🕥 35-minute read

Actes et Paroles, Volume 4 - 11

Total number of words is 4558
Total number of unique words is 1627
33.5 of words are in the 2000 most common words
45.7 of words are in the 5000 most common words
52.2 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  général de la Seine. Les autres discours seraient prononcés au
  Panthéon.
  Le lundi 1er juin, jour des funérailles nationales, serait comme un
  jour férié. Toutes les écoles et toutes les administrations publiques
  seraient fermées.
  Le samedi 23 mai, le corps de Victor Hugo avait été embaumé et
  reposait maintenant sur son lit couvert de fleurs.
  Le visage du poète était tout empreint d'un calme et d'une majesté
  suprêmes.
  Le sculpteur Dalou modela la tête de Victor Hugo. MM. Bonnat,
  Falguière, Clairin, Léopold Flameng et Guillaumet firent des croquis.
  M. Léon Glaize peignit la chambre.
  Pendant toute la semaine, une foule innombrable et sans cesse
  renouvelée vint s'inscrire à la maison mortuaire. Des gardiens de
  la paix maintenaient la double file. Un lierre qui tapisse le mur
  à l'intérieur du jardin déborde un peu au sommet; c'était à qui en
  atteindrait une feuille.
  Le lundi, les étudiants des diverses facultés de Paris se rendirent en
  corps auprès de la famille, si nombreux que la plupart durent rester
  dehors. L'un d'eux prit la parole et exprima éloquemment la douleur
  causée aux élèves des écoles «par la perte du grand poète qui a si
  admirablement traduit tous les sentiments chers à la jeunesse».
  Les ouvriers et leurs délégations n'étaient pas les moins empressés et
  les moins affligés.
  De toutes parts ne cessaient d'arriver à la famille et aux amis les
  condoléances et les hommages des représentants les plus autorisés et
  les plus illustres de la France et du monde. On ne peut que citer
  pêle-mêle et comme au hasard: Émile Augier, M. et Mme Rattazzi,
  Benjamin Bright, Jules Simon, Clemenceau, Gounod, la Chambre nationale
  du Mexique, le roi de Grèce, Antoine, député de Metz, Zorilla,
  la maison de Lar et Lara d'Espagne, le gouvernement roumain, les
  représentants de l'île de Crète, le prince Torlonia, syndic de Rome,
  Paul Bert, les artistes et le directeur de la Porte-Saint-Martin,
  Georges Perrot, directeur de l'École normale, Gréard, Camille
  Saint-Saëns, Menotti Garibaldi, la veuve d'Edgar Quinet, le père de
  Gambetta, le fils de Canaris, le fils de Miçkiewicz, Benito Juarez,
  Sacher Masoch, Mounet-Sully, etc. Tous envoyaient les lettres et les
  télégrammes les plus émus et les plus touchants.
  Nombre de villes d'Italie, d'Espagne, d'Angleterre, de Belgique, de
  Portugal, du Trentin, etc., firent parvenir des adresses: «Le peuple
  grec, écrivait M. Théodore Delyannis, pleure en Victor Hugo le plus
  ancien, le plus généreux et le plus constant des philhellènes.» Toute
  l'Europe partageait le deuil de la France.
  Durant toute la semaine, les journaux, sans distinction d'opinion,
  furent remplis chaque jour du nom et de la gloire de Victor Hugo. Il
  faut pardonner, en les omettant, quelques basses insultes cléricales.
  Partout ailleurs concert unanime de douleur et d'admiration.
  Ernest Renan:
  Victor Hugo a été une des preuves de l'unité de notre conscience
  française. L'admiration qui entourait ses dernières années a montré
  qu'il y a encore des points sur lesquels nous sommes d'accord.
  Sans distinction de classes, de partis, de sectes, d'opinions
  littéraires, la France, depuis quelques jours, a été suspendue aux
  récits navrants de son agonie, et maintenant il n'est personne qui ne
  sente au coeur de la patrie un grand vide.
