Actes et Paroles, Volume 4 - 10

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parce qu'il a duré. C'est depuis quelques années seulement que
ses concitoyens se sont décidés, non sans efforts, à célébrer son
apothéose. Cette résolution, un peu tardive, mais sincère, nous a
relevés aux yeux du monde, peut-être même à nos propres yeux. Nous
nous sentons meilleurs depuis que nous sommes plus justes. Ces
querelles d'écoles, dont les hommes de mon âge n'ont pas oublié la
fureur, se sont apaisées par miracle devant l'ancien généralissime
des romantiques, assis, à côté de Corneille, dans l'Olympe de la
littérature classique.
L'oeuvre de pacification ne s'arrête pas là. Il s'est produit, grâce
à l'illustre maître, une détente sensible dans le monde orageux de
la politique; j'en atteste les hommes de tous les partis qu'une même
pensée, un sentiment commun, une admiration fraternelle a rapprochés
ici, qui s'y sont assis coude à coude, qui ont rompu le pain ensemble
et qui, entre les luttes d'hier et les batailles de demain, célèbrent
aujourd'hui la trêve de Victor Hugo.
Aimons-nous en Victor Hugo! et n'oublions jamais, dans nos
dissentiments, hélas inévitables, que le 27 février 1883 nous avons bu
tous ensemble à sa santé. A la santé de Victor Hugo!
Quand les applaudissements se sont apaisés, M. Got a soulevé à son
tour les bravos dont il a l'habitude en portant le toast suivant:
Messieurs,
C'est un grand honneur pour moi d'avoir été appelé à prendre la parole
dans ce banquet.
Je ne le dois qu'à mon âge et à mon rang d'ancienneté; mais, tout
périlleux qu'il me semble d'élever la voix sur un tel sujet et devant
une pareille assemblée, je n'ai pas voulu me soustraire à ce devoir,
puisqu'il me permet de saluer, en personne, le Maître, au nom de ceux
qui représentent ici le théâtre.
Un autre a pu apprécier dignement l'ensemble de son oeuvre puissante,
au nom des gens de lettres, et vos applaudissements ont prouvé qu'il
avait dit--et dit à merveille--notre pensée à tous.
Mais la corde dramatique n'est-elle pas, sinon la première, du moins
la plus retentissante de celle lyre incomparable qui, depuis soixante
années, vibre sans trêve à tous les grands souffles de la passion et
de l'idéal?
Permettez-nous donc, messieurs, à nous autres comédiens, porte-voix de
chaque jour et intermédiaires vivants entre le poète et la foule, de
vous dire avec quelle joie pieuse nous avons senti monter par degrés
l'admiration et le respect autour de ces drames immortels.
Heureux ceux d'entre nous qui ont pu s'élever à la hauteur de ses
inspirations! Heureux même ceux dont sa bonté sereine a daigné
encourager le dévouement et soutenir les défaillances.
Et c'est ma gratitude qui vous porte ce toast, cher et vénéré maître.
A Victor Hugo!
Victor Hugo s'est levé et a dit:
C'est avec une profonde émotion que je remercie ceux qui viennent de
m'adresser des paroles si cordiales, et que je vous remercie tous, mes
chers confrères. Et dans le mot confrères il y a le mot frères.
Je vous serre la main à tous avec une fraternelle reconnaissance.
Une longue acclamation a remercié le grand poète de son remerciement.
Puis, on est revenu dans le salon où, jusqu'à minuit s'est prolongée
la belle fête, que tous les assistants espèrent bien renouveler encore
bien des années.


1884


I
LE DÉJEUNER DES ENFANTS DE VEULES
--25 SEPTEMBRE.--

Chaque automne, depuis trois ans, Victor Hugo veut bien accepter
l'hospitalité chez Paul Meurice, à Veules, près Saint-Valéry-en-Caux,
tout au bord de la mer. Dans le village il est connu, vénéré, aimé;
aimé des enfants surtout, qu'il a gagnés par son sourire.
En 1884, il veut faire pour les enfants de Veules ce qu'il faisait
pour les enfants de Guernesey. Avant de partir, il donnera un banquet
aux cent petits les plus pauvres de la commune. Ceux qui n'ont pas
trois ans n'en participeront pas moins à la fête; il auront un billet
pour la tombola de cinq cents francs qui suivra le repas. Tous les
billets gagneront; les moins heureux auront une pièce de vingt sous
toute neuve; les autres 2 francs, 5 francs, 10 francs, 20 francs. Il y
aura un gros lot de cent francs.
