Actes et Paroles, Volume 4 - 18

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blanc sous leurs dalmatiques fleurdelysées, et le caducée à la main,
venaient, après les pestes, les guerres et les disettes, rassurer
le peuple et lui annoncer que le roi daignait continuer à recevoir
l'impôt. A l'extrémité nord-est, cette place, place Royale de la
monarchie, place des Vosges de la république, fut l'enclos royal des
Tournelles, où Philippe de Comines partageait le lit de Louis XI, ce
qui dérange un peu son sévère profil d'historien; on ne se figure
guère Tacite couchant avec Tibère. Philippe de Comines, qui était
sénéchal de Poitiers, était aussi seigneur de Chaillot, et avait toute
la Cerisaie jusqu'au fossé de l'égout de Paris, sept fiefs arriérés
tenus de la Tour Carrée, plus justice moyenne et basse avec mairie et
sergent. Cela, heureusement, ne l'empêche pas d'être un des ancêtres
de la langue française.

VII
Il faut, en présence de cette histoire de Paris s'écrier à chaque
instant comme John Howard devant d'autres misères: _C'est ici que les
petits faits sont grands_. Quelquefois cette histoire offre un double
sens; quelquefois un triple sens; quelquefois aucun. C'est alors
qu'elle inquiète l'esprit. Il semble qu'elle tourne à l'ironie. Elle
met en relief tantôt un crime, tantôt une sottise, parfois on ne sait
quoi qui n'est ni sottise ni crime et qui pourtant fait partie de la
nuit. Au milieu de ces énigmes on croit entendre derrière soi, en
aparté, l'éclat de rire bas du sphinx. Partout des contrastes ou des
parallélismes qui ressemblent à de la pensée dans le hasard. Au numéro
14 de la rue de Béthisy meurt Coligny et naît Sophie Arnould, et voilà
brusquement rapprochés les deux aspects caractéristiques du passé, le
fanatisme sanglant et la jovialité cynique. Les halles, qui ont vu
naître le théâtre (sous Louis XI), voient naître Molière. L'année où
meurt Turenne, madame de Maintenon éclôt; remplacement bizarre; c'est
Paris qui donne à Versailles madame Scarron, reine de France, douce
jusqu'à la trahison, pieuse jusqu'à la férocité, chaste jusqu'au
calcul, vertueuse jusqu'au vice. Rue des Marais, Racine écrit
_Bajazet_ et _Britannicus_ dans une chambre où, cinquante ans plus
tard, la duchesse de Bouillon, empoisonnant Adrienne Lecouvreur, vient
faire à son tour une tragédie. Au numéro 23 de la rue du Petit-Lion,
dans un élégant hôtel de la renaissance dont il reste un pan de mur,
tout à côté dé cette grosse tour à vis de Saint-Gilles où Jean sans
Peur, entre le coup de poignard de la rue Barbette et le coup d'épée
du pont de Montereau, causait avec son bourreau Capeluche, ont été
jouées les comédies de Marivaux. Assez près l'une de l'autre s'ouvrent
deux fenêtres tragiques: par celle-ci, Charles IX a fusillé les
parisiens; par celle-là, on a donné de l'argent au peuple pour
l'écarter de l'enterrement de Molière. Qu'est-ce que le peuple voulait
à Molière mort? l'honorer? Non, l'insulter. On distribua à cette
foule quelque monnaie, et les mains qui étaient venues boueuses s'en
allèrent payées. O sombre rançon d'un cercueil illustre! C'est de nos
jours qu'a été démolie la tourelle à la croisée de laquelle le dauphin
Charles, tremblant devant Paris irrité, se coiffa du chaperon écarlate
d'Étienne Marcel, trois cent trente ans avant que Louis XVI se coiffât
du bonnet rouge. L'arcade Saint-Jean a vu passer un petit «Dix-août»,
