Actes et Paroles, Volume 4 - 04

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peuples, acharnons-nous à l'amour.
La croissance de la paix, c'est là toute la civilisation. Tout ce qui
augmente la paix augmente la certitude humaine; adoucir les coeurs,
c'est assurer l'avenir; apaiser, c'est fonder.
Ne nous lassons pas de répéter parmi les peuples et parmi les hommes
ces mots sacrés: Union, oubli, pardon, concorde, harmonie.
Faisons la paix. Faisons-la sous toutes les formes; car toutes les
formes de la paix sont bonnes. La paix a une ressemblance avec la
clémence. N'oublions pas que l'idée de fraternité est une; n'oublions
pas que la paix n'est féconde qu'à la condition d'être complète et de
s'appeler après les guerres étrangères Alliance, et après les guerres
civiles Amnistie. (_Acclamations prolongées._)
Je veux terminer ce que j'ai à dire par une parole de certitude et de
foi, et j'ajoute, par une parole civique et humaine. Citoyens, j'en
atteste le grand mort que nous honorons, la république vivra. C'est
devant la mort qu'il faut affirmer la vie, car la mort n'est autre
chose qu'une vie plus haute et meilleure. La république vivra parce
qu'elle est le droit, et parce qu'elle sera la concorde. La république
vivra parce que nous serons cléments, pacifiques et fraternels. Ici
la majesté des morts nous environne, et j'ai, quant à moi, le respect
profond de cet horizon sombre et sublime. Les paroles qui constatent
le progrès humain ne troublent pas ce lieu auguste et sont à leur
place parmi les tombeaux. O vivants, mes frères, que la tombe soit
pour nous calmante et lumineuse! Qu'elle nous donne de bons conseils!
Qu'elle éteigne les haines, les guerres et les colères! Certes, c'est
en présence du tombeau qu'il convient de dire aux hommes: Aimez-vous
les uns les autres, et ayez foi dans l'avenir! Car il est simple
et juste d'invoquer la paix là ou elle est éternelle et de puiser
l'espérance là où elle est infinie. (_Acclamation immense. Cris de:
Vive l'amnistie! vive Victor Hugo! vive la république!_)


II
LE CENTENAIRE DE VOLTAIRE
--30 MAI 1878.--

Il y a cent ans aujourd’hui un homme mourait. Il mourait immortel.
Il s'en allait chargé d'années, chargé d'oeuvres, chargé de la
plus illustre et de la plus redoutable des responsabilités, la
responsabilité de la conscience humaine avertie et rectifiée. Il s'en
allait maudit et béni, maudit par le passé, béni par l'avenir, et ce
sont là, messieurs, les deux formes superbes de la gloire. Il avait à
son lit de mort, d'un côté l'acclamation des contemporains et de la
postérité, de l'autre ce triomphe de huée et de haine que l'implacable
passé fait à ceux qui l'ont combattu. Il était plus qu'un homme, il
était un siècle. Il avait exercé une fonction et rempli une mission.
Il avait été évidemment élu pour l'oeuvre qu'il avait faite par la
suprême volonté qui se manifeste aussi visiblement dans les lois de la
destinée que dans les lois de la nature. Les quatrevingt-quatre ans
que cet homme a vécu occupent l'intervalle qui sépare la monarchie à
son apogée de la révolution à son aurore. Quand il naquit Louis XIV
régnait encore, quand il mourut Louis XVI régnait déjà, de sorte
que son berceau put voir les derniers rayons du grand trône et son
cercueil les premières lueurs du grand abîme. (_Applaudissements_.)
Avant d'aller plus loin, entendons-nous, messieurs, sur le mot abîme;
il y a de bons abîmes: ce sont les abîmes où s'écroule le mal.
(_Bravo!_)
Messieurs, puisque je me suis interrompu, trouvez bon que je complète
ma pensée. Aucune parole imprudente ou malsaine ne sera prononcée ici.
