Histoires grotesques et sérieuses - 13

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parcours. Ses deux directions principales, comme je l'ai fait observer,
étaient, d'abord de l'ouest à l'est et ensuite du nord au sud. A
l'endroit du coude, il fuyait en arrière et décrivait une sorte de
bride, presque circulaire, de manière à former une presqu'île, imitant
une île autant qu'il est possible, et enfermant environ le seizième
d'un acre de terre. C'était sur cette presqu'île que s'élevait la
maison d'habitation,--et en disant que cette maison, comme la terrasse
infernale aperçue par Vathek, _était d'une architecture inconnue dans
les annales de la terre_[1], je veux faire entendre simplement que son
_ensemble_ me frappa par le sentiment le plus fin de poésie combiné
avec celui d'appropriation,--en un seul mot, de _poésie_,--(car il me
serait difficile d'employer d'autres termes pour donner une définition
abstraite, plus rigoureuse, de la poésie), et je ne veux pas dire qu'en
aucun point cette construction se distinguât par un pur caractère
_d'outrance_.
En réalité, rien de plus simple, rien de moins prétentieux que
ce cottage. Son merveilleux effet consistait uniquement dans son
arrangement artistique, analogue à celui d'un _tableau_. J'aurais
pu m'imaginer, pendant que je l'examinais, que quelque paysagiste
de premier ordre l'avait bâti avec sa brosse. Le point de vue,
d'où j'avais d'abord contemplé la vallée, n'était pas absolument,
quoiqu'il s'en rapprochât beaucoup, le meilleur point de vue pour
juger la maison. Je la décrirai donc telle que je la vis plus tard,
en prenant position sur le mur de pierre à l'extrémité méridionale de
l'amphithéâtre.
Le bâtiment principal avait environ vingt-quatre pieds de long et seize
de large,--pas davantage à coup sûr. Sa hauteur totale, depuis le sol
jusqu'au sommet du toit, n'excédait pas dix-huit pieds. A l'extrémité
ouest de cette construction une autre se rattachait, plus petite
d'un tiers environ, dans toutes ses proportions;--sa façade faisant
un retrait de deux yards à peu près en arrière de la façade du corps
principal, et le toit se trouvant naturellement placé beaucoup plus
bas que le toit voisin. Faisant angle droit avec ces bâtiments, et,
en arrière du principal, mais non exactement au milieu, s'élevait un
troisième compartiment, très-petit, et, en général, d'un tiers moins
grand que l'aile de l'ouest. Les toits des deux plus grands étaient
très-escarpés, décrivant à partir de la ligne de faîtage, une longue
courbe concave, et dépassant de quatre pieds au moins les murs de la
façade, de manière à faire toiture pour deux portiques. Ces derniers
toits, naturellement, n'avaient aucun besoin de supports; mais, comme
ils avaient _l'air_ d'en avoir besoin, des piliers fort légers et
parfaitement polis y avaient été adaptés, seulement dans les coins. La
toiture de l'aile du nord était simplement la prolongation d'une partie
de la toiture principale. Entre le plus grand bâtiment et l'aile de
l'ouest s'élevait une très-haute et très-svelte cheminée carrée, faite
de briques hollandaises durcies, alternativement noires et rouges, et
couronnée d'une légère corniche de briques faisant saillie. Au-dessus
des pignons, les toits se projetaient aussi très en dehors; dans le
bâtiment principal, cette saillie était environ de quatre pieds vers
l'est et de deux pieds vers l'ouest. La porte principale n'était pas
symétriquement placée dans le corps principal de logis, car elle
était un peu à l'est, et les deux fenêtres à l'ouest. Ces dernières
ne descendaient pas jusqu'au sol, mais étaient plus longues et plus
étroites que de coutume; elles avaient un volet simple, semblable à
une porte, et des carreaux en forme de losanges très-allongés; la
porte était vitrée dans sa partie supérieure, faite aussi de carreaux
losanges, avec un volet mobile qui la protégeait pendant la nuit.
L'aile de l'ouest avait sa porte placée sous le pignon, et une
unique fenêtre regardant le sud. L'aile du nord n'avait pas de porte
extérieure, et et une fenêtre unique, là aussi, s'ouvrait sur l'est.