le 10 août 1652, qui esquissa la mise en scène du grand; il y eut
branle du bourdon de Notre-Dame et mousqueterie. Cela s'appelle
l'_émeute des têtes de papier_. C'est encore en août, la canicule est
anarchique, c'est le 23 août 1658, qu'eut lieu, sur le quai de la
Vallée, dit autrefois le Val-Misère, la bataille des moines augustins
contre les hoquetons du parlement; le clergé recevait volontiers les
arrêts de la magistrature à coups de fusil; il qualifiait la justice
empiétement; il s'échangea entre le couvent et les archers une grosse
arquebusade, ce qui fit accourir La Fontaine, criant sur le Pont-Neuf:
_Je vais voir tuer des augustins_. Non loin du collège Fortet, où ont
siégé les Seize, est le cloître des Cordeliers, où a surgi Marat. La
place Vendôme a servi à Law avant de servir à Napoléon. A l'hôtel
Vendôme il y avait une petite cheminée de marbre blanc célèbre par
la quantité de suppliques de forçats huguenots qu'y a jetées au feu
Campistron, lequel était secrétaire général des galères, en même temps
que chevalier de Saint-Jacques et commandeur de Chimène en Espagne, et
marquis de Penange en Italie, dignités bien dues au poëte qui avait
apitoyé la cour et la ville sur Tiridate résistant au mariage
d'Érinice avec Abradate. Du lugubre quai de la Ferraille, qui a vu
tant d'atrocités juridiques, et qui était aussi le quai des Racoleurs,
sont sortis tous ces joyeux types militaires et populaires, Laramée,
Laviolette, Vadeboncoeur, et ce Fanfan la Tulipe mis de nos jours à la
scène avec tant de charme et d'éclat par Paul Meurice. Dans un galetas
du Louvre est né de Théophraste Renaudot le journalisme; cette fois ce
fut la souris qui accoucha d'une montagne. Dans un autre compartiment
du même Louvre a prospéré l'Académie française, laquelle n'a jamais
eu un quarante et unième fauteuil qu'une fois, pour Pellisson, et n'a
jamais porté le deuil qu'une fois, pour Voiture. Une plaque de
marbre à lettres d'or, incrustée à l'un des coins de rue du
Marché-des-Innocents, a longtemps appelé l'attention des parisiens sur
ces trois gloires de l'année 1685, l'ambassade de Siam, le doge de
Gênes à Versailles, et la révocation de l'édit de Nantes. C'est contre
le mur de l'édifice appelé Val-de-Grâce que fut jetée une hostie
[Note: Champ des Capucines. Croix de la Sainte-Hostie.] à propos de
laquelle on brûla vifs trois hommes. Date: 1688. Six ans plus tard,
Voltaire allait naître. Il était temps.

VIII
On montrait encore, il y a quarante ans, dans la sacristie de
Saint-Germain-l'Auxerrois, la chaise cramoisie, portant la date 1722,
en laquelle trônait le cardinal-archevêque de Cambrai le jour où
Monsieur Clignet, bailli de l'abbaye de Saint-Remi de Reims, et les
sieurs de Romaine, de Sainte-Catherine et Godot, chevaliers de la
Sainte-Ampoule, vinrent prendre «les ordres de son éminence au sujet
du sacre de sa majesté». L'éminence était Dubois, la majesté était
Louis XV. Le garde-meuble conservait une autre chaise à bras, celle du
régent d'Orléans. C'est sur ce fauteuil que le régent d'Orléans était
assis le jour où il parla au comte de Charolais. M. de Charolais
revenait de la chasse où il avait tué quelques faisans dans les bois
et un notaire dans un village. Le régent lui dit: _Allez-vous-en, vous
êtes prince, et je ne ferai couper la tête ni au comte de Charolais
qui a tué un passant, ni au passant qui tuera le comte de Charolais_.
