Actes et Paroles, Volume 4 - 06

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Sont-ils d'accord au moins entre eux? Non. Le délai de protection
qu'ils accordent est ici de dix ans, là de vingt ans, plus loin de
cinquante ans; ils vont même jusqu'à quatrevingts ans. Pourquoi? Ils
n'en savent rien. Je les défie de donner une raison.
Et c'est sur cette ignorance absolue des législateurs que vous voulez
fonder, vous qui vous y connaissez, une législation! Vous qui êtes
compétents, vous accepterez l'arrêt rendu par des incompétents!
Qui expliquera les motifs pour lesquels, dans tous les pays civilisés,
la législation attribue à l'héritier, après la mort de son auteur, un
laps de temps variable, pendant lequel l'héritier, absolu maître de
l'oeuvre, peut la publier ou ne pas la publier? Qui expliquera l'écart
que les diverses législations ont mis entre la mort de l'auteur et
l'entrée en possession du domaine public?
Il s'agit de détruire cette capricieuse et bizarre invention de
législateurs ignorants. C'est à vous, législateurs indirects mais
compétents, qu'il appartient d'accomplir cette tâche.
En réalité, qu'ont-ils considéré, ces législateurs qui, avec une
légèreté incompréhensible, ont légiféré sur ces matières? Qu'ont-ils
pensé? Ont-ils cru entrevoir que l'héritier du sang était l'héritier
de l'esprit? Ont-ils cru entrevoir que l'héritier du sang devait avoir
la connaissance de la chose dont il héritait, et que, par conséquent,
en lui remettant le droit d'en disposer, ils faisaient une loi juste
et intelligente?
Voilà où ils se sont largement trompés. L'héritier du sang est
l'héritier du sang. L'écrivain, en tant qu'écrivain, n'a qu'un
héritier, c'est l'héritier de l'esprit, c'est l'esprit humain, c'est
le domaine public. Voilà la vérité absolue.
Les législateurs ont attribué à l'héritier du sang une faculté qui est
pleine d'inconvénients, celle d'administrer une propriété qu'il ne
connaît pas, ou du moins qu'il peut ne pas connaître. L'héritier du
sang est le plus souvent à la discrétion de son éditeur. Que l'on
conserve à l'héritier du sang son droit, et que l'on donne à
l'héritier de l'esprit ce qui lui appartient, en établissant le
domaine public payant, immédiat.
Eh quoi! immédiat?--Ici arrive une objection, qui n'en est pas une.
Ceux qui l'ont faite n'avaient pas entendu mes paroles. On me dit:
Comment! le domaine public s'emparera immédiatement de l'oeuvre? Mais
si l'auteur l'a vendue pour dix ans, pour vingt ans, celui qui l'a
achetée va donc être dépossédé? Aucun éditeur ne voudra plus acheter
une oeuvre.
J'avais dit précisément le contraire, le texte est là. J'avais dit:
«Sauf réserve des concessions faites par l'auteur de son vivant, et
des contrats qu'il aura signés.»
Il en résulte que si vous avez vendu à un éditeur pour un laps de
temps déterminé la propriété d'une de vos oeuvres, le domaine public
ne prendra possession de cette oeuvre qu'après le délai fixé par vous.
Mais ce délai peut-il être illimité? Non. Vous savez, messieurs, que
la propriété, toute sacrée qu'elle est, admet cependant des limites.
Je vous dis une chose élémentaire en vous disant: on ne possède pas
une maison comme on possède une mine, une forêt, comme un littoral, un
cours d'eau, comme un champ. La propriété, il y a des jurisconsultes
qui m'entendent, est limitée selon que l'objet appartient, dans
une mesure plus ou moins grande, à l'intérêt général. Eh bien, la
propriété littéraire appartient plus que toute autre à l'intérêt
général; elle doit subir aussi des limites. La loi peut très bien
interdire la vente absolue, et accorder à l'auteur, par exemple, au
maximum cinquante ans. Je crois qu'il n'y a pas d'auteur qui ne se
contente d'une possession de cinquante ans.
Voilà donc un argument qui s'écroule. Le domaine public payant
immédiat ne supprime pas la faculté qu'un auteur a de vendre son livre
pour un temps déterminé; l'auteur conserve tous ses droits.