Le mur soutenant le pignon oriental était flanqué d'un escalier qui le
traversait en diagonale, la montée regardant le sud. Sous l'abri formé
par le rebord très-avancé du toit, ces degrés aboutissaient à une porte
qui conduisait aux mansardes, ou plutôt au grenier; car cette partie
n'était éclairée que par une seule fenêtre donnant sur le nord, et
semblait avoir été destinée à servir de magasin.
Les _piazzas_ du corps principal et de l'aile de l'ouest n'étaient
pas planchéiées selon l'usage; mais devant les portes et les fenêtres
de larges dalles de granit, plates et irrégulières de forme, étaient
enchâssées dans le merveilleux gazon, et fournissaient en toute saison
un confortable chemin pour les pieds. De commodes trottoirs, faits de
même matière, non pas rigoureusement ajustés, mais laissant entre les
pierres de fréquents intervalles par où jaillissait le velours du tapis
naturel, conduisaient, soit de la maison vers une source de cristal,
à cinq pas environ plus loin, soit vers la route, soit vers un ou deux
pavillons situés au nord, au delà du ruisseau, et complètement cachés
par quelques caroubiers et catalpas.
A six pas tout au plus de la porte principale se dressait le tronc
mort d'un fantastique poirier, si bien habillé, de la tête aux pieds,
de magnifiques fleurs de bignonia, qu'il était difficile de deviner
quel singulier et charmant objet ce pouvait être. Aux divers bras de
cet arbre étaient suspendues des cages pour des oiseaux divers. Dans
l'une, vaste cylindre d'osier avec un anneau au sommet, s'ébattait
un oiseau-moqueur; dans une autre, un loriot; dans une troisième,
l'impudent passereau des rizières; et trois ou quatre prisons plus
élégantes retentissaient du chant des canaris.
Les piliers de la _piazza_ étaient enguirlandés de jasmin et de
chèvrefeuille, et de l'angle formé par le corps principal de logis et
l'aile de l'ouest s'élançait une vigne d'une richesse sans exemple;
Défiant toute contrainte, elle avait d'abord grimpé jusqu'au toit
inférieur, puis s'était élancée sur le supérieur, et, là, rampant et se
contorsionnant le long du faîtage, elle jetait ses vrilles à droite et
à gauche, jusqu'à ce qu'elle atteignît le pignon de l'est, d'où elle se
laissait retomber et traînait sur l'escalier.
Toute la maison, ainsi que les ailes, était construite en bardeaux, à
la vieille mode hollandaise, larges et non arrondis par les coins. Ce
mode a cela de particulier qu'il fait paraître les maisons ainsi bâties
plus larges de la base que du sommet, à la manière des architectures
égyptiennes; et, dans le cas actuel, cet effet excessivement
pittoresque était augmenté par de nombreux pots de fleurs magnifiques
qui circonscrivaient presque entièrement la base des bâtiments.
Les bardeaux étaient peints en gris sombre; et tout artiste comprendera
tout de suite combien cette teinte neutre se fondait heureusement dans
le vert éclatant des feuilles de tulipier qui ombrageaient en partie le
cottage.
C'était en se plaçant près du mur de pierre, dont j'ai déjà parlé,
qu'on trouvait la position la plus favorable pour examiner les
bâtiments;--car, l'angle du sud-est se projetant en avant, l'œil
pouvait à la fois embrasser la totalité des deux façades, avec le
pittoresque pignon de l'est, et prendre un aperçu suffisant de l'aile
du nord, ainsi que d'une partie de la jolie toiture de la serre, et
presque de la moitié d'un léger pont qui enjambait le ruisseau tout
près des bâtiments principaux.
Je ne restai pas très-longtemps sur le sommet de la colline, mais assez
toutefois pour étudier complètement le paysage placé sous mes pieds. Il
était évident que je m'étais écarté de la route du village, et j'avais
ainsi une excellente excuse de voyageur pour ouvrir la porte et pour
demander mon chemin, à tout hasard; ainsi, sans plus de cérémonies,
j'avançai.
La porte passée, la route semblait se continuer sur un rebord naturel
qui descendait en pente douce le long de la paroi des rochers du
nord-est. Elle me conduisit au pied du précipice du nord, de là sur le
pont, et, en contournant le pignon de l'est, à la porte de la façade.