Nous sommes ici pour faire acte de civilisation. Nous sommes ici pour
faire l'affirmation du progrès, pour donner réception aux philosophes
des bienfaits de la philosophie, pour apporter au dix-huitième siècle
le témoignage du dix-neuvième, pour honorer les magnanimes combattants
et les bons serviteurs, pour féliciter le noble effort des peuples,
l'industrie, la science, la vaillante marche en avant, le travail,
pour cimenter la concorde humaine, en un mot pour glorifier la
paix, cette sublime volonté universelle. La paix est la vertu de la
civilisation, la guerre en est le crime (_Applaudissements_). Nous
sommes ici, dans ce grand moment, dans cette heure solennelle, pour
nous incliner religieusement devant la loi morale, et pour dire au
monde qui écoute la France, ceci: Il n'y a qu'une puissance, la
conscience au service de la justice; et il n'y a qu'une gloire, le
génie au service de la vérité. (_Mouvement_).
Cela dit, je continue.
Avant la Révolution, messieurs, la construction sociale était ceci:
En bas, le peuple;
Au-dessus du peuple, la religion représentée par le clergé;
A côté de la religion, la justice représentée par la magistrature.
Et, à ce moment de la société humaine, qu'était-ce que le peuple?
C'était l'ignorance. Qu'était-ce que la religion? C'était
l'intolérance. Et qu'était-ce que la justice? C'était l'injustice.
Vais-je trop loin dans mes paroles? Jugez-en.
Je me bornerai à citer deux faits, mais décisifs.
A Toulouse, le 13 octobre 1761, on trouve dans la salle basse d'une
maison un jeune homme pendu. La foule s'ameute, le clergé fulmine, la
magistrature informe. C'est un suicide, on en fait un assassinat. Dans
quel intérêt? Dans l'intérêt de la religion. Et qui accuse-t-on? Le
père. C'est un huguenot, et il a voulu empêcher son fils de se faire
catholique. Il y a monstruosité morale et impossibilité matérielle;
n'importe! ce père a tué son fils! ce vieillard a pendu ce jeune
homme. La justice travaille, et voici le dénouement. Le 9 mars 1762,
un homme en cheveux blancs, Jean Calas, est amené sur une place
publique, on le met nu, on l'étend sur une roue, les membres liés en
porte-à-faux, la tête pendante. Trois hommes sont là, sur l'échafaud,
un capitoul, nommé David, chargé de soigner le supplice, un prêtre,
qui tient un crucifix, et le bourreau, une barre de fer à la main. Le
patient, stupéfait et terrible, ne regarde pas le prêtre et regarde le
bourreau. Le bourreau lève la barre de fer et lui brise un bras. Le
patient hurle et s'évanouit. Le capitoul s'empresse, on fait respirer
des sels au condamné, il revient à la vie; alors nouveau coup de
barre, nouveau hurlement; Calas perd connaissance; on le ranime, et le
bourreau recommence; et comme chaque membre, devant être rompu en
deux endroits, reçoit deux coups, cela fait huit supplices. Après le
huitième évanouissement, le prêtre lui offre le crucifix à baiser,
Calas détourne la tête, et le bourreau lui donne le coup de grâce,
c'est-à-dire lui écrase la poitrine avec le gros bout de la barre de
fer. Ainsi expira Jean Calas. Cela dura deux heures. Après sa mort,
l'évidence du suicide apparut. Mais un assassinat avait été commis.
Par qui? Par les juges. (_Vive sensation. Applaudissements_.)
