Histoires grotesques et sérieuses - 10

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pauvre insensé croyait l'être lui-même. Votre jeu est tout à fait
_nature_, aussi vrai que je vis!
--Mille pardons, mam'zelle!--répondit M. de Kock, ainsi
interpellé,--mille pardons! je n'avais pas l'intention de vous
offenser. Mam'zelle Laplace, M. de Kock sollicite l'honneur de prendre
le vin avec vous.»
Alors, M. de Kock s'inclina, baisa cérémonieusement sa propre main, et
prit le vin avec mam'zelle Laplace.
«Permettez-moi, mon ami,--dit M. Maillard en s'adressant à
moi,--permettez-moi de vous envoyer un morceau de ce veau _à la
Sainte-Menehould_; vous le trouverez particulièrement délicat.»
Trois vigoureux domestiques avaient réussi à déposer sans accident
sur la table un énorme plat, ou plutôt un bateau, contenant ce que
j'imaginais être le _monstrum horrendum, informe, ingens, cui lumen
ademptum_. Un examen plus attentif me confirma toutefois que c'était
seulement un petit veau rôti, tout entier, appuyé sur ses genoux, avec
une pomme entre les dents, selon la mode usitée en Angleterre pour
servir un lièvre.
«Non, je vous remercie,--répliquai-je;--pour dire la vérité, je n'ai
pas un faible bien déterminé pour le veau à _la Sainte_... comment
dites-vous? car je ne trouve pas généralement qu'il me réussisse.
Je vous prierai de faire changer cette assiette et de me permettre
d'essayer un peu du lapin.»
Il y avait sur la table quelques plats latéraux, contenant ce qui me
semblait être du lapin ordinaire, à la française, un délicieux morceau,
que je puis vous recommander.
«Pierre!--cria mon hôte,--changez l'assiette de monsieur, et donnez lui
un morceau de ce lapin _au chat._
--De ce... quoi?--dis-je.
--De ce lapin _au chat_.
--Eh bien, je vous remercie. Toutes réflexions faites, non. Je vais me
servir moi-même un peu de jambon.»
En vérité, pensais-je, on ne sait pas ce qu'on mange à la table de
ces gens de province. Je ne veux pas goûter de leur lapin _au chat_,
pas plus, et pour la même raison, que je ne voudrais de leur _chat au
lapin_.
«Et puis,--dit un personnage à figure cadavéreuse, placé au bas
de la table, reprenant le fil de la conversation où il avait été
brisé,--entre autres bizarreries, nous avons eu, à une certaine époque,
un malade qui s'obstinait à se croire un fromage de Cordoue, et qui se
promenait partout, un couteau à la main, invitant ses amis à couper,
seulement pour y goûter, un petit morceau de sa cuisse.
--C'était sans doute un grand fou,--interrompit une autre
personne;--mais il n'est pas à comparer à un certain individu que nous
avons tous connu, à l'exception de ce gentleman étranger. Je veux
parler de l'homme qui se prenait, pour une bouteille de champagne, et
qui _partait_, toujours avec un pan... pan...! et un pschi... t... t...
t...! de cette manière...»
Ici l'orateur, très-grossièrement, à mon sens, fourra son pouce droit
sous la joue gauche, l'en retira brusquement avec un bruit ressemblant
à la pétarade d'un bouchon qui saute, et puis, par un adroit mouvement
de la langue sur les dents, produisit un sifflement aigu, qui dura
quelques minutes, pour imiter la mousse du champagne. Cette conduite,
je le vis bien, ne fut pas précisément du goût de M. Maillard;
cependant, il ne dit rien, et la conversation fut reprise par un petit
homme très-maigre, avec une grosse perruque.
«Il y avait aussi,--dit-il,--un imbécile qui se croyait une
grenouille, animal auquel, pour le dire en passant, il ressemblait
considérablement. Je voudrais que vous l'eussiez vu, monsieur,--c'était
à moi qu'il s'adressait,--ça vous aurait fait du bien au cœur de
voir les airs naturels qu'il prenait. Monsieur, si cet homme n'était
pas une grenouille, je puis dire que c'est un grand malheur qu'il
ne le fût pas. Son coassement était à peu près cela: O... o...
o...gh...! o...o...o...gh!--C'était vraiment la plus belle note du
monde,--un si bémol! et, quand il plaçait ses coudes sur la table
de cette façon, après avoir pris un ou deux verres de vin, et qu'il
distendait sa bouche ainsi, et qu'il roulait ses yeux comme ça, et puis
qu'il les faisait clignoter avec une excessive rapidité,--comme ça,
voyez-vous,--eh bien, monsieur, je puis vous affirmer de la manière la
plus positive que vous seriez tombé en extase devant le génie de cet
homme.