Le 25 septembre, pendant que la musique de Veules exécute la
_Marseillaise_, Victor Hugo fait son entrée à l'hôtel Pelletier. Deux
tables ont été dressées parallèlement dans la grande salle, et les
murs disparaissent sous les guirlandes et les drapeaux. M. Bellemère,
le maire de Veules, adresse au poète, en quelques phrases simples et
émues, le remerciement qui est dans tous les coeurs. L'instituteur, M.
Deschamps, s'avance vers Victor Hugo, à la tête de ses élèves, et lui
dit:
J'apporte à votre coeur, interprète soumis,
Doux et vénéré maître à qui l'enfance est chère,
Les hommages, les voeux de vos jeunes amis,
Et je viens présenter les enfants au grand-père.
Tous un jour ils diront: Je l'ai vu! De vos yeux
A leurs fronts peut jaillir une secrète flamme
Et pour eux votre vue être un éveil des cieux.
Je leur apprends les mots, vous leur enseignez l'âme.
Victor Hugo serre la main de l'excellent maître d'école, et dit à son
tour:
Mes chers enfants,
A Veules, je suis chez vous; accueillez-moi donc comme m'accueillent
chez moi mes petits-enfants Georges et Jeanne. Vous aussi, vous êtes
des petits-enfants, et, au milieu de vous, qu'est-ce que je veux être
et qu'est-ce que je suis? Le grand-père.
Vous êtes petits, vous êtes gais, vous riez, vous jouez, c'est l'âge
heureux. Eh bien, voulez-vous--je ne dis pas être toujours heureux,
vous verrez plus tard que ce n'est pas facile--mais voulez-vous n'être
jamais tout à fait malheureux? Il ne faut pour ça que deux choses,
deux choses très simples: aimer et travailler.
Aimez bien qui vous aime; aimez aujourd'hui vos parents, aimez votre
mère; ce qui vous apprendra doucement à aimer votre patrie, à aimer la
France, notre mère à tous.
Et puis travaillez. Pour le présent, vous travaillez à vous instruire,
à devenir des hommes, et, quand vous avez bien travaillé et que vous
avez contenté vos maîtres, est-ce que vous n'êtes pas plus légers,
plus dispos? est-ce que vous ne jouez pas avec plus d'entrain? C'est
toujours ainsi; travaillez, et vous aurez la conscience satisfaite.
Et quand la conscience est satisfaite et que le coeur est content, on
ne peut pas être entièrement malheureux.
Pour le moment, mes chers petits convives, ne pensons qu'à nous
réjouir d'être ensemble, et faites, je vous prie, honneur à mon
déjeuner de tout votre appétit. Je désire que vous soyez seulement
aussi contents d'être avec moi que je suis heureux d'être avec vous.
Toutes les petites mains battent joyeusement. Victor Hugo s'assied,
seule «grande personne», au milieu de ses soixante-quatorze jeunes
convives, garçons et petites filles, qui sont servis par Mlles
Pelletier et par les trois filles de Paul Meurice.
Après le repas, la loterie. Le sort a été intelligent; le gros lot est
gagné par une pauvre femme restée veuve avec quatre enfants, qui vient
en pleurant de joie recevoir le lot de sa petite fille endormie dans
ses bras.


II
VISITE A LA STATUE DE LA LIBERTÉ
--29 NOVEMBRE 1884.--

Extrait du _Temps_:
Victor Hugo est allé visiter les ateliers de la rue de Chazelles où se
dresse, achevée maintenant et prête à partir, en mai, sur le bateau
_l'Isère_, la gigantesque statue de Bartholdi destinée à la rade de
New-York. Quelques amis étaient seuls présents à cette visite de
l'illustre poète, mais le sculpteur, prévenu depuis la veille, avait
fait placer dans un écrin et graver un fragment du cuivre de la
statue, et les ouvriers de l'usine Gaget-Gauthier attendaient, fort
émus, l'arrivée de Victor Hugo.