  Il était un membre essentiel de l'église en la communion de laquelle
  nous vivons; on dirait que la flèche de cette vieille cathédrale s'est
  écroulée avec la noble existence qui a porté le plus haut en notre
  siècle le drapeau de l'idéal.
  Leconte de l'Isle:
   Dors, Maître, dans la paix de ta gloire! Repose,
   Cerveau prodigieux, d'où, pendant soixante ans,
   Jaillit l'éruption des concerts éclatants.
   Va! la mort vénérable est ton apothéose:
   Ton esprit immortel chante à travers les temps!
   Pour planer à jamais dans la vie infinie,
   Il brise comme un Dieu les tombeaux clos et sourde,
   Il emplit l'avenir des voix de ton génie,
   Et la terre entendra ce torrent d'harmonie
   Rouler de siècle en siècle en grandissant toujours!
  Edmond Schérer:
  Le monde civilisé tout entier portera le deuil du grand poète; il
  sentira qu'une grande lumière s'est éteinte, et que le plus glorieux
  des fils de la France moderne est entré définitivement par la mort
  dans cette immortalité dont, vivant, il avait déjà connu les prémices.
  Victor Hugo a ouvert dans noire histoire littéraire une époque. Il a
  été à la fois très fort et très nouveau. On n'a longtemps voulu
  voir en lui qu'un chef d'école; il a été plus et mieux que cela, un
  créateur, un initiateur. Je ne vois personne à lui comparer en ce
  genre, ni Ronsard, ni Corneille, ni Voltaire. Ajoutons qu'il a été
  plus extraordinaire que les plus grands; Victor Hugo n'a pas été
  seulement un génie, il a été un phénomène.
  Arsène Houssaye:
  Un siècle après la mort de Voltaire, nous saluons la même apothéose
  pour Victor Hugo. Ils ne se ressemblent pas par le génie, ce poète et
  ce philosophe, ces deux conteurs merveilleux; ils se ressemblent par
  l'amour de l'humanité. Ce sont deux papes de l'esprit humain.
  Henri Fouquier:
  Victor Hugo a été le poète du siècle.
  Pas un homme, dans le monde entier contemporain, ne pourrait songer un
  instant à opposer son oeuvre à l'oeuvre immense de Victor Hugo.
  Il n'est pas une forme de la pensée humaine qu'il n'ait abordée,
  toujours avec supériorité, le plus souvent avec génie. Sa lyre avait
  toutes les cordes; il a été sans effort de la chanson d'Anacréon au
  poème épique de Dante. Il a tout compris de l'humanité, tout aimé,
  tout chanté.
  Henry Houssaye:
  Le génie de Victor Hugo rayonne sur la France depuis soixante ans.
  Cinq générations d'écrivains l'ont salué vivant comme un maître
  souverain. Ce siècle est plein de lui, de ses oeuvres, de ses paroles,
  de sa langue, de ses conceptions, de la musique de ses vers, de la
  lumière de ses idées. De Sainte-Hélène à l'île de Chio, tous les
  vaincus ont trouvé sa voix d'airain pour les glorifier. Immense a été
  et est encore son action sur les lettres françaises. Tous ceux qui
  tiennent une plume aujourd'hui, les prosateurs comme les poètes, les
  journalistes comme les auteurs dramatiques, procèdent plus ou moins de
  lui. Ils se servent d'épithètes et d'images, ils ont des alliances de
  termes et des surprises de rimes, des tours de phrases et des formes
  de pensée, qui sont des réminiscences inconscientes de Victor Hugo. Le
  style moderne est marqué à son empreinte. Son oeuvre écrite passe par
  le nombre des volumes celle même de Voltaire et égale par la puissance
  et l'éclat celle des plus grands poètes.
