Histoires grotesques et sérieuses - 12

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semblaient souvent revenir sur eux-mêmes, en sorte que le voyageur
avait depuis longtemps perdu toute idée d'orientation. De plus, il
était enveloppé d'un sentiment exquis d'étrangeté. L'idée de la nature
subsistait encore, mais altérée déjà et subissant dans son caractère
une curieuse modification; c'était une symétrie mystérieuse et
solennelle, une uniformité émouvante, une correction magique dans ces
ouvrages nouveaux. Pas une branche morte, pas une feuille desséchée
ne se laissait apercevoir; pas un caillou égaré, pas une motte de
terre brune. L'eau cristalline glissait sur le granit lisse ou sur la
mousse immaculée avec une acuité de ligne qui effarait l'œil et le
ravissait en même temps.
Pendant quelques heures, on filait à travers les méandres de ce
canal, l'obscurité augmentant d'instant en instant, quand tout à coup
la barque, subissant un brusque détour, se trouvait jetée, comme
si elle tombait du ciel, dans un bassin circulaire d'une étendue
très-considérable, comparée à la largeur de la gorge. Ce bassin avait
environ deux cents yards de diamètre, et était entouré de tous les
côtés, excepté celui faisant face au navire au moment du débouché,
de collines généralement égales en hauteur aux murs de l'abîme, mais
d'un caractère entièrement différent. Leurs flancs s'élevaient en talus
du bord de l'eau, suivant un angle de quarante-cinq degrés, et elles
étaient revêtues de la base jusqu'au sommet, sans lacune perceptible,
d'une draperie faite de bouquets de fleurs les plus magnifiques; à
peine une feuille verte se laissait-elle voir, çà et là, dans cette
mer de couleurs, odorante et ondoyante. Ce bassin était d'une grande
profondeur; mais l'eau en était si transparente, que le fond, qui
semblait consister en un masse épaisse de petits cailloux ronds
d'albâtre, devenait distinctement visible par éclairs,--c'est-à-dire
chaque fois que l'œil parvenait à _ne pas voir_, tout au fond du
ciel renversé, la floraison répercutée des collines. Sur ces dernières,
il n'y avait pas d'arbres, pas même d'arbustes d'une grosseur
quelconque. Les impressions produites sur l'observateur étaient celles
de richesse, de chaleur, de couleur, de quiétude, d'uniformité, de
douceur, de délicatesse, d'élégance, de volupté et d'une miraculeuse
extravagance de culture, faisant rêver d'une race nouvelle de fées,
laborieuses, douées d'un goût parfait, magnifiques et minutieuses;
mais, quand le regard remontait le long du talus omnicolore, depuis
sa fine ligne de jonction avec l'eau jusqu'à son extrémité vaguement
estompée par les plis des nuages surplombants, il était vraiment
difficile de ne pas se figurer une cataracte panoramique de rubis, de
saphirs, d'opales et de chrysolithes, se précipitant silencieusement du
ciel.
Le visiteur, tombant tout à coup dans cette baie, au sortir des
ténèbres de la ravine, est ravi et stupéfait à la fois par le large
globe du soleil couchant, qu'il supposait déjà tombé au-dessous de
l'horizon, mais qui maintenant se présente en face de lui et forme la
seule barrière d'une perspective immense qui s'ouvre à travers une
autre fente prodigieuse séparant les collines.
Le voyageur quitte alors le navire qui l'a amené jusque-là, et descend
dans un léger canot d'ivoire, agrémenté de dessins arabesques d'une
ardente écarlate, en dedans comme en dehors. La poupe et la proue de
ce bateau sont très-élevées au-dessus de l'eau, et se terminent par
une pointe aiguë, ce qui lui donne la forme générale d'un croissant
irrégulier. Il repose sur la surface de la baie avec la grâce superbe
d'un cygne. Le fond, recouvert d'hermine, supporte une aube articulée
en bois de férole; mais on ne voit ni domestique ni rameur. L'hôte
est invité à ne pas perdre courage;--les Parques auront soin de lui.
