Actes et Paroles, Volume 4 - 03

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toute-puissance du suffrage universel, sans secousse et sans lutte
peut-être, la république prospère, douce et forte.
Le peuple français est l'armée humaine, et la démocratie lyonnaise
en est l'avant-garde. Où va cette armée? à la paix. Où va cette
avant-garde? à la liberté.
Hommes de Lyon, mes frères, je vous salue.

LA PUBLICATION DE L'HISTOIRE D'UN CRIME
--1er OCTOBRE 1877--
Entre les «actes» de Victor Hugo, il faut noter à cette place un
de ceux qui furent le plus efficaces et le plus salutaires--la
publication de l'_Histoire d'un crime_.
Les élections générales avaient été fixées par le gouvernement du 16
mai à la date du 14 octobre.
Le 1er octobre, l'_Histoire d'un crime_ parut, précédée de ces deux
simples lignes:
Ce livre est plus qu'actuel, il est urgent.
Je le publie.

III
LES ÉLECTIONS
_Discours pour la candidature de M. Jules Grévy_.
Le pouvoir personnel s'était affirmé, dans les discours et manifestes
du président de la république, par des paroles imprudentes: «Mon nom
... ma pensée ... ma politique ... ma volonté.»
Le 12 octobre, avant-veille des élections, une réunion électorale eut
lieu au gymnase Paz, pour soutenir, dans le neuvième arrondissement de
Paris, la candidature de M. Jules Grévy, qui fut élu, le surlendemain,
à l'immense majorité de 12,372 voix.
Victor Hugo prit la parole dans cette réunion, et dit:
Messieurs,
Un homme éminent se présente à vos suffrages. Nous appuyons sa
candidature.
Vous le nommerez; car le nommer c'est réélire en lui la chambre dont
il fut le président.
Le pays va rappeler cette chambre si étrangement congédiée. Il va la
réélire, avec sévérité pour ceux qui l'ont dissoute.
Nommer Jules Grévy, c'est faire réparation au passé et donner un gage
à l'avenir.
Je n'ajouterai rien à tout ce qui vient de vous être dit sur cet homme
qui réalise la définition de Cicéron: éloquent et honnête.
Je me bornerai à exposer devant vous, avec une brièveté et une réserve
que vous apprécierez, quelques idées, utiles peut-être en ce moment.
Électeurs,
Vous allez exercer le grand droit et remplir le grand devoir du
citoyen.
Vous allez nommer un législateur.
C'est-à-dire incarner dans un homme votre souveraineté.
C'est là, citoyens, un choix considérable.
Le législateur est la plus haute expression de la volonté nationale.
Sa fonction domine toutes les autres fonctions. Pourquoi? C'est que
c'est de sa conscience que sort la loi. La conscience est la loi
intérieure; la loi est la conscience extérieure. De là le religieux
respect qui lui est dû. Le respect de la loi, c'est le devoir de la
magistrature, l'obligation du clergé, l'honneur de l'armée. La loi est
le dogme du juge, la limite du prêtre, la consigne du soldat. Le mot
_hors la loi_ exprime à la fois le plus grand des crimes et le plus
terrible des châtiments. D'où vient cette suprématie de la loi? C'est,
je le répète, que la loi est pour le peuple ce qu'est pour l'homme la
conscience. Rien en dehors d'elle, rien au-dessus d'elle. De là, dans
les états bien réglés, la subordination du pouvoir exécutif au pouvoir
législatif. (_Vive adhésion_.)
Cette subordination est étroite, absolue, nécessaire.
Toute résistance du pouvoir exécutif au pouvoir législatif est un
empiétement; toute violation du pouvoir législatif par le pouvoir
exécutif est un crime. La force contre le droit, c'est là un tel
forfait que le Dix-huit-Brumaire suffit pour effacer la gloire
d'Austerlitz, et que le Deux-Décembre suffit pour engloutir le nom de
Bonaparte. Dans le Dix-huit-Brumaire et dans le Deux-Décembre, ce qui
a naufragé, ce n'est pas la France, c'est Napoléon.
Si je prononce en ce moment ce nom, Napoléon, c'est uniquement parce
qu'il est toujours utile de rappeler les faits et d'invoquer les
principes; mais il va sans dire que ce nom tient trop de place
dans l'histoire pour que je songe à le rapprocher des noms de nos
gouvernants actuels. Je ne veux blesser aucune modestie. (_Bravos et
rires_.)