Chemin faisant, j'observai qu'il était impossible d'apercevoir les
pavillons.
Comme je tournais au coin du pignon, le dogue bondit vers moi, menaçant
et silencieux, avec l'œil et la physionomie d'un tigre. Je lui
tendis cependant la main, en témoignage d'amitié, et je n'ai jamais
connu de chien qui fût à l'épreuve de cet appel fait à sa courtoisie.
Celui-ci, non-seulement ferma sa gueule et remua sa queue, mais
m'offrit positivement sa patte, et même étendit ses civilités jusqu'à
Ponto.
Comme je n'apercevais pas de cloche, je frappai avec ma canne contre la
porte, qui était à moitié ouverte. Immédiatement une personne s'avança
vers le seuil,--une jeune femme de vingt-huit ans environ,--élancée ou
plutôt légère, et d'une taille un peu au-dessus de la moyenne. Comme
elle s'approchait, avec une démarche à la fois modeste et décidée,
absolument indescriptible, je me dis en moi-même: «J'ai sûrement
trouvé ici la perfection de la grâce naturelle, en antithèse avec
l'artificielle.» La seconde impression qu'elle produisit sur moi,
et qui fut de beaucoup la plus vive des deux, fut une impression
d'_enthousiasme_. Jamais expression d'un _romanesque_ aussi intense,
oserai-je dire, ou d'une étrangeté si extra-mondaine, telle que celle
qui s'échappait de ses yeux profondément enchâssés, n'avait jusqu'alors
pénétré le fond de mon cœur. Je ne sais comment cela se fait,
mais cette expression particulière de l'œil, qui quelquefois même
s'inscrit jusque dans les lèvres, est le charme le plus puissant,
sinon l'unique, qui enchaîne mon attention à une femme. _Romanesque_!
pourvu que mes lecteurs comprennent pleinement tout ce que je voudrais
enfermer dans ce mot!--_romanesque_ et _féminin_ me paraissent deux
termes réciproquement convertibles; et après tout, ce que l'homme
aime vraiment dans la femme, c'est sa _féminéité_. Les yeux d'Annie
(j'entendis quelqu'un qui de l'intérieur appelait sa «chère Annie»)
était d'un _gris céleste_; sa chevelure, d'un blond châtain; ce fut
tout ce que j'eus le temps d'observer en elle.
Sur sa très-courtoise invitation, j'entrai,--et je passai d'abord dans
un vestibule suffisamment spacieux. Étant venu surtout pour _observer_,
je notai qu'à ma droite, en entrant, il y avait une fenêtre, semblable
à celles de la façade; à ma gauche, une porte conduisant dans la pièce
principale; pendant qu'en face de moi, une porte ouverte me permit
de voir une petite chambre, de la même dimension que le vestibule,
arrangée en manière de cabinet de travail, et ayant une large fenêtre
cintrée regardant le nord.
Je passai dans le parloir, et je m'y trouvai avec M. Landor,--car tel
était le nom du maître du lieu, comme je l'appris plus tard. Il avait
des manières polies et même cordiales; mais en ce moment mon attention
était beaucoup plus occupée des arrangements de la maison qui m'avait
tant intéressé que de la physionomie personnelle du propriétaire.
L'aile du nord, je le vis alors, était une chambre à coucher, dont
la porte ouvrait sur le parloir. A l'ouest de cette porte était une
fenêtre simple, regardant le ruisseau. A l'extrémité ouest du parloir,
il y avait une cheminée, puis une porte conduisant dans l'aile de
l'ouest,--qui probablement servait de cuisine.
Il est impossible d'imaginer quelque chose de plus rigoureusement
simple que l'ameublement du parloir. Le parquet était recouvert d'un
tapis de laine teinte, d'un excellent tissu, à fond blanc avec un semis
de petits dessins verts circulaires. Les rideaux des fenêtres étaient
en mousseline de jaconas d'une blancheur de neige; passablement
amples, et descendant en plis fins, parallèles, d'une symétrie
rigoureuse, juste au ras du tapis. Les murs étaient revêtus d'un papier
français d'une grande finesse, à fond argenté, avec une cordelette
d'un vert pâle courant en zigzag. Toute la tenture était simplement
relevée par trois exquises lithographies de Julien, aux trois crayons,
suspendues aux murs, mais sans cadres. L'un de ces dessins représentait
un tableau de richesse ou plutôt de volupté orientale; un autre,
une scène de carnaval, d'une verve incomparable; le troisième était
une tête de femme grecque; jamais visage si divinement beau, jamais
expression d'un vague si provoquant, n'avaient jusqu'alors arrêté mon
attention.
