Histoires grotesques et sérieuses - 14

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richement sculptés, mais ils ne sont ni mats ni travaillés à jour. Ils
ont, tous, tout l'éclat de l'or bruni. Ils reposent à plat sur les
murs et ne sont pas suspendus par des cordes, de manière à pencher.
Il est vrai que les tableaux gagnent souvent beaucoup dans cette
position, mais l'aspect général d'une pièce s'en trouve gâté. On
n'aperçoit qu'une seule glace, qui d'ailleurs n'est pas très-grande.
Sa forme est presque circulaire, et elle est suspendue de telle façon
que le propriétaire ne peut y voir son image reflétée d'aucun des
principaux sièges de la chambre. Deux larges sofas, très-bas, en bois
de palissandre et en soie cramoisie brochée d'or, forment les seuls
sièges, à l'exception de deux causeuses, également en palissandre. Il
y a un piano (en palissandre), sans housse, et tout ouvert. Une table
octogone, faite uniquement du plus beau marbre incrusté d'or, est
placée près d'un des sofas. Cette table n'a pas non plus de tapis; en
fait de draperies, les rideaux ont été jugés suffisants. Quatre vastes
et magnifiques vases de Sèvres, dans lesquels s'épanouit une profusion
de fleurs aussi odorantes qu'éclatantes, occupent les autres angles
légèrement arrondis de la chambre. Un haut candélabre, soutenant une
petite lampe antique pleine d'une huile fortement parfumée, s'élève
près de la tête de mon ami assoupi. Quelques tablettes, légères
et gracieuses, dorées sur leurs tranches, et suspendues par des
cordelettes de soie cramoisie à glands d'or, supportent deux ou trois
cents volumes magnifiquement reliés. En dehors de cela, il n'y a pas
d'autres meubles, excepté une lampe d'Argand, avec un simple globe de
verre poli d'une couleur pourpre, qui par une unique et mince chaîne
d'or est suspendue au plafond, lequel est creusé en voûte et fort
élevé, et répand sur toutes choses une lumière à la fois tranquille et
magique.

[1] Il y a ici un jeu de mots. _Cabbage_ veut dire à la fois _chou_ et
_rognure d'étoffe_, retaille gardée par le tailleur.--C. B.
[2] Autre jeu de mots: _hang_ veut dire pendre et tapisser; _hangman_,
bourreau.--C. B.
[3] Dans l'original, ces mots sont imprimés en français.--C. B.


LA GENÈSE D'UN POËME

La poétique est faite, nous disait-on, et modelée d'après les poëmes.
Voici un poëte qui prétend que son poëme a été composé d'après sa
poétique. Il avait certes un grand génie et plus d'inspiration que qui
que ce soit, si par inspiration on entend l'énergie, l'enthousiasme
intellectuel, et la faculté de tenir ses facultés en éveil. Mais il
aimait aussi le travail plus qu'aucun autre; il répétait volontiers,
lui, un original achevé, que l'originalité est chose d'apprentissage,
ce qui ne veut pas dire une chose qui peut être transmise par
l'enseignement. Le hasard et l'incompréhensible étaient ses deux grands
ennemis. S'est-il fait, par une vanité étrange et amusante, beaucoup
moins inspiré qu'il ne l'était naturellement? A-t-il diminué la faculté
gratuite qui était en lui pour faire la part plus belle à la volonté?
Je serais assez porté à le croire; quoique cependant il faille ne
pas oublier que son génie, si ardent et si agile qu'il fût, était
passionnément épris d'analyse, de combinaisons et de calculs. Un de ses
axiomes favoris était encore celui-ci: «Tout, dans un poëme comme dans
un roman, dans un sonnet comme dans une nouvelle, doit concourir au
dénoûment. Un bon auteur a déjà sa dernière ligne en vue quand il écrit
la première.» Grâce à cette admirable méthode, le compositeur peut
commencer son œuvre par la fin, et travailler, quand il lui plaît,
à n'importe quelle partie. Les amateurs du _délire_ seront peut-être
révoltés par ces _cyniques_ maximes; mais chacun en peut prendre ce
qu'il voudra. Il sera toujours utile de leur montrer quels bénéfices
l'art peut tirer de la délibération, et de faire voir aux gens du monde
quel labeur exige cet objet de luxe qu'on nomme Poésie.