Autre fait. Après le vieillard le jeune homme. Trois ans plus tard, en
1765, à Abbeville, le lendemain d'une nuit d'orage et de grand vent,
on ramasse à terre sur le pavé d'un pont un vieux crucifix de bois
vermoulu qui depuis trois siècles était scellé au parapet. Qui a jeté
bas ce crucifix? Qui a commis ce sacrilège? On ne sait. Peut-être un
passant. Peut-être le vent. Qui est le coupable? L'évêque d'Amiens
lance un monitoire. Voici ce que c'est qu'un monitoire: c'est un ordre
à tous les fidèles, sous peine de l'enfer, de dire ce qu'ils savent ou
croient savoir de tel ou tel fait; injonction meurtrière du
fanatisme à l'ignorance. Le monitoire de l'évêque d'Amiens opère; le
grossissement des commérages prend les proportions de la dénonciation.
La justice découvre, ou croit découvrir, que, dans la nuit où le
crucifix a été jeté à terre, deux hommes, deux officiers, nommés l'un
La Barre, l'autre d'Étallonde, ont passé sur le pont d'Abbeville,
qu'ils étaient ivres, et qu'ils ont chanté une chanson de corps de
garde. Le tribunal, c'est la sénéchaussée d'Abbeville. Les sénéchaux
d'Abbeville valent les capitouls de Toulouse. Ils ne sont pas moins
justes. On décerne deux mandats d'arrêt. D'Étallonde s'échappe, La
Barre est pris. On le livre à l'instruction judiciaire. Il nie avoir
passé sur le pont, il avoue avoir chanté la chanson. La sénéchaussée
d'Abbeville le condamne; il fait appel au parlement de Paris. On
l'amène à Paris, la sentence est trouvée bonne et confirmée. On le
ramène à Abbeville, enchaîné. J'abrége. L'heure monstrueuse arrive.
On commence par soumettre le chevalier de La Barre à la question
ordinaire et extraordinaire pour lui faire avouer ses complices;
complices de quoi? d'être passé sur un pont et d'avoir chanté une
chanson; on lui brise un genou dans la torture; son confesseur, en
entendant craquer les os, s'évanouit; le lendemain, le 5 juin 1766, on
traîne La Barre dans, la grande place d'Abbeville; là flambe un bûcher
ardent; on lit sa sentence à La Barre, puis on lui coupe le poing,
puis on lui arrache la langue avec une tenaille de fer, puis, par
grâce, on lui tranche la tête, et on le jette dans le bûcher. Ainsi
mourut le chevalier de La Barre. Il avait dix-neuf ans. (_Longue et
profonde sensation_.)
Alors, ô Voltaire, tu poussas un cri d'horreur, et ce sera ta gloire
éternelle! (_Explosion d'applaudissements_.)
Alors tu commenças l'épouvantable procès du passé, tu plaidas contre
les tyrans et les monstres la cause du genre humain, et tu la gagnas.
Grand homme, sois à jamais béni! (_Nouveaux applaudissements_.)
Messieurs, les choses affreuses que je viens de rappeler
s'accomplissaient au milieu d'une société polie; la vie était gaie
et légère, on allait et venait, on ne regardait ni au-dessus ni
au-dessous de soi, l'indifférence se résolvait en insouciance, de
gracieux poëtes, Saint-Aulaire, Boufflers, Gentil-Bernard, faisaient
de jolis vers, la cour était pleine de fêtes, Versailles rayonnait,
Paris ignorait; et pendant ce temps-là, par férocité religieuse,
les juges faisaient expirer un vieillard sur la roue et les prêtres
arrachaient la langue à un enfant pour une chanson. (_Vive émotion.
Applaudissements_.)
En présence de cette société frivole et lugubre, Voltaire, seul, ayant
là sous ses yeux toutes ces forces réunies, la cour, la noblesse, la
finance; cette puissance inconsciente, la multitude aveugle; cette
effroyable magistrature, si lourde aux sujets, si docile au maître,
écrasant et flattant, à genoux sur le peuple devant le roi (_Bravo!_);
ce clergé sinistrement mélangé d'hypocrisie et de fanatisme, Voltaire,
seul, je le répète, déclara la guerre à cette coalition de toutes les
iniquités sociales, à ce monde énorme et terrible, et il accepta la
bataille. Et quelle était son arme? celle qui a la légèreté du vent et
la puissance de la foudre. Une plume. (_Applaudissements_.)
