Actes et Paroles, Volume 4 - 20

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esprits a inévitablement sa fin dans le code. Les lois sont le
prolongement des moeurs. Enregistrons les faits à mesure qu'ils se
présentent. Dès à présent, quand la peine de mort opère sur une
place publique de France, défense est faite à l'armée de regarder
l'échafaud; les hommes de garde ne doivent point faire face au
supplice, et les soldats ont ordre de tourner le dos à la loi. C'est
là, à vrai dire, une exécution de la guillotine. Il faut louer
l'autorité publique quelconque qui l'a voulue.
Au fond, cette autorité, c'est Paris.
Paris est un flambeau allumé. Un flambeau allumé a une volonté.
Paris, après 89, la révolution politique, a fait 1830, la révolution
littéraire; remise en équilibre des deux régions, la région de
l'idée appliquée et la région de l'idée pure; installation dans
l'intelligence de la démocratie installée dans l'état; suppression des
routines ici comme des abus là; transformation du goût français en
goût européen; remplacement d'un art ayant pour souverain le public
par un art ayant pour élève le peuple. Ce peuple, celui de Paris, est
déjà pensif et profond. Prenez ce petit être qu'on appelle le gamin
de Paris; en révolution que fait-il? il respecte le chemin de fer et
démolit l'octroi; et l'instinct de cet enfant éclaire toute l'économie
politique. C'est à Paris que la question des banques s'élabore, et que
se centralise ce vaste et fécond mouvement coopératif qui, donnant
raison aux prévisions du grand socialiste de 1848, Louis Blanc,
amalgame le capitaliste à l'ouvrier, associe les industries sans gêner
la liberté, proportionne le résultat à l'effort, et résout l'un par
l'autre les deux problèmes du bien-être et du travail. Les préjugés et
les erreurs sont des torsions qui exigent un redressement; l'appareil
orthopédique, ébauché par Ramus, agrandi par Rabelais, retouché par
Montaigne, rectifié par Montesquieu, perfectionné par Voltaire,
complété par Diderot, achevé par la Constitution de l'an II, est à
Paris. Paris tient école. École de civilisation, école de croissance,
école de raison et de justice. Que les peuples viennent se tremper
l'âme dans ce tourbillon de vie! que les nations viennent vénérer cet
hôtel de ville d'où est sorti le suffrage universel, cet Institut,
avant peu régénéré, d'où sortira l'enseignement gratuit et
obligatoire, ce Louvre d'où sortira l'égalité, ce champ de Mars d'où
sortira la fraternité. Ailleurs on forge des armées; Paris est une
forge d'idées.
Bonne espérance à l'avenir! Paris est la ville de la puissance par la
concorde, de la conquête par le désintéressement, de la domination par
l'ascension, de la victoire par l'adoucissement, de la justice par
la pitié et de l'éblouissement par la science. De l'Observatoire la
philosophie voit une plus grande quantité de Dieu que la religion n'en
voit de Notre-Dame. Dans cette cité prédestinée, le contour vague,
mais absolu, du progrès est partout reconnaissable; Paris, chef-lieu
d'Europe, est déjà hors de l'ébauche, et, dans toutes les révolutions
qui dégagent lentement sa forme définitive, on distingue la pression
de l'idéal, comme on voit sur le bloc de glaise à demi pétri le pouce
de Michel-Ange.
Le merveilleux phénomène d'une capitale déjà existante représentant
une fédération qui n'existe pas encore, et d'une ville ayant
l'envergure latente d'un continent, Paris nous l'offre. De là
l'intérêt pathétique qui se mêle au puissant spectacle de cette
cité-âme.
Les villes sont des bibles de pierre. Celle-ci n'a pas un dôme, pas
un toit, pas un pavé, qui n'ait quelque chose à dire dans le sens de
l'alliance et de l'union, et qui ne donne une leçon, un exemple ou
un conseil. Que les peuples viennent dans ce prodigieux alphabet de
monuments, de tombeaux et de trophées épeler la paix et désapprendre
la haine. Qu'ils aient confiance. Paris a fait ses preuves. De Lutèce
devenir Paris, quel plus magnifique symbole? Avoir été la boue et
devenir l'esprit!

II
L'année 1866 a été le choc des peuples, l'année 1867 sera leur
rendez-vous.