  On ne peut pas dire de Victor Hugo qu'il meurt pour entrer dans
  l'immortalité, car son immortalité avait commencé lui vivant. Depuis
  quinze ans et plus, il assistait à son apothéose. Ses adversaires
  mêmes, ceux de la politique et ceux des lettres, se taisaient devant
  sa glorieuse vieillesse. Et, avec le vingtième siècle, viendra la
  vraie postérité, non point cette postérité des premières années,
  soumise à tant de modes et à tant de variations, mais la grande,
  l'éternelle, l'immuable postérité, celle où sont dans le rayonnement
  suprême Eschyle, Dante, Shakespeare et le grand Corneille.
  Camille Pelletan:
  Quelle vie et quelle oeuvre! Ce siècle en est rempli.--Peut-on parler
  du poète qui a fait vibrer toutes les émotions, qui a donné à la
  strophe son plus prodigieux coup d'aile, et dont on ne peut résumer
  l'oeuvre que par le titre qu'il a écrit sur une de ses oeuvres: «Toute
  la Lyre?»
  Faut-il parler de l'écrivain;--du plus prodigieux manieur de la langue
  française qui ait jamais existé;--du Maître qui n'a pas seulement
  produit les plus étonnants chefs-d'oeuvre, mais qui a encore créé le
  style et l'école littéraire du dix-neuvième siècle?
  Faut-il parler du génie profond, qui a donné de nouveaux accents à la
  pitié humaine, qui a traduit, par ce qu'il y a de plus puissant dans
  la langue, ce qu'il y a de plus profond dans la miséricorde pour tout
  ce qui souffre;--de l'auteur de _Claude Gueux_ et des _Misérables_, du
  poète qui a chanté, toutes les déchéances?
  Faut-il enfin parler du combattant? Faut-il rappeler comment l'homme,
  à qui il était si aisé et si glorieux de jouir d'une admiration
  incontestée, s'est jeté dans la bataille, du côté où il voyait
  l'idéal, le droit, le peuple, l'avenir? Faut-il rappeler le proscrit,
  Titan enchaîné sur un rocher de l'océan, et défiant, écrasant de là le
  despote? Faut-il rappeler ce grand coeur, qui seul, dans la hideuse
  folie de la guerre civile, plus encore, après la défaite, à l'heure
  de l'immense déroute qui charriait dans ses flots irrésistibles les
  derniers sentiments d'humanité ..., faut-il rappeler l'homme qui
  alors, en pleine terreur, livra son front glorieux aux huées, se mit
  en travers des furieux et couvrit les proscrits de sa poitrine?....
  Comme Voltaire, il a remué le monde, parce qu'il l'a aimé.
  Auguste Vitu:
  C'en est fait, Victor Hugo «entré vivant dans la postérité», entre
  aujourd'hui glorieusement dans la mort.
  Environné de l'admiration publique, consolé de ses épreuves passées
  et de ses douleurs domestiques par une popularité prodigieuse et sans
  exemple dans notre pays, Victor Hugo n'apparaissait plus que comme le
  symbole radieux du génie de la France.
  Nulle royauté littéraire n'égala jamais la sienne. Voltaire régnait à
  d'autres titres. On a dit de Voltaire qu'il était le second dans tous
  les genres. Victor Hugo, au contraire, est et demeurera le premier
  dans plusieurs. Ni dans ce siècle, ni dans nul des siècles qui l'ont
  précédé, la France n'a possédé un poète de cette hauteur, de cette
  abondance et de cette envergure. Il est pour nous ce que Dante,
  Pétrarque, le Tasse et l'Arioste réunis furent pour l'Italie; c'est le
  chêne immense dont les robustes frondaisons couvrent depuis soixante
  ans de leur ombre les floraisons sans cesse renaissantes de la pensée
  française.
  Henry Maret:
  Ne vous semble-t-il pas que ce soit là un coucher d'astre, et que nous
  entrions dans je ne sais quelles ténèbres?
  Comme Voltaire, mourant presque au même âge, presque au même jour,
  il donnera son nom au siècle qu'il a illuminé de son génie, qu'il a
  éclairé de sa bonté.