Second argument: Le domaine public payant immédiat, en créant une
concurrence énorme, nuira à la fois aux auteurs et aux éditeurs. Les
livres ne trouveront plus d'éditeurs sérieux.
Je suis étonné que les honorables représentants de la librairie qui
sont ici soutiennent une thèse semblable et fassent «comme s'ils ne
savaient pas». Je vais leur rappeler ce qu'ils savent très bien,
ce qui arrive tous les jours. Un auteur vend, de son vivant,
l'exploitation d'un livre, sous telle forme, à tel nombre
d'exemplaires, pendant tel temps, et stipule le format et quelquefois
même le prix de vente du livre. En même temps, à un autre éditeur, il
vend un autre format, dans d'autres conditions. A un autre, un mode de
publication différent; par exemple, une édition illustrée à deux sous.
Il y a quelqu'un qui vous parle ici et qui a sept éditeurs.
Aussi, quand j'entends des hommes que je sais compétents, des hommes
que j'honore et que j'estime, quand je les entends dire:--On ne
trouvera pas d'éditeurs, en présence de la concurrence et de la
liberté illimitée de publication, pour acheter et éditer un livre,
--je m'étonne. Je n'ai proposé rien de nouveau; tous les jours, on a
vu, on voit, du vivant de l'auteur et de son consentement, plusieurs
éditeurs, sans se nuire entre eux, et même en se servant entre eux,
publier le même livre. Et ces concurrences profitent à tous, au
public, aux écrivains, aux libraires.
Est-ce que vous voyez une interruption dans la publication des grandes
oeuvres des grands écrivains français? Est-ce que ce n'est pas là le
domaine le plus exploité de la librairie? (_Marques d'approbation_.)
Maintenant qu'il est bien entendu que l'entrée en possession du
domaine public ne gène pas l'auteur et lui laisse le droit de vendre
la propriété de son oeuvre; maintenant qu'il me semble également
démontré que la concurrence peut s'établir utilement sur les livres,
après la mort de l'auteur aussi bien que pendant sa vie,--revenons à
la chose en elle-même.
Supposons le domaine public payant, immédiat, établi.
Il paie une redevance. J'ai dit que cette redevance devrait être
légère. J'ajoute qu'elle devrait être perpétuelle. Je m'explique.
S'il y a un héritier direct, le domaine public paie à cet héritier
direct la redevance; car remarquez que nous ne stipulons que pour
l'héritier direct, et que tous les arguments qu'on fait valoir au
sujet des héritiers collatéraux et de la difficulté qu'on aurait à les
découvrir, s'évanouissent.
Mais, à l'extinction des héritiers directs, que se passe-t-il?
Le domaine public va-t-il continuer d'exploiter l'oeuvre sans payer de
droits, puisqu'il n'y a plus d'héritiers directs? Non; selon moi, il
continuerait d'exploiter l'oeuvre en continuant de payer la redevance.
A qui?
C'est ici, messieurs, qu'apparaît surtout l'utilité de la redevance
perpétuelle.
Rien ne serait plus utile, en effet, qu'une sorte de fonds commun, un
capital considérable, des revenus solides, appliqués aux besoins de
la littérature en continuelle voie de formation. Il y a beaucoup de
jeunes écrivains, de jeunes esprits, de jeunes auteurs, qui sont
pleins de talent et d'avenir, et qui rencontrent, au début, d'immenses
difficultés. Quelques-uns ne percent pas, l'appui leur a manqué, le
pain leur a manqué. Les gouvernements, je l'ai expliqué dans mes
premières paroles publiques, ont créé le système des pensions,
système stérile pour les écrivains. Mais supposez que la littérature
française, par sa propre force, par ce décime prélevé sur l'immense
produit du domaine public, possède un vaste fonds littéraire,
administré par un syndicat d'écrivains, par cette société des gens de
lettres qui représente le grand mouvement intellectuel de l'époque;
supposez que votre comité ait cette très grande fonction d'administrer
ce que j'appellerai la liste civile de la littérature. Connaissez-vous
rien de plus beau que ceci: toutes les oeuvres qui n'ont plus
d'héritiers directs tombent dans le domaine public payant, et le
produit sert à encourager, à vivifier, à féconder les jeunes esprits!
(_Adhésion unanime_.)
Y aurait-il rien de plus grand que ce secours admirable, que cet
auguste héritage, légué par les illustres écrivains morts aux jeunes
écrivains vivants?
