Actes et Paroles, Volume 4 - 08

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Le père de Victor Hugo revint de la campagne du Rhin chef de
bataillon; et, dans les premiers mois de 1801, il fut appelé en cette
qualité au commandement du 4e bataillon de la 20e demi-brigade, alors
en garnison à Besançon.
A cette époque, Jacques Delelée, aide de camp de Moreau, était
rentré à Besançon, où il habitait avec sa jeune femme. Peu de nos
contemporains ont connu le commandant Delelée, décédé en 1810, à
l'armée de Portugal, à l'âge de quarante-neuf ans; mais plusieurs de
ceux qui m'entourent se souviennent de sa veuve, Mme Delelée, morte
le 17 mars 1850, et d'un frère de celle-ci, le capitaine Dessirier,
décédé en cette ville depuis quelques mois seulement. Si donc nous
n'avons plus aujourd'hui les témoins des événements que nous allons
raconter, du moins nous en tenons le récit de première main.
Delelée était l'ami du commandant Hugo, qui descendit chez lui et
profita de celle hospitalité pendant deux ou trois mois, d'après
l'affirmation que m'en donnait le capitaine Dessirier lui-même, peu de
temps avant sa mort. Mais le commandant, ayant appelé près de lui
sa femme et ses deux enfants, dut chercher en ville un appartement
suffisant pour installer sa jeune famille. Et c'est ainsi qu'il vint à
louer le premier étage d'une maison appartenant aux enfants Barratte,
située sur la place du Capitole (ancienne place Saint-Quentin, 264).
Cette maison, d'une certaine apparence extérieure, était d'ailleurs
admirablement placée au point de vue de l'hygiène, dans le quartier
le plus salubre de la ville, protégée contre les vents humides et
malsains du sud-ouest par la montagne de la citadelle, et ayant sa
façade largement aérée et tournée au soleil levant, comme la vigne du
chansonnier.
Peu après, s'annonça un troisième enfant. Le père, ayant déjà deux
garçons, désirait une fille. Garçon ou fille, on lui chercha un
parrain; la marraine était toute trouvée, c'était Mme Delelée. Pour
parrain, on pensa au général Lahorie. Il était à Paris, Delelée le
représenta.
La mère fut si rapidement relevée de ses couches, que vingt-deux
jours après elle assistait elle-même, à la mairie de Besançon, à la
rédaction de l'acte de naissance du fils d'un compagnon d'armes de son
mari, acte qui porte la signature de Mme Hugo, et lui donne l'âge de
vingt-cinq ans. Le commandant Hugo en avait alors vingt-huit.
A quelles circonstances extérieures la mère et l'enfant, l'enfant
surtout, venu au monde si chétif, devaient-ils d'avoir surmonté si
facilement, la mère les dangers d'un accouchement précédé d'une
grossesse pénible, l'enfant la délicate constitution avec laquelle
il vint au monde? L'un et l'autre le durent à la salubrité de notre
climat, aux soins affectueux qu'ils reçurent.
Oui, il y a de cela soixante-dix-neuf ans, Victor Hugo naquit dans
cette maison, dans cette chambre au premier étage; oui, il y est né
d'un sang breton et lorrain à la fois; mais il y naquit chétif et
moribond, et s'il survécut, s'il fit mentir les prévisions de la
science, c'est qu'il eut; dès sa première aspiration à la vie, pour se
réchauffer et se revivifier, cet air si pur qui anime toute la nature
dans notre pays, qui fait les constitutions solides, les caractères
bien trempés, les âmes fortes, et qui, dans ses effluves généreuses,
inspire nos artistes et nos poètes.
J'ai donc le droit de dire que le sang qui a produit ce puissant génie
n'est pas seulement lorrain et breton; il est franc-comtois aussi, et
j'en revendique notre part; le berceau qui a recueilli et réchauffé au
seuil de la vie l'enfant moribond est à nous tout entier!