La grande barque disparaît, et on le laisse seul dans le canot qui
repose sans mouvement apparent au milieu du lac. Mais, pendant qu'il
songe à la route qu'il doit suivre, il s'aperçoit d'un mouvement
très-doux dans la barque magique. Elle tourne lentement sur elle-même
jusqu'à ce que sa proue soit dirigée vers le soleil. Elle avance avec
une vélocité moelleuse mais graduellement accélérée, pendant que les
légers bouillonnements qu'elle fait naître semblent dégager autour des
flancs d'ivoire une mélodie surnaturelle,--semblent offrir la seule
explication possible de cette musique caressante et mélancolique dont
le voyageur charmé cherche vainement autour de lui l'origine invisible.
Le canot marche résolument et se rapproche de la barrière rocheuse
de l'avenue liquide, de sorte que l'œil en peut mieux mesurer
les profondeurs. A droite s'élève une chaîne de hautes collines
couvertes de bois d'une luxuriance sauvage. Cependant on observe que
la caractéristique de merveilleuse _propreté_, à l'endroit où la
berge plonge dans l'eau, domine toujours. On n'aperçoit pas une seule
trace du charriage des rivières ordinaires. A gauche, le caractère
du paysage est plus doux et plus visiblement artificiel. Là, le banc
émerge du courant en talus, et s'élève par une haute pente très-douce,
formant une large pelouse de gazon, qui ressemble parfaitement à un
tissu de velours, et d'un vert si brillant, qu'il pourrait soutenir
la comparaison avec celui de la plus pure émeraude. Ce plateau varie
en largeur de dix à trois cents yards et s'arrête à un mur haut de
cinquante pieds, qui s'allonge, en décrivant une infinité de courbes,
mais en suivant toujours le cours général de la rivière, jusqu'à ce
qu'il se perde dans l'espace vers l'ouest. Ce mur est fait d'un roc
continu; on l'a formé en tranchant perpendiculairement la paroi du
précipice, primitivement hérissée d'inégalités, qui formait la rive
méridionale de la rivière; mais on n'a laissé subsister aucune trace de
ce travail. La pierre taillée au ciseau porte la couleur des siècles
et est abondamment recouverte et ombragée de lierre, de chèvrefeuille,
d'églantine et de clématite. L'uniformité des deux lignes du mur, du
sommet et de la base, est amplement tempérée à l'occasion par des
arbres d'une hauteur gigantesque, s'élevant isolément ou par petits
groupes, placés tantôt le long de la pelouse, tantôt dans le domaine
derrière le mur, mais toujours très-près de ce dernier, de sorte que
de vastes branches (particulièrement de noyer), passent par-dessus
et trempent leurs extrémités dans l'eau. Le regard ne peut pas aller
au delà, et la vue du domaine est rigoureusement empêchée par un
impénétrable paravent de feuillage.
C'est pendant que le canot se rapproche graduellement de ce que j'ai
appelé la barrière de l'avenue qu'on observe à loisir toutes ces
circonstances. Cependant, en arrivant auprès, son caractère d'abîme
s'évanouit; une autre voie d'écoulement de la baie se laisse voir
à gauche, et le mur continue aussi à courir dans cette direction,
longeant toujours le cours du ruisseau. A travers cette nouvelle
ouverture, l'œil ne peut pas pénétrer bien loin; car le ruisseau,
toujours accompagné par le mur, se courbe de plus en plus vers la
gauche et l'un et l'autre sont bientôt engloutis dans le feuillage.
Le bateau, néanmoins, glisse magiquement dans le canal sinueux; et, là,
la rive opposée au mur se trouve être semblable à celle qui faisait
face au mur dans l'avenue en ligne droite déjà parcourue. Des collines
élevées, prenant quelquefois des proportions de montagnes, et couvertes
d'une végétation sauvage et luxuriante, ferment toujours le paysage.
Le voyageur, naviguant doucement mais avec une vélocité légèrement
croissante, trouve, après maints brusques détours, sa route en
apparence barrée par une gigantesque barrière ou plutôt une porte d'or
bruni, curieusement ouvragée et sculptée, et réfléchissant les rayons
directs du soleil qui maintenant s'abaisse rapidement et couronne
de ses dernières flammes toute la forêt environnante. Cette porte
est insérée dans le grand mur, qui semble ici traverser la rivière à
angle droit. Mais, au bout de quelques instants, on s'aperçoit que
le cours d'eau principal fuit toujours vers la gauche en suivant une
longue courbe très-douce, encore accompagné du mur, pendant qu'un
ruisseau d'un volume considérable, se séparant du premier, se fraye
une voie sous la porte avec un léger bouillonnement, et se soustrait
ainsi à la vue. Le canot tombe dans le petit canal et s'avance vers la
porte, dont les lourds battants s'ouvrent lentement et musicalement.