Avec cette arme il a combattu, avec cette arme il a vaincu.
Messieurs, saluons cette mémoire.
Voltaire a vaincu, Voltaire a fait la guerre rayonnante, la guerre
d'un seul contre tous, c'est-à-dire la grande guerre. La guerre de la
pensée contre la matière, la guerre de la raison contre le préjugé,
la guerre du juste contre l'injuste, la guerre pour l'opprimé contre
l'oppresseur, la guerre de la bonté, la guerre de la douceur. Il a eu
la tendresse d'une femme et la colère d'un héros. Il a été un grand
esprit et un immense coeur. (_Bravos_.)
Il a vaincu le vieux code et le vieux dogme. Il a vaincu le seigneur
féodal, le juge gothique, le prêtre romain. Il a élevé la populace
à la dignité de peuple. Il a enseigné, pacifié et civilisé. Il a
combattu pour Siryen et Montbailly comme pour Calas et La Barre; il
a accepté toutes les menaces, tous les outrages, toutes les
persécutions, la calomnie, l'exil. Il a été infatigable et
inébranlable. Il a vaincu la violence par le sourire, le despotisme
par le sarcasme, l'infaillibilité par l'ironie, l'opiniâtreté par la
persévérance, l'ignorance par la vérité.
Je viens de prononcer ce mot, le sourire, je m'y arrête. Le sourire,
c'est Voltaire.
Disons-le, messieurs, car l'apaisement est le grand côté du
philosophe, dans Voltaire l'équilibre finit toujours par se rétablir.
Quelle que soit sa juste colère, elle passe, et le Voltaire irrité
fait toujours place au Voltaire calmé. Alors, dans cet oeil profond,
le sourire apparaît.
Ce sourire, c'est la sagesse. Ce sourire, je le répète, c'est
Voltaire. Ce sourire va parfois jusqu'au rire, mais la tristesse
philosophique le tempère. Du côté des forts, il est moqueur; du côté
des faibles, il est caressant. Il inquiète l'oppresseur et rassure
l'opprimé. Contre les grands, la raillerie; pour les petits, la pitié.
Ah! soyons émus de ce sourire. Il a eu des clartés d'aurore. Il a
illuminé le vrai, le juste, le bon, et ce qu'il y a d'honnête dans
l'utile; il a éclairé l'intérieur des superstitions; ces laideurs sont
bonnes à voir, il les a montrées. Étant lumineux, il a été fécond.
La société nouvelle, le désir d'égalité et de concession et ce
commencement de fraternité qui s'appelle la tolérance, la bonne
volonté réciproque, la mise en proportion des hommes et des droits, la
raison reconnue loi suprême, l'effacement des préjugés et des partis
pris, la sérénité des âmes, l'esprit d'indulgence et de pardon,
l'harmonie, la paix, voilà ce qui est sorti de ce grand sourire.
Le jour, prochain sans nul doute, où sera reconnue l'identité de la
sagesse et de la clémence, le jour où l'amnistie sera proclamée, je
l'affirme, là-haut, dans les étoiles, Voltaire sourira. (_Triple salve
d'applaudissements. Cris: Vive l'amnistie!_)
Messieurs, il y a entre deux serviteurs de l'humanité qui ont apparu à
dix-huit cents ans d'intervalle un rapport mystérieux.
Combattre le pharisaïsme, démasquer l'imposture, terrasser les
tyrannies, les usurpations, les préjugés, les mensonges, les
superstitions, démolir le temple, quitte à le rebâtir, c'est-à-dire
à remplacer le faux par le vrai, attaquer la magistrature féroce,
attaquer le sacerdoce sanguinaire, prendre un fouet et chasser les
vendeurs du sanctuaire, réclamer l'héritage des déshérités, protéger
les faibles, les pauvres, les souffrants, les accablés, lutter pour
les persécutés et les opprimés; c'est la guerre de Jésus-Christ; et
quel est l'homme qui fait cette guerre? c'est Voltaire. (_Bravos_.)