Est-ce que vous ne croyez pas qu'au lieu de recevoir tristement,
petitement, une espèce d'aumône royale, le jeune écrivain entrant dans
la carrière ne se sentirait pas grandi en se voyant soutenu dans
son oeuvre par ces tout-puissants génies, Corneille et Molière?
(_Applaudissements prolongés_.)
C'est là votre indépendance, votre fortune. L'émancipation, la mise
en liberté des écrivains, elle est dans la création de ce glorieux
patrimoine. Nous sommes tous une famille, les morts appartiennent aux
vivants, les vivants doivent être protégés par les morts. Quelle plus
belle protection pourriez-vous souhaiter? (_Explosion de bravos_.)
Je vous demande avec instance de créer le domaine public payant dans
les conditions que j'ai indiquées. Il n'y a aucun motif pour retarder
d'une heure la prise de possession de l'esprit humain (_Longue salve
d'applaudissements_.)


1879


I
DISCOURS POUR L'AMNISTIE SÉANCE DU SÉNAT
DU 28 FÉVRIER 1879

Le 28 janvier 1879, Victor Hugo avait déposé au Sénat une proposition
d'amnistie pleine et entière, ainsi conçue:
«Les soussignés,
«Voulant effacer toutes les traces de la guerre civile, ont l'honneur
de présenter la proposition suivante:
«Article premier.--Sont amnistiés tous les condamnés pour actes
relatifs aux événements de mars, avril et mai 1871. Les poursuites,
pour faits se rapportant aux dits événements, sont et demeurent non
avenues.
«Art. 2.--Cette amnistie pleine et entière est étendue à toutes
condamnations politiques prononcées depuis la dernière amnistie de
1870.
«Ont signé: MM. Victor Hugo, Schoelcher, Peyrat, Corbon,
Laurent-Pichat, Scheurer-Kestner, Barne, Ferrouillat, Romet, Massé,
Demôle, Lelièvre, Combescure, Ronjat, Tolain, Griffe, Ch. Brun, La
Serve.»
Le gouvernement proposa par contre une amnistie partielle.
Le projet de loi vint en discussion à la séance du 28 février.
Victor Hugo prit la parole:
J'occuperai cette tribune peu d'instants. Tout ce qui pouvait être
dit pour ou contre l'amnistie a été dit. Je n'ajouterai rien. Je ne
répéterai rien de ce que vous avez entendu.
Le pouvoir exécutif intervient cette fois, et il vous dit: La grâce
dépend de moi, l'amnistie dépend de vous. Combinez ces deux solutions;
faites des catégories: ici les amnistiés; là les commués; au fond, les
non graciés. La peine d'un côté, l'effacement de l'autre.
Messieurs, composez ainsi le pour et le contre; vous verrez tous ces
demi-pansements s'irriter, toutes ces plaies saigner, toutes ces
douleurs gémir. La question se plaindra jusqu'à ce qu'elle revienne.
Si, au contraire, vous acceptez la grande solution, la solution vraie,
l'amnistie totale, générale, sans réserve, sans condition, sans
restriction, l'amnistie pleine et entière, alors la paix naîtra, et
vous n'entendrez plus rien que le bruit immense et profond de la
guerre civile qui se ferme. (_Applaudissements._)
Les guerres civiles ne sont finies qu'apaisées.
En politique, oublier c'est la grande loi.
Un vent fatal a soufflé; des malheureux ont été entraînés, vous les
avez saisis, vous les avez punis. Il y a de cela huit ans.
La guerre civile est une faute. Qui l'a commise? Tout le monde et
personne. (_Bruits à droite._) Sur une vaste faute, il faut un vaste
oubli.
Ce vaste oubli, c'est l'amnistie.
Vous êtes un gouvernement nouveau, établissez-vous par des actes
considérables. Faites voir aux vieux gouvernements comment vous
montez pendant qu'ils descendent; enseignez-leur l'art de sortir des
précipices.
Quel précipice fut plus profond que le vôtre? quelle sortie est plus
éclatante? Continuez cette sortie admirable. Montrez comment un peuple
magnanime sait préférer à la haine la fraternité, à la mort la vie, à
la guerre la paix.
Il est bon qu'après tant de luttes et d'angoisses, une puissante
nation sache prouver au monde qu'elle répond par la grandeur de ses
actes à la grandeur de ses institutions.