Le bateau glisse entre eux, et commence à descendre rapidement dans
un vaste amphithéâtre complètement fermé de montagnes empourprées,
dont la base est lavée par une rivière brillante dans toute l'étendue
de leur circuit. En même temps, tout le paradis d'Arnheim éclate à
la vue. On entend sourdre une mélodie ravissante; on est oppressé
par une sensation de parfums exquis et étranges; on aperçoit, comme
un vaste rêve, tout un monde végétal où se mêlent les grands arbres
sveltes de l'Orient, les arbustes bocagers, les bandes d'oiseaux dorés
et incarnats, les lacs frangés de lis, les prairies de violettes, de
tulipes, de pavots, de jacinthes et de tubéreuses, les longs filets
d'eau entrelaçant leurs rubans d'argent, et, surgissant confusément
au milieu de tout cela, une masse d'architecture moitié gothique,
moitié sarrasine, qui a l'air de se soutenir dans les airs comme par
miracle,--faisant étinceler sous la rouge clarté du soleil ses fenêtres
encorbellées, ses miradores, ses minarets et ses tourelles,--et semble
l'œuvre fantastique des Sylphes, des Fées, des Génies et des Gnomes
réunis.

[1] Un incident, à peu près semblable à celui supposé dans ce récit,
s'est présenté, il n'y a pas très-longtemps, en Angleterre. Le nom
de l'heureux héritier était Thelluson. J'ai trouvé, pour la première
fois, une mention d'un cas de ce genre dans le _Voyage_ du prince
Puckler-Muskau, qui attribue à l'héritage en question le chiffre de
_quatre-vingt-dix millions de livres_, et fait justement observer que
«dans la contemplation d'une si vaste somme et des buts auxquels elle
peut être appliquée, il y a quelque chose qui ressemble au sublime.»
Pour servir les intentions du présent article, je me suis conformé au
chiffre du prince, bien qu'il soit monstrueusement exagéré. Le germe,
et même l'ébauche positive de ce travail, ont été publiés, il y a
plusieurs années, bien avant le premier numéro de l'admirable _Juif
errant_, d'Eugène Sue, qui en a peut-être tiré l'idée du récit de
Muskau.--E. A. P.


LE COTTAGE LANDOR
POUR FAIRE PENDANT AU DOMAINE D'ARNHEIM

Pendant un voyage à pied que je fis l'été dernier, à travers un ou
deux des comtés riverains de New-York, je me trouvai, à la tombée du
jour, passablement intrigué relativement à la route que je suivais.
Le sol était singulièrement ondulé; et, depuis une heure, le chemin,
comme s'il voulait se maintenir à l'intérieur des vallées, décrivait
des sinuosités si compliquées, qu'il m'était actuellement impossible
de deviner dans quelle direction était situé le joli village de B...,
où j'avais décidé dépasser la nuit. Le soleil avait à peine _brillé_,
strictement parlant, pendant la journée, qui pourtant avait été
cruellement chaude. Un brouillard fumeux, ressemblant à celui de
_l'été indien_, enveloppait toutes choses et ajoutait naturellement
à mon incertitude. A vrai dire, je ne m'inquiétais pas beaucoup de
la question. Si je ne tombais pas sur le village avant le coucher du
soleil, ou même avant la nuit, il était plus que possible qu'une petite
ferme hollandaise, ou quelque bâtiment du même genre, se montrerait
bientôt à mes yeux, quoique, dans toute la contrée avoisinante, en
raison peut-être de son caractère plus pittoresque que fertile, les
habitations fussent, en somme, très-clairsemées. A tout hasard, la
nécessité de bivaquer en plein air, avec mon sac pour oreiller et mon
chien pour sentinelle, était un accident qui ne pouvait que m'amuser.
Ayant confié mon fusil à Ponto, je continuai donc à errer tout à mon
aise, jusqu'à ce que enfin, comme je commençais à examiner si les
nombreuses petites percées qui s'ouvraient çà et là étaient réellement
des chemins, je fusse conduit par la plus invitante de toutes dans une
incontestable route carrossable. Il n'y avait pas à s'y méprendre.