L'oeuvre évangélique a pour complément l'oeuvre philosophique;
l'esprit de mansuétude a commencé, L'esprit de tolérance a continué;
disons-le avec un sentiment de respect profond, Jésus a pleuré,
Voltaire a souri; c'est de cette larme divine et de ce sourire
humain qu'est faite la douceur de la civilisation actuelle.
(_Applaudissements prolongés_.)
Voltaire a-t-il souri toujours? Non. Il s'est indigné souvent. Vous
l'avez vu dans mes premières paroles.
Certes, messieurs, la mesure, la réserve, la proportion, c'est la
loi suprême de la raison. On peut dire que la modération est la
respiration même du philosophe. L'effort du sage doit être de
condenser dans une sorte de certitude sereine tous les à peu près dont
se compose la philosophie. Mais, à de certains moments, la passion du
vrai se lève puissante et violente, et elle est dans son droit comme
les grands vents qui assainissent. Jamais, j'y insiste, aucun sage
n'ébranlera ces deux augustes points d'appui du labeur social, la
justice et l'espérance, et tous respecteront le juge s'il incarne la
justice, et tous vénéreront le prêtre s'il représente l'espérance.
Mais si la magistrature s'appelle la torture, si l'église s'appelle
l'inquisition, alors l'humanité les regarde en face et dit au juge: Je
ne veux pas de ta loi! et dit au prêtre: Je ne veux pas de ton dogme!
je ne veux pas de ton bûcher sur la terre et de ton enfer dans le
ciel! (_Vive sensation. Applaudissements prolongés_.) Alors le
philosophe courroucé se dresse, et dénonce le juge à la justice, et
dénonce le prêtre à Dieu! (_Les applaudissements redoublent_.)
C'est ce qu'a fait Voltaire. Il est grand.
Ce qu'a été Voltaire, je l'ai dit; ce qu'a été son siècle, je vais le
dire.
Messieurs, les grands hommes sont rarement seuls; les grands arbres
semblent plus grands quand ils dominent une forêt, ils sont là chez
eux; il y a une forêt d'esprits autour de Voltaire; cette forêt,
c'est le dix-huitième siècle. Parmi ces esprits, il y a des cimes,
Montesquieu, Buffon, Beaumarchais, et deux entre autres, les plus
hautes après Voltaire,--Rousseau et Diderot. Ces penseurs ont appris
aux hommes à raisonner; bien raisonner mène à bien agir, la justesse
dans l'esprit devient la justice dans le coeur. Ces ouvriers du
progrès ont utilement travaillé. Buffon a fondé l'histoire naturelle;
Beaumarchais a trouvé, au delà de Molière, une comédie inconnue,
presque la comédie sociale; Montesquieu a fait dans la loi des
fouilles si profondes qu'il a réussi à exhumer le droit. Quant à
Rousseau, quant à Diderot, prononçons ces deux noms à part; Diderot,
vaste intelligence curieuse, coeur tendre altéré de justice, a voulu
donner les notions certaines pour bases aux idées vraies, et a créé
l'_Encyclopédie_. Rousseau a rendu à la femme un admirable service, il
a complété la mère par la nourrice, il a mis l'une auprès de l'autre
ces deux majestés du berceau; Rousseau, écrivain éloquent et
pathétique, profond rêveur oratoire, a souvent deviné et proclamé la
vérité politique; son idéal confine au réel; il a eu cette gloire
d'être le premier en France qui se soit appelé citoyen; la fibre
civique vibre en Rousseau; ce qui vibre en Voltaire, c'est la fibre
universelle. On peut dire que, dans ce fécond dix-huitième siècle,
Rousseau représente le Peuple; Voltaire, plus vaste encore, représente
l'Homme. Ces puissants écrivains ont disparu, mais ils nous ont laissé
leur âme, la Révolution. (_Applaudissements_.)