Il est venu accompagné de Mme Édouard Lockroy et de sa petite-fille,
Mlle Jeanne Hugo. Bartholdi l'a reçu à la porte de l'usine et
l'a conduit dans une pièce du rez-de-chaussée pavoisée, pour la
circonstance, de drapeaux français mariés aux couleurs américaines.
Là, le sculpteur lui a présenté Mme Bartholdi, sa mère, plus âgée
d'une année que Victor Hugo, et, avec cette politesse d'autrefois qui
le caractérise, le poète a porté à ses lèvres la main tremblante de
l'octogénaire, son aînée, toute fière de cette visite solennelle à
l'oeuvre de son fils. Mme Bartholdi jeune, M. le comte de Latour,
chargé d'affaires d'Amérique, puis le secrétaire du comité de l'Union
franco-américaine ont été présentés à Victor Hugo, qui a trouvé pour
tous un mot aimable et cordial. Et, tête nue devant tout ce monde,
malgré le temps aigre, Victor Hugo a passé devant les ouvriers massés
là et le saluant avec un touchant respect.
Devant la gigantesque statue de la Liberté, deux écussons aux
étendards de France et d'Amérique portaient les noms de La Fayette et
de Rochambeau. Victor Hugo regarde, contemple cette géante de cuivre
et de fer, dit: C'est superbe! et entre dans les ateliers. M.
Bartholdi, sur les fragments demeurés là, lui explique la façon dont
le cuivre a été battu, estampé, dans la seule usine qui pût mener à
bien un tel travail.
Victor Hugo regarde le lumineux diorama de Lavastre, qui montre la
_Liberté éclairant le monde_ telle qu'elle sera dressée sur son
piédestal, en face de Long-Island. Le spectateur est placé sur le pont
d'un steamer, et, devant lui, a le panorama de New-York, de Brooklyn,
de l'Hudson. C'est un petit chef-d'oeuvre.
Au moment de quitter l'atelier, Bartholdi demande à Victor Hugo la
permission de lui présenter «son vieux collaborateur», Simon.
Timidement perdu dans la foule, M. Simon, que son maître Bartholdi
appelle, s'avance, très ému, devant Victor Hugo, qui lui tend la main:
--Ah! monsieur Victor Hugo, je ne vous avais pas vu depuis l'atelier
de David!
Victor Hugo sourit:
--Ah! vous étiez de l'atelier de David?
--Oui, monsieur, et je vous vois encore venir poser pour votre buste!
--David! ... Un beau souvenir!
Derrière moi, le docteur Maximin Legrand raconte qu'il n'a pas vu,
lui, Victor Hugo depuis l'enterrement de Chateaubriand.
Hugo est pour nous comme de l'histoire vivante.
Et voici Henri Cernuschi qui, lui,--chose incroyable;--n'a jamais
parlé à Victor Hugo. Bartholdi le nomme au poète, charmé.
Cernuschi, montrant la statue géante de la Liberté, dit à Victor Hugo
de sa voix mâle:
--Je vois deux colosses qui s'entre-regardent.
Ce qui a surtout frappé Victor Hugo et ce qui frappera tout le monde,
c'est l'intérieur de cette figure de quarante-six mètres de hauteur
c'est en la regardant intérieurement qu'on se rend compte de
sa taille, qui ne paraît pas écrasante parce que la statue est
harmonieuse.--Victor Hugo a gravi lestement deux des étages intérieurs
de la statue.
--Je peux bien monter les dix! fait-il en riant.
C'est Mme Lockroy qui l'en empêche:--Non, dit-elle avec sa bonne grâce
charmante, je serais fatiguée.
--Claude Frollo, disons-nous à Victor Hugo, se tuerait tout aussi bien
en tombant de là-haut que précipité des tours de Notre-Dame.
Avant de partir, debout devant cette gigantesque image de la Liberté,
le poète reste un moment comme en contemplation, voyant devant lui se
dresser un gage immense de ce qu'il a toujours rêvé: l'union.
Il est là, silencieux, les mains dans ses poches, comme s'il était
seul. Puis, d'une voix forte, lentement, il dit en regardant la statue
colosse,--ces deux cent mille kilos de métal qui feront face à la
France, là-bas:
--_La mer, cette grande agitée, constate l'union des deux grandes
terres, apaisées_!