Arrivé là, ma tâche est finie. Je ne suivrai pas cette longue et
incomparable existence dans les diverses phases de son évolution
littéraire, politique et sociale. Je n'oserais aborder un pareil et
si vaste sujet. Une voix plus jeune, mais aussi plus autorisée par
de savantes études littéraires, vous les fera connaître ou vous les
rappellera tout à l'heure. Un de mes collègues et amis du sénat
disait, il y a quelque temps, à la tribune, en parlant de Victor Hugo:
«Cet homme de génie dont le cerveau a donné l'hospitalité à toutes les
idées généreuses et à tous les progrès de son siècle.» Cet éloge, si
grand qu'il soit, est insuffisant. Victor Hugo fut avant tout le poète
du dix-neuvième siècle. Or, le poète ne reçoit pas les idées, il les
crée, ou plutôt il les devine. Ce n'est point un vulgarisateur, c'est
un prophète. Il ne suit pas, il marche en avant. Tel fut le rôle de
Victor Hugo, tel il est encore.
J'en ai dit assez pour faire comprendre à mes concitoyens pourquoi
j'ai, le 3 mars 1879, proposé au conseil municipal, et pourquoi le
conseil a décidé de donner le nom de Victor Hugo à l'une des rues
de la ville et de poser sur la façade de cette maison une plaque
commémorative de sa naissance.
Vive Victor Hugo! Vive la république!!
Au dernier mot du maire, le voile de velours cramoisi qui cache la
plaque commémorative est enlevé, aux acclamations de la foule.
La plaque est en bronze. Une lyre sur laquelle montent deux branches
de laurier d'or dresse ses cinq cordes au dessus d'une inscription
qui, d'après le désir du poète, se compose uniquement d'un nom et
d'une date:
VICTOR HUGO
26 février 1802.
La lyre est couronnée par la rayonnante figure d'une République
étoilée.
La jeune fille du propriétaire de la maison, Mlle Artauld, apporte
au maire, qui le remet à Paul Meurice, un superbe bouquet destiné à
Victor Hugo.
Puis le cortège se dirige vers le théâtre.
Il y entre par une grande porte de côté qui s'ouvre sur la scène même.
Des gradins recouverts d'un tapis y ont été ménagés pour donner accès
à l'estrade où ont pris place les invités.
Le buste de Victor Hugo, par David d'Angers, est au milieu de la
scène.
Les loges du premier rang, le balcon et l'orchestre étaient déjà
occupés par les personnes admises sur lettres d'invitation. Mais alors
on a ouvert les portes aux premiers arrivants d'une foule énorme qui
se pressait sur la place, et cet admirable public populaire, vivant,
bruyant et chaud, s'est entassé, non sans rumeur et sans clameur, sur
les banquettes des places d'en haut.
Quand le calme s'est un peu rétabli, le maire-sénateur a résumé, dans
une courte allocution, ce qui venait de se dire et de se faire devant
la maison de la place du Capitole.
Il a ensuite donné la parole à M. Rambaud.
Ainsi que M. Rambaud l'a rappelé lui-même, il ne parlait pas seulement
comme délégué du ministre de l'instruction publique, il parlait aussi
comme enfant de Besançon, car il a l'honneur d'être le compatriote de
Victor Hugo.
Il a pu ainsi donner à son éloquent discours une allure plus libre et
moins officielle. Il a esquissé à larges traits la vie du grand poëte
et du grand combattant. Puis, il a parlé de son oeuvre si multiple
et si puissante. Il a dit les luttes du commencement, la bataille
d'_Hernani_, les résistances, les haines, puis la conquête progressive
des esprits et des pensées, l'influence chaque jour grandissante, et
enfin le triomphe éclatant et l'acclamation universelle. Il a raconté
aussi les combats intérieurs et les progrès du penseur et de l'homme
politique, son exil, son duel de dix-huit ans avec l'empire et, là
aussi, sa victoire, qui est la victoire de la république et de la
libre pensée.
Il a terminé ainsi:
«....Le génie lyrique de Victor Hugo n'entend pas vivre hors de ce
temps et de ce pays; il s'inspire des sentiments et des passions
de l'homme moderne; il a chanté la Révolution, la république,
la démocratie, et, depuis l'_Ode à la Colonne_ jusqu'à l'_Année
terrible_, rien de ce qui a fait battre les coeurs français ne lui est
resté étranger.
On peut dire qu'il n'est pas un sentiment humain, français, qu'il
n'ait exprimé; et qu'en revanche il n'est pas un de nous qui n'ait
dans l'esprit et dans le coeur quelque empreinte de Victor Hugo, qui,
sous le coup de quelque émotion, de quelque enthousiasme, de quelque
sentiment triste ou joyeux, ne trouve cette émotion ou ce sentiment
déjà formulé en lui avec la frappe que lui a donnée Victor Hugo.