Oui, la Révolution française est leur âme. Elle est leur émanation
rayonnante. Elle vient d'eux; on les retrouve partout dans cette
catastrophe bénie et superbe qui a fait la clôture du passé et
l'ouverture de l'avenir. Dans cette transparence qui est propre aux
révolutions, et qui à travers les causes laisse apercevoir les effets
et à travers le premier plan le second, on voit derrière Diderot
Danton, derrière Rousseau Robespierre, et derrière Voltaire Mirabeau.
Ceux-ci ont fait ceux-là.
Messieurs, résumer des époques dans des noms d'hommes, nommer des
siècles, en faire en quelque sorte des personnages humains, cela n'a
été donné qu'à trois peuples, la Grèce, l'Italie, la France. On dit
le siècle de Périclès, le siècle d'Auguste, le siècle de Léon X, le
siècle de Louis XIV, le siècle de Voltaire. Ces appellations ont un
grand sens. Ce privilège, donner des noms à des siècles, exclusivement
propre à la Grèce, à l'Italie et à la France, est la plus haute marque
de civilisation. Jusqu'à Voltaire, ce sont des noms de chefs d'états;
Voltaire est plus qu'un chef d'états, c'est un chef d'idées. A
Voltaire un cycle nouveau commence. On sent que désormais la suprême
puissance gouvernante du genre humain sera la pensée. La civilisation
obéissait à la force, elle obéira à l'idéal. C'est la rupture du
sceptre et du glaive remplacés par le rayon; c'est-à-dire l'autorité
transfigurée en liberté. Plus d'autre souveraineté que la loi pour le
peuple et la conscience pour l'individu. Pour chacun de nous, les deux
aspects du progrès se dégagent nettement, et les voici: exercer
son droit, c'est-à-dire, être un homme; accomplir son devoir,
c'est-à-dire, être un citoyen.
Telle est la signification de ce mot, le siècle de Voltaire; tel est
le sens de cet événement auguste la Révolution française.
Les deux siècles mémorables qui ont précédé le dix-huitième l'avaient
préparé; Rabelais avertit la royauté dans _Gargantua_, et Molière
avertit l'église dans _Tartuffe_. La haine de la force et le respect
du droit sont visibles dans ces deux illustres esprits.
Quiconque dit aujourd'hui: _la force prime le droit_, fait acte
de moyen âge, et parle aux hommes de trois cents ans en arrière.
(_Applaudissements répétés_.)
Messieurs, le dix-neuvième siècle glorifie le dix-huitième siècle. Le
dix-huitième propose; le dix-neuvième conclut. Et ma dernière parole
sera la constatation tranquille, mais inflexible du progrès.
Les temps sont venus. Le droit a trouvé sa formule: la fédération
humaine.
Aujourd'hui la force s'appelle la violence et commence à être jugée,
la guerre est mise en accusation; la civilisation, sur la plainte du
genre humain, instruit le procès et dresse le grand dossier criminel
des conquérants et des capitaines. (_Mouvement_.) Ce témoin,
l'histoire, est appelé. La réalité apparaît. Les éblouissements
factices se dissipent. Dans beaucoup de cas, le héros est une variété
de l'assassin. (_Applaudissements._) Les peuples en viennent à
comprendre que l'agrandissement d'un forfait n'en saurait être la
diminution, que si tuer est un crime, tuer beaucoup n'en peut pas être
la circonstance atténuante (_Rires et bravos_); que si voler est
une honte, envahir ne saurait être une gloire (_Applaudissements
répétés_); que les Tedeums n'y font pas grand'chose; que l'homicide
est l'homicide, que le sang versé est le sang versé, que cela ne sert
à rien de s'appeler César ou Napoléon, et qu'aux yeux du Dieu éternel
on ne change pas la figure du meurtre parce qu'au lieu d'un bonnet
de forçat on lui met sur la tête une couronne d'empereur. (_Longue
acclamation. Triple salve d'applaudissements_.)