Et comme quelqu'un le prie de dicter ces mots lapidaires, qu'on veut
garder, il ajoute doucement, vraiment ému devant cette image de fer et
de cuivre de la concorde:
--Oui, cette belle oeuvre tend à ce que j'ai toujours aimé, appelé: la
paix. Entre l'Amérique et la France--la France qui est l'Europe--ce
gage de paix demeurera permanent. Il était bon que cela fût fait.
Ensuite, saluant, salué, appuyé au bras de Mme Lockroy et suivi de sa
petite-fille, Victor Hugo regagne sa voiture, emportant le fragment de
la statue, sur lequel M. Bartholdi a fait graver en hâte la date de
cette journée, le souvenir de cette glorieuse visite, avec cette
inscription:
A VICTOR HUGO
_Les Travailleurs de l'Union franco-américaine_
Fragment de la statue colossale de la Liberté
présenté à l'illustre apôtre
de la Paix, de la Liberté, du Progrès
VICTOR HUGO
le jour où il a honoré de sa visite
l'oeuvre de l'Union franco-américaine.
29 novembre 1884
Au moment où Victor Hugo montait en voiture, tous les fronts se sont
découverts et toutes les voix ont crié: Vive Victor Hugo!
Une Américaine a crié avec un accent saxon, entrecoupé par l'émotion:
--Vive Victor Hugo! le plus grand poète de la France!
--Vous pourriez dire du monde, a ajouté le sculpteur.
Tout cela s'est passé sans fracas, dans l'intimité touchante d'une
réception familière, et cependant--les Américains ne s'y tromperont
pas--cela est une date, une date désormais historique.
Voltaire, un jour, baptisa le petit-fils de Franklin. Victor Hugo a
fait mieux: il a salué la statue qui, pendant des siècles, éclairera
les navires abordant dans la grande cité des petits-neveux de Benjamin
Franklin.--_Jules Claretie_.


1885
MORT DE VICTOR HUGO
--22 MAI--

Extrait du _Rappel_:
Victor Hugo est mort.
Il est mort aujourd'hui vendredi 22 mai 1885, à une heure vingt-sept
minutes de l'après-midi.
Il était né le 26 février 1802.
Il est mort à quatrevingt-trois ans trois mois moins quatre jours.
Né avec le siècle, il semblait devoir mourir avec lui. Il l'avait
tellement personnifié qu'on ne les séparait pas et qu'on s'attendait à
les voir partir ensemble. Le voilà parti le premier.
Il y a huit jours, nous l'avions quitté aussi bien portant que
d'habitude. On avait dîné gaiement. On était nombreux, et il avait
fallu faire une petite table. Il avait, outre ses habitués du jeudi,
M. de Lesseps et ses enfants. Enfants, jeunes filles, jeunes femmes
avaient ajouté à son sourire ordinaire, et il s'était mêlé souvent à
la conversation. Nous n'étions pas plus tôt sortis que la maladie le
saisissait.
Elle l'a attaque à deux endroits, au poumon et au coeur. C'a été une
lutte terrible. Il était si fortement constitué que par moments le mal
cédait, mais pour reprendre aussitôt. Ceux qui le soignaient ont passé
par des alternatives incessantes d'espérances et d'angoisses, croyant
un instant qu'il n'avait plus qu'un quart d'heure à vivre, et
l'instant d'après qu'il allait guérir.
Lui, il ne s'est pas fait illusion.
Dès le premier jour, il disait à Mme Lockroy que c'était la fin.
Samedi, il me prenait la main, la serrait et souriait.
--Vous vous sentez mieux! lui dis-je.
--Je suis mort.
--Allons donc! Vous êtes très vivant, au contraire!
--Vivant en vous.
Lundi, il disait à Paul Meurice:
--Cher ami, comme on a de la peine à mourir!
--Mais vous ne mourez pas!
--Si! c'est la mort. Et il ajouta en espagnol:--Et elle sera la très
bien venue.
Il acceptait la mort avec la plus entière tranquillité. Toute sa vieil
l'avait regardée en face, comme celui qui n'a rien à craindre d'elle.
Il avait d'ailleurs une telle foi dans l'immortalité de l'âme que la
mort n'était pour lui qu'un changement d'existence, et la tombe que la
porte d'un monde supérieur.
Mardi, il y a eu un semblant de mieux, et nous avions tant besoin
d'espérer que nous avons repris courage. Mercredi, notre confiance est
tombée.