De là cette action prodigieuse qu'il a exercée sur ses contemporains,
pendant les trois générations, si différentes entre elles, qu'il a
traversées. Les hommes du premier tiers de ce siècle se groupent
autour de lui: Balzac a été un des applaudisseurs de son _Hernani_;
Lamartine, Musset, Vigny, Sainte-Beuve, George Sand, Mérimée, ont plus
ou moins ressenti son influence. Paul de Saint-Victor a prophétisé que
sous les pas de celui qu'on appelait le roi des Huns ne repousseraient
jamais «les tristes chardons et les fleurettes artificielles des
pseudo-classiques». Théodore de Banville voit en lui un géant, un
Hercule victorieux, et, dans son merveilleux _Traité de la poésie
française_, justifie toutes les règles de la poétique nouvelle par des
exemples empruntés à celui qu'il appelle tout simplement le _poëte_.
Michelet se défend de toucher au sujet de _Notre-Dame de Paris_, parce
que, dit-il, «il a été marqué de la griffe du lion».
Théophile Gautier, bien des années après la représentation
d'_Hernani_, lui qui a compté parmi les _trois cents Spartiates_,
écrivait ceci:
«Cette date reste écrite dans le fond de notre passé en caractères
flamboyants ... Cette soirée décida de notre vie. Là, nous reçûmes
l'impulsion qui nous pousse encore après tant d'années et qui nous
fera marcher jusqu'au bout de la carrière.»
«Cette impulsion n'a pas été donnée à Théophile Gautier seulement;
elle a été donnée à tout un siècle, à tout un monde, qui depuis ce
jour-là est en marche.
«Les Grecs disaient que d'Homère découlait toute poésie. De Victor
Hugo sort aussi une grande source de poésie qui s'est répandue sur
les esprits les plus divers et qui les a vivifiés. Les peintres comme
Delacroix, les musiciens comme Berlioz ont bu à cette source.
«L'action qu'il a exercée sur ses premiers contemporains s'étend
encore sur la génération actuelle. Lorsqu'en 1867, sous l'empire, eut
lieu la première reprise d'_Hernani_, le poëte exilé reçut une adresse
de quelques-uns des noms les plus illustres de la jeune école:
Sully Prudhomme, Coppée, Jean Aicard, Theuriet, Léon Dierx, Armand
Silvestre, Lafenestre. Bien des vaillants qui avaient fait partie des
«vieilles bandes d'Hernani» étaient couchés dans la tombe; une armée
nouvelle sortait de terre, rien qu'à voir frissonner de nouveau les
plis du vieux drapeau; la vieille garde morte, toute une jeune garde
accourait se ranger autour du maître.»
Le public a souvent interrompu par ses applaudissements ce remarquable
discours et les heureuses citations de Victor Hugo que M. Rambaud y a
mêlées. On voulait presque faire bisser un passage du discours sur la
loi de l'enseignement de 1850.
Les artistes du grand théâtre ont ensuite lu ou chanté diverses
poésies de l'oeuvre du maître.
Paul Meurice lit alors ce remerciement de Victor Hugo:
Je remercie mes compatriotes avec une émotion profonde.
Je suis une pierre de la route où marche l'humanité, mais c'est la
bonne route. L'homme n'est le maître ni de sa vie, ni de sa mort.
Il ne peut qu'offrir à ses concitoyens ses efforts pour diminuer
la souffrance humaine, et qu'offrir à Dieu sa foi invincible dans
l'accroissement de la liberté.
VICTOR HUGO.
Applaudissements prolongés. On couronne le buste d'un laurier d'or.
Cris: Vive Victor Hugo! vive la république!
La fête de jour s'est brillamment terminée par le chant de la
_Marseillaise_, qui a été exécuté avec une verve toute patriotique par
les artistes et l'orchestre du théâtre.
Le soir, à sept heures et demie, un magnifique banquet a été donné
dans la grande salle du palais Granvelle, admirablement décorée pour
la circonstance par le jeune et habile architecte auquel on doit le
dessin de la plaque commémorative. Sur un fond rouge se détachaient en
lettres d'or les initiales R.F. et V.H.