Ah! proclamons les vérités absolues. Déshonorons la guerre. Non, la
gloire sanglante n'existe pas. Non, ce n'est pas bon et ce n'est
pas utile de faire des cadavres. Non, il ne se peut pas que la vie
travaille pour la mort. Non, ô mères qui m'entourez, il ne se peut pas
que la guerre, cette voleuse, continue à vous prendre vos enfants.
Non, il ne se peut pas, que la femme enfante dans la douleur, que les
hommes naissent, que les peuples labourent et sèment, que le paysan
fertilise les champs et, que l'ouvrier féconde les villes, que les
penseurs méditent, que l'industrie fasse des merveilles, que le
génie fasse des prodiges, que la vaste activité humaine multiplie en
présence du ciel étoilé les efforts et les créations, pour aboutir à
cette épouvantable exposition internationale qu'on appelle un champ
de bataille! (_Profonde sensation. Tous les assistants sont debout et
acclament l'orateur_.)
Le vrai champ de bataille, le voici. C'est ce rendez-vous des
chefs-d'oeuvre du travail humain que Paris offre au monde en ce
moment.
La vraie victoire, c'est la victoire de Paris. (_Applaudissements_.)
Hélas! on ne peut se le dissimuler, l'heure actuelle, si digne qu'elle
soit d'admiration et de respect, a encore des côtés funèbres, il y a
encore des ténèbres sur l'horizon; la tragédie des peuples n'est
pas finie; la guerre, la guerre scélérate, est encore là, et elle a
l'audace de lever la tête à travers cette fête auguste de la paix. Les
princes, depuis deux ans, s'obstinent à un contre-sens funeste, leur
discorde fait obstacle à notre concorde, et ils sont mal inspirés de
nous condamner à la constatation d'un tel contraste.
Que ce contraste nous ramène à Voltaire. En présence des éventualités
menaçantes, soyons plus pacifiques que jamais. Tournons-nous vers ce
grand mort, vers ce grand vivant, vers ce grand esprit. Inclinons-nous
devant les sépulcres vénérables. Demandons conseil à celui dont la vie
utile aux hommes s'est éteinte il y a cent ans, mais dont l'oeuvre
est immortelle. Demandons conseil aux autres puissants penseurs, aux
auxiliaires de ce glorieux Voltaire, à Jean-Jacques, à Diderot, à
Montesquieu. Donnons la parole à ces grandes voix. Arrêtons l'effusion
du sang humain. Assez! assez, despotes! Ah! la barbarie persiste,
eh bien, que la philosophie proteste. Le glaive s'acharne, que la
civilisation s'indigne. Que le dix-huitième siècle vienne au secours
du dix-neuvième; les philosophes nos prédécesseurs sont les apôtres
du vrai, invoquons ces illustres fantômes; que, devant les monarchies
rêvant les guerres, ils proclament le droit de l'homme à la vie, le
droit de la conscience à la liberté, la souveraineté de la raison, la
sainteté du travail, la bonté de la paix; et, puisque la nuit sort des
trônes, que la lumière sorte des tombeaux! (_Acclamation unanime et
prolongée. De toutes parts éclate le cri: Vive Victor Hugo!_)
A la suite du centenaire de Voltaire, les journaux cléricaux
publièrent une lettre adressée à Victor Hugo par M. Dupanloup.
Victor Hugo fit à cette lettre la réponse que voici:
A M. L'ÉVÊQUE D'ORLÉANS
Paris, 3 juin 1873
Monsieur,
Vous faites une imprudence.