--Je n'en doute pas,--répondis-je.
--Il y avait aussi,--dit un autre,--il y avait aussi Petit-Gaillard,
qui se croyait une pincée de tabac, et qui était désolé de ne pouvoir
se prendre lui-même entre son index et son pouce.
--Nous avons eu aussi Jules Deshoulières, qui était vraiment un
singulier génie, et qui devint fou de l'idée qu'il était une
citrouille. Il persécutait sans cesse le cuisinier pour se faire mettre
en pâtés, chose à laquelle le cuisinier se refusait avec indignation.
Pour ma part, je n'affirmerai pas qu'une tourte _à la Deshoulières_ ne
pût être un mets des plus délicats, en vérité!
--Vous m'étonnez,--dis-je,--et je regardais M. Maillard d'un air
interrogatif.
--Ha! ha!--fit celui-ci,--hé! hé! hi! hi! oh! oh! hu! hu!--Excellent,
en vérité! Il ne faut pas vous étonner, mon ami; notre ami est un
original, un farceur; il ne faut pas prendre à la lettre ce qu'il dit.
--Oh! mais,--dit une autre personne de la société,--nous avons connu
aussi Buffon-Legrand, un autre personnage très-extraordinaire dans son
genre. Il eut le cerveau dérangé par l'amour, et se figura qu'il était
possesseur de deux têtes. Il affirmait que l'une d'elles était celle
de Cicéron; quant à l'autre, il se la figurait composite, étant celle
de Démosthènes depuis le haut du front jusqu'à la bouche, et celle de
lord Brougham depuis la bouche jusqu'au bas du menton. Il ne serait
pas impossible qu'il se trompât; mais il vous aurait convaincu qu'il
avait raison; car c'était un homme d'une grande éloquence. Il avait une
véritable passion pour l'art oratoire, et ne pouvait se retenir de la
montrer. Par exemple, il avait l'habitude de sauter ainsi sur la table,
et puis...»
En ce moment, un ami de l'orateur, assis à son côté, lui mit la main
sur l'épaule et lui chuchota quelques mots à l'oreille; là-dessus,
l'autre cessa soudainement de parler et se laissa retomber sur sa
chaise.
«Et puis,--dit l'ami, celui qui avait parlé bas,--il y a eu Boulard
aussi, le toton. Je l'appelle le toton parce qu'il fut pris, en
réalité, de la manie, singulière peut-être, mais non absolument
déraisonnable, de se croire métamorphosé en toton. Vous auriez crevé de
rire à le voir tourner. Il pirouettait à l'heure sur un seul talon, de
cette façon, voyez...»
Alors, l'ami qu'il avait interrompu, un instant auparavant, par un avis
dit à l'oreille, lui rendit, à son tour, exactement le même office.
«Mais, alors,--cria une vieille dame d'une voix éclatante,--votre
M. Boulard était un fou, et un fou très-bête, pour le moins. Car,
permettez-moi de vous le demander, qui a jamais entendu parler d'un
toton humain? La chose est absurde. Madame Joyeuse était une personne
plus sensée, comme vous savez. Elle avait aussi sa lubie, mais une
inspirée par le sens commun, et qui procurait du plaisir à tous ceux
qui avaient l'honneur de la connaître. Elle avait découvert, après
mûre réflexion, qu'elle avait été, par accident, changée en jeune coq;
mais, en tant que coq, elle se conduisait normalement. Elle battait des
ailes, comme ça, comme ça, avec un effort prodigieux; et, quant à son
chant, il était délicieux! Co... o... o... o... queri... co... o...
o... o...! Co... o... o... que... ri... co... co... co... o... o...
o... o...!»
--Madame Joyeuse, je vous prie de vouloir bien vous
contenir!--interrompit notre hôte avec colère.--Si vous ne voulez pas
vous conduire décemment comme une dame doit le faire, vous pouvez
quitter la table immédiatement. A votre choix!»