Plus de cent convives assistaient à ce banquet, qui réunissait les
représentants de la presse parisienne et locale, les autorités
civiles, municipales, universitaires et militaires du département.
Divers toasts ont été portés:
Le maire: Au président de la République.
A. Rambaud: A Victor Hugo, poète des États-Unis du monde.
Ad. Pelleport: A Garibaldi, qui empêcha l'ennemi d'envahir Besançon.
Le général Wolf: Au génie, dans la personne de Victor Hugo.
Paul Meurice: A la ville de Besançon.
M. Beauquier, député: A Victor Hugo, président de la république des
lettres.
Après les toasts, de beaux vers de M. Grandmougin, enfant de Besançon
comme Victor Hugo, lus par M. le recteur, ont été salués d'unanimes
applaudissements.
On a passé dans un jardin d'hiver qui avait été improvisé dans une
autre salle du palais Granvelle.
De beaux arbustes verts portaient des lanternes vénitiennes d'un effet
charmant, l'hôtel de ville et la maison où est né Victor Hugo étaient
brillamment illuminés.
La foule répandue dans les rues participait à la fête par sa joie et
ses nombreux vivats auxquels faisait écho la musique militaire.--_Ad.
Pelleport._


1881


I
LA FÊTE DU 27 FÉVRIER 1881

Le 12 février 1881, un nombre de jeunes gens, écrivains et artistes,
se réunissaient au Grand-Orient, sur la convocation de MM. Edmond
Bazire et Louis Jeannin. Louis Blanc et Anatole de la Forge
présidaient. Il s'agissait de convoquer Paris, les écoles, les
associations ouvrières, pour célébrer, par une grande manifestation
populaire, l'entrée de Victor Hugo dans sa quatrevingtième année.
La date de la manifestation serait fixée au dimanche 27 février. On
partirait de l'Arc de Triomphe et on irait, par rangs de douze ou
quinze, défiler devant les fenêtres de Victor Hugo. Ce serait comme
une immense revue que passerait de tout le peuple de Paris le grand
poète de la France.
En même temps, une fête littéraire serait donnée dans la salle du
Trocadéro, où des vers de Victor Hugo seraient dits par les acteurs de
la Comédie-Française [Note: Voir aux Notes.].
Un comité d'organisation fut élu. Il se composait de MM. Edmond
Bazire, Alfred Barbou, Emile Blémont, Delarue, Alfred Étiévant, Flor
O'Squarr, Paul Foucher, Alfred Gassier, Ernest d'Hervilly, Louis
Jeannin, Lemarquand, Eugène Mayer, Catulle Mendès, Bertrand
Millanvoye, Joseph Montet, Adolphe Pelleport, Félix Régamey, Gustave
Rivet, A. Simon, Spoll, Paul Strauss, Maurice Talmeyr et Troimaux.
Le projet de la manifestation pouvait paraître risqué; la saison
était froide et brumeuse, la neige ou la pluie allait tout empêcher
peut-être. La généreuse initiative de ces jeunes gens ne s'arrêta
à aucune objection. Leur idée prit comme une traînée de poudre. De
toutes parts les adhésions arrivaient, les adresses pleuvaient, les
délégations se formaient. Le comité d'organisation, heureux d'être
ainsi débordé, annonçait qu'il s'était borné à proposer un programme,
mais qu'il n'entendait en aucune façon se substituer à l'initiative de
la population parisienne.
Le 25 février, au soir, M. Jules Ferry, président du conseil, se
présentait chez Victor Hugo, lui apportant, au nom du gouvernement,
un magnifique vase de Sèvres peint par Fragonard. «--Les manufactures
nationales, lui disait-il, ont été instituées à l'origine pour offrir
des présents aux souverains. La République offre aujourd'hui ce vase à
un souverain de l'esprit.»
Le 26, le conseil municipal de Paris, le conseil général de la Seine
délèguent leurs bureaux pour les représenter à la fête du lendemain.
Les cercles, les lycées, les associations, les orphéons, les loges
maçonniques prennent leurs rendez-vous.
La Ville fait dresser, à l'entrée de l'avenue d'Eylau, deux mâts
vénitiens de vingt mètres de hauteur, exécutés sur les dessins de M.
