sur cette même rivière que l'attentat
connu a été consommé. La connexion des deux événements avait en elle
quelque chose de si palpable, que c'eût été un miracle que le populaire
_oubliât_ de l'apprécier et de la saisir. Mais, en fait, l'un des
deux attentats, connu pour avoir été accompli de telle façon, est un
indice, s'il en fut jamais, que l'autre attentat, commis à une époque
presque coïncidente, _n'a pas_ été accompli _de la même façon_. En
vérité, on pourrait regarder comme une merveille que, pendant qu'une
bande de scélérats consommait, en un lieu donné, un attentat inouï,
il se soit trouvé une autre bande semblable, dans la même localité,
dans la même ville, dans les mêmes circonstances, occupée, avec les
mêmes moyens et les mêmes procédés, à commettre un crime d'un caractère
exactement semblable et précisément à la même époque! Et à quoi, je
vous prie, l'opinion, _accidentellement suggérée_, du populaire nous
pousserait-elle à croire, si ce n'est à cette merveilleuse série de
coïncidences?
«Avant d'aller plus loin, considérons le théâtre supposé de
l'assassinat dans le fourré de la barrière du Roule. Ce bosquet,
très-épais, il est vrai, se trouve dans l'extrême voisinage d'une route
publique. Dedans, nous dit-on, se trouvent trois ou quatre larges
pierres, formant une espèce de siège, avec dossier et tabouret. Sur la
pierre supérieure on a découvert un jupon blanc; sur la seconde, une
écharpe de soie. Une ombrelle, des gants et un mouchoir de poche ont
été également trouvés. Le mouchoir portait le nom: _Marie Roget_. Des
fragments de robe étaient attachés aux ronces environnantes. La terre
était piétinée, les buissons enfoncés, et il y avait là toutes les
traces d'une lutte violente.
«Malgré l'acclamation dont la presse a salué la découverte de ce
fourré, et l'unanimité avec laquelle on a supposé qu'il représentait
le théâtre précis du crime, il faut admettre qu'il y avait plus
d'une bonne raison pour en douter. Si le _véritable_ théâtre avait
été, comme l'insinue _le Commercial_, dans le voisinage de la rue
Pavée-Saint-André, les auteurs du crime, que nous supposerons demeurant
encore à Paris, auraient naturellement été frappés de terreur par
l'attention publique, si vivement poussée dans la vraie voie; et tout
esprit d'une certaine classe aurait senti tout de suite la nécessité
de faire une tentative quelconque pour distraire cette attention.
Ainsi, le fourré de la barrière du Roule ayant déjà attiré les
soupçons, l'idée de placer les objets en question là où ils ont été
trouvés a pu être inspirée très-naturellement. Il n'y a pas de preuve
réelle, quoi qu'en dise _le Soleil_, que les objets retrouvés soient
restés dans le fourré plus d'un très-petit nombre de jours; pendant
qu'il est plus que présumable qu'ils n'auraient pas pu rester là, sans
attirer l'attention, durant les vingt jours écoulés entre le dimanche
fatal et l'après-midi dans laquelle ils ont été découverts par les
petits garçons. «Ils étaient complètement _moisis_ par l'action de la
pluie,--dit _le Soleil_, tirant cette opinion des journaux qui ont
parlé avant lui,--et collés ensemble par la _moisissure_. Le gazon
avait poussé tout autour et même les recouvrait partiellement. La soie
de l'ombrelle était solide; mais les branches en avaient été refermées;
la partie supérieure, là où l'étoffe était double et rempliée, étant
toute _moisie_ et pourrie par l'humidité, se déchira aussitôt qu'on
l'ouvrit.» Relativement au gazon, _ayant poussé tout autour et même
recouvrant_ les objets _partiellement_, il est évident que le fait
ne peut avoir été constaté que d'après les dires résultant eux-mêmes
des souvenirs des deux petits garçons; car ces enfants enlevèrent les
objets et les portèrent à la maison avant qu'ils eussent été vus par
une troisième personne. Mais le gazon croît, particulièrement dans une
température chaude et humide (comme celle qui régnait à l'époque du
meurtre), d'une hauteur de deux ou trois pouces en un seul jour. Une
ombrelle posée sur un terrain récemment gazonné peut, en une seule
semaine, être complètement cachée par l'herbe soudainement grandie. Et
quant à cette _moisissure_ sur laquelle l'éditeur du _Soleil_ insiste
si opiniâtrement, qu'il n'emploie pas le mot moins de trois fois
dans le très-court paragraphe cité, ignore-t-il réellement la nature
de cette _moisissure_? Faut-il lui apprendre que c'est une de ces
nombreuses classes de _fungus_, dont le caractère le plus ordinaire est
de croître et de mourir en vingt-quatre heures?