Ce que je veux affirmer, et affirmer inflexiblement, c'est le profond
respect dû par le pouvoir à la loi, et au législateur qui fait la loi,
et au suffrage universel qui fait le législateur.
Vous le voyez, messieurs, d'échelon en échelon, c'est au suffrage
universel qu'il faut remonter. Il est le point de départ et le point
d'arrivée; il a le premier et le dernier mot.
Messieurs, le suffrage universel va parler, et ce qu'il dira sera
souverain et définitif. La parole suprême que va prononcer l'auguste
voix de la France sera à la fois un décret et un arrêt, décret pour
la république, arrêt contre la monarchie. (_Oui!
oui!--Applaudissements_.)
Quelquefois, messieurs, cela se voit dans l'histoire, les factions
s'emparent du gouvernement. Elles créent ce qu'on pourrait appeler des
crises de fantaisie, qui sont les plus fatales de toutes. Ces crises
sont d'autant plus redoutables qu'elles sont vaines; la raison leur
manque; elles ont l'inconscience de l'ignorance et l'irascibilité du
caprice. Brusquement, violemment, sans motif, car tel est leur bon
plaisir, elles arrêtent le travail, l'industrie, le commerce,
les échanges, les idées, déconcertent les intérêts, entravent la
circulation, bâillonnent la pensée, inquiètent jusqu'à la liberté
d'aller et de venir. Elles ont la hardiesse de s'annoncer elles-mêmes
comme ne voulant pas finir, et posent leurs conditions. Leur
persistance frappe de stupeur le pays amoindri et appauvri. On peut
dire de certains gouvernements qu'ils font un noeud à la prospérité
publique. Ce noeud peut être tranché ou dénoué: il est tranché par
les révolutions; il est dénoué par le suffrage universel.
(_Applaudissements_.)
Tout dénouer, ne rien trancher, telle est, citoyens, l'excellence du
suffrage universel.
Le peuple gouverne par le vote, c'est l'ordre, et règne par le scrutin,
c'est la paix.
Il faut donc que le suffrage universel soit obéi. Il le sera. Ce qu'il
veut est voulu d'en haut. Le peuple, c'est la souveraineté; la France,
c'est la lumière. On ne parle en maître ni au peuple, ni à la France.
Il arrive quelquefois qu'un gouvernement, peu éclairé, semble oublier
les proportions; le suffrage universel les lui rappelle. La France est
majeure; elle sait qui elle est, elle fait ce qui convient; elle régit
la civilisation par sa raison, par sa philosophie, par sa logique, par
ses chefs-d'oeuvre, par ses héroïsmes; elle a la majesté des choses
nécessaires, elle est l'objet d'une sorte de contemplation des peuples
et il lui suffit de marcher pour se montrer déesse. Qui que nous
soyons, mesurons nos paroles quand nous avons l'immense honneur de
lui parler. Cette France est si illustre que les plus hautes statures
s'inclinent devant elle. Devant sa grandeur, les plus grands demeurent
interdits. Montesquieu hésiterait à lui dire: «Ma politique», et,
certes, Washington n'oserait pas lui dire: «Ma volonté». (_Rires
approbatifs_.)
Citoyens, le suffrage universel vaincra. Le nuage actuel s'évanouira.
La France donnera ses ordres, et n'importe qui obéira. Je ne fais à
personne l'injure de douter de cette obéissance. La victoire sera
complète. Dès à présent nous sommes pleins de pensées de paix, et nous
sentons quelque pitié. Nous ne pousserons pas notre victoire jusqu'à
ses limites logiques, mais le triomphe du droit et de la loi est
certain. L'avenir vaincra le passé! (_Assentiment unanime_.)
Citoyens, ayons foi dans la patrie. Ne désespérons jamais. La France
est une prédestinée. Elle a charge de peuples, elle est la nation
utile, elle ne peut ni décliner ni décroître, elle couvre ses
mutilations de son rayonnement. A l'heure qu'il est, sanglante,
démembrée, rançonnée, livrée aux factions du passé, contestée,
discutée, mise en question, elle sourit superbement, et le monde
l'admire. C'est qu'elle a la conscience de sa nécessité. Comment
craindrait-elle les pygmées, elle qui a eu raison des géants? Elle
fait des miracles dans l'ordre des idées, elle fait des prodiges dans
l'ordre des événements; elle emploie, dans sa toute-puissance, même
les cataclysmes à fonder l'avenir; et--ce sera mon dernier mot--oui,
citoyens, on peut tout attendre de cette France qui a su faire sortir
du plus formidable des orages, la révolution, le plus stable des
gouvernements, la république. (_Applaudissements prolongés_.)