Vous rappelez, à ceux qui ont pu l'oublier, que j'ai été élevé par un
homme d'église, et que, si ma vie a commencé par le préjugé et
par l'erreur, c'est la faute des prêtres, et non la mienne. Cette
éducation est tellement funeste qu'à près de «quarante ans», vous le
constatez, j'en subissais encore l'influence. Tout cela a été dit. Je
n'y insiste pas. Je dédaigne un peu les choses inutiles.
Vous insultez Voltaire, et vous me faites l'honneur de m'injurier.
C'est votre affaire.
Nous sommes, vous et moi, deux hommes quelconques. L'avenir jugera.
Vous dites que je suis vieux, et vous me faites entendre que vous êtes
jeune. Je le crois.
Le sens moral est encore si peu formé chez vous, que vous faites «une
honte» de ce qui est mon honneur.
Vous prétendez, monsieur, me faire la leçon. De quel droit? Qui
êtes-vous? Allons au fait. Le fait le voici: Qu'est-ce que c'est que
votre conscience, et qu'est-ce que c'est la mienne?
Comparons-les.
Un rapprochement suffira.
Monsieur, la France vient de traverser une épreuve. La France était
libre, un homme l'a prise en traître, la nuit, l'a terrassée et
garrottée. Si l'on tuait un peuple, cet homme eût tué la France. Il
l'a faite assez morte pour pouvoir régner sur elle. Il a commencé son
règne, puisque c'est un règne, par le parjure, le guet-apens et le
massacre. Il l'a continué par l'oppression, par la tyrannie, par le
despotisme, par une inqualifiable parodie de religion et de justice.
Il était monstrueux et petit. On lui chantait _Te Deum, Magnificat,
Salvum fac, Gloria tibi_, etc. Qui chantait cela? Interrogez-vous. La
loi lui livrait le peuple, l'église lui livrait Dieu. Sous cet homme
s'étaient effondrés le droit, l'honneur, la patrie; il avait sous
ses pieds le serment, l'équité, la probité, la gloire du drapeau, la
dignité des hommes, la liberté des citoyens; la prospérité de cet
homme déconcertait la conscience humaine. Cela a duré dix-neuf ans.
Pendant ce temps-là, vous étiez dans un palais, j'étais en exil.
Je vous plains, monsieur.
Victor Hugo.


III
CONGRÈS LITTÉRAIRE INTERNATIONAL

I
DISCOURS D'OUVERTURE
SÉANCE PUBLIQUE DU 17 JUIN 1878
Messieurs,
Ce qui fait la grandeur de la mémorable année où nous sommes, c'est
que, souverainement, par-dessus les rumeurs et les clameurs, imposant
une interruption majestueuse aux hostilités étonnées, elle donne la
parole à la civilisation. On peut dire d'elle: c'est une année obéie.
Ce qu'elle a voulu faire, elle le fait. Elle remplace l'ancien ordre
du jour, la guerre, par un ordre du jour nouveau, le progrès. Elle a
raison des résistances. Les menaces grondent, mais l'union des peuples
sourit. L'oeuvre de l'année 1878 sera indestructible et complète. Rien
de provisoire. On sent dans tout ce qui se fait je ne sais quoi de
définitif. Cette glorieuse année proclame, par l'exposition de Paris,
l'alliance des industries; par le centenaire de Voltaire, l'alliance
des philosophies; par le congrès ici rassemblé, l'alliance des
littératures (_Applaudissements_); vaste fédération du travail sous
toutes les formes; auguste édifice de la fraternité humaine, qui
a pour base les paysans et les ouvriers et pour couronnement les
esprits. (_Bravos_.)
L'industrie cherche l'utile, la philosophie cherche le vrai, la
littérature cherche le beau. L'utile, le vrai, le beau, voilà le
triple but de tout l'effort humain; et le triomphe de ce sublime
effort, c'est, messieurs, la civilisation entre les peuples et la paix
entre les hommes.
C'est pour constater ce triomphe que, de tous les points du monde
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