Alphand, et qui sont d'un caractère charmant et superbe. Au sommet,
les initiales R. F. Quatre écussons étagés sur chaque face portent
les titres des ouvrages du poète. Chaque mât est orné de faisceaux de
drapeaux et de lances dorées, avec bannières bleues et roses. Les mâts
sont reliés par une grande draperie rose frangée d'or, où se lit en
grands caractères cette inscription:
VICTOR HUGO
NÉ LE 26 FÉVRIER 1802
1881
Des palmes, des guirlandes de feuilles de chêne, de sapin et de buis,
des arbustes, des plantes et des fleurs s'entremêlent dans cette
élégante décoration.
Dans cette soirée du 26, inauguration, au théâtre de la Gaîté, de la
nouvelle direction Larochelle-Debruyère par une éclatante reprise de
_Lucrèce Borgia_, avec Mme Favart et M. Dumaine.
Tout est prêt pour le lendemain.
Il faut donner l'impression de cette grande journée dans les récits,
pris sur le vif, de Jules Claretie et de Gustave Rivet, dans le
_Rappel_ et dans le _Temps_.
Extrait du _Temps_:
C'est aujourd'hui une journée historique.
Paris,--et, avec Paris, la nation entière, les députations de
l'étranger, la jeunesse, cette _France en fleur_, a dit Victor Hugo
lui-même,--tout un peuple fêtant l'entrée de Victor Hugo dans ses
quatrevingts ans, un tel spectacle est de ceux qui se gravent pour
l'avenir dans la mémoire des hommes, et en couronnant l'oeuvre et la
vie de son grand poète, la France aura ajouté une admirable page à son
histoire.
Il semble que, sur les bannières qui ont flotté aujourd'hui devant les
fenêtres de l'avenue d'Eylau, on eût pu écrire: _La Patrie à Victor
Hugo_. C'est la patrie, en effet, qui a célébré le poète patriote; ce
sont les générations reconnaissantes envers cet homme de toutes les
émotions, de toutes les joies qu'il leur a données, de toutes les
nobles pensées qu'il a fait éclore en elles, de toute la gloire que sa
gloire personnelle a fait rejaillir sur le pays.
Le peuple, pendant toute une journée, a défilé devant la maison de
Victor Hugo en acclamant son nom. Et quand je dis peuple, toutes les
classes, tous les rangs, tous les âges étaient confondus dans ce flot
humain qui se déroulait des Tuileries à l'Arc de Triomphe et de l'Arc
de Triomphe à l'avenue d'Eylau.
N'y a-t-il pas dans la destinée du poète quelque chose de prédestiné?
N'était-ce pas de l'Arc de Triomphe, qu'il a si souvent et si
magnifiquement chanté, que devait nécessairement partir l'immense
cortège qui a passé en saluant devant les fenêtres de Victor Hugo?
C'est aujourd'hui surtout qu'il pourrait crier au «monument sublime»:
Entre tes quatre pieds toute la ville abonde,
Comme une fourmilière aux pieds d'un éléphant!
Que de monde! Et qu'est-ce, à côté d'un tel concours de population,
que le triomphe théâtral de Pétrarque, le front encadré d'un camail
rouge, porté sur son char triomphal avec les Muses et les Grâces,
escorté par les écuyers, les pages, les seigneurs blasonnés et les
cardinaux?
Qu'est-ce que le triomphe de Voltaire, acclamé par une foule où,
déguisée, le coeur battant bien fort, Marie-Antoinette se cachait,
curieuse de voir passer l'auteur de _Candide_,--la jeune reine saluant
le vieillard roi?
La fête de Victor Hugo, c'est l'acclamation qui saluait Voltaire
centuplée par le télégraphe, le téléphone, le fil électrique qui
envoie au poète le salut de l'Amérique; c'est le peuple courant à son
poète, comme la reine au philosophe; c'est le triomphe de Voltaire
multiplié par les forces du dix-neuvième siècle.--_Jules Claretie_.
Extrait du _Rappel_:
Dès le matin, toute l'avenue d'Eylau était déjà pleine d'une foule
animée; on pavoisait les fenêtres, on établissait des estrades, on se
massait devant la maison du poète, décorée avec un goût exquis par les
soins du comité et de la Ville de Paris. M. Alphand avait envoyé ses
plus belles fleurs.
Devant la porte, sur un piédestal aux couleurs bleues et roses
frangées d'or, un grand laurier d'or dont la pointe touche au premier
étage.