Hier, jeudi, la journée a été moitié oppression et moitié prostration.
Le malade, quand on lui parlait, ne répondait plus et ne paraissait
pas entendre. Nous désespérions encore une fois.
Tout à coup, vers cinq heures et demie, il a eu comme une résurrection.
Il a répondu aux questions avec sa voix de santé, a demandé à boire,
s'est dit soulagé, a embrassé ses petits-enfants et les deux amis qui
étaient là. Et nous avons eu encore l'illusion d'une guérison possible.
Hélas! c'était la dernière clarté que la lampe jette en s'éteignant.
Il a dit: Adieu, Jeanne! Et la prostration l'a repris. Puis, dans la
nuit, des accès d'agitation que ne parvenaient plus à calmer les
injections de morphine. Le matin, l'agonie a commencé.
Les médecins disaient qu'il ne souffrait pas, mais le râle était
douloureux pour ceux qui l'entendaient. C'était d'abord un bruit
rauque qui ressemblait à celui de la mer sur les galets, puis le bruit
s'est affaibli, puis il a cessé.
Victor Hugo était mort.
Il était mort dans la maison devant laquelle, il y a quatre ans, six
cent mille personnes étaient venues le saluer, debout à sa fenêtre,
nu-tête malgré l'hiver, portant ses soixante-dix-neuf ans comme les
chênes portent leurs branches. Une foule égale va venir l'y chercher;
mais elle ne l'y trouvera plus debout.
Il est couché, immobile, pâle comme le marbre, la figure profondément
sereine. On se dit qu'il est immortel, qu'il est plus vivant que les
vivants, et l'on en a la preuve dans ce grand cri de douloureuse
admiration qui retentit d'un bout du monde à l'autre; on se dit que
c'est beau d'être pleuré par un peuple, et pas par un seul; mais
n'importe, le voir là gisant, pour ceux dont la vie a été pendant
cinquante ans mêlée à la sienne, c'est bien triste.--_Auguste
Vacquerie_.
La nouvelle de la maladie de Victor Hugo ne s'était répandue que dans
la journée du dimanche. Mais, à partir de ce moment, elle avait été
l'unique pensée de Paris.
Le lundi 18 mai, les journaux publiaient ce premier bulletin:
«Victor Hugo, qui souffrait d'une lésion du coeur, a été atteint d'une
congestion pulmonaire.
GERMAIN SÉE. Dr ÉMILE ALLIX.»
Le mardi, il y eut une consultation des docteurs Vulpian, Germain Sée
et Émile Allix. Ils rédigèrent le bulletin suivant:
«L'état ne s'est pas modifié d'une manière notable. De temps à autre,
accès intenses d'oppression.»
Les bulletins se succédèrent ainsi chaque jour, signalant tantôt des
syncopes alarmantes, tantôt un calme relatif et quelque tendance à
l'amélioration. Paris, on pourrait dire la France entière, a passé,
avec les amis et les proches, par des alternatives de crainte et
d'espérance et a suivi, heure par heure, les péripéties de la maladie.
Le soir, sur les boulevards, on s'arrachait les journaux pour y
chercher les bulletins et les nouvelles. A chaque instant, des
voitures s'arrêtaient devant le petit hôtel de l'avenue Victor
Hugo; des personnalités parisiennes, des étrangers, descendaient,
s'informaient avec anxiété, s'inscrivaient ou déposaient leur carte.
Sur les trottoirs, autour de la maison, toute une foule attendait.
Le 22 mai, la fatale nouvelle se répand avec une incroyable rapidité
et jette la consternation dans Paris. Il n'y a qu'un cri: deuil
national!
La chambre des députés ne siégeait pas ce jour-là; mais les députés
y étaient venus en foule pour attendre les nouvelles. A une heure
cinquante minutes, on affichait à la salle des Pas-Perdus, cette
laconique dépêche: «Victor Hugo est mort à une heure et demie.»
L'émotion est profonde. Toutes les commissions convoquées se retirent
sur-le-champ.
Au sénat, à l'ouverture de la séance, M. Le Royer, président, se lève,
et dit, au milieu de l'émotion de tous:
«Messieurs les sénateurs,
«Victor Hugo n'est plus.
«Celui qui, depuis soixante années, provoquait l'admiration du monde
et le légitime orgueil de la France, est entré dans l'immortalité....»