Les rendez-vous sont des révélations. Là où il y a rencontre, il y a
entente, attraction, frottement, contact fécond et utile, éveil des
initiatives, intersection des convergences, rappel des déviations au
but, fusion des contraires dans l'unité; telle est l'excellence des
rendez-vous. Il en sort un éclaircissement. Un carrefour de sentiers
avec son poteau indicateur débrouille une forêt, un confluent de
rivières conseille la colonisation, une conjonction de planètes
éclaire l'astronomie. Qu'est-ce qu'une exposition universelle? C'est
le monde voisinant. On va causer un peu ensemble. On vient comparer
les idéals. Confrontation de produits en apparence, confrontation
d'utopies en réalité. Tout produit a commencé par être une chimère.
Voyez-vous ce grain de blé; il a été, pour les mangeurs de glands, une
absurdité.
Chaque peuple a son patron de l'avenir qui est une extravagance;
l'amalgame et la superposition de toutes ces extravagances diverses
composent, pour l'oeil fixe du penseur, la confuse et lointaine figure
du réel. Ces réverbérations viennent des profondeurs. Ainsi les
fantômes ébauchent l'être; ainsi les idolâtries esquissent Dieu.
Celui qui rêve est le préparateur de celui qui pense. Le réalisable
est un bloc qu'il faut dégrossir, et dont les rêveurs commencent le
modelé. Ce travail initial semble toujours insensé. La première phase
du possible, c'est d'être l'impossible. Quelle quantité de folie
y a-t-il dans le fait? Épaississez tous les songes, vous avez
la réalité. Concentration auguste de l'utopie, semblable à la
concentration cosmique, qui de fluide devient liquide, et de liquide
solide. A un certain moment l'utopie est maniable; c'est là que la
philosophie la quitte et que l'homme d'état la prend; l'homme d'état
n'étant que le deuxième ouvrier. Il n'est rien qui ne débute par
l'état visionnaire. Prenez le fait le plus algébriquement positif, et
remontez-le de siècle en siècle, vous arriverez à un prophète. Quel
songe-creux que Denis Papin! S'imagine-t-on une marmite transfigurant
l'univers? Comme l'Académie des sciences leur dit leur fait de temps
en temps à tous ces inventeurs! Ils ont toujours tort aujourd'hui et
raison demain. Or le demain d'une foule de chimères est arrivé; c'est
de cela que se composent aujourd'hui la richesse publique et la
prospérité universelle. Ce qui vous eût fait mettre à Charenton
au siècle dernier a, en 1867, la place d'honneur au palais de
l'Exposition internationale. Toutes les utopies d'hier sont toutes
les industries de maintenant. Allez voir. Photographie, télégraphie,
appareil Morse, qui est l'hiéroglyphe, appareil Hughes, qui est
l'alphabet ordinaire, appareil Caselli, qui envoie en quelques
minutes votre propre écriture à deux mille lieues de distance, fil
transatlantique, sonde artésienne qu'on appliquera au feu après
l'avoir appliquée à l'eau, machines à percement, locomotive-voiture,
locomotive-charrue, locomotive-navire, et l'hélice dans l'océan en
attendant l'hélice dans l'atmosphère. Qu'est-ce que tout cela? Du
rêve condensé en fait. De l'inaccessible à l'état de chemin battu.
Continuez donc, vous, pédants, à nier, vous, voyants, à marcher.
Une rencontre des nations comme celle de 1867, c'est la grande
Convention pacifique. Elle a cela d'admirable qu'elle accable comme
l'évidence, qu'elle supprime subitement partout l'obstacle, et qu'elle
remet en mouvement dans tous ses engrenages plus ou moins entravés
le divin mécanisme de la civilisation. Une exposition universelle, à
Paris, et en 1867, c'est une brusque rupture partout à la fois et un
splendide vol en éclats de tous les bâtons dans les roues. Nous disons
_tous_, et nous ne nous opposons à aucun des rêves que contient ce
monosyllabe immense. Un grand espoir de clarté prochaine, c'est là
toute notre vie. Allons, allons, incendiez-vous dans le progrès. Une
chevelure de flamme sur votre tas de charbon noir. Peuples, vivez.

III
Il manquera à ce palais de l'exposition ce qui lui eût donné une
signification suprême: aux quatre angles, quatre statues colossales,
figurant quatre incarnations de l'idéal; Homère représentant la Grèce,
Dante représentant l'Italie, Shakespeare représentant l'Angleterre,
Beethoven représentant l'Allemagne; et, devant la porte, tendant la
main à tous les hommes, un cinquième colosse, Voltaire, représentant,
non le génie français, mais l'esprit universel.