La dame (que je fus très-étonné d'entendre nommer madame Joyeuse, après
la description de madame Joyeuse qu'elle-même venait de faire) rougit
jusqu'aux sourcils, et sembla profondément humiliée de la réprimande.
Elle baissa la tête et ne répondit pas une syllabe. Mais une autre dame
plus jeune reprit le sujet de conversation en train. C'était ma belle
jeune fille du parloir.
«Oh!--s'écria-t-elle,--madame Joyeuse _était_ une folle! mais il y
avait, en somme, beaucoup de sens dans l'opinion d'Eugénie Salsafette.
C'était une très-belle jeune dame, d'un air contrit et modeste, qui
jugeait la mode ordinaire de s'habiller très-indécente, et qui voulait
toujours se vêtir en se mettant _hors_ de ses habits au lieu de se
mettre _dedans_. C'est une chose bien facile à faire, après tout. Vous
n'avez qu'à faire comme ça... et puis comme ça... et puis ensuite...,
et enfin...»
--Mon Dieu! mam'zelle Salsafette!--s'écrièrent une douzaine de voix
ensemble,--que faites-vous?-Arrêtez!--c'est suffisant.--Nous voyons
bien comment cela peut se faire!--Assez! assez!»
Et quelques personnes s'élançaient déjà de leur chaise pour empêcher
mam'zelle Salsafette de se mettre sur le pied d'égalité avec la
Vénus de Médicis, quand le résultat désirable fut soudainement et
efficacement amené par une suite de grands cris ou de hurlements,
provenant de quelque partie du corps principal du château. Mes nerfs
furent, pour dire vrai, très-affectés par ces hurlements; mais, quant
aux autres convives, ils me firent pitié. Jamais de ma vie je n'ai vu
une compagnie de gens sensés aussi complètement effrayée. Ils devinrent
tous pâles comme autant de cadavres; ils se ratatinaient sur leur
chaise, frissonnaient et baragouinaient de terreur, et semblaient
attendre d'une oreille anxieuse la répétition du même bruit. Il se
répéta, en effet, plus haut et comme se rapprochant,--et puis une
troisième fois, très-fort, très-fort,--enfin une quatrième, mais
avec une vigueur évidemment décroissante. A cet apaisement apparent
de la tempête, toute la compagnie reprit immédiatement ses esprits,
et l'animation et les anecdotes recommencèrent de plus belle. Je me
hasardai alors à demander quelle était la cause de ce trouble.
«Une pure bagatelle,--dit M. Maillard.--Nous sommes blasés là-dessus,
et nous nous en inquiétons vraiment fort peu. Les fous, à des
intervalles réguliers, se mettent à hurler de concert, l'un excitant
l'autre, comme il arrive quelquefois, la nuit, dans une troupe de
chiens. Il arrive aussi de temps en temps que ce concert de hurlements
est suivi d'un effort simultané de tous pour s'évader; dans ce cas, il
y a, naturellement, lieu à quelques appréhensions.
--Et combien en avez-vous maintenant d'emprisonnés?
--Pour le moment, nous n'en avons pas plus de dix en tout.
--Principalement des femmes, je suppose?
--Oh! non.--Tous des hommes, et de vigoureux gaillards, je puis vous
l'affirmer.
--En vérité! j'avais toujours entendu dire que la majorité des fous
appartenait au sexe aimable.
--En général, oui; mais pas toujours. Il y a quelque temps, nous avions
ici environ vingt-sept malades, et, sur ce nombre, il n'y avait pas
moins de dix-huit femmes; mais, depuis peu, les choses ont beaucoup
changé, comme vous voyez.
--Oui..., ont beaucoup changé, comme vous voyez,--interrompit le
monsieur qui avait brisé les tibias de mam'zelle Laplace.
--Oui..., ont beaucoup changé, comme vous voyez,--carillonna en
chœur toute la société.
--Retenez vos langues, tous! entendez-vous!--cria mon amphitryon, dans
un accès de colère. Là-dessus, toute l'assemblée observa, pendant une
minute à peu près, un silence de mort. Il y eut une dame qui obéit à la
lettre à M. Maillard, c'est-à-dire que, tirant sa langue, une langue
d'ailleurs excessivement longue, elle la prit avec ses deux mains, et
la tint ainsi avec beaucoup de résignation jusqu'à la fin du festin.