Aux deux côtés de la maison, de grandes estrades couvertes de fleurs
et de plantes vertes font un décor de printemps; des palmes sont
attachées aux arbres; et, devant la maison, aux pointes de fer de
la marquise, aux fenêtres, devant la porte, sont accrochées des
couronnes, sont amoncelés des palmes et des lauriers envoyés pas les
villes des départements.
Il nous a été impossible de noter les inscriptions de toutes les
couronnes; citons au hasard: de Marseille, la couronne de l'Athénée
méridional, avec cette inscription: «_Au poète, au philosophe, au
grand justicier de la cause des peuples_»; le Cercle de la Fédération
a envoyé une grande couronne d'or et d'argent; le Cercle de l'Aurore
une superbe palme d'or et d'argent; la société le Réveil social, une
palme d'or.
A chaque instant, une délégation des départements vient apporter des
fleurs; des bouquets merveilleux arrivent du Midi, de Nice, de Toulon;
l'un d'eux, tout entier de myosotis, avec ces mots en fleurs rouges:
_A Victor Hugo_. Un autre, énorme, fait de superbes violettes, avec
les initiales du poète tracées en fleurs de jasmin blanc.
L'intérieur de la maison est aussi tout fleuri; depuis la veille,
chaque heure apporte une foule de bouquets qui décorent le salon, la
salle à manger, la véranda. Partout, partout de la verdure et des
fleurs. Une couronne immense a été envoyée par la Comédie-Française,
faite de roses blanches et roses, avec les titres, brodés sur
des drapelets de soie rouge, des drames du poète représentés au
Théâtre-français: _Hernani, Le Roi s'amuse, Angelo, Les Burgraves,
Marion de Lorme, Ruy Blas_.
A dix heures et demie, dans une maison qui fait face à celle du poète,
s'organise le cortège de petits enfants qui doivent dire un compliment
au Maître. Une bannière bleue et rose, avec cette inscription: _L'Art
d'être grand-père_, est tenue par une petite fille, ayant à ses côtés
des enfants qui portent des bouquets et tiennent les rubans de la
bannière.
Au dehors, s'est organisé le défilé des enfants des écoles, qu'on
a amenés à cette heure pour qu'ils ne courent aucun danger dans la
foule; les petites filles bleues et roses prennent la tête du cortège,
accompagnées des membres du comité.
La députation est introduite dans le salon, et Victor Hugo embrasse
d'abord la plus petite, en disant:--Je vous embrasse tous en elle, mes
chers enfants.--Comme ils sont charmants! ajoute le poète; et il dit:
Je veux embrasser aussi la porte-bannière.
L'enfant, qui est la fille de notre confrère Étiévant, récite avec une
grâce émue ces jolies strophes de Catulle Mendès:
Nous sommes les petits pinsons,
Les fauvettes au vol espiègle
Qui viennent chanter des chansons
A l'Aigle.
Il est terrible! mais très doux,
Et sans que son courroux s'allume
On peut fourrer sa tête sous
Sa Plume.
Nous sommes, en bouton encor,
Les fleurs de l'aurore prochaine,
Qui parfument les mousses d'or
Du Chêne.
....Nous sommes les petits enfants
Qui viennent gais, vifs, heureux d'être,
Fêter de rires triomphants
L'Ancêtre.
Si Jeanne et George sont jaloux,
Tant pis pour eux! c'est leur affaire....
Et maintenant embrassez-nous,
Grand-Père!
On applaudit, Victor Hugo serre la main à ses amis et reçoit les
bouquets que lui offrent les enfants.
«Je les accepte pour vous les offrir», dit le poète à Mmes Léon Cladel
et Gustave Rivet, qui reçoivent avec émotion ces souvenirs précieux.
Arrive M. Hérold, préfet de la Seine. Il présente au poète ses enfants
qui portent un bouquet. Victor Hugo offre à Mme Édouard Lockroy le
bouquet de M. Hérold.
La députation sort de la maison, et au dehors tous les enfants des
écoles demandent à voir Victor Hugo. Il paraît à sa fenêtre; une
immense acclamation retentit de toutes ces jeunes voix et de celles de
la foule massée sur les trottoirs. Vive Victor Hugo! vive Victor Hugo!
crient les enfants, en envoyant des baisers au poète.
Les écoles défilent et s'éloignent.