Quant à l'exposition de 1867 en elle-même, considérée comme
réalisation, nous n'avons point à en juger. Elle est ce qu'elle est,
nous la croyons magnifique, mais l'idée nous suffit. Ce qu'est l'idée,
et quel chemin elle a fait, un chiffre le dira. En 1800, à la première
exposition internationale, il y avait deux cents exposants; en 1867,
il y en a quarante-deux mille deux cent dix-sept.
Une certaine mise à point de la civilisation résulte d'une exposition
universelle. C'est une sorte d'homologation. Chaque peuple remet
son dossier. Où en est-on? Le genre humain vient là faire sa propre
connaissance. L'exposition est un _nosce te ipsum_.
Paris s'ouvre. Les peuples accourent à cette aimantation énorme. Les
continents se précipitent, Amérique, Afrique, Asie, Océanie, les voilà
tous, et la Sublime Porte, et le Céleste Empire, ces métaphores qui
sont des royaumes, ces gloires qui sont de la barbarie. Vous plaire,
ô athéniens! c'était l'ancien cri; vous plaire, ô parisiens! c'est
le cri actuel. Chacun arrive avec l'échantillon de son effort. Cette
Chine elle-même, qui se croyait «le milieu», commence à en douter, et
sort de chez elle. Elle va juxtaposer son imagination à la nôtre, les
cas tératologiques de la statuaire à notre recherche de l'idéal, et
à notre sculpture de marbre et de bronze la sculpture torturée et
magnifique du jade et de l'ivoire, art profond et tragique où l'on
sent le bourreau. Le Japon vient avec sa porcelaine, le Népaul avec
son cachemire, et le caraïbe apporte son casse-tête. Pourquoi pas?
Vous étalez bien vos canons monstres.
Ici une parenthèse. La mort est admise à l'exposition. Elle entre sous
la forme canon, mais n'entre pas sous la forme guillotine. C'est une
délicatesse.
Un très bel échafaud a été offert, et refusé.
Enregistrons ces bizarreries de la décence. La pudeur ne se discute
pas.
Quoi qu'il en soit, casse-tête et canons auront tort. Les machines de
meurtre ne sont ici que pour faire ombre. Elles ont honte, on le voit.
L'exposition, apothéose pour tous les autres outils de l'homme, est
pour elles pilori. Passons. Voici toute la vie sous toutes les formes,
et chaque nation offre la sienne. Des millions de mains qui se serrent
dans la grande main de la France, c'est là l'exposition.
Comme les conquérants ont vieilli! où est aujourd'hui le blocus
continental?
Appuyons sur ces phénomènes démocratiques d'une signification si
haute. Les portes ne sont jamais ouvertes trop grandes dans la
démonstration du progrès. Le trop n'est pas à craindre lorsqu'on
énumère les évidences rassurantes à l'extrémité desquelles est la
concorde. L'unité se forme; donc l'union. L'homme Un, c'est l'homme
Frère, c'est l'homme Égal, c'est l'homme Libre.
Le fait des peuples se produit en dehors du fait des gouvernements.
Symptôme décisif. Ce qui vient à ce rendez-vous de l'exposition
universelle, ce n'est pas seulement l'Europe, redisons-le, ce n'est
pas seulement le groupe civilisé, ce n'est pas seulement l'Angleterre
avec sa pyramide dorée de soixante pieds de haut figurant le rendement
d'or de l'Australie, la Prusse avec son temple de la Paix et sa grotte
de sel gemme, la Russie avec sa vieille orfèvrerie byzantine, la
Crimée avec ses laines, la Finlande avec ses lins, la Suède avec ses
fers, la Norvège avec ses fourrures, la Belgique avec ses dentelles,
le Canada avec ses bois de luxe, New-York avec son anthracite dont
un seul bloc pèse huit mille livres, le Brésil avec les bijoux
entomologiques et ornithologiques que lui fait son soleil; ce qui
arrive, ce qui accourt, ce qui s'empresse, c'est le vieux Thibet
fanatique, c'est le Kolkar, le Travancore, le Bhopa, le Drangudra, le
Punwah, le Chatturpore, l'Attipor, le Gundul, le Ristlom; c'est le
jam de Norvanaghur, c'est le nizam d'Hyderabad, c'est le kao de Rusk,
c'est le thakore de Morwée; c'est toute cette famille de nations
embryonnaires sur lesquelles pèsent les hautesses asiatiques, les
maharadjahs, les jageerdars, les bégums. Jusqu'à un baril de poudre
d'or, qui est envoyé par cet informe roi nègre de Bonny, habitant d'un
palais bâti d'ossements humains. Disons-le en passant, ce détail a
fait horreur. C'est avec des pierres que notre Louvre à nous est bâti.