III
ANNIVERSAIRE DE MENTANA

La lettre suivante, adressée par Victor Hugo au municipe de Rome, a
été lue à la cérémonie funèbre de l'anniversaire de Mentana:
Versailles, 22 novembre 1877.
Un fils de la France envoie un salut aux fils de l'Italie. Mentana est
une des hontes de Louis Bonaparte et une des gloires de Garibaldi. La
fraternité des peuples proteste contre ce délit de l'empire, qui est
un deuil pour la France.
Pour nous français, l'Italie est une patrie aussi bien que la France,
et Paris, où vit l'esprit moderne, tend la main à Rome, où vit l'âme
antique. Peuples, aimons-nous.
Paix aux hommes, lumière aux esprits.


IV
LE DÎNER D'HERNANI

Victor Hugo, touché de l'accueil fait par la presse unanime de toutes
les opinions à la reprise d'_Hernani_, offrait, le 11 décembre 1877,
au Grand-Hôtel, un dîner aux journalistes, et en même temps aux
comédiens qui jouaient _Hernani_.
Victor Hugo avait à sa droite Mlle Sarah Bernhardt, et à sa gauche M.
Perrin, administrateur général de la Comédie-Française.
En face de Victor Hugo était son petit-fils Georges, à droite duquel
étaient Émile Augier, et à gauche M. Ernest Legouvé.
A la droite de Victor Hugo, après Mlle Sarah Bernhardt, étaient:
MM. Émile de Girardin, Paul Meurice, Théodore de Banville, Maubant,
Leconte de Lisle, Arsène Houssaye, Duquesnel, Henri de Pène, Alphonse
Daudet, Blowitz, du _Times_, La Rounat, Jean-Paul Laurens, etc.
A sa gauche après M. Perrin, étaient: MM. Auguste Vacquerie, Paul de
Saint-Victor, Bapst, Adrien Hébrard, Philippe Jourde, Texier, Grenier,
Duportal, Magnier, Monselet, Émile Deschanel, Ernest Lefèvre, I.
Rousset, Pierre Véron, Crawford, du _Daily News_, etc.
A la droite de Georges Hugo, après M. Émile Augier: MM. Worms,
Caraguel, de Biéville, Hostein, de La Pommeraye, Larochelle, Calmann
Lévy, Louis Ulbach, Catulle Mendès, etc.
A sa gauche, après M. Ernest Legouvé: MM. Lockroy, Spuller,
Mounet-Sully, Ritt, Alexandre Rey, Émile Bayard, etc.
Le dîner a commencé à neuf heures. La table, dressée en fer à cheval
et adossée à la cheminée monumentale de la salle du Zodiaque, occupait
tout l'espace de la vaste rotonde, splendidement illuminée. Un
admirable massif de plantes exotiques se dressait dans l'espace
réservé du fer à cheval.
Au dessert, Victor Hugo s'est levé; un profond silence s'est aussitôt
établi. D'une voix émue, et qui pourtant se faisait entendre jusqu'aux
extrémités de la salle, Victor Hugo a dit:
Je demande à mes convives la permission de boire à leur santé.
Je suis ici le débiteur de tous, et je commence par un remerciement.
Je remercie de leur présence, de leur concours, de leur sympathique
adhésion, les grands talents, les nobles esprits, les généreux
écrivains, les hautes renommées qui m'entourent. Je remercie, dans la
personne de son honorable directeur, ce magnifique théâtre national
auquel se rattache, par ses deux extrémités, un demi-siècle de ma
vie. Je remercie mes chers et vaillants auxiliaires, ces excellents
artistes que le public tous les soirs couvre de ses applaudissements.
(_Bravos_.)
Je ne prononcerai aucun nom, car il faudrait les nommer tous. Pourtant
(_Victor Hugo se tourne vers Mlle Sarah Bernhardt_), permettez-moi,
madame, une exception que votre sexe autorise. Je dis plus, commande.
Vous venez de vous montrer non seulement la rivale, mais l'égale des
trois grandes actrices, Mlle Mars, Mme Dorval, Mlle Favart, qui vous
ont précédée dans ce rôle de doña Sol.