Quel mal y aurait-il à ce qu'on pût dire: La France a eu un moment
terrible; il y avait d'un côté la commune, menaçant la magnifique
fondation de 93, l'unité nationale; il y avait de l'autre côté trois
monarchies et le pouvoir clérical; ces forces obscures se sont livré
bataille.... Vous êtes alors intervenus; vous avez saisi les deux
forces et les avez brisées l'une sur l'autre, et vous en avez extrait
la clémence, la vraie clémence,--l'oubli. Et c'est ainsi que, dans
l'ombre et dans la nuit, la république, la république souveraine, la
république toute-puissante, a su, du choc de deux blocs de ténèbres,
faire jaillir la lumière. (_Applaudissements à gauche._)


II
DISCOURS SUR L'AFRIQUE

Le dimanche 18 mai 1879, un banquet commémoratif de l'abolition de
l'esclavage réunissait, chez Bonvalet, cent vingt convives.
Victor Hugo présidait. Il avait à sa droite MM. Schoelcher, l'auteur
principal du décret de 1848 abolissant l'esclavage, et Emmanuel Arago,
fils du grand savant républicain qui l'a signé comme ministre de la
marine; à sa gauche, MM. Crémieux et Jules Simon.
On remarquait dans l'assistance des sénateurs, des députés, des
journalistes, des artistes.
Il y a eu un incident touchant. Un nègre aveugle s'est fait conduire à
Victor Hugo. C'est un nègre qui a été esclave et qui doit à la France
d'être un homme.
Au dessert, M. Victor Schoelcher a dit les paroles suivantes:
Cher grand Victor Hugo,
La bienveillance de mes amis, en me donnant la présidence honoraire du
comité organisateur de notre fête de famille, m'a réservé un honneur
et un plaisir bien précieux pour moi, l'honneur et le plaisir de vous
exprimer combien nous sommes heureux que vous ayez accepté de
nous présider. Au nom de tous ceux qui viennent d'acclamer si
chaleureusement votre entrée, au nom des vétérans anglais et français
de l'abolition de l'esclavage, des créoles blancs qui se sont
noblement affranchis des vieux préjugés de leur caste, des créoles
noirs et de couleur qui peuplent nos écoles ou qui sont déjà lancés
dans la carrière, au nom de ces hommes de toute classe, réunis pour
célébrer fraternellement l'anniversaire de l'émancipation,--je vous
remercie d'avoir bien voulu répondre à notre appel.
Vous, Victor Hugo, qui avez survécu à la race des géants, vous le
grand poète et le grand prosateur, chef de la littérature moderne,
vous êtes aussi le défenseur puissant de tous les déshérités, de tous
les faibles, de tous les opprimés de ce monde, le glorieux apôtre du
droit sacré du genre humain. La cause des nègres que nous soutenons,
et envers lesquels les nations chrétiennes ont tant à se reprocher,
devait avoir votre sympathie; nous vous sommes reconnaissants de
l'attester par votre présence au milieu de nous.
Cher Victor Hugo, en vous voyant ici, et sachant que nous vous
entendrons, nous avons plus que jamais confiance, courage et espoir.
Quand vous parlez, votre voix retentit par le monde entier; de cette
étroite enceinte où nous sommes enfermés, elle pénétrera jusqu'au
coeur de l'Afrique, sur les routes qu'y fraient incessamment
d'intrépides voyageurs, pour porter la lumière à des populations
encore dans l'enfance, et leur enseigner la liberté, l'horreur de
l'esclavage, avec la conscience réveillée de la dignité humaine; votre
parole, Victor Hugo, aura puissance de civilisation; elle aidera
ce magnifique mouvement philanthropique qui semble, en tournant
aujourd'hui l'intérêt de l'Europe vers le pays des hommes noirs,
vouloir y réparer le mal qu'elle lui a fait. Ce mouvement sera une
gloire de plus pour le dix-neuvième siècle, ce siècle qui vous a vu
naître, qui a établi la république en France, et qui ne finira pas
sans voir proclamer la fraternité de toutes les races humaines.
Victor Hugo, cher hôte vénéré et admiré, nous saluons encore votre
bienvenue ici, avec émotion.