Soit.
L'Égypte n'a que sa momie; elle l'exhume. Ce cimetière étale tous ses
chefs-d'oeuvre, ses sarcophages de porphyre, ses cercueils de granit
rose, ses gaines à cadavres peintes et dorées, d'autant plus ornées
qu'elles doivent être plus enfouies. La contemporaine du zodiaque de
Denderah, la vache Hothor, descend de son socle de basalte, et vient.
Rhamsès, Chephrem, Ateta, la reine Ammenisis, débarquent par le
chemin de fer; l'antique statue de bois que les arabes appellent
Cheick-el-Beled, et qui est un dieu inconnu, arrive, apportant, au nom
d'Isis, la mère commune, à la vieille Lutèce le salut de la vieille
Thèbes. Comment t'appelles-tu, Lutèce? Je m'appelle Paris. Et
toi, comment t'appelles-tu, Thèbes? Je m'appelle Dehr-el-Bahari.
Constatation poignante; les deux villes de même race ont, chacune de
leur côté, perdu figure, l'une dans la civilisation, l'autre dans la
barbarie. Différence entre ce qui a avancé et ce qui a reculé.

IV
Donc, ce qui vient, c'est tous les peuples.
Non, il n'est plus temps de s'en dédire. L'exposition internationale
ne se rétracte pas. Les rois ont beau s'organiser militairement,
donnons-leur la joie de le leur répéter à satiété, ce qui est
l'avenir, ce n'est pas la haine, c'est l'entente; ce n'est pas le
roulement des bombardes, c'est la course des locomotives. L'apaisement
de l'univers est fatal. Rien n'y peut. Pour tout ce qui est plumet,
dragonne, cymbale, quincaillerie meurtrière, gloriole sanglante, il y
a refroidissement.
Le rapetissement de la terre par le chemin de fer et le fil électrique
la met de plus en plus dans la main de la paix. Qu'on résiste tant
qu'on voudra; les temps sont arrivés. L'ancien régime lutte en pure
perte. Le passé est très ingénieux pour un mort; il se donne beaucoup
de peine, il fait des trouvailles, il invente chaque jour un nouvel
engin très curieux et très homicide. On lui donnera la croix
d'honneur, mais il n'aura pas d'autre réussite. Les hommes commencent
à voir moins trouble; l'envie de s'entre-tuer leur passe. Rien
ne prévaut contre un tel courant d'idées. Les déclivités de la
civilisation versent le genre humain dans un tel ou tel sens, et
cette fois, et pour jamais, l'univers penche du bon côté. Il y aura
peut-être encore une ou deux péripéties, mais finales. L'immense vent
de l'avenir souffle la paix. Que faire contre l'ouragan de fraternité
et de joie? Alliance! alliance! crie l'infini. Et, sous cette
haleine de l'invisible, l'amour pousse hors de terre comme l'herbe.
Insurgez-vous donc contre ce verdissement du printemps universel.
Défaites donc la révolution. Défaites donc, non seulement le vingtième
siècle devant vous, mais le dix-huitième derrière vous. Rêves! rêves!
rêves! Les énormes boulets d'acier, du prix de mille francs chaque,
que lancent les canons titans fabriqués en Prusse par le gigantesque
marteau de Krupp, lequel pèse cent mille livres et coûte trois
millions, sont juste aussi efficaces contre le progrès que les bulles
de savon soufflées au bout d'un chalumeau de paille par la bouche d'un
petit enfant.