  Deuil national, deuil universel, deuil avant tout de ce Paris qu'il
  a tant aimé. La cité, qu'il a baptisée capitale du monde, fera a
  son poète de splendides funérailles; l'atelier chômera, le théâtre
  fermera, les passions s'apaiseront, et les partisans des vieux trônes
  se joindront aux fils de la Révolution pour accompagner, tristes et
  recueillis, les restes du chantre sublime de toutes les gloires et de
  tous les malheurs.
  Henri Rochefort:
  Le grand amnistieur, c'est sous ce nom et avec ce caractère que le
  souvenir de Victor Hugo restera vivant parmi le peuple. Il n'est allé
  rendre visite aux souverains que pour demander la grâce de quelque
  proscrit. Lorsqu'en 1869 j'allai voir à La Have l'illustre Armand
  Barbès, j'aperçus dans sa chambre à coucher un portrait de Victor
  Hugo:
  «Est-il ressemblant?» me demanda-t-il; et il ajouta: «Comprenez-vous
  que sans lui j'aurais eu certainement la tête coupée, et que je ne
  l'ai jamais vu?»
  Après la Commune, la première voix qui cria: Amnistie! fut la voix
  de Victor Hugo; comme ce fut sa porte qui s'ouvrit la première aux
  échappés de la Semaine sanglante.
  Victor Hugo, depuis, a demandé la grâce du patriote Oberdank à
  l'empereur d'Autriche, la grâce du justicier de l'espion James Carey à
  la reine d'Angleterre....
  Émile Augier:
  La France perd le plus illustre de ses fils.
  Vous perdez, Meurice et vous, mon cher Vacquerie, le meilleur et le
  plus glorieux des pères.
  Émile Zola, à George Hugo:
  ... Victor Hugo a été ma jeunesse, je me souviens de ce que je lui
  dois. Il n'y a plus de discussion possible en un pareil jour; toutes
  les mains doivent s'unir, tous les écrivains français doivent se lever
  pour honorer un maître et pour affirmer l'absolu triomphe du génie.
  Théodore de Banville:
  ... Ah! le deuil n'est pas seulement pour Paris, pour la France, pour
  l'Europe; il est pour le monde entier, car la patrie du plus grand des
  poètes était partout, et il laisse des orphelins partout. Ceux qui
  perdent en lui un père, ce ne sont pas seulement les poètes, les
  écrivains, les artistes, les penseurs; ce sont les humbles, tous les
  souffrants, tons les petits, tous les misérables, tout le peuple, dont
  il pansait et baisait les blessures; ce sont les riches, les heureux,
  les triomphants, les rois du monde, dont il élevait les coeurs vers la
  charité et vers l'idéal; ce sont toutes les patries, à qui il tendait
  les branches d'olivier pacifiques, en leur disant de sa voix attendrie
  et dominatrice: Aimez-vous les uns les autres!
  Oui, l'âme de Victor Hugo est avec ses pareils, avec Homère, avec
  Pindare, avec Eschyle, avec Dante, avec Shakespeare; mais aussi elle
  est, elle sera vue toujours vivante parmi nous; et longtemps après que
  les petits-fils de nos fils seront couchés sous le gazon, c'est
  elle, c'est cette âme qui continuera à éclairer les hommes, et à les
  embraser des feux de l'immense amour. Tout ce qui sera fait de grand,
  de beau, d'héroïque, sera nécessairement fait en son nom. Victor
  Hugo sera présent, il sera visible parmi nous toutes les fois que la
  vieillesse sera honorée, que la femme sera déifiée, que la misère
  sera consolée; toutes les fois que retentira un noble chant de lyre,
  faisant s'ouvrir mystérieusement les portes du ciel....
  
  
  II
  LES FUNÉRAILLES
  3l MAI
  A l'Arc de Triomphe.