Ce mot a servi deux fois. Plus tard, on a jugé utile de l'attribuer à
Louis XV promu Bien-Aimé. Rue du Battoir, le maréchal de Saxe avait
son sérail qu'il menait avec lui à la guerre, ce qui faisait à la
suite de l'armée trois coches pleins appelés par les hulans «les
fourgons à femmes du maréchal». Que d'événements étranges, parfois
accumulés avec cette incohérence de la réalité où vous êtes libre de
puiser des réflexions! Dans la même semaine, une femme, madame de
Chaumont, gagne, dans l'agiotage du Mississipi, cent vingt-sept
millions, les quarante fauteuils de l'Académie française sont
envoyés à Cambrai pour y asseoir le congrès qui a cédé Gibraltar à
l'Angleterre, et la grande porte de la Bastille s'entr'ouvre à minuit,
laissant voir dans la première cour l'exécution aux flambeaux d'un
inconnu dont personne n'a jamais su ni le nom ni le crime. Les livres
étaient traités de deux façons; le parlement les brûlait, le théologal
les lacérait. On les brûlait sur le grand escalier du palais, on les
lacérait rue Chanoinesse. C'est, dit-on, dans cette rue, au milieu
d'un rebut de livres condamnés, que les épîtres de Pline, depuis
imprimées chez Alde Manuce, furent découvertes par le moine Joconde,
le faiseur de ponts de pierre que Sannazar nommait _Pontifex_. [Note:
_Hunc tu jure potes dicere Pontificem_.] Quant aux grands degrés
du palais, à défaut des écrivains, «qui sentaient le roussi», ils
voyaient brûler les écrits. Boindin, au pied de cet escalier, disait à
Lamettrie: _On vous persécute, parce que vous êtes athée janséniste;
moi, on me laisse tranquille, parce que j'ai le bon sens d'être athée
moliniste_. Il y avait, en outre, pour les livres, les sentences de
Sorbonne. La Sorbonne, calotte plutôt que dôme, dominait ce chaos de
collèges qui était l'Université, et que le premier Balzac, dans sa
querelle avec le père Golu, a appelé le _Pays latin_, nom qui est
resté. La Sorbonne avait, de par la scolastique, juridiction morale.
La Sorbonne forçait Jean XXII à rétracter sa théorie de la vision
béatifique; la Sorbonne déclarait le quinquina «écorce scélérate»,
sur quoi le parlement faisait au quinquina _défense de guérir_; la
Sorbonne donnait, à propos du sac de Civitta-di-Castello, raison
contre le pape Sixte IV à Antoine Campani, cet évêque «dont une
paysanne accoucha sous un laurier», et à qui l'Allemagne déplut «si
fort», dit son biographe, qu'à son retour en Italie, se trouvant au
haut des Alpes, ce vénérable prélat ...................
[Note: Nous omettons une ligne.] et dit à l'Allemagne:«_Aspice nudatas,
barbara terra, nates_.»

IX
La maison numéro 20, à Bercy, a appartenu à Le Prévost de Beaumont,
mis vivant dans une des tombes de pierre de la tour Bertaudière pour
avoir dénoncé le Pacte de famine. Tout auprès, une autre maison toute
mystérieuse s'appelle la _Cour des crimes_. Personne ne sait ce que
c'est. Devant la porte de la prévôté de Paris, où des cartouches
sculptés et peints représentaient Énée, Scipion, Charlemagne,
Esplandian et Bayard, qualifiés «fleurs de chevalerie et de loyauté»,
un huissier à verge, le 30 août 1766, cria l'édit ordonnant aux
gentilshommes de n'avoir désormais au côté que des épées longues de
trente-trois pouces au plus «avec la pointe en langue de carpe». Les
épées de guet-apens abondaient dans Paris. Très bien portées. De là
l'édit. D'autres répressions étaient nécessaires; en 1750, à l'époque
où l'ameublement d'une chambre pour le dauphin au pavillon de Bellevue
venait de coûter dix-huit cent mille francs, on diminua, par esprit
d'économie, la ration de pain des prisonniers, ce qui les affama
et les fit révolter. On tira dans le tas à travers les grilles des
prisons, et l'on en tua plusieurs, entre autres, au For-l'Évêque, deux
femmes. Il y avait à l'Académie française un curieux effrayant, la
Condamine; il rimait des bouquets à Chloris comme Gentil-Bernard,
et explorait l'océan comme Vasco de Gama. Entre un quatrain et une
tempête, il allait sur les échafauds considérer de près les supplices.