Après tout, un peu de charlatanerie est toujours permis au génie, et
même ne lui messied pas. C'est, comme le fard sur les pommettes d'une
femme naturellement belle, un assaisonnement nouveau pour l'esprit.
Poëme singulier entre tous. Il roule sur un mot mystérieux et profond,
terrible comme l'infini, que des milliers de bouches crispées ont
répété depuis le commencement des âges, et que par une triviale
habitude de désespoir plus d'un rêveur a écrit sur le coin de sa table
pour essayer sa plume: _Jamais plus!_ De cette idée, l'immensité,
fécondée par la destruction, est remplie du haut en bas, et l'Humanité,
non abrutie, accepte volontiers l'Enfer, pour échapper au désespoir
irrémédiable contenu dans cette parole.
Dans le moulage de la prose appliqué à la poésie, il y a nécessairement
une affreuse imperfection; mais le mal serait encore plus grand dans
une singerie rimée. Le lecteur comprendra qu'il m'est impossible de
lui donner une idée exacte de la sonorité profonde et lugubre, de la
puissante monotonie de ces vers, dont les rimes larges et triplées
sonnent comme un glas de mélancolie. C'est bien là le poëme de
l'insomnie du désespoir; rien n'y manque: ni la fièvre des idées, ni
la violence des couleurs, ni le raisonnement maladif, ni la terreur
radoteuse, ni même cette gaieté bizarre de la douleur qui la rend
plus terrible. Écoutez chanter dans votre mémoire les strophes les
plus plaintives de Lamartine, les rhythmes les plus magnifiques et
les plus compliqués de Victor Hugo; mêlez-y le souvenir des tercets
les plus subtils et les plus compréhensifs de Théophile Gautier,--de
_Ténèbres_, par exemple, ce chapelet de redoutables concetti sur la
mort et le néant, où la rime triplée s'adapte si bien à la mélancolie
obsédante,--et vous obtiendrez peut-être une idée approximative
des talents de Poe en tant que versificateur; je dis: en tant que
versificateur, car il est superflu, je pense, de parler de son
imagination.
Mais j'entends le lecteur qui murmure comme Alceste: «Nous verrons
bien!»--Voici donc le poëme[1]:

LE CORBEAU

«Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais,
faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume
d'une doctrine oubliée, pendant que je donnais de la tête,
presque assoupi, soudain il se fit un tapotement, comme
de quelqu'un frappant doucement, frappant à la porte de
ma chambre. «C'est quelque visiteur,--murmurai-je,--qui
frappe à la porte de ma chambre; ce n'est que cela, et
rien de plus.»
Ah! distinctement je me souviens que c'était dans le
glacial décembre, et chaque tison brodait à son tour le
plancher du reflet de son agonie. Ardemment je désirais le
matin; en vain m'étais-je efforcé de tirer de mes livres
un sursis à ma tristesse, ma tristesse pour ma Lénore
perdue, pour la précieuse et rayonnante fille que les
anges nomment Lénore,--et qu'ici on ne nommera jamais plus.
Et le soyeux, triste, et vague bruissement des rideaux
pourprés me pénétrait, me remplissait de terreurs
fantastisques, inconnues pour moi jusqu'à ce jour; si
bien qu'enfin, pour apaiser le battement de mon cœur,
je me dressai, répétant: «C'est quelque visiteur qui
sollicite l'entrée à la porte de ma chambre, quelque
visiteur attardé sollicitant l'entrée à la porte de ma
chambre;--c'est cela même, et rien de plus.»
Mon âme en ce moment se sentit plus forte. N'hésitant donc
pas plus longtemps:
«Monsieur,--dis-je,--ou madame, en vérité j'implore votre
pardon; mais le fait est que je sommeillais, et vous
êtes venu frapper si doucement, si faiblement vous êtes
venu taper à la porte de ma chambre, qu'à peine étais-je
certain de vous avoir entendu.» Et alors j'ouvris la porte
toute grande;--les ténèbres, et rien de plus!