  
  Depuis l'heure où s'était répandue la nouvelle de la mort de Victor
  Hugo, et pendant toute la semaine où son corps était resté étendu sur
  le lit mortuaire, la douleur avait été immense, comme peut l'être la
  douleur d'un peuple.
  Les funérailles eurent un tout autre caractère.
  On ne sait qui, le premier, prononça le mot «apothéose», mais tout de
  suite ce mot fut dans toutes les bouches et dans toutes les pensées.
  Après avoir pleuré son poète, la France, dans ces deux journées
  suprêmes, ne pensa plus qu'à le glorifier. Ce fut comme une fête
  funéraire, qui prit aussitôt les proportions d'un colossal triomphe.
  La mise en bière du corps de Victor Hugo avait eu lieu le samedi, à
  dix heures et demie du soir, en présence de la famille et d'un petit
  nombre d'amis.
  On aurait voulu que le transport au catafalque de l'Arc de Triomphe se
  fît la nuit et secrètement Mais les vingt maires de Paris demandèrent
  à se joindre, dans le trajet, au premier cortège intime. On laissa
  du moins ignorer l'heure indiquée: la première heure, cinq heures et
  demie du matin. La foule attendit toute la nuit dans la rue.
  A six heures, la bière fut descendue de la chambre mortuaire et placée
  dans un fourgon des pompes funèbres, qui disparaissait sous les fleurs
  et les couronnes.
  La famille, les amis, les maires de Paris suivirent, et traversèrent
  toute cette population émue et recueillie.
  Là fut jeté pour la première fois, et à plusieurs reprises, ce cri
  qui devait souvent retentir le lendemain, et qui pouvait paraître
  singulier sur le passage d'un mort: Vive Victor Hugo! Pour le peuple,
  son poète était toujours vivant. Vive Victor Hugo! cela voulait dire:
  Vive son oeuvre et vive sa gloire!
  Parmi les amis qui suivaient le convoi, un groupe à part était formé
  par des jeunes gens qui avaient réclamé l'honneur de veiller auprès
  du corps, pendant le jour et la nuit où il allait rester sous le
  catafalque de l'Arc de Triomphe. Quels étaient ces jeunes gens?
  Les mêmes qui, quatre ans auparavant, avaient préparé la fête de
  l'anniversaire du 27 février 1881. On se rappelle que, ce jour-là,
  ils avaient assigné l'Arc de Triomphe comme point de départ au peuple
  qu'ils amenaient saluer Victor Hugo; ils amenaient aujourd'hui Victor
  Hugo à la rencontre du peuple, au même lieu de rendez-vous.
  Rien de plus grandiose que cet aspect: l'Arc de Triomphe en deuil.
  Du haut du fronton, un immense crêpe noir tombe en diagonale de la
  corniche opposée au groupe de Rude. Le quadrige de Falguière, qui
  surmontait alors le monument, apparaissait aussi sous un voile noir.
  Aux quatre coins pendent des oriflammes. De longues draperies noires
  frangées de blanc, décorées d'écussons où se lisent les titres des
  oeuvres du poète, ferment trois des ouvertures. Sur l'une des
  faces latérales, l'image de Victor Hugo, portée par deux Renommées
  embouchant la trompette lyrique.
  Sous la grande arche faisant face à l'avenue des Champs-Elysées se
  dresse le catafalque. Il est surélevé de douze marches et touche
  presque à la voûte. A la base, un grand médaillon de la République.
  Au-dessus, les hautes initiales V. H., que surmonte une sorte de
  disque lumineux aux rayons phosphorescents.
  Devant le catafalque monumental, le sarcophage où sera déposé le
  corps, exhaussé sur un piédestal et recouvert de velours noir semé de
  larmes d'argent. Sur les marches, l'entassement des couronnes.
  De chaque côté de l'Arc de Triomphe s'élancent deux oriflammes noires
  aux étoiles d'argent. Tout autour, sur le rond-point, deux cents
  lampadaires et torchères.