Victor Hugo déjeune alors avec ses petits-enfants et M. et Mme
Lockroy. Déjeuner de famille. Aucun invité.
La foule grossit toujours autour du logis. Lui n'a rien changé à ses
habitudes; il a dû travailler ce matin comme chaque jour, et son
déjeuner a lieu sans aucun apparat.
Une nouvelle députation des écoles arrive. Victor Hugo se montre à la
fenêtre du petit salon de gauche, et salue les enfants de la main avec
son paternel sourire.
A ce moment, apparaît la députation du conseil municipal de Paris,
précédée par deux huissiers.
En tête, MM. Thorel, Sigismond Lacroix, Murat. Tous s'arrêtent, tête
nue, sous la fenêtre de Victor Hugo. Il se fait un grand silence.
Victor Hugo prononce le discours suivant, interrompu à chaque phrase
par les applaudissements et les cris de: Vive Victor Hugo!
Je salue Paris.
Je salue la ville immense.
Je la salue, non en mon nom, car je ne suis rien; mais au nom de tout
ce qui vit, raisonne, pense, aime et espère ici-bas.
Les villes sont des lieux bénis; elles sont les ateliers du travail
divin. Le travail divin, c'est le travail humain. Il reste humain tant
qu'il est individuel; dès qu'il est collectif, dès que son but est
plus grand que son travailleur, il devient divin; le travail des
champs est humain, le travail des villes est divin.
De temps en temps, l'histoire met un signe sur une cité. Ce signe est
unique. L'histoire, en quatre mille ans, marque ainsi trois cités qui
résument tout l'effort de la civilisation. Ce qu'Athènes a été pour
l'antiquité grecque, ce que Rome a été pour l'antiquité romaine, Paris
l'est aujourd'hui pour l'Europe, pour l'Amérique, pour l'univers
civilisé. C'est la ville et c'est le monde. Qui adresse la parole à
Paris adresse la parole au monde entier. _Urbi et orbi_.
Donc, moi, l'humble passant qui n'ai que ma part de votre droit à
tous, au nom des villes, de toutes les villes, des villes d'Europe
et d'Amérique et du monde civilisé, depuis Athènes jusqu'à New-York,
depuis Londres jusqu'à Moscou, en ton nom, Madrid, en ton nom, Rome,
je glorifie avec amour et je salue la ville sacrée, Paris.
Le discours achevé, les chapeaux s'agitent, on crie: bravo! et le
conseil municipal s'éloigne. Quelques flocons de neige tombent, mais
les têtes de la foule sont toujours nues.
A onze heures et demie, on place devant la maison le buste doré de la
République, que le sculpteur Francia vient d'envoyer à Victor Hugo, et
la foule, qui grossit de plus en plus, crie: Vive Victor Hugo! vive la
république!
On commence à apercevoir au loin, du côté de l'Arc de Triomphe, des
masses noires que dominent des bannières.
Les membres du comité d'organisation, avec les commissaires de la
fête, sont à leur poste, Ils ont fait tendre devant la maison des
rubans bleus et roses en guise de barrières, et ils contiennent sur
les trottoirs la foule qui s'y est massée, attendant le défilé.
Pas un sergent de ville dans l'avenue, les commissaires de la fête
font eux-mêmes garder l'avenue libre, et tout se prépare dans le plus
grand ordre.
Le temps est gris, mais un grand souffle de joie et de fête passe sur
tous les fronts.
Les amis, connus et inconnus, de Victor Hugo viennent apporter leurs
cartes, qu'on entasse dans des corbeilles, à côté des fleurs et des
couronnes.
Deux Chinois, en robe bleue, leur parapluie à la main, viennent se
mêler à la foule, plus civilisés certes que ne pouvaient être des
Hurons apportant leur hommage à Voltaire.
Un photographe arrive et installe son objectif devant la maison même,
tandis que les dessinateurs des journaux illustrés prennent des
croquis. Un peintre, M. H. Scott fait, _au fond de la boite_, comme on
dit, debout, le pinceau à la main, malgré le froid, une étude peinte
de l'entassement des fleurs et des couronnes au seuil du logis.
Cependant le cortège en marche s'est approché; la _Marseillaise_
retentit.
Il est midi. Le défilé commence.
Victor Hugo est à sa fenêtre, au premier étage. A ses côtés, personne
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