La partie solide de l'ameublement consistait en une table ronde,
quelques sièges (parmi lesquels un fauteuil à bascule) et un sofa ou
plutôt un canapé, dont le bois était de l'érable uni, peint en blanc
crémeux, avec de légers filets verts, et le fond en canne tressée.
Sièges et table étaient assortis pour aller ensemble; mais les formes
avaient été évidemment inventées par le même esprit qui avait tracé
le plan des jardins; il était impossible de concevoir quelque chose de
plus gracieux.
Sur la table traînaient quelques livres; un flacon de cristal, vaste
et carré, contenant quelque parfum nouveau; une simple lampe astrale,
de verre poli (non pas une lampe solaire), avec un abat-jour à
l'italienne, et un large vase plein de fleurs splendidement épanouies.
En somme, les fleurs de couleurs magnifiques et d'un parfum délicat,
formaient la seule vraie décoration de la chambre. Le foyer de la
cheminée était presque entièrement rempli par un pot de brillants
géraniums. Sur une tablette triangulaire, placée dans chaque coin de la
pièce, était posé un vase semblable, ne se distinguant des autres que
par son gracieux contenu. Un ou deux bouquets semblables ornaient le
manteau de la cheminée, et des violettes récemment cueillies étaient
groupées sur le rebord des fenêtres ouvertes.
Je m'arrête, ce travail n'ayant pas d'autre but que de donner une
peinture détaillée de la résidence de M. Landor,--_telle que je l'ai
trouvée_.

[1] Dans l'original, ces mots sont imprimés en français.--C. B.


PHILOSOPHIE DE L'AMEUBLEMENT

Dans la décoration intérieure, si ce n'est dans l'architecture
extérieure de leurs résidences, les Anglais excellent. Les Italiens
n'ont qu'un faible sentiment en dehors des marbres et des couleurs.
En France, _meliora probant, deteriora sequuntur_; les Français sont
une race trop _coureuse_ pour entretenir ces talents domestiques dont
ils ont d'ailleurs la très-délicate intelligence, ou du moins le sens
élémentaire et juste. Les Chinois et la plupart des peuples orientaux
ont une imagination chaude mais mal appropriée. Les Écossais sont de
trop _pauvres_ décorateurs. Les Hollandais ont peut-être l'idée vague
qu'on ne fait pas un rideau avec de la gratte[1]. En Espagne, ils sont
_tout rideaux_,--une nation qui raffole de _pendaisons_[2]. Les Russes
ne se meublent pas. Les Hottentots et les Kickapoos sont bien dans leur
voie naturelle. Seuls, les Yankees vont à rebours du bon sens.
Comment cela se fait, il n'est pas difficile de le comprendre. Nous
n'avons pas d'aristocratie de naissance, et conséquemment ayant--chose
naturelle et inévitable--fabriqué à notre usage une aristocratie de
dollars, l'étalage de la richesse a dû prendre ici la place et remplir
l'office du luxe nobiliaire dans les pays monarchiques. Par une
transition facile à saisir et également facile à prévoir, nous avons
été amenés à noyer dans la pure _ostentation_ toutes les notions de
goût que nous pouvions posséder.
Parlons d'une façon moins abstraite. En Angleterre, par exemple, un
pur étalage de mobilier coûteux serait beaucoup moins propre que chez
nous à créer une idée de beauté relativement au mobilier, ou dégoût
naturel dans le propriétaire;--et cela, d'abord pour cette raison que
la richesse, ne constituant pas la noblesse, n'est pas en Angleterre
l'objet le plus élevé de l'ambition; en second lieu, parce que, là, la
vraie noblesse de naissance, se restreignant aux strictes limites du
goût légitime, évite plutôt qu'elle n'affecte cette pure somptuosité
à laquelle une jalousie de parvenu peut quelquefois atteindre avec
succès. Le peuple imitera les nobles, et le résultat est une diffusion
générale du sentiment juste. Mais, en Amérique, la monnaie courante
étant le seul blason de l'aristocratie, l'étalage de cette monnaie
peut être généralement considéré comme le seul moyen de distinction
aristocratique; et la populace, qui cherche toujours ses modèles en
haut, est insensiblement amenée à confondre les deux idées, entièrement
distinctes, de somptuosité et de beauté. Bref, le coût d'un article
d'ameublement est devenu, à la fin, pour nous, le seul critérium de son
mérite au point de vue décoratif; et ce critérium, une fois adopté, a
ouvert la route vers une foule d'erreurs analogues dont on peut suivre
facilement l'origine jusqu'à la principale sottise primordiale.