  Le gaz, allumé en plein jour jette sous les crêpes noirs une lueur
  étrange et funèbre.
  Un bataillon scolaire, relevé toutes les deux heures, formera la garde
  d'honneur. Quatre huissiers du sénat, en grande tenue de cérémonie, se
  tiennent aux coins du sarcophage. Deux rangs de cuirassiers en armes
  gardent l'entrée.
  C'est un spectacle sans précédent dans l'histoire des honneurs rendus
  aux grands hommes que celui qui fut donné par cette journée, veille
  des funérailles de Victor Hugo.
  A partir du moment où le corps fut exposé sous l'Arc de Triomphe, le
  peuple, que le poète aimait, n'a cessé de l'entourer. Paris entier,
  non plus, comme en 1881, pendant six heures, mais pendant un jour et
  une nuit, a défilé ou s'est tenu devant son cercueil, consacrant
  par son hommage unanime l'entrée du maître, non plus dans sa
  quatrevingtième année, mais dans son immortalité.
  Les boulevards, les rues, les avenues, présentaient, dans Paris, le
  même aspect singulier: des groupes et des voitures marchant dans la
  même direction, tous n'ayant qu'un unique objectif, l'Arc de Triomphe.
  La foule répandue sur les avenues qui aboutissent à l'Étoile
  s'arrêtait devant le cordon ininterrompu des cavaliers de la garde
  républicaine entourant le monument. Ceux qui voulaient défiler devant
  le catafalque prenaient la file sur l'avenue Friedland. Quelle file!
  longue de trois cents mètres sur toute la largeur de l'avenue! une
  masse compacte, que ni le soleil, ni l'attente, ni la poussière,ne
  parvenaient à entamer; des femmes, des vieillards qui ne se
  fatiguaient pas; des enfants sur les épaules de leur père, d'autres
  mêlés à la cohue et qu'on retirait par instants à demi étouffés.
  A sept heures, la foule était aussi épaisse qu'au commencement de
  la journée; mais, en vertu des décisions prises, le défilé devait
  s'arrêter. Bon nombre de ceux qui avaient attendu pendant deux ou
  trois heures voulurent néanmoins passer, malgré les gardes. Il
  s'ensuivit un tumulte, qui heureusement n'eut pas de suite. Les
  milliers de citoyens venus pour honorer une dernière fois le grand
  mort eurent bien vite repris leur attitude calme et digne.
  On avait, à ce moment, de la place de la Concorde, un coup d'oeil
  saisissant: l'avenue des Champs-Elysées noire et grouillante de foule;
  au-dessus du rond-point de Courbevoie, les derniers feux du soleil
  couchant empourprant l'horizon, et l'Arc de Triomphe détachant sa
  masse sombre sur ce fond d'or et de flamme.
  L'exposition nocturne du corps de Victor Hugo fut quelque chose de
  plus étonnant encore que tout le reste, et ceux devant lesquels cette
  vision a passé ne l'oublieront jamais.
  Dans la soirée, la marée de la foule était revenue, plus énorme,
  s'il est possible, que dans le jour. A partir de neuf heures, les
  Champs-Elysées et toutes les avenues rayonnant autour de l'Étoile
  charriaient de véritables fleuves humains.
  Ce que cette foule avait sous les yeux était inimaginable.
  Par un merveilleux parti pris de lumière et d'ombre, on n'avait
  projeté de clarté, une clarté très vive, que sur un seul côté, le
  côté droit, de l'Arc de Triomphe. Tout autour, dans les lampadaires
  allumés, brûlait une flamme verdâtre. Sur la chaussée, au pied du
  cénotaphe déroulant ses profils lamés d'argent sur un ciel gris et
  triste, s'ouvrait une double haie de cuirassiers portant des torches.