Une fois il assistait, sur l'estrade même du tourment, à
un écartèlement. Le patient, hagard et cerclé de fer, le
regardait.--_Monsieur est un amateur_, dit le bourreau. Telles étaient
les moeurs. Ceci se passait sur la place de Grève, le jour où Louis XV
y assassina Damiens.

X
Faut-il continuer? S'il était permis de se citer soi-même, celui qui
écrit ces lignes dirait ici: _J'en passe, et des meilleurs_. Ajoutez à
ce monceau douloureux la surcharge de Versailles, cette cour terrible,
la maltôte, expédient des princes du dix-septième siècle, remplacée
par l'agiotage, expédient des princes du dix-huitième, et ce Conti
difforme écrasant de chiquenaudes le visage d'une jeune fille coupable
d'être jolie, ce chevalier de Bouillon châtrant un manant pour le
punir de s'appeler Lecoq, cet autre chevalier, un Rohan, bâtonnant
Voltaire....--Quel précipice que ce passé! Descente lugubre! Dante y
hésiterait. La vraie catacombe de Paris, c'est cela. L'histoire n'a
pas de sape plus noire. Aucun dédale n'égale en horreur cette cave des
vieux faits où tant de préjugés vivaces, et à cette heure encore bien
portants, ont leurs racines. Ce passé n'est plus cependant, mais son
cadavre est; qui creuse l'ancien Paris le rencontre. Ce mot cadavre
en dit trop peu. Un pluriel serait ici nécessaire. Les erreurs et les
misères mortes sont une fourmilière d'ossements. Elles emplissent
ce souterrain qu'on appelle les annales de Paris. Toutes les
superstitions sont là, tous les fanatismes, toutes les fables
religieuses, toutes les fictions légales, toutes les antiques choses
dites sacrées, règles, codes, coutumes, dogmes, et l'on distingue à
perte de vue dans ces ténèbres le ricanement sinistre de toutes
ces têtes de mort. Hélas! les hommes infortunés qui accumulent les
exactions et les iniquités oublient ou ignorent qu'il y a un compteur.
Ces tyrannies, ces lettres de cachet, ces jussions, ce Vincennes,
ce donjon du Temple, où Jacques Molay a assigné le roi de France à
comparaître devant Dieu, ce Montfaucon, où est pendu Enguerrand de
Marigny qui l'a construit, cette Bastille où est enfermé Hugues
Aubriot qui l'a bâtie, ces cachots copiant les puits, et ces
«calottes» copiant les plombs de Venise, cette promiscuité de tours,
les unes pour la prière, les autres pour la prison, cette dispersion
de glas et de tocsins faite par toutes ces cloches pendant douze cents
ans, ces gibets, ces estrapades, ces voluptés, cette Diane toute nue
au Louvre, ces chambres tortionnaires, ces harangues des magistrats à
genoux, ces idolâtries de l'étiquette, connexes aux raffinements
de supplices, ces doctrines que tout est au roi, ces sottises, ces
hontes, ces bassesses, ces mutilations de toutes les virilités, ces
confiscations, ces persécutions, ces forfaits, se sont silencieusement
additionnés de siècle en siècle, et il s'est trouvé un jour que toute
cette ombre avait un total: 1789.