«Et cette dame,--dis-je à M. Maillard en me penchant vers lui, et
lui parlant à voix basse,--cette excellente dame qui parlait tout à
l'heure, et qui nous lançait son coquerico, elle est, je présume,
inoffensive,--tout à fait inoffensive, hein?
--Inoffensive!--s'écria-t-il avec une surprise non feinte;--comment?
que voulez-vous dire?
--Elle n'est que légèrement atteinte?--dis-je en me touchant le
front.--Je suppose qu'elle n'est pas particulièrement,--dangereusement
affectée, hein?
--Mon Dieu! qu'imaginez-vous là? Cette dame, ma vieille et particulière
amie, madame Joyeuse a l'esprit aussi sain que moi-même. Elle a ses
petites excentricités, sans doute; mais, vous savez, toutes les
vieilles femmes, toutes les très-vieilles femmes sont plus ou moins
excentriques!
--Sans doute,--dis-je,--sans doute!--Et le reste de ces dames et de ces
messieurs...?
--Tous sont mes amis et mes gardiens,--interrompit M. Maillard en se
redressant avec hauteur,--mes excellents amis et mes aides.
--Quoi! eux tous?--demandai-je,--et les femmes aussi, sans exception?
--Assurément,--dit-il.--Nous ne pourrions rien faire sans les femmes;
ce sont les meilleurs infirmiers du monde pour les fous; elles ont
une manière à elles, vous savez? leurs yeux produisent des effets
merveilleux; quelque chose comme la fascination du serpent, vous savez?
--Certainement,--dis-je,--certainement!--Elles se conduisent d'une
façon un peu bizarre, n'est-ce pas? Elles ont quelque chose d'original,
hein? ne trouvez-vous pas?
--Bizarre! original!... Quoi! vraiment! vous pensez ainsi? A vrai dire,
nous ne sommes pas bégeules dans le Midi; nous faisons assez volontiers
tout ce qui nous plaît; nous jouissons de la vie;--et toutes ces
habitudes-là, vous comprenez ...
--Parfaitement,--dis-je,--parfaitement.
--Et puis, ce clos-vougeot est peut-être un peu capiteux, vous
comprenez?--un peu chaud, n'est-ce pas?
--Certainement,--dis-je,--certainement. Par parenthèse, monsieur, ne
vous ai-je pas entendu dire que le système adopté par vous, à la place
du fameux _système de douceur_, était d'une rigoureuse sévérité?
--Nullement. La réclusion est nécessairement rigoureuse; mais le
traitement,--le traitement médical, veux-je dire,--est plutôt agréable
pour les malades.
--Et le nouveau système est de votre invention?
--Pas absolument. Quelques parties du système doivent être attribuées
au professeur Goudron, dont vous avez nécessairement entendu parler;
et il y a dans mon plan des modifications que je suis heureux de
reconnaître comme appartenant de droit au célèbre Plume, que vous avez
eu l'honneur, si je ne me trompe, de connaître intimement.
--Je suis bien honteux d'avouer.--répliquai-je, que jusqu'ici je
n'avais jamais entendu prononcer les noms de ces messieurs.
--Bonté divine!--s'écria mon hôte, retirant brusquement sa chaise et
levant les mains au ciel. Il est probable que je vous ai mal compris!
vous n'avez pas voulu dire, n'est-ce pas? que vous n'avez jamais ouï
parler de l'érudit docteur Goudron, ni du fameux professeur Plume?
--Je suis forcé de reconnaître mon ignorance,--répondis-je;--mais la
vérité doit être respectée avant toute chose. Toutefois, je me sens
on ne peut plus humilié de ne pas connaître les ouvrages de ces deux
hommes, sans aucun doute extraordinaires. Je vais m'occuper de chercher
leurs écrits, et je les lirai avec un soin studieux. Monsieur Maillard,
vous m'avez réellement,--je dois le confesser,--vous m'avez réellement
fait rougir de moi-même!»
Et c'était la pure vérité.
«N'en parlons plus, mon jeune et excellent ami,--dit-il avec bonté,
en me serrant la main;--prenons cordialement ensemble un verre de ce
sauterne.»