«Ainsi nous voyons, au premier coup d'œil, que ce qui avait été
si pompeusement allégué pour soutenir cette idée, _que les objets
étaient restés dans le bosquet pendant trois ou quatre semaines au
moins_, est absolument nul, en tant que preuve quelconque de ce fait.
D'autre part, il est excessivement difficile de croire que ces objets
aient pu rester dans le fourré en question pendant plus d'une semaine,
pendant un intervalle plus long que celui d'un dimanche à l'autre.
Ceux qui connaissent un peu les alentours de Paris savent l'extrême
difficulté d'y trouver la _retraite_, excepté à une grande distance
des faubourgs. Un recoin inexploré ou même rarement visité, dans ces
bois et ces bosquets, est une chose insupposable. Qu'un véritable
amant quelconque de la nature, condamné par son devoir à la poussière
et à la chaleur de cette grande métropole, essaye, même pendant les
jours ouvrables, d'étancher sa soif de solitude parmi ces décors de
beauté naturelle et champêtre qui nous entourent. Avant qu'il ait pu
faire deux pas, il sentira l'enchantement naissant rompu par la voix
ou l'irruption personnelle de quelque goujat ou d'une bande de drôles
en ribote. Il cherchera le silence sous les ombrages les plus épais,
mais toujours en vain. C'est précisément dans ces coins-là qu'abonde
la crapule; ce sont là les temples les plus profanés. Le cœur navré
de dégoût, le promeneur retournera en hâte vers Paris, comme vers un
cloaque d'impureté moins grossière et conséquemment moins odieuse.
Mais, si les environs de la ville sont ainsi infestés pendant les jours
de la semaine, combien plus encore le sont-ils le dimanche! C'est
surtout alors que, délivré des liens du travail ou privé des occasions
ordinaires favorables au crime, le goujat de la ville se répand vers
les environs, non par amour de la nature champêtre, qu'il méprise de
tout son cœur, mais pour échapper aux gênes et aux conventions
sociales. Ce n'est pas l'air frais et les arbres verts qu'il désire,
mais l'absolue _licence_ de la campagne. Là, dans l'auberge, au bord de
la route, ou sous l'ombrage des bois, n'étant plus contenu par d'autres
regards que ceux de ses dignes compagnons, il se livre aux excès
furieux d'une gaieté mensongère, fille de la liberté et du rhum. Je
n'avance rien de plus que ce qui sautera aux yeux de tout observateur
impartial, quand je répète que le fait de ces objets restant non
découverts pendant une période plus longue que d'un dimanche à
l'autre, dans un bosquet quelconque des environs de Paris, doit être
considéré presque comme un miracle.
«Mais les motifs ne nous manquent pas qui nous font soupçonner que
les objets ont été placés dans ce fourré dans le but de détourner
l'attention du véritable théâtre du crime. Et d'abord, permettez-moi de
vous faire remarquer _la date_ de cette découverte. Rapprochez-la de
la date du cinquième de mes extraits, dans la revue des journaux que
j'ai faite moi-même. Vous verrez que la découverte a suivi, presque
immédiatement, les communications urgentes envoyées au journal du
soir. Ces communications, quoique variées, et provenant en apparence
de sources diverses, tendaient toutes au même but,--lequel était
d'attirer l'attention sur une _bande_ de malfaiteurs comme auteurs de
l'attentat, et sur les alentours de la barrière du Roule comme théâtre
du fait. Or, ce qui peut nous étonner, ce n'est pas, naturellement,
que les objets aient été trouvés par les petits garçons, à la suite de
ces communications et après que l'attention publique a été dirigée de
ce côté; mais on pourrait légitimement supposer que, si les enfants
n'ont pas trouvé les objets _plus tôt_, c'est parce que lesdits objets
n'étaient pas encore dans le fourré; parce qu'ils y ont été déposés à
une époque tardive,--celle de la date, ou une de très-peu antérieure à
la date de ces communications,--par les coupables eux-mêmes, auteurs de
ces communications.