III
SUPRÉMATIE DE PARIS

I
1789. Depuis un siècle bientôt, ce nombre est la préoccupation du
genre humain. Tout le phénomène moderne y est contenu.
Ces dates-là sont des chiffres exigibles.
Payez.
Et ne soyez pas de mauvaise foi avec ces chiffres impérieux. Éludés,
ils grossissent; et tout à coup, au lieu de 89, le débiteur trouve 93.
Pourquoi tout à l'heure avons-nous rappelé ces faits, puisés au hasard
dans le saisissant pêle-mêle du souvenir, tous ces faits, et tant
d'autres? Parce qu'ils expliquent.
Ils ont une source, le despotisme, et ils ont une embouchure, la
démocratie.
Sans eux, et sans leur résultat, 89, la suprématie de Paris est une
énigme. Réfléchissez, en effet. Rome a plus de majesté, Trèves a plus
d'ancienneté, Venise a plus de beauté, Naples a plus de grâce, Londres
a plus de richesse. Qu'a donc Paris? La révolution.
Paris est la ville-pivot sur laquelle, à un jour donné, l'histoire a
tourné.
Palerme a l'Etna, Paris a la pensée. Constantinople est plus près du
soleil, Paris est plus près de la civilisation. Athènes a bâti le
Parthénon, mais Paris a démoli la Bastille.
George Sand parle magnifiquement quelque part des vies antérieures.
Ces existences préparatoires, sortes de dépouillements successifs de
la destinée, les villes les ont comme les hommes. Paris druidique,
Paris romain, Paris carlovingien, Paris féodal, Paris monarchique,
Paris philosophe, Paris révolutionnaire, quelle ascension lente, mais
quelle sublime sortie des ténèbres!
_Après moi le déluge!_ dit le dernier sultan de la série. On sent en
effet, sous ce Louis XV, qu'un certain accomplissement s'apprête,
tant la petitesse de tout est formidable. Vers la fin du dix-huitième
siècle, l'histoire ne peut plus être étudiée qu'au microscope. On voit
un fourmillement de nains, et c'est tout; d'Aiguillon, Richelieu,
Maurepas, Calonne, Vergennes, Brienne, Montmorin; brusquement une
ouverture se fait dans ce qu'on pourrait nommer le mur du fond, et
il apparaît des inconnus hauts de cent coudées, et voici Mirabeau,
l'homme-éclair, et voici Danton, l'homme-foudre, et les événements
deviennent dignes de Dieu.
Il semble que la France commence.

II
On sait ce que c'est que le point vélique d'un navire; c'est le lieu
de convergence, endroit d'intersection mystérieux pour le constructeur
lui-même, où se fait la somme des forces éparses dans toutes les
voiles déployées. Paris est le point vélique de la civilisation.
L'effort partout dispersé se concentre sur ce point unique; la pesée
du vent s'y appuie. La désagrégation des initiatives divergentes
dans l'infini vient s'y recomposer et y donne sa résultante. Cette
résultante est une poussée profonde, parfois vers le gouffre, parfois
vers les Atlantides inconnues. Le genre humain, remorqué, suit.
Percevoir, pensif, ce murmure de la marche universelle, cette rumeur
des tempêtes en fuite, ce bruit d'agrès, ces soufflements d'âmes en
travail, ces gonflements et ces tensions de manoeuvre, cette vitesse
de la bonne route faite, aucune extase ne vaut cette rêverie. Paris
est sur toute la terre le lieu où l'on entend le mieux frissonner
l'immense voilure invisible du progrès.
Paris travaille pour la communauté terrestre.
De là autour de Paris, chez tous les hommes, dans toutes les races,
dans toutes les colonisations, dans tous les laboratoires de la
pensée, de la science et de l'industrie, dans toutes les capitales,
dans toutes les bourgades, un consentement universel.
Paris fait à la multitude la révélation d'elle-même.