Il ne peut rien exister de plus directement choquant pour l'œil
d'un artiste que l'arrangement intérieur de ce qu'on appelle aux
États-Unis,--c'est-à-dire en Appallachie,--un appartement bien meublé.
Son défaut le plus ordinaire est un manque d'harmonie. Nous parlons
de l'harmonie d'une chambre comme nous parlerions de l'harmonie d'un
tableau; car tous les deux, la chambre et le tableau, sont également
soumis à ces principes indéfectibles, qui gouvernent toutes les
variétés de l'art; et l'on peut dire qu'à très-peu de chose près, les
lois par lesquelles nous jugeons les qualités principales d'un tableau
suffisent pour apprécier l'arrangement d'une chambre.
Il y a quelquefois lieu d'observer un manque d'harmonie dans
le caractère des diverses pièces de l'ameublement, mais plus
généralement dans leurs couleurs ou dans leurs modes d'adaptation
à leur usage naturel. Très-souvent l'œil est offensé parleur
arrangement anti-artistique. Les lignes droites sont trop visiblement
prédominantes, trop continuées sans interruption, ou rompues trop
rudement par des angles droits. Si les lignes courbes interviennent,
elles se répètent avec une uniformité déplaisante. Par une précision
outrée, tout l'aspect d'une belle chambre se trouve complètement gâté.
Les rideaux sont rarement bien disposés ou bien choisis, relativement
aux autres décorations. Avec un ameublement complet et rationel,
les rideaux sont hors de place, et un vaste volume de draperies, de
quelque nature qu'elles soient, dans n'importe quelles circonstances,
est inconciliable avec le bon goût,--la quantité convenable ainsi que
l'ajustement convenable dépendant du caractère de l'effet général.
La question des tapis est mieux comprise depuis ces derniers temps
que dans les anciens jours; mais nous commettons souvent des erreurs
dans le choix de leurs dessins et de leurs couleurs. Le tapis, c'est
l'âme de l'appartement. C'est du tapis que doivent être déduites
non-seulement les couleurs, mais aussi les formes de tous les objets
qui reposent dessus. Il est permis à un juge en droit coutumier d'être
un homme ordinaire; un bon juge en tapis _doit être_ un homme de
génie. Cependant nous avons entendu discuter de tapis, avec l'air _d'un
mouton qui rêve_[3], maint gaillard absolument incapable d'arranger
lui-même ses favoris. Chacun sait qu'un grand tapis _peut_ être revêtu
de grands dessins, et qu'un petit _doit_ être couvert de petits;--mais
ce n'est pas là, bien entendu, le fin fond de la doctrine. En ce
qui regarde le tissu, le tapis de Saxe est le seul admissible. Le
tapis de Bruxelles est le passé-plus-que-parfait du style et celui
de Turquie est le goût dans sa définitive agonie. Relativement aux
dessins, un tapis ne doit pas être barbouillé, enjolivé comme un Indien
Riccaree,--tout en craie rouge, ocre jaune et plumes de coq. Pour
être bref, des fonds visibles avec des dessins éclatants, circulaires
ou cycloïdes, mais _sans aucune signification_, sont, dans le cas en
question, des lois inviolables. L'abomination des fleurs ou des images
d'objets familiers de toute sorte devrait être exclue des limites
de la chrétienté. En somme, qu'il s'agisse de tapis, de rideaux, de
tapisserie ou d'étoffes pour divans, tout article de ce genre doit être
orné d'une manière strictement arabesque. Quant à ces anciens tapis
qu'on trouve encore de temps à autre dans les habitations du vulgaire,
ces tapis où s'étalent et rayonnent d'énormes dessins, séparés par des
bandes et brillant de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, à travers
lesquelles il est impossible de distinguer un fond quelconque, ils ne
sont qu'une méchante invention d'une race de complaisants du siècle
et d'amoureux passionnés de l'argent, enfants de Baal et adorateurs
de Mammon,--espèces de Benthams, qui, pour épargner la pensée et
économiser l'imagination, ont d'abord inventé le barbare kaléidoscope,
et puis ont établi des compagnies à fonds communs pour le faire tourner
à la vapeur.