Après ces paroles, dont l'impression a été profonde, Victor Hugo s'est
levé et une immense acclamation a salué longtemps celui qui a toujours
mis son génie au service de toutes les souffrances.
Le silence s'est fait, et Victor Hugo a prononcé les paroles qui
suivent:
Messieurs,
Je préside, c'est-à-dire j'obéis; le vrai président d'une réunion
comme celle-ci, un jour comme celui-ci, ce serait l'homme qui a eu
l'immense honneur de prendre la parole au nom de la race humaine
blanche pour dire à la race humaine noire: Tu es libre. Cet homme,
vous le nommez tous, messieurs, c'est Schoelcher. Si je suis à cette
place, c'est lui qui l'a voulu. Je lui ai obéi.
Du reste, une douceur est mêlée à cette obéissance, la douceur de me
trouver au milieu de vous. C'est une joie pour moi de pouvoir presser
en ce moment les mains de tant d'hommes considérables qui ont laissé
un bon souvenir dans la mémorable libération humaine que nous
célébrons.
Messieurs, le moment actuel sera compté dans ce siècle. C'est un point
d'arrivée, c'est un point de départ. Il a sa physionomie: au nord
le despotisme, au sud la liberté; au nord la tempête, au sud
l'apaisement.
Quant à nous, puisque nous sommes de simples chercheurs du vrai,
puisque nous sommes des songeurs, des écrivains, des philosophes
attentifs; puisque nous sommes assemblés ici autour d'une pensée
unique, l'amélioration de la race humaine; puisque nous sommes, en
un mot, des hommes passionnément occupés de ce grand sujet, l'homme,
profitons de notre rencontre, fixons nos yeux vers l'avenir;
demandons-nous ce que fera le vingtième siècle. (_Mouvement
d'attention._)
Politiquement, vous le pressentez, je n'ai pas besoin de vous le dire.
Géographiquement,--permettez que je me borne à cette indication,--la
destinée des hommes est au sud.
Le moment est venu de donner au vieux monde cet avertissement: il
faut être un nouveau monde. Le moment est venu de faire remarquer à
l'Europe qu'elle a à côté d'elle l'Afrique. Le moment est venu de dire
aux quatre nations d'où sort l'histoire moderne, la Grèce, l'Italie,
l'Espagne, la France, qu'elles sont toujours là, que leur mission
s'est modifiée sans se transformer, qu'elles ont toujours la même
situation responsable et souveraine au bord de la Méditerranée, et
que, si on leur ajoute un cinquième peuple, celui qui a été
entrevu par Virgile et qui s'est montré digne de ce grand regard,
l'Angleterre, on a, à peu près, tout l'effort de l'antique genre
humain vers le travail, qui est le progrès, et vers l'unité, qui est
la vie.
La Méditerranée est un lac de civilisation; ce n'est certes pas pour
rien que la Méditerranée a sur l'un de ses bords le vieil univers
et sur l'autre l'univers ignoré, c'est-à-dire d'un côté toute la
civilisation et de l'autre toute la barbarie.
Le moment est venu de dire à ce groupe illustre de nations:
Unissez-vous! allez au sud.
Est-ce que vous ne voyez pas le barrage? Il est là, devant vous, ce
bloc de sable et de cendre, ce monceau inerte et passif qui, depuis
six mille ans, fait obstacle à la marche universelle, ce monstrueux
Cham qui arrête Sem par son énormité,--l'Afrique.
Quelle terre que cette Afrique! L'Asie a son histoire, l'Amérique a
son histoire, l'Australie elle-même a son histoire; l'Afrique n'a pas
d'histoire. Une sorte de légende vaste et obscure l'enveloppe. Rome
l'a touchée, pour la supprimer; et, quand elle s'est crue délivrée de
l'Afrique, Rome a jeté sur cette morte immense une de ces épithètes
qui ne se traduisent pas: _Africa portentosa!_ (_Applaudissements._)
C'est plus et moins que le prodige. C'est ce qui est absolu dans
l'horreur. Le flamboiement tropical, en effet, c'est l'Afrique. Il
semble que voir l'Afrique, ce soit être aveuglé. Un excès de soleil
est un excès de nuit.
Eh bien, cet effroi va disparaître.