Cette multitude que Cicéron appelle _plebs_, que Bessarion appelle
_canaglia_, que Walpole appelle _mob_, que de Maistre appelle
_populace_, et qui n'est pas autre chose que la matière première de la
nation, à Paris elle se sent Peuple. Elle est à la fois brouillard et
clarté. C'est la nébuleuse qui, condensée, sera l'étoile.
Paris est le condensateur.

III
Voulez-vous vous rendre compte de ce qu'est cette ville? Faites une
chose étrange. Mettez-la aux prises avec la France. Et d'abord
éclate une question. Quelle est la fille? quelle est la mère? Doute
pathétique. Stupéfaction du penseur.
Ces deux géantes en viennent aux mains. De quel côté est la voie de
fait impie?
Cela s'est-il jamais vu? Oui. C'est presque un fait normal. Paris s'en
va seul, la France suit de force, et irritée; plus tard elle s'apaise
et applaudit; c'est une des formes de notre vie nationale. Une
diligence passe avec un drapeau; elle vient de Paris. Le drapeau n'est
plus un drapeau, c'est une flamme, et toute la traînée de poudre
humaine prend feu derrière lui.
Vouloir toujours; c'est le fait de Paris. Vous croyez qu'il dort, non,
il veut. La volonté de Paris en permanence, c'est là ce dont ne se
doutent pas assez les gouvernements de transition. Paris est toujours
à l'état de préméditation. Il a une patience d'astre mûrissant
lentement un fruit. Les nuages passent sur sa fixité. Un beau jour,
c'est fait. Paris décrète un événement. La France, brusquement mise en
demeure, obéit.
C'est pour cela que Paris n'a pas de conseil municipal.
Cet échange d'effluves entre Paris centre, et la France sphère, cette
lutte qui ressemble à un balancement de gravitations, ces alternatives
de résistance et d'adhésion, ces accès de colère de la nation contre
la cité, puis ces acceptations, tout cela indique nettement que
Paris, cette tête, est plus que la tête d'un peuple. Le mouvement est
français, l'impulsion est parisienne. Le jour où l'histoire, devenue
de nos jours si lumineuse, donnera à ce fait singulier la valeur qu'il
a, on verra clairement le mode d'ébranlement universel, de quelle
façon le progrès entre en matière, sous quels prétextes la réaction
s'attarde, et comment la masse humaine se désagrège en avant-garde
et en arrière-garde, de telle sorte que l'une est déjà à Washington,
tandis que l'autre est encore à César.
Sur ce conflit séculaire, et si fécond en émulation, de la nation et
de la cité, posez la révolution, voici ce que donne ce grossissement:
d'un côté la Convention, de l'autre la Commune. Duel titanique.
Ne reculons pas devant les mots, la Convention incarne un fait
définitif, le Peuple, et la Commune incarne un fait transitoire, la
Populace. Mais ici la populace, personnage immense, a droit. Elle est
la Misère, et elle a quinze siècles d'âge. Euménide vénérable. Furie
auguste. Cette tête de Méduse a des vipères, mais des cheveux blancs.
La Commune a droit; la Convention a raison. C'est là ce qui est
superbe. D'un côté la Populace, mais sublimée; de l'autre, le Peuple,
mais transfiguré. Et ces deux animosités ont un amour, le genre
humain, et ces deux chocs ont une résultante, la Fraternité. Telle est
la magnificence de notre révolution.
Les révolutions ont un besoin de liberté, c'est leur but, et un besoin
d'autorité, c'est leur moyen. La convulsion étant donnée, l'autorité
peut aller jusqu'à la dictature et la liberté jusqu'à l'anarchie.
De là un double accès despotique qui a le sombre caractère de la
nécessité, un accès dictatorial et un accès anarchique. Oscillation
prodigieuse.
Blâmez si vous voulez, mais vous blâmez l'élément. Ce sont des faits
de statique, sur lesquels vous dépensez de la colère. La force des
choses se gouverne par A+B, et les déplacements du pendule tiennent
peu de compte de votre mécontentement.