_L'éclat_ est la principale hérésie de la philosophie américaine de
l'ameublement, hérésie qui naît, comme il est facile de le reconnaître,
de cette perversion du goût dont nous parlions tout à l'heure. Nous
sommes violemment affolés de gaz et de verre. Le gaz, dans la maison,
est complètement inadmissible. Sa lumière, vibrante et dure, est
offensante. Quiconque a une cervelle et des yeux refusera d'en faire
usage. Une lumière douce, ce que les artistes appellent un jour froid,
donnant naturellement des ombres chaudes, fera merveille, même dans
une chambre imparfaitement meublée. Il n'y eut jamais d'invention
plus charmante que celle de la lampe astrale. Nous parlons, bien
entendu, de la lampe astrale proprement dite, de la lampe d'Argand,
avec son abat-jour primitif de verre poli et uni, et sa lumière de
clair de lune, uniforme et tempérée. L'abat-jour de verre taillé est
une triste invention du démon. L'empressement avec lequel nous l'avons
adopté, d'abord à cause de son _étincellement_, mais surtout parce
qu'il est _plus coûteux_, est un bon commentaire de la proposition
que nous avons émise en commençant. Nous pouvons affirmer que celui
qui emploie délibérément l'abat-jour de verre taillé est radicalement
privé de goût, ou qu'il est un aveugle serviteur des caprices de la
mode. La lumière qui jaillit d'une de ces vaniteuses abominations est
inégale, brisée et douloureuse. Elle suffit pour gâter une masse de
bons effets dans un ameublement soumis à sa détestable influence. Elle
est un mauvais œil qui détruit spécialement plus de la moitié du
charme de la beauté des femmes. En matière de verre, nous partons
généralement de faux principes. Le caractère principal du verre,
c'est _l'éclat_,--et quel monde de choses détestables ce seul mot
suffit à exprimer! Les lumières trémoussantes, inquiètes, peuvent être
_quelquefois_ agréables (elles le sont toujours pour les enfants et les
idiots); mais, dans la décoration d'une chambre, elles doivent être
scrupuleusement évitées. Je dirai plus: les lumières _constantes_, si
elles sont trop énergiques, sont elles-mêmes inadmissibles. Ces énormes
et insensés lustres de verre taillés à facettes, éclairés au gaz, et
sans abat-jour, qui sont suspendus dans nos salons les plus à la mode,
peuvent être cités comme la quintessence du faux goût et le superlatif
de la folie.
La passion de _l'éclat_,--cette idée s'étant confondue, comme nous
l'avons déjà observé, avec celle de magnificence générale,--nous a
conduits aussi à l'emploi exagéré des miroirs. Nous recouvrons les murs
de nos appartements de grandes glaces anglaises, et nous nous imaginons
avoir fait là quelque chose de fort beau. Or, la plus légère réflexion
suffirait pour convaincre quiconque a un œil du détestable effet
produit par de nombreux miroirs, spécialement par les plus grands. En
faisant abstraction de sa puissance réflective, le miroir présente
une surface continue, plane, incolore, monotone,--une chose toujours
et évidemment déplaisante. Considéré comme réflecteur, il contribue
fortement à produire une monstrueuse et odieuse uniformité, et le mal
est ici aggravé, non pas seulement en proportion directe du moyen,
mais dans une raison constamment croissante. De fait, une chambre avec
quatre ou cinq glaces, distribuées à tort et à travers, est, au point
de vue artistique, une chambre sans aucune forme. Si à ce défaut nous
ajoutons la répercussion du miroitement, nous obtenons un parfait
chaos d'effets discordants et désagréables. Le rustre le plus naïf, en
entrant dans une chambre ainsi enjolivée, sentira immédiatement qu'il y
a là quelque chose d'absurde, bien qu'il lui soit absolument impossible
d'assigner une cause à son malaise. Supposons le même individu conduit
dans une chambre meublée avec goût: il laissera éclater une exclamation
de plaisir et de surprise.