Le président termine en proposant au sénat de lever la séance en signe
de deuil.
La séance est immédiatement levée.
Au conseil municipal de Paris, la nouvelle de la mort de Victor
Hugo est apportée au milieu d'une délibération, qui est aussitôt
interrompue. Le président propose de lever la séance.
M. Pichon demande, de plus, que «le conseil municipal décide qu'il se
rendra en corps, et immédiatement, à la demeure de Victor Hugo, pour
exprimer à la famille du plus grand de tous les poètes les sentiments
de sympathie et de condoléance profonde des représentants de la ville
de Paris.»
La proposition de M. Pichon est unanimement adoptée, et le conseil
municipal se rend en corps à la maison mortuaire.
A l'institut, ce n'était pas le jour de séance de l'académie
française, c'était celui de l'académie des inscriptions et
belles-lettres, et la règle est qu'une classe de l'Institut ne doit
lever la séance en signe de deuil que pour ses propres membres. A la
nouvelle de la mort de Victor Hugo, l'académie des inscriptions lève
aussitôt la sienne.
Le lendemain, l'académie des sciences morales et l'académie des
beaux-arts rendaient à l'illustre mort le même hommage.
A Rome, la chambre des députés est en séance quand le télégraphe
apporte la triste nouvelle. M. Crispi monte à la tribune: «La mort de
Victor Hugo, dit-il, est un deuil, non seulement pour la France, mais
encore pour le monde civilisé.» Le président de la chambre ajoute: «Le
génie de Victor Hugo n'illustre pas seulement la France, il honore
aussi l'humanité. La douleur de la France est commune à toutes les
nations. L'Italie reconnaissante s'associe au deuil de la nation
française [Note: Voir aux Notes les procès-verbaux de ces séances.].
Est-il besoin de dire la part que, dès ce premier jour, la presse
parisienne et française prit dans le deuil de tous? Plusieurs journaux
du soir parurent encadrés de noir. Tous étaient pleins du souvenir et
de la louange du poète.
A la maison de Victor Hugo, la douleur universelle se traduisait par
l'affluence des visites, des lettres, des dépêches, des adresses.
A une heure et demie, Victorien Sardou, qui connaissait à peine Victor
Hugo, venait prendre des nouvelles, apprenait que tout était fini
et s'en allait en sanglotant. Comment citer tous les noms, tous les
témoignages: le président de la République, les présidents des deux
chambres, les ministres, les députés et les sénateurs en foule, le
bureau du conseil général de la Seine, et tant d'amis qu'il faut
renoncer à les dire.
Et les villes de France,--Montpellier, Nancy, Compiègne,
Saumur, Troyes, Melun, Tarascon, Abbeville, etc.; les maires de
Clermont-Ferrand, de Marseille, de Toul, au nom de leur conseil
municipal, etc.
Et l'étranger,--les maçons italiens de Rome, le cercle Mazzini de
Gênes, la colonie française de Londres, la _Concordia_, association
des littérateurs de Vienne, l'association des écrivains et artistes
de Buda-Pesth, etc. Les journaux de Londres avaient fait des éditions
spéciales; la _Pall Mall Gazette_ donnait, le soir même du 22, un
portrait de Victor Hugo.
Pour les amis inconnus, ils sont innombrables. A minuit et demi on
venait encore s'inscrire en masse sur une petite table, éclairée de
deux lanternes, qui avait été installée devant la maison mortuaire.

Le 2 août 1883, Victor Hugo avait remis à Auguste Vacquerie, dans
une enveloppe non fermée, les lignes testamentaires suivantes, qui
constituaient ses dernières volontés pour le lendemain de sa mort:
Je donne cinquante mille francs aux pauvres.
Je désire être porté au cimetière dans leur corbillard.
Je refuse l'oraison de toutes les églises; je demande une prière à
toutes les âmes.
Je crois en Dieu.
VICTOR HUGO.
Il fallait concilier la modestie de ces dispositions avec l'éclat que
voulait donner la France à des funérailles qui, dans la pensée de
tous, devaient être telles qu'aucun roi, qu'aucun homme n'en aurait
encore eu de pareilles.
Dès le 22 mai, le président du conseil, M. Henri Brisson, avait
annoncé au sénat, avant la levée de la séance, que le gouvernement
présenterait le lendemain aux chambres, un projet de loi pour faire à
Victor Hugo des funérailles nationales.