Ce double accès despotique, despotisme d'assemblée, despotisme de
foule, cette bataille inouïe entre le procédé à l'état d'empirisme et
le résultat à l'état d'ébauche, cet antagonisme inexprimable du but
et du moyen, la Convention et la Commune le représentent avec une
grandeur extraordinaire. Elles font visible la philosophie de
l'histoire.
La Convention de France et la Commune de Paris sont deux quantités de
révolution. Ce sont deux valeurs, ce sont deux chiffres. C'est
l'A plus B dont nous parlions tout à l'heure. Des chiffres ne se
combattent pas, ils se multiplient. Chimiquement, ce qui lutte se
combine. Révolutionnairement aussi.
Ici l'avenir se bifurque et montre ses deux têtes; il y a plus de
civilisation dans la Convention et plus de révolution dans la Commune.
Les violences que fait la Commune à la Convention ressemblent aux
douleurs utiles de l'enfantement.
Un nouveau genre humain, c'est quelque chose. Ne marchandons pas trop
qui nous donne ce résultat.
Devant l'histoire, la révolution étant un lever de lumière venu à son
heure, la Convention est une forme de la nécessité, la Commune est
l'autre; noires et sublimes formes vivantes debout sur l'horizon, et
dans ce vertigineux crépuscule où il y a tant de clarté derrière tant
de ténèbres, l'oeil hésite entre les silhouettes énormes des deux
colosses.
L'un est Léviathan, l'autre est Béhémoth.

IV
Il est certain que la révolution française est un commencement.
_Nescio quid majus nascitur Iliade_.
Remarquez ce mot: Naissance. Il correspond au mot Délivrance. Dire: la
mère est délivrée, cela veut dire: l'enfant est né. Dire: la France
est libre, cela veut dire l'âme humaine est majeure.
La vraie naissance, c'est la virilité.
Le 14 juillet 1789, l'heure de l'âge viril a sonné.
Qui a fait le 14 juillet?
Paris.
La grande geôle d'état parisienne symbolisait l'esclavage universel.
Paris toujours un peu tenu en prison, ç'a été de tout temps
l'arrière-pensée des princes. Gêner qui nous gêne est une politique.
La Bastille au centre, une muraille à la circonférence, avec cela on
peut régner. Murer Paris, ce fut le rêve. Stabilité sous clôture;
cette discipline imposée aux moines, on a voulu l'imposer à Paris. De
là contre la croissance de cette ville mille précautions, et beaucoup
de ceintures bouclées avec des tours. D'abord, la circonvallation
romaine, à laquelle était adossée, près Saint-Merry, la maison
de l'abbé Suger, puis le mur de Louis VII, puis le mur de
Philippe-Auguste, puis le mur du roi Jean, puis le mur de Charles
V, puis le mur de l'octroi de 1786, puis l'escarpe et contrescarpe
d'aujourd'hui. Autour de cette ville, la monarchie a passé son temps à
construire des enceintes, et la philosophie à les détruire. Comment?
Par la simple irradiation de la pensée. Pas de plus irrésistible
puissance. Un rayonnement est plus fort qu'une muraille.
Enfermer la ville est un expédient; l'amoindrir en serait un autre.
Ceux à qui Paris fait peur y ont songé. Soutirer la vie à cette
cité monstre et prodige, pourquoi pas? On a essayé. On installait
volontiers les états généraux à Blois; Bourges était déclaré capitale;
de temps en temps les rois envoyaient le parlement à Pontoise;
Versailles a été un exutoire. De nos jours on a proposé de mettre
l'école polytechnique à Orléans, l'école de droit à Rouen, l'école de
médecine à Tours, l'institut ici, la cour de cassation là, etc. De
cette façon, on clivait Paris; cliver un diamant, c'est le couper
en petits morceaux. On avait vingt petits Paris au lieu d'un gros.