Scrutant profondément ces ténèbres, je me tins longtemps
plein d'étonnement, de crainte, de doute, rêvant des
rêves qu'aucun mortel n'a jamais osé rêver; mais le
silence ne fut pas troublé, et l'immobilité ne donna
aucun signe, et le seul mot proféré fut un nom chuchoté:
«Lénore!»--C'était moi qui le chuchotais, et un écho à son
tour murmura ce mot: «Lénore!»--Purement cela, et rien de
plus.
Rentrant dans ma chambre, et sentant en moi toute mon âme
incendiée, j'entendis bientôt un coup un peu plus fort
que le premier. «Sûrement,--dis-je,--sûrement, il y a
quelque chose aux jalousies de ma fenêtre; voyons donc ce
que c'est, et explorons ce mystère. Laissons mon cœur
se calmer un instant, et explorons ce mystère;--c'est le
vent, et rien de plus.»
Je poussai alors le volet, et, avec un tumultueux
battement d'ailes, entra un majestueux corbeau digne des
anciens jours. Il ne fit pas la moindre révérence, il ne
s'arrêta pas, il n'hésita pas une minute: mais, avec la
mine d'un lord ou d'une lady, il se percha au-dessus de la
porte de ma chambre; il se percha sur un buste de Pallas
juste au-dessus de la porte de ma chambre;--il se percha,
s'installa, et rien de plus.
Alors cet oiseau d'ébène, par la gravité de son
maintien et la sévérité de sa physionomie, induisant ma
triste imagination à sourire: «Bien que ta tête,--lui
dis-je,--soit sans huppe et sans cimier, tu n'es certes
pas un poltron, lugubre et ancien corbeau, voyageur
parti des rivages de la nuit. Dis-moi quel est ton nom
seigneurial aux rivages de la Nuit plutonienne!» Le
corbeau dit: «Jamais plus!»
Je fus émerveillé que ce disgracieux volatile entendît
si facilement la parole, bien que sa réponse n'eût pas
un bien grand sens et ne me fût pas d'un grand secours;
car nous devons convenir que jamais il ne fut donné à un
homme vivant de voir un oiseau au-dessus de la porte de
sa chambre, un oiseau ou une bête sur un buste sculpté
au-dessus de la porte de sa chambre, se nommant d'un nom
tel que _Jamais plus!_
Mais le corbeau, perché solitairement sur le buste
placide, ne proféra que ce mot unique, comme si dans ce
mot unique il répandait toute son âme. Il ne prononça rien
de plus; il ne remua pas une plume,--jusqu'à ce que je
me prisse à murmurer faiblement: «D'autres amis se sont
déjà envolés loin de moi; vers le matin, lui aussi, il me
quittera comme mes anciennes espérances déjà envolées.»
L'oiseau dit alors: «Jamais plus!»
Tressaillant au bruit de cette réponse jetée avec tant
d'à-propos: «Sans doute,--dis-je,--ce qu'il prononce est
tout son bagage de savoir, qu'il a pris chez quelque
maître infortuné que le Malheur impitoyable a poursuivi
ardemment, sans répit, jusqu'à ce que ses chansons
n'eussent plus qu'un seul refrain, jusqu'à ce que le _De
profundis_ de son Espérance eût pris ce mélancolique
refrain: Jamais, jamais plus!
Mais, le corbeau induisant encore toute ma triste âme à
sourire, je roulai tout de suite un siège à coussins
on face de l'oiseau et du buste et de la porte; alors,
m'enfonçant dans le velours, je m'appliquai à enchaîner
les idées aux idées, cherchant ce que cet augural oiseau
des anciens jours, ce que ce triste, disgracieux,
sinistre, maigre et augural oiseau des anciens jours
voulait faire entendre en croassant son _Jamais plus!_
Je me tenais ainsi, rêvant, conjecturant, mais n'adressant
plus une syllabe à l'oiseau, dont les yeux ardents
me brûlaient maintenant jusqu'au fond du cœur; je
cherchais à deviner cela, et plus encore, ma tête reposant
à l'aise sur le velours du coussin que caressait la
lumière de la lampe, ce velours violet caressé par la
lumière de la lampe que sa tête, à _Elle_, ne pressera
plus,--ah! jamais plus!