Je vais plus loin; j'ai le droit de le dire, moi qui ai vu, hélas! la
représentation de 1830 (_Rires d'approbation_), vous avez dépassé et
éclipsé Mlle Mars. Ceci est de la gloire; vous vous êtes vous-même
couronnée reine, reine deux fois, reine par la beauté, reine par le
talent.
Victor Hugo se penche et baise la main de Mlle Sarah Bernhardt en
disant:
Je vous remercie, madame! (_Vifs applaudissements_.)
Messieurs, qu'est-ce que cette réunion? c'est une simple fête
toute cordiale et toute littéraire; ces fêtes-là sont toujours les
bienvenues, même et surtout dans les jours orageux et difficiles.
Il ne sera pas dit ici une seule parole qui puisse faire une allusion
quelconque à une autre passion que celle de l'idéal et de l'absolu,
dont nous sommes tous animés.
Nous sommes dans la région sereine. Nous nous rencontrons sur le calme
sommet des purs esprits. Il y a des orages autour de nous, il n'y en a
pas en nous. (_Applaudissements_.)
Il est bon que le monde littéraire jette son reflet lumineux et sans
nuage sur le monde politique. Il est bon que notre région paisible
donne aux régions troublées ce grand exemple, la concorde, et ce beau
spectacle, la fraternité. (_Triple salve d'applaudissements_.)
Je comptais m'arrêter ici, mais vos applaudissements m'encouragent à
continuer; je dirai donc quelques mots encore.
Messieurs, à mon âge, il est rare qu'on n'ait pas, qu'on ne finisse
pas par avoir une idée fixe. L'idée fixe ressemble à l'étoile fixe;
plus la nuit est noire, plus l'étoile brille. (_Sensation_.)
Il en est de même de l'idée. Mon idée m'apparaît avec d'autant plus
d'éclat que le moment est plus ténébreux. Cette idée fixe, je vais
vous la dire:--C'est la paix.
Depuis que j'existe, dès les commencements de ma jeunesse jusqu'à cet
achèvement qui est ma vieillesse, je n'ai jamais eu qu'un but, la
pacification; la pacification des esprits, la pacification des âmes,
la pacification des coeurs. Mon rêve aurait été: plus de guerre, plus
de haine; les peuples uniquement occupés de travail, d'industrie, de
bien-être, de progrès, la prospérité par la tranquillité. (_Mouvement.
Applaudissements_.)
Ce rêve, quelles que soient les épreuves passées ou futures, je le
continuerai, et je tâcherai de le réaliser sans me lasser jamais,
jusqu'à mon dernier souffle.
Corneille, le vieux Corneille, le grand Corneille, se sentant près de
mourir, jetait cette superbe aspiration vers la gloire, ce grand et
dernier cri, dans ce vers:
Au moment d'expirer, je tâche d'éblouir.
Eh bien! messieurs, si l'on avait droit de parler après Corneille, et
s'il m'était donné d'exprimer mon voeu suprême, je dirais, moi:
Au moment d'expirer, je tâche d'apaiser.
(_Applaudissements prolongés, profonde émotion_.)
Telle est, messieurs, la signification, tel est le sens, tel est le
but de cette réunion, de cette agape fraternelle, dans laquelle il n'y
a aucun sous-entendu, aucun malentendu. Rien que de grand, de bon, de
généreux. (_Salve d'applaudissements.--Oui! oui!_)
Nous tous qui sommes ici, poètes, philosophes, écrivains, artistes,
nous avons deux patries, l'une la France, l'autre l'art. (_Vifs
applaudissements_.)
Oui, l'art est une patrie; c'est une cité que celle qui a pour
citoyens éternels ces hommes lumineux, Homère, Eschyle, Sophocle,
Aristophane, Théocrite, Plaute, Lucrèce, Virgile, Horace, Juvénal,
Dante, Shakespeare, Rabelais, Molière, Corneille, Voltaire.... (_Cri
unanime:--... Victor Hugo!_)
Et c'est une cité moins vaste, mais aussi grande, celle que nous
pouvons appeler notre histoire nationale, et qui compte des hommes non
moins grands: Charlemagne, Roland, Duguesclin, Bayard, Turenne, Condé,
Villars, Vauban, Hoche, Marceau, Kléber, Mirabeau. (_Applaudissements
répétés_.)
Eh bien, mes chers confrères, mes chers hôtes, nous appartenons à ces
deux cités. Soyons-en fiers, et permettez-moi de vous dire, en buvant
à votre santé, que je bois à la santé de nos deux patries:--A la santé
de la grande France! et à la santé du grand art!