Admirable moyen de convertir trente millions en trente mille francs.
Demandez à un lapidaire ce qu'il pense de la décentralisation du
Régent.
Le fait fatal, le fait brutal, si vous voulez, a déjoué toutes ces
combinaisons.
Sous cette réserve qu'il n'y a jamais rien que d'approximatif dans
l'assimilation du fait et de l'idée, l'agrandissement matériel donne,
en de certains cas, la mesure de l'agrandissement moral, Paris a
d'abord tenu tout entier dans l'île Notre-Dame; puis il a jeté un
pont, comme le petit oiseau qui veut sortir donne un coup de bec dans
l'oeuf; puis, sous Philippe-Auguste, il a eu sept cents arpents de
surface, et il a émerveillé Guillaume le Breton; puis, sous Louis XI,
il a eu trois quarts de lieue de tour, et il a enthousiasmé Philippe
de Comines; puis, au dix-septième siècle, il a eu quatre cent treize
rues, et il a ébloui Félibien. Au dix-huitième siècle, il a fait la
révolution, et sonné la grande cloche d'appel, avec six cent soixante
mille habitants. Aujourd'hui il en a dix-huit cent mille. C'est un
plus gros bras qui peut secouer une plus grosse corde.
Le tocsin d'aujourd'hui est un tocsin pacifique. C'est la vaste
sonnerie joyeuse du travail invitant toutes les nations à l'exposition
du chef-d'oeuvre de chacune.

V
Quelque chose de nous est toujours penché sur nos enfants, et dans
le temps futur il entre une dose du temps actuel. La civilisation
traverse des phases quelconques, toujours dominées par la phase
précédente. Aujourd'hui, surtout ce qui est, et sur tout ce qui sera,
la révolution française est en surplomb. Pas un fait humain que ce
surplomb ne modifie. On se sent pressé d'en haut, et il semble que
l'avenir ait hâte et double le pas. L'imminence est une urgence;
l'union continentale, en attendant l'union humaine, telle est
présentement la grande imminence; menace souriante. Il semble, à voir
de toutes parts se constituer les landwehrs, que ce soit le contraire
qui se prépare; mais ce contraire s'évanouira. Pour qui observe du
sommet de la vraie hauteur, il y a dans la nuée de l'horizon plus de
rayons que de tonnerres. Tous les faits suprêmes de notre temps sont
pacificateurs. La presse, la vapeur, le télégraphe électrique, l'unité
métrique, le libre échange, ne sont pas autre chose que des agitateurs
de l'ingrédient Nations dans le grand dissolvant Humanité. Tous les
railways qui paraissent aller dans tant de directions différentes,
Pétersbourg, Madrid, Naples, Berlin, Vienne, Londres, vont au même
lieu, la Paix. Le jour où le premier air-navire s'envolera, la
dernière tyrannie rentrera sous terre.
Le mot Fraternité n'a pas été en vain jeté dans les profondeurs,
d'abord du haut du Calvaire, ensuite du haut de 89. Ce que Révolution
veut, Dieu le veut. L'âme humaine étant majeure, la conscience humaine
est lucide. Cette conscience est révoltée par la voie de fait dite
guerre. Les guerres offensives en particulier, contenant un aveu naïf
de convoitise et de brigandage, sont condamnées par l'humanité honnête
du genre humain. Remettre en marche les armures n'est décidément plus
possible; les panoplies sont vides, les vieux géants sont morts.
Césarisme, militarisme, il y a des musées pour ces antiquités-là.
L'abbé de Saint-Pierre, qui a été le fou, est maintenant le sage.
Quant à nous, nous pensons comme lui; et nous nous figurons sans trop
de peine que les hommes doivent finir par s'aimer. Vivre en paix,
est-ce donc si absurde? On peut, ce nous semble, rêver une époque
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