Alors il me sembla que l'air s'épaississait, parfumé par
un encensoir invisible que balançaient des séraphins
dont les pas frôlaient le tapis de la chambre.
«Infortuné!--m'écriai-je,--ton Dieu t'a donné par ses
anges, il t'a envoyé du répit, du répit et du népenthès
dans tes ressouvenirs de Lénore! Bois, oh! bois ce bon
népenthès, et oublie cette Lénore perdue!» Le corbeau dit:
«Jamais plus!»
«Prophète!--dis-je,--être de malheur! oiseau ou démon,
mais toujours prophète! que tu sois un envoyé du
Tentateur, ou que la tempête t'ait simplement échoué,
naufragé, mais encore intrépide, sur cette terre déserte,
ensorcelée, dans ce logis par l'Horreur hanté,--dis-moi
sincèrement, je t'en supplie, existe-t-il, existe-t-il ici
un baume de Judée? Dis, dis, je t'en supplie!» Le corbeau
dit: «Jamais plus!».
«Prophète!--dis-je,--être de malheur! oiseau ou démon!
toujours prophète! par ce Ciel tendu sur nos têtes, par ce
Dieu que tous deux nous adorons, dis à cette âme chargée
de douleur si, dans le Paradis lointain, elle pourra
embrasser une fille sainte que les anges nomment Lénore,
embrasser une précieuse et rayonnante fille que les anges
nomment Lénore.» Le corbeau dit: «Jamais plus!»
«Que cette parole soit le signal de notre séparation,
oiseau ou démon!--hurlai-je en me redressant.--Rentre dans
la tempête, retourne au rivage de la Nuit plutonienne;
ne laisse pas ici une seule plume noire comme souvenir
du mensonge que ton âme a proféré; laisse ma solitude
inviolée; quitte ce buste au-dessus de ma porte; arrache
ton bec de mon cœur et précipite ton spectre loin de ma
porte!» Le corbeau dit: «Jamais plus!»
Et le corbeau, immuable, est toujours installé, toujours
installé sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus
de la porte de ma chambre; et ses yeux ont toute la
semblance des yeux d'un démon qui rêve; et la lumière
de la lampe, en ruisselant sur lui, projette son ombre
sur le plancher; et mon âme, hors du cercle de cette
ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus
s'élever,--jamais plus!

Maintenant, voyons la coulisse, l'atelier, le laboratoire, le mécanisme
intérieur, selon qu'il vous plaira de qualifier la _Méthode de
composition_[2].

MÉTHODE DE COMPOSITION

Charles Dickens, dans une note que j'ai actuellement sous les yeux,
parlant d'une analyse que j'avais faite du mécanisme de _Barnaby
Rudge_, dit:
«Savez-vous, soit dit en passant, que Godwin a écrit son _Caleb
Williams_ à rebours? Il a commencé par envelopper son héros dans un
tissu de difficultés, qui forment la matière du deuxième volume, et
ensuite, pour composer le premier, il s'est mis à rêver aux moyens de
légitimer tout ce qu'il avait fait.»
Il m'est impossible de croire que tel a été précisément le mode de
composition de Godwin, et d'ailleurs ce qu'il en avoue lui-même n'est
pas absolument conforme à l'idée de M. Dickens; mais l'auteur de
_Caleb Williams_ était un trop parfait artiste pour ne pas apercevoir
le bénéfice qu'on peut tirer de quelque procédé de ce genre. S'il est
une chose évidente, c'est qu'un plan quelconque, digne du nom de plan,
doit avoir été soigneusement élaboré en vue du dénoûment, avant que
la plume attaque le papier. Ce n'est qu'en ayant sans cesse la pensée
du dénoûment devant les yeux que nous pouvons donner à un plan son
indispensable physionomie de logique et de causalité,--en faisant que
tous les incidents, et particulièrement le ton général; tendent vers le
développement de l'intention.