«Ce bosquet était un singulier bosquet,--excessivement singulier.
Il était d'une rare épaisseur. Dans l'enceinte de ses murailles
naturelles, il y avait trois pierres extraordinaires, _formant un
siège avec dossier et tabouret_. Et ce bosquet, où la nature imitait
si bien l'art, était dans l'extrême voisinage, à _quelques verges_,
de l'habitation de madame Deluc, de qui les enfants avaient coutume
de fouiller soigneusement les fourrés pour récolter de l'écorce de
sassafras. Serait-il téméraire de parier--mille contre un--qu'il ne
s'écoulait pas une journée sans qu'un, au moins, de ces petits garçons
vînt se cacher dans cette salle de verdure et trôner sur ce trône
naturel? Ceux qui hésiteraient à parier, ou n'ont jamais été enfants,
ou ont oublié la nature enfantine. Je le répète, il est excessivement
difficile de comprendre comment les objets auraient pu, sans être
découverts, rester dans ce bosquet plus d'un ou deux jours; et il y
a ainsi de bonnes raisons de soupçonner, en dépit de la dogmatique
ignorance du _Soleil_, qu'ils ont été déposés, à une date relativement
tardive, là ou on les a trouvés.
«Mais, pour croire que la chose s'est passée ainsi, il y a encore
d'autres raisons, plus fortes qu'aucune de celles que je vous ai
présentées. Laissez-moi maintenant attirer votre attention sur
l'arrangement remarquablement artificiel des objets. Sur la pierre
_supérieure_ se trouvait un jupon blanc; sur la _seconde_, une écharpe
de soie; éparpillés alentour, une ombrelle, des gants et un mouchoir
de poche marqué du nom de Marie. C'est justement là un arrangement
tel qu'a dû _naturellement_ l'imaginer un esprit peu subtil, visant
à trouver un arrangement _naturel_. Mais ce n'est pas du tout un
arrangement _réellement_ naturel. J'aurais mieux aimé voir les choses
gisant _toutes_ à terre, et foulées sous les pieds. Dans l'étroite
enceinte de ce bosquet, il eût été presque impossible que le jupon
et l'écharpe gardassent leur position sur les pierres, exposés aux
secousses résultant d'une lutte entre plusieurs personnes. «Il y
avait,--dit-on,--trace d'une lutte; la terre était piétinée; les
buissons enfoncés;--mais le jupon et l'écharpe sont trouvés reposant
comme sur des planches. «Les fragments de vêtements accrochés aux
buissons étaient larges de trois pouces environ, et longs de six. L'un
était un morceau de l'ourlet de la robe, qui avait été raccommodé
... _Ils ressemblaient à des bandes arrachées_...» Ici, sans s'en
apercevoir, _le Soleil_ a employé une phrase excessivement suspecte.
Les fragments, tels qu'il nous les décrit, _ressemblent à des bandes
arrachées_, mais à dessein et par la main. C'est un accident des
plus rares, qu'un morceau d'un vêtement tel que celui en question
puisse être _arraché entièrement_ par l'action _d'une épine_. Par
la nature même du tissu, une épine ou un clou qui s'y accroche le
déchire rectangulairement,--le divise par deux fentes longitudinales,
faisant angle droit, et se rencontrant au sommet par où l'épine est
entrée;--mais il est presque impossible de comprendre que le morceau
soit _complètement arraché_. Je n'ai jamais vu cela, ni vous non plus.