Plusieurs salves d'applaudissements ont suivi le discours de Victor
Hugo. Tous les convives étaient debout, saluant et acclamant le poète.
M. Émile Perrin s'est alors levé et a dit:
Messieurs,
Puisque cet honneur m'est réservé de répondre à l'hôte illustre qui
noue a conviés, puisque je dois prendre la parole après la vois que
vous venez d'entendre, devant vous, messieurs, qui représentez ici
une des gloires de notre pays, une de ses forces les plus expansives,
l'art dramatique en France, vous, ses auteurs, ses interprètes et ses
juges, permettez-moi de parler au nom de la Comédie-Française. C'est
au nom de tout ce qui constitue notre maison, au nom de ses souvenirs,
de son présent, de son avenir, au nom de ses grands poètes qui ont
fondé son existence et formé son patrimoine, au nom de cette longue
suite d'artistes célèbres qui sont les ancêtres et les conseillers de
ceux d'aujourd'hui, que je vous demande, messieurs, de porter ce toast
à M. Victor Hugo. (_Applaudissements_.)
De cette vie si prodigieusement remplie, je ne veux ici retenir qu'un
jour; dans cette oeuvre immense si multiple, si fortement mêlée à
l'art de notre temps qu'elle en semble, à elle seule, l'expression
vivante (_Bravos_), je ne veux ici relever qu'une date.
Le 25 février 1830, il y aura bientôt quarante-huit ans, la
Comédie-Française avait l'honneur de représenter pour la première
fois _Hernani_. Un demi-siècle a passé sur cette oeuvre d'abord si
passionnément contestée et qui souleva tant de tempêtes. Aujourd'hui,
elle est entrée dans la région sereine des chefs-d'oeuvre. Elle est
devenue classique à son tour, car la postérité a commencé pour
elle, et la voilà à mi-chemin de son premier centenaire
(_Applaudissements_.) Dans cinquante ans, aux jours des glorieux
anniversaires, on jouera _Hernani_ comme on joue le _Cid_ et les
_Horaces_. Ils sont tous trois d'une même famille, frères par la mâle
fierté des sentiments, frères par l'incomparable splendeur du langage.
(_Bravos prolongés_.)
Dans cinquante ans, messieurs, bien peu de nous pourront avoir le
bonheur d'applaudir _Hernani_. Mais une génération nouvelle se
chargera de ce soin; elle s'y empressera comme ses aînées, et son
coeur battra comme le nôtre, animé du même enthousiasme, de la même
ardeur.
En portant ce toast à Victor Hugo, à l'auteur d'_Hernani_, je bois,
messieurs, à l'immortelle jeunesse du génie.... (_Bravos_.)
M. de Biéville a pris ensuite la parole:
Très cher et très illustre poète,
C'est comme le plus ancien des critiques dramatiques que quelques-uns
de mes confrères m'ont fait l'honneur de me désigner pour vous porter
un toast.
Quel chemin nous avons fait depuis le jour mémorable de la première
représentation d'_Hernani!_ Alors, cher grand poète, vous comptiez
déjà d'ardents admirateurs parmi les critiques dramatiques, mais vous
y trouviez aussi d'ardents détracteurs; aujourd'hui, l'admiration nous
a tous gagnés.
Au nom de la critique dramatique, je bois à l'auteur d'_Hernani_, au
plus grand poëte de ce siècle, au fondateur de la liberté dramatique
au Théâtre-Français. (_Applaudissements_.)
M. Théodore de Banville s'est levé à son tour, et, tourné vers M.
Victor Hugo, lui a dit, avec une émotion qui se communiquait à tout
l'auditoire:
Maître,
Depuis bien longtemps, on ne compte plus vos chefs-d'oeuvre.
Cependant, vous en avez fait un aujourd'hui qui passe tous les autres:
c'est d'avoir assemblé cent cinquante parisiens animés d'une même
pensée. On dit qu'en ces temps troublés nous ne nous entendons sur
rien; c'est une erreur, puisque nous n'avons tous qu'une seule âme
pour fêter et acclamer votre gloire. Le génie a cela de divin, entre
autres choses, qu'il aplanit les obstacles, fond les dissentiments, et
emporte les esprits dans son sillon de lumière.