  Reflétées par l'acier et le cuivre des casques et des cuirasses,
  toutes ces lueurs tremblantes brillaient et voltigeaient
  fantastiquement sur ces cavaliers noirs, superbes dans leur immobilité
  de statues. De même, sur la face de pierre impassible et morne de
  l'Arc de Triomphe, les longs plis flottants des drapeaux et des
  oriflammes se tordaient et s'échevelaient, comme désespérés, dans le
  vent.
  A la beauté de ce tableau, l'immense bruit que faisait autour le
  peuple ajoutait la vie.
  De près, il y a de tout dans ce bruit; aux paroles d'admiration,
  de bénédiction et de recueillement se mêlent des cris, des appels
  vulgaires,--marchands d'oranges, vendeurs et déclamateurs de
  prétendues pièces de poésie, camelots colportant des médailles
  commémoratives, des photographies, des épingles, loueurs de chaises
  et d'échelles, chansons et choeurs improvisés et incohérents; les
  entretiens sérieux ou touchants sur les oeuvres et les actes du poète
  sont troublés çà et là par des disputes, des quolibets, des huées; de
  minuit à deux heures, ce tumulte confus bat son plein; et, quand on
  est dans la foule même, toute cette clameur de la foule, pour ceux qui
  sont attendris et graves, détonne parfois choquante et grossière.
  De loin, aux abords du monument, dans le silence qui enveloppe
  l'Arc de Triomphe, tous ces bruits se fondent en une tranquille et
  souveraine harmonie. Pour voir, il faut être du côté de la foule; il
  faut, pour entendre, être du côté du mort. Le poète a bien souvent
  comparé et confronté dans sa pensée le peuple et l'océan, qu'il aimait
  également tous deux. Cette vaste rumeur du peuple, dans la profonde
  paix qui règne autour du cercueil, n'est plus que le calme et grave
  retentissement de la mer, berçant pour la dernière fois Victor Hugo
  endormi. Et c'est avec cette douceur qu'elle arrive aux oreilles des
  jeunes poètes assis sur des chaises de deuil aux angles du catafalque,
  qui, religieusement, veillent le père.
  La foule, après deux heures, a commencé à s'éclaircir.
  Toute la nuit, le ciel est resté gris et sombre. Pas une étoile, sauf
  une qui a brillé sur le monument au commencement de la soirée. Un
  nuage l'a cachée, et aucune éclaircie ne s'est produite depuis.
  A trois heures, le jour point, une blancheur court vers l'orient.
  Aussitôt les lampadaires et la ceinture de flamme des urnes
  s'éteignent; les cuirassiers soufflent leurs torches et mettent sabre
  au clair; la veillée nocturne est terminée.
  L'Arc de Triomphe apparaît dans le jour naissant avec des formes
  confuses. Paris surgit dans l'indécise clarté de l'aube. Il n'y a plus
  d'allumées que les lanternes de quelques voitures et les bougies des
  camelots sur les étalages en plein vent.
  Des ouvriers se mettent à l'oeuvre pour disposer les banquettes
  réservées aux corps officiels et aux invités et la tribune des
  orateurs. Des cavaliers de la garde républicaine se portent en avant
  pour déblayer les abords de la place, surtout du côté de l'avenue des
  Champs-Elysées.
  Enfin le jour grandit; une pluie fine tombe pendant un quart d'heure,
  puis une déchirure se fait dans le réseau nuageux et un coin de ciel
  bleu apparaît.
  De larges bandes orangées strient l'horizon du côté du levant; c'est
  le soleil.
  C'est le réveil pour beaucoup de gens qui de nouveau s'empressent vers
  l'Arc de Triomphe. La foule, un moment diminuée, grossit rapidement.
  Il n'est que cinq heures, et déjà des sonneries lointaines de clairons
  retentissent, des sociétés de gymnastique se dirigent vers leurs
  rendez-vous.
  L'animation s'accroît peu à peu; les délégations se groupent aux lieux
  de réunion désignés par la commission des obsèques. Les musiques
  et les fanfares résonnent de tous côtés. De nouveaux porteurs de
  couronnes, les unes pendues à une perche, les autres installées sur
  des brancards, arrivent ajouter à celles qui jonchent les marches
  du catafalque. Les roses, les lilas, les bleuets, les violettes
  s'entassent, emmêlant leurs écharpes de soie aux inscriptions d'or.