Des traces de roues légères étaient évidentes; et, quoique les hauts
arbustes et les broussailles excessivement accrues se rejoignissent
par le haut, il n'y avait en bas aucune espèce d'obstacle, même pour
le passage d'un chariot des montagnes de la Virginie, le véhicule le
plus orgueilleux de son espèce que je connaisse. Cependant la route,
sauf par ce fait qu'elle traversait le bois (si le mot bois n'est pas
trop important pour peindre un tel assemblage d'arbustes), et qu'elle
gardait des traces évidentes de roues, ne ressemblait à aucune route
que j'eusse connue jusqu'alors. Les traces dont je parle n'étaient que
faiblement visibles, ayant été imprimées sur une surface solide, mais
doucement humectée et qui ressemblait particulièrement à du velours
vert de Gênes. C'était évidemment du gazon, mais du gazon comme nous
n'en voyons guère qu'en Angleterre, aussi court, aussi épais, aussi uni
et aussi brillant de couleur. Pas un seul empêchement ne se laissait
voir dans le sillon de la roue: pas un fragment de bois, pas un brin de
branche morte. Les pierres qui autrefois obstruaient la voie avaient
été soigneusement _placées_, non pas jetées, le long des deux côtés du
chemin, de manière à en marquer le lit avec une sorte de précision
négligée tout à fait pittoresque. Des bouquets de fleurs sauvages
s'élançaient partout, dans les intervalles, avec exubérance.
Que conclure de tout cela, je n'en savais naturellement rien.
Indubitablement, il y avait là de l'art; ce n'était pas ce qui me
surprenait; toutes les routes, dans le sens ordinaire, sont des
ouvrages d'art; et je ne peux pas dire non plus qu'il y eût beaucoup
lieu de s'étonner de l'_excès_ d'art manifesté; tout ce qui semblait
avoir été fait _ici_ pouvait avoir été fait avec les _ressources
naturelles_ (comme disent les livres qui traitent du _jardin-paysage_),
avec très-peu de peine et de dépense. Non; ce n'était pas la quantité,
mais le _caractère_ de cet art, qui m'arrêta et me poussa à m'asseoir
sur une de ces pierres fleuries, pour contempler en tout sens cette
avenue féerique, pendant une demi-heure au moins, avec ravissement. Il
y avait une chose qui, à mesure que je regardais, devenait de plus en
plus évidente, c'est qu'un artiste, doué de l'œil le plus délicat
à l'endroit de la forme, avait présidé à tous ces arrangements. On
avait pris le plus grand soin pour conserver un juste milieu entre
l'élégance et la grâce, d'un côté, et de l'autre, le _pittoresque_,
entendu dans le vrai sens italien. On n'y voyait que peu de lignes
droites, et encore étaient-elles fréquemment interrompues. En général,
un même effet quelconque, de ligne ou de couleur, à quelque point
de vue qu'on se plaçât, n'apparaissait pas plus de deux fois de
suite. Partout la variété dans l'uniformité. C'était une œuvre
_composée_, dans laquelle le goût du critique le plus rigoureux aurait
difficilement trouvé quelque chose à reprendre.
En entrant dans cette route, j'avais tourné à droite; quand je me
relevai, je continuai dans la même direction. Le chemin était tellement
sinueux, qu'en aucun moment je n'en pouvais deviner le parcours pour
plus de deux ou trois pas en avant. Quant au caractère, il ne subissait
aucun changement matériel.
En ce moment, un murmure d'eau frappa doucement mon oreille, et,
quelques secondes après, comme je tournais avec la route, un peu plus
brusquement qu'auparavant, j'aperçus une espèce de bâtiment situé au
pied d'une pente très-douce, juste devant moi. Je ne pouvais rien voir
distinctement à cause du brouillard qui remplissait toute la petite
vallée inférieure. Une légère brise s'éleva cependant, comme le soleil
allait descendre; et, pendant que je restais debout sur le sommet de
la pente, le brouillard se fondit en ondulations et se mit à flotter
au-dessus du paysage.