Le conseil municipal de Paris avait, le même jour, sur la proposition
de M. Deschamps, émis le voeu «que le Panthéon fût rendu à sa
destination primitive et que le corps de Victor Hugo y fût inhumé.»
Le 23 mai, le président du conseil, à l'ouverture de la séance du
sénat, prononçait sur Victor Hugo de mémorables paroles. Il disait:
«Son génie domine notre siècle. La France, par lui, rayonnait sur le
monde. Les lettres ne sont pas seules en deuil, mais aussi la patrie
et l'humanité, quiconque lit et pense dans l'univers entier ... C'est
tout un peuple qui conduira ses funérailles.»
Et il présentait un projet de loi par lequel des funérailles
nationales seraient faites à Victor Hugo.
L'urgence aussitôt est votée, le rapport rédigé et lu, et le projet de
loi adopté sans discussion.
A la chambre des députés, après un éloquent discours de M. Floquet,
président, les funérailles nationales sont également votées, par 415
voix sur 418 votants.
M. Anatole de La Forge dépose alors la proposition qui suit:
«Le Panthéon sera rendu à sa destination première et légale.
«Le corps de Victor Hugo sera transporté au Panthéon.»
Il demande l'urgence, qui est votée. La discussion est remise au mardi
suivant.
En attendant, une commission est nommée par le ministre de
l'intérieur, sous la présidence de M. Turquet, sous-secrétaire d'état
à l'instruction publique, pour organiser les funérailles nationales.
La commission se compose de MM. Bonnat, Bouguereau, Dalou, Garnier,
Guillaume, Mercié, Michelin, président du conseil municipal, Peyrat,
Ernest Renan et Auguste Vacquerie.
MM. Alphand, Bartet et de Lacroix sont adjoints à la commission pour
exécuter ses décisions.
Comme si le génie de Victor Hugo dictait, une idée nouvelle et grande
se présente à tous:
La commission décide: Le corps de Victor Hugo sera exposé sous l'Arc
de Triomphe. Il partira de là pour le lieu de sa sépulture.
La commission choisit, dans sa seconde séance, le projet de décoration
de l'Arc de Triomphe présenté par M. Garnier.
Mais où serait inhumé Victor Hugo?
L'Assemblée nationale de 1791 avait décidé que le Panthéon «serait
destiné à recevoir les cendres des grands hommes, à dater de l'époque
de la liberté française»; elle avait fait inscrire sur le fronton: AUX
GRANDS HOMMES LA PATRIE RECONNAISSANTE; et elle avait immédiatement
décerné à Mirabeau l'honneur de cette sépulture. Une ordonnance
de Louis-Philippe avait, en 1830, confirmé la loi de l'assemblée
nationale. Il est vrai que deux décrets des deux Napoléon avaient
rétabli le culte au Panthéon, mais ces décrets n'avaient jamais été
exécutés.
Le gouvernement de la République jugea que, pour restituer le
Panthéon aux grands hommes, une loi n'était pas nécessaire; un décret
suffisait.
Le 26 mai 1885, deux décrets du président de la République étaient
insérés au _Journal officiel_. Le premier rendait le Panthéon «à sa
destination primitive et légale». Le second décidait que le corps de
Victor Hugo serait déposé au Panthéon.
Ainsi le corps de Victor Hugo irait reposer au Panthéon, après être
parti de l'Arc de Triomphe. On ne pouvait, jusqu'ici, rien rêver de
plus grand.
La décoration de l'Arc de Triomphe ne devait pas être terminée avant
le samedi 30 mai.
La date des funérailles fut fixée au lundi 1er juin, onze heures du
matin.
Le corps de Victor Hugo serait exposé sous l'Arc de Triomphe pendant
la journée du dimanche 31 mai.
L'itinéraire du cortège funèbre fut ainsi réglé par le conseil des
ministres: il descendrait les Champs-Elysées jusqu'à la place de la
Concorde, traverserait le pont, suivrait le boulevard Saint-Germain,
prendrait le boulevard Saint-Michel et arriverait au Panthéon par la
rue Soufflot.
A l'Arc de Triomphe, des discours seraient prononcés au nom des
corps constitués: le sénat, la chambre des députés, le gouvernement,
l'académie française, le conseil municipal de Paris, le conseil
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