Nous bûmes. La société suivit notre exemple sans discontinuer. Ils
bavardaient, ils plaisantaient, ils riaient, ils commettaient mille
absurdités. Les violons grinçaient, le tambour multipliait ses
rantamplans, les trombones beuglaient comme autant de taureaux de
Phalaris,--et toute la scène, s'exaspérant de plus en plus à mesure
que les vins augmentaient leur empire, devint, à la longue, une sorte
de Pandémonium _in petto_. Cependant M. Maillard et moi, avec quelques
bouteilles de sauterne et de clos-vougeot entre nous deux, nous
continuions notre dialogue à tue-tête. Une parole prononcée sur le
diapason ordinaire n'avait pas plus de chance d'être entendue que la
voix d'un poisson au fond du Niagara.
«Monsieur--lui criai-je dans l'oreille,--vous me parliez avant le dîner
du danger impliqué dans l'ancien _système de douceur_. Quel est-il?
--Oui,--répondit-il,--il y avait quelquefois un très-grand danger. Il
n'est pas possible de se rendre compte des caprices des fous; et dans
mon opinion, aussi bien que dans celle du docteur Goudron et celle
du professeur Plume, il n'est _jamais_ prudent de les laisser se
promener librement et sans surveillants. Un fou peut être _adouci_,
comme on dit, pour un temps, mais à la fin il est toujours capable de
turbulence. De plus, sa ruse est proverbiale et vraiment très-grande.
S'il a un projet en vue, il sait le cacher avec une merveilleuse
hypocrisie; et l'adresse avec laquelle il contrefait la _sanité_ offre
à l'étude du philosophe un des plus singuliers problèmes psychiques.
Quand un fou paraît _tout à fait_ raisonnable, il est grandement temps,
croyez-moi, de lui mettre la camisole.
--Mais le _danger_, mon cher monsieur, le danger dont vous parliez?
D'après votre propre expérience, depuis que cette maison est sous votre
contrôle, avez-vous eu une raison, matérielle, positive, de considérer
la liberté comme périlleuse, dans un cas de folie?
--Ici?--D'après ma propre expérience?--Certes, je peux répondre: oui!
Par exemple, _il n'y a pas très-longtemps_ de cela, une singulière
circonstance s'est présentée dans cette maison même. Le _système de
douceur_, vous le savez, était alors en usage, et les malades étaient
en liberté. Ils se comportaient _remarquablement_ bien, à ce point que
toute personne de sens aurait pu tirer d'une si belle sagesse la preuve
qu'il se brassait parmi ces gaillards quelque plan démoniaque. Et, en
effet, un beau matin, les gardiens se trouvèrent pieds et poings liés,
et jetés dans les cabanons, où ils furent surveillés comme fous par les
fous eux-mêmes, qui avaient usurpé les fonctions de gardiens.
--Oh! que me dites-vous là? Je n'ai jamais, de ma vie, entendu parler
d'une telle absurdité!
--C'est un fait. Tout cela arriva, grâce à un sot animal, un fou,
qui s'était, je ne sais comment, fourré dans la tête qu'il était
inventeur du meilleur système de gouvernement dont on eût jamais ouï
parler,--gouvernement de fous, bien entendu. Il désirait, je suppose,
faire une épreuve de son invention,--et ainsi il persuada aux autres
malades de se joindre à lui dans une conspiration pour renverser le
pouvoir régnant.
--Et il a réellement réussi?
--Parfaitement. Les gardiens et les gardés eurent à troquer leurs
places respectives, avec cette différence importante toutefois, que les
fous avaient été libres, mais que les gardiens furent immédiatement
séquestrés dans des cabanons et traités, je suis fâché de l'avouer,
d'une manière très-cavalière.
--Mais je présume qu'une contre-révolution a dû s'effectuer
promptement. Cette situation ne pouvait pas durer longtemps. Les
campagnards du voisinage, les visiteurs venant voir l'établissement
auront donné sans doute l'alarme.
--Ici, vous êtes dans l'erreur. Le chef des rebelles était trop rusé
pour que cela pût arriver. Il n'admit désormais aucun visiteur,--à
l'exception, une seule fois, d'un jeune gentleman, d'une physionomie
très-niaise et qui ne pouvait lui inspirer aucune défiance. Il lui
permit de visiter la maison, comme pour y introduire un peu de variété
et pour s'amuser de lui. Aussitôt qu'il l'eut suffisamment fait poser,
il le laissa sortir, et le renvoya à ses affaires.
--Et combien de temps a duré le règne des fous?