V
Pourquoi voulez-vous nous faire croire aux revenants? Vous
imaginez-vous que nous ne savons pas que la guerre est morte? Elle est
morte le jour où Jésus a dit: _Aimez-vous les uns les autres!_ et elle
n'a plus vécu sur la terre que d'une vie de spectre. Pourtant, après
le départ de Jésus, la nuit a encore duré près de deux mille ans, la
nuit est respirable aux fantômes, et la guerre a pu rôder dans ces
ténèbres. Mais le dix-huitième siècle est venu, avec Voltaire qui est
l'étoile du matin, et la Révolution qui est l'aube, et maintenant il
fait grand jour. La guerre habite un sépulcre. Les larves ne sortent
pas des sépulcres à midi. Qu'elle reste dans son tombeau et qu'elle
nous laisse dans notre lumière.
Cache tes drapeaux, guerre. Sinon, toi, misère, montre tes haillons.
Et confrontons les déchirures. Celles-ci s'appellent gloire; celles-là
s'appellent famine, prostitution, ruine, peste. Ceci produit cela.
Assez.
Est ce vous qui attaquez, allemands? Est ce nous? A qui en veut-on?
Allemands, _all Men_, vous êtes Tous-les-Hommes. Nous vous aimons.
Nous sommes vos concitoyens dans la cité Philosophie, et vous êtes nos
compatriotes dans la patrie Liberté. Nous sommes, nous, européens de
Paris, la même famille que vous, européens de Berlin et de Vienne.
France veut dire Affranchissement. Germanie veut dire Fraternité. Se
représente-t-on le premier mot de la formule démocratique faisant la
guerre au dernier?
Les masses sont les forces; depuis 89, elles sont aussi les volontés.
De là le suffrage universel. Qu'est-ce que la guerre? C'est le suicide
des masses. Mettez donc ce suicide aux voix! Le peuple complice de son
propre assassinat, c'est le spectacle qu'offre la guerre. Rien de
plus lamentable. On voit là à nu tout ce hideux mécanisme des forces
détournées de leur but et employées contre elles-mêmes. On voit les
deux bouts de la guerre; nous en avons montré un tout à l'heure, qui
est le résultat: la misère. Maintenant montrons l'autre, qui est la
cause: l'ignorance. Oh! ce sont là, en effet, les deux tragiques
maladies. Qui les guérira augmentera la lumière du soleil.
Le propre de l'ignorance, c'est de subir. Les forces s'ignorent.
Avez-vous remarqué le grand oeil doux du boeuf? Cet oeil est aveugle.
Il faut qu'il reste doux, mais qu'il devienne intelligent. La force
doit se connaître. Sans quoi elle est terrible. Elle aboutit à
commettre des crimes, elle qui doit les empêcher. Que tout soit actif,
que rien ne soit passif, le secret de la civilisation est là. Forces
passives, quel mot inepte! De là des meurtres. Un cadavre étendu qui
regarde le ciel accuse évidemment. Qui? Vous, moi, nous tous, non
seulement ceux qui ont fait, mais ceux qui ont laissé faire.
Que les spectres s'en aillent! Que les méduses se dissipent! Non, même
pendant le canon d'une bataille, nous ne croyons pas à la guerre.
Cette fumée est de la fumée. Nous ne croyons qu'à la concorde humaine,
seul point d'intersection possible des directions diverses de
l'esprit humain, seul centre de ce réseau de voies qu'on appelle
la civilisation. Nous ne croyons qu'à la vie, à la justice, à la
délivrance, au lait des mamelles, aux berceaux des enfants, au sourire
du père, au ciel étoile. De ceux mêmes qui gisent froids et saignants
sur le champ de bataille se dégage, à l'état de remords pour les rois,
à l'état de reproche pour les peuples, le principe fraternité; le viol
d'une idée la consacre; et savez-vous ce que recommandent aux vivants
les morts, ces paisibles sombres? La paix.

VI
Bas les armes! Alliance. Amalgame. Unité!
Tous ces peuples que nous énumérions tout à l'heure, que viennent-ils
faire à Paris? Ils viennent en France. La transfusion du sang est
possible dans les veines de l'homme, et la transfusion de la
lumière dans les veines des nations. Ils viennent s'incorporer à la
civilisation. Ils viennent comprendre. Les sauvages ont la même soif,
les barbares ont le même amour. Ces yeux saturés de nuit viennent
regarder la vérité. Le lever lointain du Droit Humain a blanchi leur
sombre horizon. La Révolution française a jeté une traînée de flamme
jusqu'à eux. Les plus reculés, les plus obscurs, les plus mal situés
sur le ténébreux plan incliné de la barbarie, ont aperçu le reflet
et entendu l'écho. Ils savent qu'il y a une ville-soleil; ils savent
qu'il existe un peuple de réconciliation, une maison de démocratie,
une nation ouverte, qui appelle chez elle quiconque est frère ou
veut l'être, et qui donne pour conclusion à toutes les guerres le
désarmement. De leur côté, invasion; du côté de la France, expansion.