Il y a, je crois, une erreur radicale dans la méthode généralement
usitée pour construire un conte. Tantôt l'histoire nous fournit
une thèse; tantôt l'écrivain se trouve inspiré par un incident
contemporain; ou bien, mettant les choses au mieux, il s'ingénie à
combiner des événements surprenants, qui doivent former simplement
la base de son récit, se promettant généralement d'introduire les
descriptions, le dialogue ou son commentaire personnel, partout où une
crevasse dans le tissu de l'action lui en fournit l'opportunité.
Pour moi, la première de toutes les considérations, c'est celle d'un
_effet_ à produire. Ayant toujours en vue l'originalité (car il est
traître envers lui-même, celui qui risque de se passer d'un moyen
d'intérêt aussi évident et aussi facile), je me dis, avant tout: parmi
les innombrables effets ou impressions que le cœur, l'intelligence
ou, pour parler plus généralement, l'âme est susceptible de recevoir,
quel est l'unique _effet_ que je dois choisir dans le cas présent?
Ayant donc fait choix d'un sujet de roman et ensuite d'un vigoureux
effet à produire, je cherche s'il vaut mieux le mettre en lumière par
les incidents ou par le ton,--ou par des incidents vulgaires et un ton
particulier,--ou par des incidents singuliers et un ton ordinaire,--ou
par une égale singularité de ton et d'incidents;--et puis, je cherche
autour de moi, ou plutôt en moi-même, les combinaisons d'événements ou
de tons qui peuvent être les plus propres à créer l'effet en question.
Bien souvent j'ai pensé combien serait intéressant un article écrit
par un auteur qui voudrait, c'est-à-dire qui pourrait raconter,
pas à pas, la marche progressive qu'a suivie une quelconque de ses
compositions pour arriver au terme définitif de son accomplissement.
Pourquoi un pareil travail n'a-t-il jamais été livré au public, il me
serait difficile de l'expliquer; mais peut-être la vanité des auteurs
a-t-elle été, pour cette lacune littéraire, plus puissante qu'aucune
autre cause. Beaucoup d'écrivains, particulièrement les poëtes, aiment
mieux laisser entendre qu'ils composent grâce à une espèce de frénésie
subtile, ou d'intuition extatique, et ils auraient positivement le
frisson s'il leur fallait autoriser le public à jeter un coup d'œil
derrière la scène, et à contempler les laborieux et indécis embryons
de pensée, la vraie décision prise au dernier moment, l'idée si
souvent entrevue comme dans un éclair et refusant si longtemps de se
laisser voir en pleine lumière, la pensée pleinement mûrie et rejetée
de désespoir comme étant d'une nature intraitable, le choix prudent et
les rebuts, les douloureuses ratures et les interpolations,--en un mot,
les rouages et les chaînes, les trucs pour les changements de décor,
les échelles et les trappes,--les plumes de coq, le rouge, les mouches
et tout le maquillage qui, dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent,
constituent l'apanage et le naturel de _l'histrion littéraire_.
Je sais, d'autre part, que le cas n'est pas commun où un auteur se
trouve dans une bonne condition pour reprendre le chemin par lequel
il est arrivé à son dénoûment. En général, les idées, ayant surgi
pêle-mêle, ont été poursuivies et oubliées de la même manière.
Pour ma part, je ne partage pas la répugnance dont je parlais tout à
l'heure, et je ne trouve pas la moindre difficulté à me rappeler la
marche progressive de toutes mes compositions; et puisque l'intérêt
d'une telle analyse ou reconstruction, que j'ai considérée comme un
_desideratum_ en littérature, est tout à fait indépendant de tout
intérêt réel supposé dans la chose analysée, on ne m'accusera pas
de manquer aux convenances, si je dévoile le _modus operandi_ grâce
auquel j'ai pu construire l'un de mes propres ouvrages. Je choisis _le
Corbeau_ comme très-généralement connu. Mon dessein est de démontrer
qu'aucun point de la composition ne peut être attribué au hasard ou à
l'intuition, et que l'ouvrage a marché, pas à pas, vers sa solution
avec la précision et la rigoureuse logique d'un problème mathématique.
Laissons de côté, comme ne relevant pas directement de la question
poétique, la circonstance ou, si vous voulez, la nécessité d'où est
née l'intention de composer un poëme qui satisfit à la fois le goût
populaire et le goût critique.