  L'air alentour s'embaume de toute cette montagne de fleurs.
  
  1er JUIN
  Les discours.
  
  A onze heures, les canons du mont Valérien, par une salve de vingt et
  un coups, annoncent le commencement de la cérémonie.
  Les groupes du cortège et la foule emplissent les avenues, mais la
  vaste place de l'Étoile est vide.
  Devant l'Arc de Triomphe a été réservé un demi-cercle, partagé en deux
  moitiés égales par une allée conduisant au catafalque, et garni de
  bancs drapés de noir.
  A gauche, prennent place: le ministère au complet, M. Henri Brisson
  en tête, la grande chancellerie de la Légion d'honneur, la maison
  militaire du président de la République, conduite par le général
  Pittié, le corps diplomatique; lord Lyons, le prince de Hohenlohe, le
  comte Hoyos, le général Menabrea, le comte de Beyens, Nazare-Aga,
  sont là, l'uniforme tout chamarré d'or et la poitrine constellée de
  décorations. Les bureaux du Sénat et de la Chambre sont aussi de ce
  côté, et derrière se pressent les sénateurs et les députés, l'écharpe
  tricolore croisée sur la poitrine, les conseillers municipaux avec
  l'écharpe bleue et rouge, les membres de l'Institut avec l'habit à
  palmes vertes, la cour des comptes et la cour de cassation.
  A droite, la famille et les amis. Derrière eux, les invités de la
  littérature et de la presse. Il faudrait citer tous les noms connus
  dans les lettres et dans les arts pour nommer ceux qui étaient là. A
  côté d'eux, les autorités militaires, un groupe tout resplendissant
  de broderies et de panaches, les maires de Paris, les tribunaux, les
  avocats.
  L'élite de la France est autour du glorieux cercueil.
  La musique de la garde républicaine fait entendre la marche funèbre de
  Chopin. Aussitôt après les discours officiels sont prononcés.
  Une petite tribune tendue de noir passementé d'argent a été dressée à
  la travée de droite. C'est là, au milieu de cette foule choisie, avec
  la formidable rumeur des sept cent mille personnes entassées dans les
  avenues, sous le ciel immense auquel les nuages gris faisaient à ce
  moment-là un voile de deuil, devant l'un des plus grands morts que la
  France ait jamais pleurés, que les orateurs ont pris la parole.
  Le premier discours [Note: Voir les Discours aux Notes.] a été celui
  de M. Le Royer, président du Sénat. Il a débuté avec ampleur, se
  demandant, «en présence de cette foule immense, de toute une nation
  inclinée devant un cercueil, ce que le langage humain, dans son
  expression la plus haute, pourrait ajouter aux témoignages de douleur
  et d'admiration prodigués à ce prodigieux génie». Il a terminé par ce
  cri: Gloire à Victor Hugo le Grand!
  Le président de la chambre des députés, Charles Floquet, s'est dit
  saisi, lui aussi, par «la grandeur de ce spectacle, que l'histoire
  enregistrera: sous la voûte toute constellée des noms légendaires de
  tant de héros qui firent la France libre et la voulurent glorieuse,
  apparaît la dépouille mortelle, je me trompe, l'image toujours sereine
  du grand homme qui a si longtemps chanté pour la gloire de la patrie,
  combattu pour sa liberté; autour de nous, les maîtres de tous les arts
  et de toutes les sciences, les représentants et les délégués du
  peuple français, les ambassadeurs volontaires de l'univers civilisé,
  s'inclinent pieusement devant celui qui fut un souverain de la pensée,
  un protecteur persévérant de toute faiblesse contre toute oppression,
  le défenseur en titre de l'humanité».
  
You have read 1 text from French literature.