Pour _arracher_ un morceau d'un tissu, il faut, dans presque tous les
cas, deux forces distinctes, agissant en sens différents. Si l'étoffe
présente deux bords,--si, par exemple, c'est un mouchoir, si l'on
désire en arracher une bande, alors,--et seulement alors, une force
unique suffira. Mais, dans le cas actuel, il est question d'une robe,
qui ne présente qu'un seul côté. Quant à arracher un morceau du milieu,
lequel n'offre aucun côté, ce serait miracle que plusieurs épines le
pussent faire, et _une seule_ ne le pourrait. Mais, même quand le tissu
présente un côté, il faudra deux épines, agissant, l'une dans deux
directions distinctes, et l'autre dans une seule. Et encore faut-il
supposer que le bord n'est pas ourlé. S'il est ourlé, la chose devient
presque impossible. Nous avons vu quels grands et nombreux obstacles
empêchent que des morceaux soient arrachés par la simple action des
épines; cependant on nous invite à croire que non-seulement un morceau,
mais plusieurs morceaux ont été arrachés de cette manière! Et _l'un
de ces morceaux était l'ourlet de la robe_! Un autre morceau était
_une partie de la jupe, mais non pas l'ourlet_,--c'est-à-dire qu'il
avait été complètement arraché, par l'action des épines, du milieu et
non du bord de la jupe! Voilà, dis-je, des choses auxquelles il est
bien pardonnable de ne pas croire; cependant, prises collectivement,
elles forment un motif moins plausible de suspicion que cette unique
circonstance si surprenante, à savoir que les objets aient pu être
laissés dans ce bosquet par des _meurtriers_ qui avaient eu la
précaution d'emporter le cadavre. Toutefois, vous n'avez pas saisi
exactement ma pensée, si vous croyez que mon dessein soit de _nier_
que ce bosquet ait été le théâtre de l'attentat. Qu'il soit arrivé
là quelque chose de grave, c'est possible; plus vraisemblablement un
malheur, chez madame Deluc. Mais, en somme, c'est un point d'importance
secondaire. Nous avons promis de tâcher de découvrir, non pas le lieu,
mais les auteurs du meurtre. Tous les arguments que j'ai allégués,
malgré toute la minutie que j'y ai mise, n'avaient pour but que de
vous prouver, d'abord, la sottise des assertions si positives et si
impétueuses du _Soleil_, ensuite et principalement, de vous amener, par
la route la plus naturelle, à une autre idée de doute,--à examiner si
cet assassinat a été ou n'a pas été l'œuvre d'une _bande_.
«J'attaquerai cette question par une simple allusion aux détails
révoltants donnés par le chirurgien interrogé dans l'enquête. Il me
suffira de dire que ses conclusions publiées, relativement au nombre
des prétendus goujats, ont été justement ridiculisées, comme fausses
et complètement dénuées de base, par tous les anatomistes honorables
de Paris. Je ne dis pas que la chose _n'ait pas pu_, matériellement,
arriver comme il le dit; mais je ne vois pas de raisons suffisantes
pour sa conclusion;--n'y en avait-il pas beaucoup pour une autre?
«Réfléchissons maintenant sur _les traces d'une lutte_, et demandons
ce qu'on prétend nous prouver par ces traces. La présence d'une bande?
Mais ne prouvent-elles pas plutôt l'absence d'une bande? Quelle espèce
de _lutte_,--quelle lutte assez violente et assez longue pour laisser
des traces dans tous les sens,--pouvons-nous imaginer entre une faible
fille sans défense et la bande de brigands qu'on suppose? Quelques
rudes bras l'empoignant silencieusement, c'en était fait d'elle. La
victime aurait été absolument passive et à leur discrétion. Vous
observerez ici que nos arguments contre le bosquet, adopté comme
théâtre de l'attentat, ne s'y appliquent principalement que comme au
théâtre d'un attentat commis par _plus d'un seul individu_. Si nous
ne supposons _qu'un seul_ homme acharné au viol, alors, et seulement
ainsi, nous pourrons comprendre une lutte d'une nature assez violente
et assez opiniâtre pour laisser des traces aussi visibles.
«Autre chose encore.--J'ai déjà noté les soupçons naissant de ce fait,
que les objets en question aient pu même demeurer dans le bosquet où on
les a découverts. Il semble presque impossible que ces preuves de crime
aient été laissées accidentellement là où on les a trouvées. On a eu
assez de présence d'esprit (cela est supposé) pour emporter le cadavre;
et cependant une preuve plus concluante que ce cadavre même (dont les
traits auraient pu être rapidement altérés par la corruption), reste,
impudemment étalée sur le théâtre de l'attentat. Je fais allusion au
mouchoir de poche, portant _le nom_ de la défunte. Si c'est là un
accident, ce n'est pas un accident du fait _d'une bande_. Nous ne
pouvons nous l'expliquer que de la part d'un individu. Examinons.
C'est un individu qui a commis le meurtre. Le voilà seul avec le
spectre de la défunte. Il est épouvanté par ce qui gît immobile devant
lui. La fureur de sa passion a disparu, et il y a maintenant dans son
cœur une large place pour l'horreur naturelle de la chose faite.