Déjà les deux peuples colonisateurs, qui sont deux grands peuples
libres, la France et l'Angleterre, ont saisi l'Afrique; la France la
tient par l'ouest et par le nord; l'Angleterre la tient par l'est
et par le midi. Voici que l'Italie accepte sa part de ce travail
colossal. L'Amérique joint ses efforts aux nôtres; car l'unité des
peuples se révèle en tout. L'Afrique importe à l'univers. Une telle
suppression de mouvement et de circulation entrave la vie universelle,
et la marche humaine ne peut s'accommoder plus longtemps d'un
cinquième du globe paralysé.
De hardis pionniers se s'ont risqués, et, dès leurs premiers pas, ce
sol étrange est apparu réel; ces paysages lunaires deviennent des
paysages terrestres. La France est prête à y apporter une mer. Cette
Afrique farouche n'a que deux aspects: peuplée, c'est la barbarie;
déserte, c'est la sauvagerie; mais elle ne se dérobe plus; les lieux
réputés inhabitables sont des climats possibles; on trouve partout
des fleuves navigables; des forêts se dressent, de vastes branchages
encombrent çà et là l'horizon; quelle sera l'attitude de la
civilisation devant cette faune et cette flore inconnues? Des lacs
sont aperçus, qui sait? peut-être cette mer Nagaïn dont parle la
Bible. De gigantesques appareils hydrauliques sont préparés par la
nature et attendent l'homme; on voit les points où germeront des
villes; on devine les communications; des chaînes de montagnes se
dessinent; des cols, des passages, des détroits sont praticables; cet
univers, qui effrayait les romains, attire les français.
Remarquez avec quelle majesté les grandes choses s'accomplissent. Les
obstacles existent; comme je l'ai dit déjà, ils font leur devoir, qui
est de se laisser vaincre. Ce n'est pas sans difficulté.
Au nord, j'y insiste, un mouvement s'opère, le _divide ut regnes_
exécute un colossal effort, les suprêmes phénomènes monarchiques se
produisent. L'empire germanique unit contre ce qu'il suppose l'esprit
moderne toutes ses forces; l'empire moscovite offre un tableau plus
émouvant encore. A l'autorité sans borne résiste quelque chose qui
n'a pas non plus de limite; au despotisme omnipotent qui livre des
millions d'hommes à l'individu, qui crie: Je veux tout, je prends
tout! j'ai tout!--le gouffre fait cette réponse terrible: _Nihil_. Et
aujourd'hui nous assistons à la lutte épouvantable de ce Rien avec ce
Tout. (_Sensation_.)
Spectacle digne de méditation! le néant engendrant le chaos.
La question sociale n'a jamais été posée d'une façon si tragique, mais
la fureur n'est pas une solution. Aussi espérons-nous que le vaste
souffle du dix-neuvième siècle se fera sentir jusque dans ces régions
lointaines, et substituera à la convulsion belliqueuse la conclusion
pacifique.
Cependant, si le nord est inquiétant, le midi est rassurant. Au sud,
un lien étroit s'accroît et se fortifie entre la France, l'Italie et
l'Espagne. C'est au fond le même peuple, et la Grèce s'y rattache, car
à l'origine latine se superpose l'origine grecque. Ces nations ont la
Méditerranée, et l'Angleterre a trop besoin de la Méditerranée pour se
séparer des quatre peuples qui en sont maîtres. Déjà les États-Unis du
Sud s'esquissent ébauche évidente des États-Unis d'Europe. (_Bravos._)
Nulle haine, nulle violence, nulle colère. C'est la grande marche
tranquille vers l'harmonie, la fraternité et la paix.
Aux faits populaires viennent s'ajouter les faits humains; la forme
définitive s'entrevoit; le groupe gigantesque se devine; et, pour ne
pas sortir des frontières que vous vous tracez à vous-mêmes, pour
rester dans l'ordre des choses où il convient que je m'enferme, je me
borne, et ce sera mon dernier mot, à constater ce détail, qui n'est
qu'un détail, mais qui est immense: au dix-neuvième siècle, le blanc a
fait du noir un homme; au vingtième siècle, l'Europe fera de l'Afrique
un monde. (_Applaudissements._)
Refaire une Afrique nouvelle, rendre la vieille Afrique maniable à la
civilisation, tel est le problème. L'Europe le résoudra.