Oui, vous nous unissez tous dans un même sentiment de reconnaissance
et de fierté, car c'est grâce à vous que la France est elle-même
vis-à-vis de l'étranger, et que, douloureusement blessée, elle reste
encore victorieuse. Elle le sera toujours, puisqu'elle porte à son
front la clarté de l'idée, et qu'il faut bien la suivre, si l'on ne
veut pas marcher dans la nuit noire. Elle a toujours eu ce privilège
de ravir par l'intelligence, d'entasser les merveilles, et de faire
croire à ses miracles à force de miracles. C'est en quoi, Maître,
vous la représentez parfaitement, car vous avez stupéfait l'envie et
l'admiration elle-même, par le prodige d'une création inépuisable,
qui foisonne comme les feuilles de la forêt et les étoiles du ciel.
L'univers est encore ébloui de votre dernière oeuvre, que déjà vous
l'avez oubliée depuis longtemps et que vous nous étonnez par une
oeuvre nouvelle. Ayant encore le frisson lyrique des _Contemplations_,
nous sommes enchantés et charmés par la flûte des _Chansons des rues
et des bois_.
Nous écoutons avidement le romancier, l'historien, le douloureux
avocat des _Misérables_, quand mille poèmes nouveaux s'éveillent,
ouvrant leurs ailes d'aigle; et, après avoir offert au monde cette
_Légende des Siècles_ qui semble ne pouvoir jamais être égalée, vous
réalisez ce fait inouï de lui donner une soeur qui la surpasse, et de
vous montrer chaque jour pareil et supérieur à vous-même. Et ce qui
fait a force de ce grand Paris que vous adorez, de cette France dont
vous êtes l'orgueil, c'est qu'ils vous suivent, vous comprennent, et
que, si haut que vous montiez, leur âme est à l'unisson de la vôtre.
Le peuple qui se presse à _Hernani_ jette dans la caisse du théâtre
plus d'argent qu'elle n'en peut tenir, et, comprenant en artiste les
beautés du poème, témoigne ainsi qu'il y a entre vous et lui une
solidarité complète. Votre génie est son génie, et c'est pourquoi
j'exprime la pensée de tous en confondant nos plus chers espoirs dans
ce double voeu: Vive la France! vive Victor Hugo!
Ce discours a été interrompu presque à chaque phrase par les
applaudissements de la salle entière.
M. Henri de La Pommeraye s'est fait applaudir à son tour en portant
ce simple toast qui a fait fondre en larmes de joie le petit Georges:
«Aux petits-enfants de Victor Hugo!» Et ce cri cordial a bien terminé
cette fête cordiale.


1878


I
INAUGURATION DU TOMBEAU DE LEDRU-ROLLIN
--24 FÉVRIER--

Les grandes dates évoquent les grandes mémoires. A de certaines
heures, les glorieux souvenirs sont de droit. Le 24 février se
reflète sur la tombe de Ledru-Rollin. Cette date et cette mémoire se
complètent l'une par l'autre; le 24 février est le fait, Ledru-Rollin
est l'homme. Est-il le seul? Non. Ils sont trois. Trois illustres
esprits résument et représentent cette époque mémorable; Louis Blanc
en est l'apôtre, Lamartine en est l'orateur, Ledru-Rollin en est le
tribun.
Personne plus que Ledru-Rollin n'a eu les dons souverains de la parole
humaine. Il avait l'accent, le geste, la hauteur, la probité ferme et
fière, l'impétuosité convaincue, l'affirmation tonnante et superbe.
Quand l'honnête homme parle, une certaine violence oratoire lui sied
et semble la force auguste de la raison. Devant les hypocrisies,
les tyrannies et les abjections, il est nécessaire parfois de faire
éclater l'indignation de l'idéal et d'illuminer la justice par la
colère. (_Applaudissements_.)
Il y a deux sortes d'orateur, l'orateur philosophe et l'orateur
tribun; l'antiquité nous a laissé ces deux types; Cicéron est l'un,
Démosthènes est l'autre. Ces deux types de l'orateur, le philosophe
et le tribun, l'un majestueux et paisible, l'autre fougueux,
s'entr'aident plus qu'ils ne croient; tous deux servent le progrès qui
à besoin du rayonnement continu et tranquille de la sagesse, mais qui
a besoin aussi, dans les occasions suprêmes, des coups de foudre de la
vérité. (_Bravos répétés_.)