--Oh! fort longtemps, en vérité;--un mois certainement;--combien en
plus, je ne saurais le préciser. Cependant les fous se donnaient du
bon temps;--vous en pourriez jurer. Ils jetèrent là leurs vieux habits
râpés et en usèrent à leur aise avec la garde-robe de famille et les
bijoux. Les caves du château étaient bien fournies de vin, et ces
diables de fous sont des connaisseurs qui savent bien boire. Ils ont
largement vécu, je puis vous l'affirmer!
--Et le traitement? Quelle était l'espèce particulière de traitement
que le chef des rebelles avait mis en application?
--Ah! quant à cela, un fou n'est pas nécessairement un sot,
comme je vous l'ai déjà fait observer, et c'est mon humble
opinion que son traitement était un bien meilleur traitement que
celui auquel il était substitué. C'était un traitement vraiment
capital,--simple,--propre,--sans aucun embarras,--réellement
délicieux,--c'était...»
Ici, les observations de mon hôte furent brusquement coupées par une
nouvelle suite de cris, de même nature que ceux qui nous avaient déjà
déconcertés. Cette fois, cependant, ils semblaient provenir de gens qui
se rapprochaient rapidement.
«Bonté divine!--m'écriai-je;--les fous se sont échappés, sans aucun
doute.
--Je crains bien que vous n'ayez raison,» répondit M. Maillard,
devenant alors excessivement pâle.
A peine finissait-il sa phrase, que de grandes clameurs et des
imprécations se firent entendre sous les fenêtres; et immédiatement
après, il devint évident que quelques individus du dehors s'ingéniaient
à entrer de force dans la salle. On battait la porte avec quelque chose
qui devait être une espèce de bélier ou un énorme marteau, et les
volets étaient secoués et poussés avec une prodigieuse violence.
Une scène de la plus horrible confusion s'ensuivit. M. Maillard, à
mon grand étonnement, se jeta sous le buffet. J'aurais attendu de sa
part plus de résolution. Les membres de l'orchestre, qui, depuis un
quart d'heure, semblaient trop ivres pour accomplir leurs fonctions,
sautèrent sur leurs pieds et sur leurs instruments, et, escaladant leur
table, attaquèrent d'un commun accord un _Yankee Doodle_[2], qu'ils
exécutèrent, sinon avec justesse, du moins avec une énergie surhumaine,
pendant tout le temps que dura le désordre.
Cependant le monsieur qu'on avait empêché, à grand'peine, de sauter
sur la table, y sauta cette fois au milieu des bouteilles et des
verres. Aussitôt qu'il y fut commodément installé, il commença un
discours qui, sans aucun doute, eût paru de premier ordre, si seulement
on avait pu l'entendre. Au même instant, l'homme dont toutes les
prédilections étaient pour le toton se mit à pirouetter tout autour de
la chambre, avec une immense énergie, les bras ouverts et faisant angle
droit avec son corps, si bien qu'il avait l'air d'un toton véritable,
renversant, culbutant tous ceux qui se trouvaient sur son passage. Et
puis, entendant d'incroyables pétarades et des sifflements inouïs de
champagne, je découvris que cela provenait de l'individu qui pendant
le dîner avait si bien joué le rôle de bouteille. En même temps,
l'homme-grenouille coassait de toutes ses forces, comme si le salut de
son âme dépendait de chaque note qu'il proférait. Au milieu de tout de
cela s'élevait, dominant tous les bruits, le braiement non interrompu
d'un âne. Quant à ma vieille amie, madame Joyeuse, elle semblait dans
une si horrible perplexité, que j'aurais pu pleurer sur la pauvre dame.
Elle se tenait debout dans un coin, près de la cheminée, et elle se
contentait de chanter, à toutes volées, son «coquericooooo!...»
Enfin arriva la crise suprême, la catastrophe du drame. Comme les
cris, les hurlements et les coquericos étaient les seules formes de
résistance, les seuls obstacles opposés aux efforts des assiégeants,
les deux fenêtres furent très-rapidement et presque simultanément
enfoncées. Mais je n'oublierai jamais mes sensations d'ébahissement et
d'horreur, quand je vis sautant par les fenêtres et se ruant pêle-mêle
parmi nous, et jouant des pieds, des mains, des griffes, une véritable
armée hurlante de monstres, que je pris d'abord pour des chimpanzés,
des orangs-outangs ou de gros babouins noirs du cap de Bonne-Espérance.