Pendant que la scène se révélait à ma vue, graduellement, comme je la
décris,--morceau par morceau, ici un arbre, là un miroitement d'eaux,
et puis là un bout de cheminée,--je ne pouvais m'empêcher d'imaginer
que le tout n'était qu'une de ces ingénieuses illusions exhibées
quelquefois chez nous sous le nom de _tableaux fondants_.
Toutefois, pendant le temps que le brouillard avait mis à disparaître,
le soleil était descendu derrière les coteaux, et de là, comme s'il
avait fait un léger _chassé_ vers le sud, il était revenu se montrer
en plein, brillant d'un éclat de pourpre, à travers une brèche qui
s'ouvrait dans la vallée du côté de l'ouest. Ainsi, comme par une
puissance magique, la vallée, avec tout ce qu'elle contenait, se trouva
brillamment illuminée.
Le premier coup d'œil, quand le soleil glissa dans la position que
j'ai indiquée, me causa une impression presque semblable à celle que
j'éprouvais quand, étant enfant, j'assistais à la scène finale de
quelque mélodrame ou de quelque spectacle théâtral bien combiné. Rien
n'y manquait, pas même la monstruosité de la couleur; car la lumière
du soleil jaillissait de l'ouverture, toute teintée de pourpre et
d'orangé; et le vert éclatant du gazon de la vallée était réfléchi,
plus ou moins, sur tous les objets par ce rideau de vapeur, qui restait
toujours suspendu dans les airs, comme s'il lui répugnait de s'éloigner
d'un spectacle si miraculeusement beau.
Le petit vallon, dans lequel mon œil plongeait alors, de dessous
ce pavillon de brume, n'avait pas plus de quatre cents yards de long;
sa largeur variait de cinquante à cent cinquante, peut-être à deux
cents. Il était plus étroit à son extrémité nord et s'élargissait
en s'avançant vers le sud, mais sans beaucoup de précision ni de
régularité. La partie la plus large était à peu près de quatre-vingts
yards à l'extrémité sud. Les pentes qui délimitaient la vallée
n'auraient pas pu être gratifiées du nom de collines, excepté du
côté du nord. Là, un rebord escarpé de granit s'élevait à une hauteur
d'environ quatre-vingt-dix pieds; et, comme je l'ai déjà fait observer,
la vallée, en cet endroit, n'avait pas plus de cinquante pieds de
large; mais, à mesure que le visiteur descendait de ces rochers vers
le sud, il trouvait, à sa droite et à sa gauche, des déclivités moins
hautes, moins abruptes, moins rocheuses. Tout, en un mot, allait
s'abaissant et s'adoucissant vers le sud; et cependant tout le vallon
était entouré d'une ceinture d'éminences, plus ou moins hautes,
excepté sur deux points. J'ai déjà mentionné l'un de ces points. Il
se trouvait placé vers le nord-ouest, là où le soleil couchant, comme
je l'ai expliqué, se frayait une voie dans l'amphithéâtre, par une
brusque tranchée ouverte dans le rempart de granit; cette fissure
pouvait avoir dix yards de large dans sa plus grande largeur, aussi
loin du moins que l'œil y pouvait pénétrer. Elle semblait monter
comme une avenue naturelle vers les retraites des montagnes et des
forêts inexplorées. L'autre ouverture était située directement à
l'extrémité sud de la vallée. Là, les collines n'étaient plus en
général que de molles inclinaisons, s'étendant de l'est à l'ouest
sur un espace de cent cinquante yards environ. A la moitié de cette
étendue, il y avait une dépression qui descendait jusqu'au niveau du
sol de la vallée. En ce qui concernait la végétation, aussi bien que
dans tout le reste, le paysage allait _s'abaissant et s'adoucissant_
vers le sud. Au nord, au-dessus du précipice rocheux, à quelques pas
du bord, s'élançaient les magnifiques troncs des nombreux _hickories_,
des noyers, des châtaigniers, entremêlés de quelques chênes; et les
grosses branches latérales, projetées principalement par les noyers,
se déployaient par-dessus l'arête du rocher. En s'avançant vers le
sud, l'explorateur rencontrait d'abord la même classe d'arbres; mais
ceux-ci étaient de moins en moins élevés et s'éloignaient de plus en
plus des types favoris de Salvator; puis il apercevait l'orme, plus
aimable, auquel succédaient le sassafras et le caroubier; ensuite
se montraient des espèces d'un caractère plus doux, le tilleul, le
_redbud_, le catalpa et le sycomore, suivis à leur tour de variétés