C'est donc à partir de cette intention que commence mon analyse. La
considération primordiale fut celle de la dimension. Si un ouvrage
littéraire est trop long pour se laisser lire en une seule séance,
il faut nous résigner à nous priver de l'effet prodigieusement
important qui résulte de l'unité d'impression; car, si deux séances
sont nécessaires, les affaires du monde s'interposent, et tout ce que
nous appelons _l'ensemble_, totalité, se trouve détruit du coup. Mais,
puisque, _cæteris paribus_, aucun poëte ne peut se priver de tout ce
qui concourra à servir son dessein, il ne reste plus qu'à examiner si,
dans l'étendue, nous trouverons un avantage quelconque compensant cette
perte de l'unité qui en résulte. Et tout d'abord je dis: Non. Ce que
nous appelons un long poème n'est, en réalité, qu'une succession de
poëmes courts, c'est-à-dire d'effets poétiques brefs. Il est inutile
de dire qu'un poëme n'est un poëme qu'en tant qu'il élève l'âme et
lui procure une excitation intense; et; par une nécessité psychique,
toutes les excitations intenses sont de courte durée. C'est pourquoi la
moitié au moins du _Paradis perdu_ n'est que pure prose, n'est qu'une
série d'excitations poétiques parsemées _inévitablement_ de dépressions
correspondantes, tout l'ouvrage étant privé, à cause de son excessive
longueur, de cet élément artistique si singulièrement important:
totalité ou unité d'effet.
Il est donc évident qu'il y a, en ce qui concerne la dimension, une
limite positive pour tous les ouvrages littéraires,--c'est la limite
d'une seule séance;--et, quoique, en de certains ordres de compositions
en prose, telles que _Robinson Crusoé_, qui ne réclament pas l'unité,
cette limite puisse être avantageusement dépassée, il n'y aura jamais
profit à la dépasser dans un poëme. Dans cette limite même, l'étendue
d'un poëme doit se trouver en rapport mathématique avec le mérite dudit
poëme, c'est-à-dire avec l'élévation ou l'excitation qu'il comporte, en
d'autres termes encore, avec la quantité de véritable effet poétique
dont il peut frapper les âmes; il n'y a à cette règle qu'une seule
condition restrictive, c'est qu'une certaine quantité de durée est
absolument indispensable pour la production d'un effet quelconque.
Gardant bien ces considérations présentes à mon esprit, ainsi que ce
degré d'excitation que je ne plaçais pas au-dessus du goût populaire
non plus qu'au-dessous du critique, je conçus tout d'abord l'idée de
la longueur convenable de mon poëme projeté, une longueur de cent vers
environ. Or, il n'en a, en réalité, que cent huit.
Ma pensée ensuite s'appliqua au choix d'une impression ou d'un effet
à produire; et ici je crois qu'il est bon de faire observer que, à
travers ce labeur de construction, je gardai toujours présent à mes
yeux le dessein de rendre l'œuvre _universellement_ appréciable.
Je serais emporté beaucoup trop loin de mon sujet immédiat, si je
m'appliquais à démontrer un point sur lequel j'ai insisté nombre
de fois, à savoir, que le Beau est le seul domaine légitime de la
poésie. Je dirai cependant quelques mots pour l'élucidation de ma
véritable pensée, que quelques-uns de mes amis se sont montrés trop
prompts à travestir. Le plaisir qui est à la fois le plus intense, le
plus élevé et le plus pur, ce plaisir-là ne se trouve, je crois, que
dans la contemplation du Beau. Quand les hommes parlent de Beauté,
ils entendent, non pas précisément une qualité, comme on le suppose,
mais une impression; bref, ils ont justement en vue cette violente
et pure élévation de l'_âme_,--non pas de l'intellect, non plus que
du cœur,--que j'ai déjà décrite, et qui est le résultat de la
contemplation du Beau. Or, je désigne la Beauté comme le domaine de la
poésie, parce que c'est une règle évidente de l'Art que les effets
doivent nécessairement naître de causes directes, que les objets
doivent être conquis par les moyens qui sont le mieux appropriés à
la conquête desdits objets,--aucun homme ne s'étant encore montré
assez sot pour nier que l'élévation singulière dont je parle soit
plus facilement à la portée de la Poésie. Or, l'objet Vérité, ou
satisfaction de l'intellect, et l'objet Passion, ou excitation du
cœur, sont,--quoiqu'ils soient aussi, dans une certaine mesure, à la
portée de la poésie,--beaucoup plus faciles à atteindre par le moyen
de la prose. En somme, la Vérité réclame une précision, et la Passion
une _familiarité_ (les hommes vraiment passionnés me comprendront),
absolument contraires à cette Beauté qui n'est autre chose, je le
répète, que l'excitation ou le délicieux enlèvement de l'âme. De tout
ce qui a été dit jusqu'ici, il ne suit nullement que la passion, ou
même la vérité, ne puisse être introduite, et même avec profit, dans
un poëme; car elles peuvent servir à élucider ou à augmenter l'effet
général, comme les dissonances en musique, par contraste; mais le
véritable artiste s'efforcera toujours, d'abord de les réduire à
un rôle favorable au but principal poursuivi, et ensuite de les
envelopper, autant qu'il le pourra, dans ce nuage de beauté qui est
l'atmosphère et l'essence de la poésie.