De même qu'il a toutes les formes de l'éloquence, Ledru-Rollin a eu
toutes les formes du courage, depuis la bravoure qui soutient la lutte
jusqu'à la patience qui subit l'exil. Ne nous plaignons pas, ce sont
là les lois de la vie sévère; l'amour de la patrie s'affirme par
l'acceptation du bannissement, la conviction se manifeste par la
persévérance; il est bon que la preuve du combattant soit faite par le
proscrit. (_Profonde sensation_.)
Citoyens, c'est une grande chose qu'un grand tribun. C'était il y
a quatrevingt-dix ans Mirabeau; c'était hier Ledru-Rollin; c'est
aujourd'hui Gambetta. Ces puissants orateurs sont les athlètes du
droit. Et, disons-le, dans le grand tribun, il y a un homme d'état.
Ledru-Rollin suffit à le démontrer.
Ici il importe d'insister.
Deux actes mémorables dominent la vie de Ledru-Rollin; ce sont deux
actes de haute politique: la liberté romaine défendue, le suffrage
universel proclamé.
Ces deux actes considérables, si divers en apparence, ont au fond le
même but, la paix. Je le prouve.
Prendre, dans un moment critique, la défense de Rome, c'était cimenter
à jamais l'amitié de la France et de l'Italie; c'était garder en
réserve cette amitié, force immense de l'avenir. C'était accoupler,
dans une sorte de rayonnement fraternel, l'âme de Rome et l'âme de
Paris, ces deux lumières du monde. C'était offrir aux peuples ce
magnifique et rassurant spectacle, les deux cités qui sont le double
centre des hommes, les deux capitales-soeurs de la civilisation,
étroitement unies pour la liberté et pour le progrès, faisant cause
commune, et se protégeant l'une l'autre contre le nord d'où vient la
guerre et contre la nuit d'où vient le fanatisme. (_Acclamations_.)
Nous traversons en ce moment une heure solennelle. Deux personnes
nouvelles, un pape et un roi, font leur entrée dans la destinée de
l'Italie. Puisqu'il m'est donné, dans un pareil instant, d'élever la
voix, laissez-moi, citoyens, envoyer, au nom de ce grand Paris, un
voeu de gloire et de bonheur à cette grande Rome. Laissez-moi dire à
cette nation illustre qu'il y a entre elle et nous parenté sacrée, que
nous voulons ce qu'elle veut (_Oui! oui!_), que son unité nous importe
autant qu'à elle-même, que sa liberté fait partie de notre délivrance,
et que sa puissance fait partie de notre prospérité. Laissez-moi dire
enfin qu'il y a, à cette heure, une bonne façon d'être patriote,
c'est, pour un italien, d'aimer la France, et, pour un français,
d'aimer l'Italie. (_Vive l'Italie! vive la France!_)
Certes, Ledru-Rollin avait un magnanime sentiment du droit et en même
temps une féconde pensée politique quand il prenait fait et cause
pour Rome; sa pensée n'était pas moins profonde quand il décrétait le
suffrage universel. Là encore il travaillait, je viens de le dire,
à l'apaisement de l'avenir. Qu'est-ce en effet que le suffrage
universel? C'est l'évidence faite sur la volonté nationale, c'est la
loi seule souveraine, c'est l'impulsion à la marche en avant, c'est le
frein à la marche en arrière, c'est la solution cordiale et simple
des contradictions et des problèmes, c'est la fin à l'amiable des
révolutions et des haines. (_Bravos_.) 1792 a créé le règne du peuple,
c'est-à-dire la république; 1848 a créé l'instrument du règne,
c'est-à-dire le suffrage universel. De cette façon l'oeuvre est
indestructible, une révolution couronne l'autre, et le Droit de
l'homme a pour point d'appui le Vote du peuple.
La loi d'équilibre est trouvée. Désormais nulle négation possible,
nulle lutte possible, nulle émeute possible, pas plus du côté du
pouvoir que du côté du peuple. Conciliation, telle est la fin de tout.
C'est là un progrès suprême. Ledru-Rollin en a sa part, et ce sera son
impérissable honneur d'avoir attaché son nom à ce suffrage universel
qui contient en germe la pacification universelle. (_Vive adhésion._)
Pacification! O mes concitoyens, communions dans cette pensée divine;
que ce mot soit le mot du dix-neuvième siècle comme tolérance a été le
mot du dix-huitième. Que la fraternité devienne et reste la première
passion de l'homme. Hélas! les rois s'acharnent à la guerre; nous les
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