de plus en plus gracieuses et modestes. Toute la surface de la pente
sud était simplement recouverte d'arbustes sauvages, à l'exception,
par-ci par-là, d'un saule gris ou d'un peuplier blanc. Au fond
de la vallée (car on doit se rappeler que la végétation dont il a
été question jusqu'à présent ne recouvrait que les rochers ou les
collines), on n'apercevait que trois arbres isolés. L'un était un
orme de belle taille et d'une forme admirable; il faisait sentinelle
à la porte sud de la vallée. Le second était un _hickory_, beaucoup
plus gros que l'orme, en somme un beaucoup plus bel arbre, quoique
tous les deux fussent excessivement beaux. Il semblait avoir charge
de surveiller l'entrée du nord-ouest. Il s'élançait d'un groupe de
roches dans l'intérieur même de la ravine et projetait au loin son
corps gracieux dans la lumière de l'amphithéâtre, suivant un angle
de quarante-cinq degrés environ. Mais à trente yards, à peu près, à
l'est de cet arbre se dressait la gloire de la vallée, l'arbre le
plus magnifique, sans aucun doute, que j'aie vu de ma vie, excepté,
peut-être, parmi les cyprès de l'Itchiatuckanee. C'était un tulipier
à triple tronc, _liriodendron tulipiferum_, de l'ordre des magnolias.
Ses trois tiges se séparaient de la tige mère à trois pieds environ du
sol, et, divergeant lentement et graduellement, n'étaient pas espacées
de plus de quatre pieds au point où la plus grosse s'épanouissait en
feuillage, c'est-à-dire à une élévation d'environ quatre-vingts pieds.
La hauteur totale de la tige principale était de cent vingt pieds. Il
n'est rien qui puisse dépasser en beauté la forme et la couleur verte,
éclatante, luisante, des feuilles du tulipier. Dans le cas en question,
ces feuilles avaient bien huit bons pouces de large; mais leur gloire
elle-même était éclipsée parla splendeur fastueuse d'une extravagante
floraison. Figurez-vous, étroitement condensé, un million de tulipes,
des plus vastes et des plus resplendissantes! C'est, pour le lecteur,
le seul moyen de se faire une idée du tableau que je voudrais lui
peindre. Ajoutez la grâce imposante des tiges, en forme de colonnes,
nettes, pures, finement granulées, la plus grosse ayant quatre pieds
de diamètre à vingt pieds du sol. Les innombrables fleurs, s'unissant
à celles d'autres arbres à peine moins beaux, quoique infiniment
moins majestueux, remplissaient la vallée de parfums plus exquis
que les parfums d'Arabie. « Le sol général de l'amphithéâtre était
revêtu d'un gazon semblable à celui que j'avais trouvé sur la route;
plus délicieusement doux peut-être, plus épais, plus velouté et plus
miraculeusement vert. Il était difficile de comprendre comment on avait
pu atteindre un tel degré de beauté.
J'ai déjà parlé des deux ouvertures dans la vallée. De celle placée
au nord-ouest jaillissait un petit ruisseau qui descendait le long
de la ravine, avec un doux murmure et une légère écume, jusqu'à ce
qu'il se brisât contre le groupe de roches d'où s'élançait l'_hickory_
isolé. Là, après avoir contourné l'arbre, il inclinait un peu vers le
nord-est, laissant le tulipier à vingt pas environ vers le sud, et ne
faisant plus de déviation sensible dans son cours, jusqu'à ce qu'il
arrivât au point intermédiaire entre les frontières est et ouest de la
vallée. A partir de ce point, après une série de courbes, il tournait
court à angle droit, et tendait généralement vers le sud, serpentant à
l'occasion, et tombant enfin dans un petit lac de forme irrégulière,
quoique grossièrement ovale, qui miroitait à l'extrémité inférieure du
vallon. Ce petit lac avait peut-être cent yards de diamètre dans sa
plus grande largeur. Aucun cristal n'aurait pu rivaliser en clarté
avec ses eaux. Le fond, qu'on apercevait distinctement, consistait
uniquement en cailloux d'une blancheur éclatante. Les bords, revêtus
de ce gazon d'émeraude déjà décrit, arrondis en courbe, plutôt que
coupés en talus, s'enfonçaient dans le ciel clair placé au-dessous; et
ce ciel était si clair et réfléchissait parfois si nettement tous les
objets qui le dominaient, qu'il était vraiment difficile de déterminer
le point où la vraie rive finissait et où commençait la rive réfléchie.