Ces peuples ont eu le vague ébranlement des profonds tremblements de
la terre de France. Ils ont, de proche en proche, reçu le contre-coup
de nos luttes, de nos secousses, de nos livres. Ils sont en communion
mystérieuse avec la conscience française. Lisent-ils Montaigne,
Pascal, Molière, Diderot? Non. Mais ils les respirent. Phénomène
magnifique, cordial et formidable, que cette volatilisation d'un
peuple qui s'évapore en fraternité. O France, adieu! tu es trop grande
pour n'être qu'une patrie. On se sépare de sa mère qui devient déesse.
Encore un peu de temps, et tu t'évanouiras dans la transfiguration.
Tu es si grande que voilà que tu ne vas plus être. Tu ne seras plus
France, tu seras Humanité; tu ne seras plus nation, tu seras ubiquité.
Tu es destinée à te dissoudre tout entière en rayonnement, et
rien n'est auguste à cette heure comme l'effacement visible de ta
frontière. Résigne-toi à ton immensité. Adieu, Peuple! salut Homme!
Subis ton élargissement fatal et sublime, ô ma patrie, et, de même
qu'Athènes est devenue la Grèce, de même que Rome est devenue la
chrétienté, toi, France, deviens le monde.
Hauteville House, mai 1867.


MES FILS
1874


I

Un homme se marie jeune; sa femme et lui ont à eux deux trente-sept
ans. Après avoir été riche dans son enfance, il est devenu pauvre
dans sa jeunesse; il a habité des palais de passage, à présent il est
presque dans un grenier. Son père a été un vainqueur de l'Europe et
est maintenant un brigand de la Loire. Chute, ruine, pauvreté. Cet
homme, qui a vingt ans, trouve cela tout simple, et travaille.
Travailler, cela fait qu'on aime; aimer, cela fait qu'on se marie.
L'amour et le travail, les deux meilleurs points de départ pour la
famille; il lui en vient une. Le voilà avec des enfants. Il prend au
sérieux toute cette aurore. La mère nourrit l'enfant, le père nourrit
la mère. Plus de bonheur demande plus de travail. Il passait les
jours à la besogne, il y passera les nuits. Qu'est-ce qu'il fait? peu
importe. Un travail quelconque.
Sa vie est rude, mais douce. Le soir, avant de se mettre à l'oeuvre
jusqu'à l'aube, il se couche à terre et les petits montent sur lui,
riant, chantant, bégayant, jouant. Ils sont quatre, deux garçons et
deux filles.
Les années passent, les enfants grandissent, l'homme mûrit. Avec le
travail un peu d'aisance lui est venue. Il habite dans de l'ombre et
dans de la verdure, aux Champs-Élysées. Il reçoit là des visites de
quelques travailleurs pauvres comme lui, d'un vieux chansonnier appelé
Béranger, d'un vieux philosophe appelé Lamennais, d'un vieux proscrit
appelé Chateaubriand. Il vit dans cette retraite, rêveur, s'imaginant
que les Champs-Élysées sont une solitude, destiné pourtant à la vraie
solitude plus tard. S'il écoute, il n'entend que des chants. Entre les
arbres et lui, il y a les oiseaux; entre les hommes et lui, il y a les
enfants.
La mère leur apprend à lire; lui, il leur apprend à écrire.
Quelquefois il écrit en même temps qu'eux sur la même table, eux des
alphabets et des jambages, lui autre chose; et, pendant qu'ils font
lentement et gravement des jambages et des alphabets, il expédie une
page rapide. Un jour, le plus jeune des deux garçons, qui a quatre
ans, s'interrompt, pose la plume, regarde son père écrire, et lui dit:
_C'est drôle, quand on a de petites mains, on écrit tout gros, et
quand on a de grosses mains, on écrit tout petit._
Au père maître d'école succède le collège. Le père pourtant tient
à mêler au collège la famille, estimant qu'il est bon que les
adolescents soient le plus longtemps possible des enfants. Arrive,
pour ces petits à leur tour, la vingtième année; le père alors n'est
plus qu'une espèce d'aîné; car la jeunesse finissante et la jeunesse
commençante fraternisent, ce qui adoucit la mélancolie de l'une et
tempère l'enthousiasme de l'autre.