Regardant conséquemment le Beau comme ma province, quel est, me dis-je
alors, le _ton_ de sa plus haute manifestation; tel fut l'objet de ma
délibération suivante. Or, toute l'expérience humaine confesse que ce
ton est celui de la tristesse. Une beauté de n'importe quelle famille,
dans son développement suprême, pousse inévitablement aux larmes une
âme sensible. La mélancolie est donc le plus légitime de tous les tons
poétiques.
La dimension, le domaine et le ton étant ainsi déterminés, je me mis
a la recherche, par la voie de l'induction ordinaire, de quelque
curiosité artistique et piquante, qui me pût servir comme de clef
dans la construction du poëme,--de quelque pivot sur lequel put
tourner toute la machine. Méditant soigneusement sur tous les effets
d'art connus, ou plus proprement sur tous les moyens d'_effet_, le
mot étant entendu dans le sens scénique, je ne pouvais m'empêcher de
voir immédiatement qu'aucun n'avait été plus généralement employé que
celui du _refrain_. L'universalité de son emploi suffisait pour me
convaincre de sa valeur intrinsèque et m'épargnait la nécessité de
le soumettre à l'analyse. Je ne le considérai toutefois qu'en tant
que susceptible de perfectionnement, et je vis bientôt qu'il était
encore dans un état primitif. Tel qu'on en use communément, le refrain
non-seulement est limité aux vers lyriques, mais encore la vigueur de
l'impression qu'il doit produire dépend de la puissance de la monotonie
dans le son et dans la pensée. Le plaisir est tiré uniquement de la
sensation d'identité, de répétition. Je résolus de varier l'effet,
pour l'augmenter, en restant généralement fidèle â la monotonie du
son, pendant que j'altérerais continuellement celle de la pensée;
c'est-à-dire que je me promis de produire une série continue d'effets
nouveaux par une série d'applications variées du refrain, le refrain en
lui-même restant presque toujours semblable.
Ces points établis, je m'inquiétai ensuite de la _nature_ de mon
refrain. Puisque l'application en devait être fréquemment variée,
il est clair que ce refrain devait lui-même être bref; car il y
aurait eu une insurmontable difficulté à varier fréquemment les
applications d'une phrase un peu longue. La facilité de variation
serait naturellement en proportion de la brièveté de la phrase. Cela
me conduisit tout de suite à prendre un mot unique comme le meilleur
refrain.
Alors s'agita la question relative au _caractère_ de ce mot. Ayant
arrêté dans mon esprit qu'il y aurait un refrain, la division du poëme
en stances apparaissait comme un corollaire nécessaire, le refrain
formant la conclusion de chaque stance. Que cette conclusion, cette
chute, pour avoir de la force, dût nécessairement être sonore et
susceptible d'une emphase prolongée, cela n'admettait pas le doute, et
ces considérations me menèrent inévitablement à l'o long, comme étant
la voyelle la plus sonore, associé à l'r, comme étant la consonne la
plus vigoureuse.
Le son du refrain étant bien déterminé, il devenait nécessaire de
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