Je reçus une terrible rossée, après laquelle je me pelotonnai sous un
canapé, où je me tins coi. Après être resté là quinze minutes environ,
pendant lesquelles j'écoutai de toutes mes oreilles ce qui se passait
dans la salle, j'obtins enfin, avec le dénoûment, une explication
satisfaisante de cette tragédie. M. Maillard, à ce qu'il me parut,
en me contant l'histoire du fou qui avait excité ses camarades à la
rébellion, n'avait fait que relater ses propres exploits. Ce monsieur
avait été, en effet, deux ou trois ans auparavant, directeur de
l'établissement; puis sa tête s'était dérangée, et il était passé au
nombre des malades. Ce fait n'était pas connu du compagnon de voyage
qui m'avait présenté à lui. Les gardiens, au nombre de dix, avaient
été soudainement terrassés, puis bien goudronnés, puis soigneusement
emplumés, puis enfin séquestrés dans les caves. Ils étaient restés
emprisonnés ainsi plus d'un mois, et, pendant toute cette période, M.
Maillard leur avait accordé généreusement non-seulement le goudron et
les plumes (ce qui constituait _son système_), mais aussi un peu de
pain et de l'eau en abondance. Journellement une pompe leur envoyait
leur ration de douches. A la fin, l'un d'eux, s'étant échappé par un
égout, rendit la liberté à tous les autres.
Le _système de douceur_, avec d'importantes modifications, a été
repris au château; mais je ne puis m'empêcher de reconnaître, avec
M. Maillard, que son traitement, à lui, était, dans son espèce, un
traitement capital. Comme il le faisait justement observer, c'était
un traitement _simple,--propre et ne causant aucun embarras,--pas le
moindre._
Je n'ai que quelques mots à ajouter. Bien que j'aie cherché dans toutes
les bibliothèques de l'Europe les œuvres du docteur _Goudron_ et du
professeur _Plume_, je n'ai pas encore pu, jusqu'à ce jour, malgré tous
mes efforts, m'en procurer un exemplaire.

[1] A propos du veau _à la Sainte-Menehould, de la sauce veloutée,
de la vieille cour_, etc., il ne faut pas oublier que l'auteur est
Américain, et que, comme tous les auteurs anglais et américains, il
a la manie d'employer des termes français et de faire parade d'idées
françaises,--termes et idées d'un répertoire un peu suranné.--C. B.
[2] Air populaire américain.--Le lecteur, amateur de la vérité locale,
peut y substituer mentalement l'air de _la Carmagnole_, ou tout autre
air français.--C. B.


LE DOMAINE D'ARNHEIM

Le jardin était taillé comme une belle dame,
Étendue et sommeillant voluptueusement,
Et fermant ses paupières aux cieux ouverts.
Les champs d'azur du ciel étaient rassemblés correctement
Dans un vaste cercle orné des fleurs de la lumière.
Les iris et les rondes étincelles de rosée,
Qui pendaient à leurs feuilles azurées, apparaissaient
Comme des étoiles clignotantes qui pétillent dans le bleu
du soir.
GILES FLETCHER.

Depuis son berceau jusqu'à son tombeau, mon ami Ellison fut toujours
poussé par une brise de prospérité. Et je ne me sers pas ici du mot
prospérité dans son sens purement mondain. Je l'emploie comme synonyme
de bonheur. La personne dont je parle semblait avoir été créée pour
symboliser les doctrines de Turgot, de Price, de Priestley et de
Condorcet,--pour fournir un exemple individuel de ce que l'on a
appellé la chimère des _perfectionnistes_. Dans la brève existence
d'Ellison, il me semble que je vois une réfutation du dogme qui prétend
que dans la nature même de l'homme gît un principe mystérieux, ennemi
du bonheur. Un examen minutieux de sa carrière m'a fait comprendre que
la misère de l'espèce humaine naît, en général, de la violation de
quelques simples lois d'humanité;--que nous avons en notre possession,
en tant qu'espèce, des éléments de contentement non encore mis en
œuvre,--et que même maintenant, dans les présentes ténèbres et
l'état délirant de la pensée humaine sur la grande question des
conditions sociales, il ne serait pas impossible que l'homme, en tant
qu'individu, pût être heureux dans de certaines circonstances insolites
et remarquablement fortuites.
Mon jeune ami était, lui aussi, fortement pénétré des mêmes opinions;
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