Allez, Peuples! emparez-vous de cette terre. Prenez-la. A qui? à
personne. Prenez cette terre à Dieu. Dieu donne la terre aux hommes,
Dieu offre l'Afrique à l'Europe. Prenez-la. Où les rois apporteraient
la guerre, apportez la concorde. Prenez-la, non pour le canon, mais
pour la charrue; non pour le sabre, mais pour le commerce; non pour la
bataille, mais pour l'industrie; non pour la conquête, mais pour la
fraternité. (_Applaudissements prolongés_.)
Versez votre trop-plein dans cette Afrique, et du même coup résolvez
vos questions sociales, changez vos prolétaires en propriétaires.
Allez, faites! faites des routes, faites des ports, faites des villes;
croissez, cultivez, colonisez, multipliez; et que, sur cette terre,
de plus en plus dégagée des prêtres et des princes, l'Esprit divin
s'affirme par la paix et l'Esprit humain par la liberté!
Ce discours, constamment couvert d'applaudissements enthousiastes,
a été suivi d'une explosion de cris de: Vive Victor Hugo! vive la
république!
M. Jules Simon, invité par l'assemblée à remercier son glorieux
président, s'est acquitté de la tâche dans une improvisation, d'abord
familière et spirituelle, et qui s'est élevée à une vraie éloquence
lorsqu'il a dit que c'était aux émancipés, qui avaient tant souffert
du préjugé et de l'oppression, à combattre plus que personne à
l'avant-garde de la vérité et du droit.


III
LA 100e REPRÉSENTATION DE NOTRE-DAME DE PARIS
--13 OCTOBRE--

Extrait du _Rappel_:
La centième représentation de _Notre-Dame de Paris_ a eu l'éclat de la
première. On savait que Victor Hugo y assisterait, et la foule était
accourue au théâtre des Nations avec un double empressement pour le
drame et pour le poète. Les artistes ont joué avec leur talent, et
on peut dire de tout leur coeur. Jamais Mme Laurent n'avait été plus
tragique dans la Sachette, jamais Mlle Alice Lody plus charmante dans
la Esmeralda, jamais Lacressonnière plus profondément touchant dans
Quasimodo. Après le dernier acte, la toile s'est relevée, tous les
acteurs de la pièce, petits et grands, étaient en scène, et Mme
Laurent a dit ces beaux vers de Théodore de Banville:
O peuple frissonnant, ému comme une femme
Heureux de savourer la douleur et l'effroi.
Tu vins cent fois de suite applaudir notre drame
Où l'âme de Hugo pleure et gémit sur toi.
Esmeralda, si belle en sa parure folle
Que les anges du ciel la regardent marcher,
Domptant les noirs truands par sa douce parole
Et dévorant des yeux Phoebus, le bel archer;
Esmeralda, rayon, chant, vision, chimère!
Jeune fille sur qui la lumière tombait,
Et qu'un bourreau vient prendre aux baisers de sa mère
Pour l'unir, éperdue, avec l'affreux gibet!
Le prêtre méditant son infâme caresse,
Et le pauvre Jehan brisé comme un fruit mûr;
Quasimodo tout plein de rage et de tendresse,
Masse difforme ayant en elle de l'azur;
Et les cloches d'airain chantant dans les tourelles,
Pleurant, hurlant, tonnant, gémissant dans les tours
D'où s'enfuit à l'aurore un vol de tourterelles,
Et disant tes ardeurs, tes labeurs, tes amours;
Tu ne te lassais pas de ce drame qui t'aime,
Et qui semble un miroir magique où tu te vois,
O peuple! car Hugo le songeur, c'est toi-même,
Et ton espoir immense a passé dans sa voix.
C'est lui qui te console et c'est lui qui t'enseigne.
Sans le lasser, le temps a blanchi ses cheveux.
Peuple! on n'a jamais pu te blesser sans qu'il saigne.
Et quand ton pain devient amer, il dit: J'en veux!
Lui! le chanteur divin béni par les érables
Et les chênes touffus dans la noire forêt,
Il dit: «Laissez venir à moi les misérables!»
Et son front calme et doux comme un lys apparaît.
Il vient coller sa lèvre a toute âme tuée;
Il vient, plein de pitié, de ferveur et d'émoi,
Relever le laquais et la prostituée,
Et dire au mendiant: «Mon frère, embrasse-moi.»
O Job mourant, sa bouche a baisé ton ulcère!
Et cependant un jour, parmi les deuils amers,
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