Ces enfants deviennent des hommes; et alors il se trouve que ce sont
des esprits. L'un, le premier-né, est un esprit alerte et vigoureux;
l'autre, le second, est un esprit aimable et grave. La lutte du
progrès veut des intelligences de deux sortes, les fortes et les
douces: le premier ressemble plus à l'athlète, le second à l'apôtre.
Leur père ne s'étonne pas d'être de plain-pied avec ces jeunes hommes;
et, en effet, comme on vient de le dire, il les sent frères autant que
fils.
Eux aussi, comme a fait leur père, ils prennent leur jeunesse avec
probité, et, voyant leur père travailler, ils travaillent. A quoi?
A leur siècle. Ils travaillent à l'éclaircissement des problèmes,
à l'adoucissement des âmes, à l'illumination des consciences, à la
vérité, à la liberté. Leurs premiers travaux sont récompensés; ils
sont décorés de bonne heure, l'un de six mois de prison, pour avoir
combattu l'échafaud, l'autre de neuf mois, pour avoir défendu le droit
d'asile. Disons-le en passant, le droit d'asile est mal vu. Dans un
pays voisin, il est d'usage que le ministre de l'intérieur ait un fils
qui organise des bandes chargées des assauts nocturnes aux partisans
du droit d'asile; si le fils ne réussit pas comme bandit, le père
réussit comme ministre; et celui qu'on n'a pu assassiner, on
l'expulse. De cette façon, la société est sauvée. En France, en
1851, pour mettre à la raison ceux qui défendent les vaincus et les
proscrits, on n'avait recours ni à la lapidation, ni à l'expulsion, on
se contentait de la prison. Les moeurs des gouvernements diffèrent.
Les deux jeunes hommes vont en prison; ils y sont ensemble; le père
s'y installe presque avec eux, faisant de la Conciergerie sa maison.
Cependant son tour vient à lui aussi. Il est forcé de s'éloigner
de France, pour des causes qui, si elles étaient rappelées ici,
troubleraient le calme de ces pages. Dans la grande chute de tout,
qui survient alors, le commencement d'aisance ébauché par son travail
s'écroule; il faudra qu'il recommence; en attendant, il faut qu'il
parte. Il part. Il s'éloigne par une nuit d'hiver. La pluie, la bise,
la neige, bon apprentissage pour une âme, à cause de la ressemblance
de l'hiver avec l'exil. Le regard froid de l'étranger s'ajoute
utilement au ciel sombre; cela trempe un coeur pour l'épreuve. Ce père
s'en va, au hasard, devant lui, sur une plage déserte, au bord de
la mer. Au moment où il sort de France, ses fils sortent de prison,
coïncidence heureuse, de façon qu'ils peuvent le suivre; il avait
partagé leur cellule, ils partagent sa solitude.


II

On vit ainsi. Les années passent. Que font-ils pendant ce temps-là?
Une chose simple, leur devoir. De quoi se compose pour eux le devoir?
de ceci: Persister. C'est-à-dire servir la patrie, l'aimer, la
glorifier, la défendre; vivre pour elle et loin d'elle; et, parce
qu'on est pour elle, lutter, et, parce qu'on est loin d'elle,
souffrir.
Servir la patrie est une moitié du devoir, servir l'humanité est
l'autre moitié; ils font le devoir tout entier. Qui ne le fait pas
tout entier, ne le fait pas, telle est la jalousie de la conscience.
Comment servent-ils l'humanité? en étant de bon exemple.
Ils ont une mère, ils la vénèrent; ils ont une soeur morte, ils la
pleurent; ils ont une soeur vivante, ils l'aiment; ils ont un père
proscrit, ils l'aident. A quoi? à porter la proscription. Il y a des
heures où cela est lourd. Ils ont des compagnons d'adversité, ils
se font leurs frères; et à ceux qui n'ont plus le ciel natal, ils
montrent du doigt l'espérance, qui est le fond du ciel de tous les
hommes. Il y a parfois dans ce groupe intrépide de vaincus des
instants de poignante angoisse. On en voit un qui se dresse la nuit
sur son lit et se tord les bras en criant: _Dire que je ne suis plus
en France!_ Les femmes se cachent pour pleurer, les hommes se cachent
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