Un malheur qui naît de nos institutions républicaines, c'est qu'ici un
homme possédant une grosse bourse n'a généralement qu'une très-petite
âme à mettre dedans. La corruption du goût fait partie et pendant de
l'industrie des dollars. A mesure que nous devenons riches, nos idées
se rouillent. Donc, ce n'est pas parmi _notre_ aristocratie (encore
moins en Appallachie) que nous chercherons la haute spiritualité du
boudoir anglais. Mais nous avons vu dans la mouvance d'Américains
de fortune moderne des appartements qui, au moins par leur mérite
négatif, pourraient rivaliser avec les cabinets raffinés de nos amis
d'outre-mer. En ce moment même, nous avons présente à l'œil de notre
esprit une petite chambre sans prétentions, dans la décoration de
laquelle il n'y a rien à reprendre. Le propriétaire est assoupi sur un
sofa; le temps est frais; il est près de minuit; nous ferons un croquis
de la chambre pendant qu'il sommeille.
La forme en est oblongue;--trente pieds de long environ, et vingt-cinq
de large;--c'est une forme qui donne les commodités ordinaires les
plus grandes pour l'arrangement d'un mobilier. Elle n'a qu'une
porte, qui n'est rien moins que large, placée à l'un des bouts du
parallélogramme, et que deux fenêtres, placées à l'autre bout. Ces
dernières sont larges et descendent jusqu'au plancher, profondément
enfoncées d'ailleurs, et ouvrant sur une véranda italienne. Leurs
carreaux sont de verre pourpre, encadrés dans un châssis de bois
de palissandre, plus massif que d'ordinaire. Elles sont garnies, à
l'intérieur du renfoncement, de rideaux d'un épais tissu d'argent
adapté à la forme de la fenêtre et tombant librement à petits plis. En
dehors de la niche sont des rideaux de soie cramoisie, excessivement
riche, frangés d'un large réseau d'or et doublés du même tissu d'argent
dont est fait également le store extérieur. Il n'y a pas de corniches;
mais tous les plis de l'étoffe (qui sont plutôt fins que massifs et
ont ainsi un air de légèreté) sortent de dessous un entablement doré,
d'un riche travail, qui fait tout le tour de la chambre à la ligne de
jonction du plafond et des murs. La draperie s'ouvre ou se ferme au
moyen d'une épaisse corde d'or qui l'enveloppe négligemment et qui
se résout facilement en un nœud; on ne voit ni patères ni aucun
mécanisme. Les couleurs des rideaux et de leurs franges, le cramoisi et
l'or, se montrent partout avec profusion et déterminent le _caractère_
de la chambre. Le tapis, un tissu de Saxe, a un pouce et demi
d'épaisseur, et son fond, également cramoisi, est simplement relevé par
une ganse d'or, analogue à la corde qui enserre les rideaux, faisant
légèrement saillie sur le fond, et se promenant à travers, de manière
à former une série de courbes brusques et irrégulières, l'une passant
de temps en temps par-dessus l'autre. Les murs sont revêtus d'un papier
satiné d'une couleur argentée, tigré de petits dessins arabesques de
la même couleur cramoisie dominante, mais un peu affaiblie. Plusieurs
peintures coupent çà et là l'étendue du papier. Ce sont principalement
des paysages d'un style imaginatif, tels _les Grottes des Fées_, de
Stanfield, ou _l'Étang lugubre_, de Chapman. Il y a néanmoins trois
ou quatre têtes de femmes, d'une beauté éthéréenne,--des portraits
dans la manière de Sully. Chacune de ces peintures est d'un ton chaud
mais sombre. Elles ne contiennent pas ce qu'on appelle de _brillants
effets_. De toutes émane un sentiment de repos. Aucune n'est de
petite dimension. Les trop petits tableaux donnent à une chambre cet
aspect moucheté, qui est le vice de plus d'un bel ouvrage d'art
fastidieusement retouché. Les cadres sont larges, mais peu profonds,
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