Son cœur n'a rien de cette assurance qu'inspire inévitablement la
présence de plusieurs. Il est _seul_ avec la morte. Il tremble, il
est effaré. Cependant il y a nécessité de mettre ce cadavre quelque
part. Il le porte à la rivière, mais il laisse derrière lui les autres
traces du crime; car il lui est difficile, pour ne pas dire impossible,
d'emporter tout cela en une seule fois, et il lui sera loisible de
revenir pour reprendre ce qu'il a laissé. Mais, dans son laborieux
voyage vers la rivière, les craintes redoublent en lui. Les bruits
de la vie environnent son chemin. Une douzaine de fois il entend ou
croit entendre le pas d'un espion. Les lumières mêmes de la ville
l'effrayent. A la fin cependant, après de longues et fréquentes pauses
pleines d'une profonde angoisse, il atteint les bords de la rivière, et
se débarrasse de son sinistre fardeau, au moyen d'un bateau peut-être.
Mais, _maintenant_, quel trésor au monde, quelle menace de châtiment
auraient puissance pour contraindre ce meurtrier solitaire à revenir
par sa fatigante et périlleuse route, vers le terrible bosquet plein
de souvenirs glaçants? Il ne revient pas, il laisse les conséquences
suivre leur cours. Il voudrait revenir qu'_il ne le pourrait pas!_
Sa seule pensée, c'est de fuir immédiatement. Il tourne le dos _pour
toujours_ à ces bosquets pleins d'épouvante, et se sauve comme menacé
par le courroux du ciel.
«Mais, si nous supposions une bande d'individus?--Leur nombre leur
aurait inspiré de l'audace, si, en vérité, l'audace a jamais pu manquer
au cœur d'un fieffé gredin; et c'est de fieffés gredins seulement
qu'on suppose une bande composée. Leur nombre, dis-je, les aurait
préservés de cette terreur irraisonnée et de cet effarement qui, selon
mon hypothèse, ont paralysé l'individu isolé. Admettons, si vous
voulez, la possibilité d'une étourderie chez un, deux ou trois d'entre
eux; le quatrième aurait réparé cette négligence. Ils n'auraient rien
laissé derrière eux; car leur nombre leur aurait permis de _tout_
emporter à la fois. Ils n'auraient pas eu besoin de _revenir_.
«Examinez maintenant cette circonstance, que, dans le vêtement de
dessus du cadavre trouvé, _une bande, large environ d'un pied, avait
été déchirée de bas en haut, depuis l'ourlet jusqu'à la taille, mais
non pas arrachée. Elle était roulée trois fois autour de la taille
et assujettie dans le dos par une sorte de nœud_. Cela a été fait
dans le but évident de fournir _une prise_ pour porter le corps.
Or, une _troupe_ d'hommes aurait-elle jamais songé à recourir à un
pareil expédient? A trois ou quatre hommes les membres du cadavre
auraient fourni une prise non-seulement suffisante, mais la plus
commode possible. C'est bien l'invention d'un seul individu, et cela
nous ramène à ce fait: _Entre le fourré et la rivière, on a découvert
que les palissades étaient abattues, et la terre gardait la trace
d'un lourd fardeau qu'on y avait traîné_! Mais une _troupe_ d'hommes
aurait-elle pris la peine superflue d'abattre une palissade pour
traîner un cadavre à travers, puisqu'ils auraient pu, en le soulevant,
le faire passer facilement par-dessus? Une _troupe_ d'hommes se
serait-elle même avisée de _traîner_ un cadavre, à moins que ce ne fût
pour laisser des traces évidentes de cette traînée?
«Et ici il nous faut revenir à une observation du _Commercial_, sur
laquelle je me suis déjà un peu arrêté. Ce journal dit: «Un morceau
d'un des jupons de l'infortunée jeune fille avait été arraché, serré
autour de son cou, et noué derrière la tête, probablement pour empêcher
ses cris. Cela a été fait par des drôles qui n'avaient même pas un
mouchoir de poche.»