Les truites et quelques autres variétés de poissons, dont cet étang
semblait, pour ainsi dire, foisonner, avaient l'aspect exact de
véritables poissons volants. Il était presque impossible de se figurer
qu'ils ne fussent pas suspendus dans les airs. Une légère pirogue de
bouleau, qui reposait tranquillement sur l'eau, y réfléchissait ses
plus petites fibres avec une fidélité que n'aurait pas surpassée le
miroir le plus parfaitement poli. Une petite île, aimable et souriante,
avec ses fleurs en plein épanouissement,--tout juste assez grande pour
contenir une petite construction pittoresque, ressemblant à une cabane
destinée aux oiseaux,--s'élevait au-dessus du lac, non loin de la rive
nord, à laquelle elle s'unissait par un pont qui, bien que d'une nature
très-primitive, avait l'air incroyablement léger. Il était formé d'une
seule planche de tulipier, large et épaisse. Celle-ci avait quarante
pieds de long, et enjambait tout l'espace d'une rive à l'autre,
appuyée sur une seule arche, très-mince mais très-visible, destinée à
prévenir toute oscillation. De l'extrémité sud du lac s'épanchait une
continuation du ruisseau, qui, après avoir serpenté pendant trente
yards à peu près, passait décidément à travers cette dépression, déjà
décrite, placée au milieu des collines du sud, et, tombant brusquement
au bas d'un précipice d'une centaine de pieds, se frayait un cours
vagabond et inaperçu vers l'Hudson.
Le lac avait, en quelques points, une profondeur de trente pieds;
mais la profondeur du ruisseau dépassait rarement trois pieds, et
sa plus grande largeur était de huit environ. Le fond et les bords
étaient semblables à ceux de l'étang; s'il y avait quelque défaut à
leur reprocher au point de vue du pittoresque, c'était leur excessive
_propreté_.
L'étendue du gazon était relevée, çà et là, de quelque brillant
arbuste, tel que l'hortensia, la boule-de-neige commune, ou le seringat
aromatique; ou, plus fréquemment encore, d'un groupe de géraniums,
d'espèces variées, magnifiquement fleuris. Ces derniers croissaient
dans des pots soigneusement enfouis dans le sol, de manière à leur
donner l'apparence de plantes indigènes. En outre, le velours de
la pelouse était délicieusement tacheté d'une foule de moutons qui
erraient dans la vallée, en compagnie de trois daims apprivoisés et
d'un grand nombre de canards d'un plumage brillant. Un très-gros
dogue semblait avoir commission de veiller attentivement sur tous ces
animaux, sans exception.
Le long des collines de l'est et de l'ouest, vers la partie supérieure
de l'amphithéâtre, là où les limites de la vallée étaient plus ou moins
escarpées, le lierre croissait à profusion, de sorte que l'œil
pouvait à peine entrevoir çà et là un morceau de la roche nue. De même,
le précipice du nord était presque entièrement revêtu de vignes d'une
remarquable richesse, quelques-uns des plants jaillissant du sol ou de
la base du rocher, et d'autres suspendus aux saillies de la paroi.
La légère élévation, qui formait la frontière inférieure de ce petit
domaine, était couronnée par un mur de pierre uni, d'une hauteur
suffisante pour empêcher les daims de s'évader. Aucune espèce de
barrière ne se faisait voir ailleurs; car nulle part, excepté là, il
n'était besoin d'une clôture artificielle; si quelque mouton, par
exemple, s'écartant, avait tenté de sortir de la vallée par la ravine,
il aurait trouvé, au bout de quelques yards, sa marche arrêtée par la
saillie escarpée du roc, d'où tombait la cascade qui avait attiré tout
d'abord mon attention quand je m'étais approché du domaine. Bref, il
n'y avait d'autre entrée ni d'autre issue qu'une grille, occupant une
passe rocheuse sur la route, à quelques pas au-dessous du point où je
m'étais arrêté pour reconnaître le paysage.
J'ai dit que le ruisseau serpentait très-irrégulièrement dans tout son
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