«J'ai déjà suggéré qu'un parfait coquin n'était jamais _sans_
un mouchoir de poche. Mais ce n'est pas sur ce fait que je veux
spécialement attirer l'attention. Ce n'est pas faute d'un mouchoir, ni
pour le but supposé par _le Commercial_ que cette bande a été employée;
ce qui le prouve, c'est le mouchoir de poche laissé dans le bosquet;
et ce qui montre que le but n'était pas _d'empêcher les cris_, c'est
que cette bande a été employée de préférence à ce qui aurait beaucoup
mieux satisfait au but supposé. Mais l'instruction, parlant de la
bande en question, dit _quelle a été trouvée autour du cou, adaptée
d'un manière assez lâche et assujettie par un nœud serré_. Ces
termes sont passablement vagues, mais diffèrent matériellement de ceux
du _Commercial_. La bande était large de dix-huit pouces, et devait,
repliée et roulée longitudinalement, former une espèce de cordage assez
fort, quoique fait de mousseline. Voici ma conclusion. Le meurtrier
solitaire ayant porté le cadavre jusqu'à une certaine distance (du
bosquet ou d'un autre lieu) au moyen de la bande _nouée_ autour
de la taille, a trouvé que le poids, en se servant de ce procédé,
excédait ses forces. Il s'est résolu à traîner le fardeau; il y a des
traces qui prouvent que le fardeau a été traîné. Pour ce dessein,
il devenait nécessaire d'attacher quelque chose comme une corde à
l'une des extrémités. C'était autour du cou qu'il était préférable de
l'attacher, la tête devant servir à l'empêcher de glisser. Et alors le
meurtrier a évidemment pensé à se servir de la bande roulée autour des
reins. Il l'aurait sans doute employée, si ce n'eût été l'enroulement
de cette bande autour du corps, le _nœud_ gênant par lequel elle
était assujettie, et la réflexion qu'il fit qu'elle n'avait pas été
_complètement arrachée_ du vêtement. Il était plus facile de détacher
une nouvelle bande du jupon. Il l'a arrachée, l'a nouée autour du cou,
et a ainsi traîné sa victime jusqu'au bord de la rivière.
Que cette bande, dont le mérite était d'être immédiatement à portée de
sa main, mais qui ne répondait qu'imparfaitement à son dessein, ait
été employée, telle quelle, cela démontre que la nécessité de s'en
servir est survenue dans des circonstances où il n'y avait plus moyen
de ravoir le mouchoir,--c'est-à-dire, comme nous l'avons supposé, après
avoir quitté le bosquet (si toutefois c'était le bosquet), et sur le
chemin entre le bosquet et la rivière.
«Mais, direz-vous, la déposition de madame Deluc! désigne spécialement
une _troupe_ de drôles, dans le voisinage du bosquet, à l'heure ou vers
l'heure du meurtre. Je l'accorde. Je croirais même qu'il y avait bien
une _douzaine_ de ces troupes, telles que celle décrite par madame
Deluc, à l'heure ou _vers_ l'heure de cette tragédie. Mais la troupe
qui a attiré sur elle l'animadversion marquée de madame Deluc, encore
que la déposition de celle-ci ait été passablement tardive et soit
très-suspecte, est _la seule_ troupe désignée par cette honnête et
scrupuleuse vieille dame comme ayant mangé ses gâteaux et avalé son
eau-de-vie sans se donner la peine de payer. _Et hinc illæ iræ?_
«Mais quels sont les termes précis de la déposition de madame Deluc?
«Une bande de mécréants parut, qui firent un tapage affreux, burent et
mangèrent sans payer, suivirent la même route que le jeune homme et la
jeune fille, revinrent à l'auberge _à la brune_, puis repassèrent la
rivière en grande hâte.»
«Or, cette _grande hâte_ a pu paraître beaucoup _plus grande_ aux yeux
de madame Deluc, qui rêvait, avec douleur et inquiétude, à sa bière
et à ses gâteaux volés,--bière et gâteaux pour lesquels elle a pu
nourrir jusqu'au dernier moment une faible espérance de compensation.
Autrement, puisqu'il se faisait tard, pourquoi aurait-elle attaché de
l'importance à _cette hâte_? Il n'y a certes pas lieu de s'étonner de
ce qu'une bande, même de coquins, veuille s'en retourner _en hâte_,
quand elle a une large rivière à traverser dans de petits bateaux,
quand l'orage menace et quand la nuit approche.
«Je dis: _approche_; car la nuit n'était _pas encore arrivée_. Ce ne
fut _qu'à la brune_ que la précipitation indécente de ces _mécréants_
offensa les chastes yeux de madame Deluc. Mais on nous dit que c'est le
même soir que madame Deluc, ainsi que son fils aîné, _entendit des cris
de femme dans le voisinage de l'auberge_. Et par quels termes madame
Deluc désigne-t-elle le moment de la soirée où elle a entendu ces cris?
Ce fut, dit-elle, _peu après la tombée de la nuit_. Mais, _peu après la
tombée de la nuit_, c'est au moins _la nuit_; et le mot _à la brune_
représente encore le jour. Ainsi il est suffisamment clair que la
bande a quitté la barrière du Roule avant les cris entendus par hasard
(?) par madame Deluc. Et quoique, dans les nombreux comptes rendus de
l'instruction, ces deux expressions distinctes soient invariablement
citées comme je les cite moi-même dans cette conversation avec vous,
aucune feuille publique, non plus qu'aucun des mirmidons de la police
n'a, jusqu'à présent, remarqué l'énorme contradiction qu'elles
impliquent.
«Je n'ai plus qu'un seul argument à ajouter contre _la fameuse bande_;
mais c'est un argument dont le poids est, pour mon intelligence du
moins, absolument irrésistible. Dans le cas d'une belle récompense
et d'une grâce plénière offertes à tout témoin dénonciateur de ces
complices, on ne peut pas supposer un instant qu'un membre quelconque
d'une bande de vils coquins, ou d'une association d'hommes quelconque,
n'aurait pas, depuis longtemps déjà, trahi ses complices. Chaque
individu dans une pareille bande n'est pas encore si avide de la
récompense, ni si désireux d'échapper, que _terrifié par l'idée d'une
trahison possible_. Il trahit vivement et tout de suite, _pour n'être
pas trahi lui-même_. Que le secret n'ait pas été divulgué, c'est la
meilleure des preuves, en somme, que c'est un secret. Les horreurs
de cette ténébreuse affaire ne sont connues que d'_un_ ou deux êtres
humains, et de Dieu. «Ramassons maintenant les faits, mesquins, il est
vrai, mais positifs, de notre longue analyse. Nous sommes arrivés à
la conviction, soit d'un fatal accident sous le toit de madame Deluc,
soit d'un meurtre accompli, dans le bosquet de la barrière du Roule,
par un amant, ou au moins par un camarade intime et secret de la
défunte. Ce camarade a le teint basané. Ce teint, le nœud savant de
la ceinture, et le nœud coulant des brides du chapeau, désignent
un homme de mer. Sa camaraderie avec la défunte, jeune fille un peu
légère, il est vrai, mais non pas abjecte, le dénonce comme un homme
supérieur par le grade à un simple matelot. Or, les communications
urgentes, fort bien écrites, envoyées aux journaux, servent à fortifier
grandement notre hypothèse. Le fait d'une escapade antérieure, révélé
par _le Mercure_, nous pousse à fondre en un même individu ce marin et
cet officier de l'armée de mer, déjà connu pour avoir induit en faute
la malheureuse.
«Et ici, très-opportunément, se présente une autre considération,
celle relative à l'absence prolongée de cet individu au teint sombre.
Insistons sur ce teint d'homme, sombre et basané; ce n'est pas un teint
légèrement basané que celui qui a pu constituer le _seul point_ de
souvenir commun à Valence et à madame Deluc. Mais pourquoi cet homme
est-il absent? A-t-il été assassiné par la bande? S'il en est ainsi,
pourquoi ne trouve-t-on que les _traces_ de la jeune fille? Le théâtre
des deux assassinats doit être supposé identique. Et lui, où est son
cadavre? Les assassins auraient très-probablement fait disparaître les
deux de la même manière. Non, on peut affirmer que l'homme est vivant,
et que ce qui l'empêche de se faire connaître, c'est la crainte d'être
accusé du meurtre. Ce n'est que maintenant, à cette époque tardive,
que nous pouvons supposer cette considération agissant fortement sur
lui,--puisqu'un témoin affirme l'avoir vu avec Marie;--mais cette
crainte n'aurait eu aucune influence à l'époque du meurtre. Le premier
mouvement d'un homme innocent eut été d'annoncer l'attentat et d'aider
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