Actes et Paroles, Volume 4 - 19

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où lorsque quelqu'un dira: propreté, promptitude, exactitude, bon
service, on ne songera pas tout d'abord à un canon se chargeant par la
culasse, et où le fusil à aiguille cessera d'être le modèle de toutes
les vertus.

VI
Insistons-y, un certain empiétement du présent sur l'avenir est
nécessaire. Cette vague figuration de ce qui sera dans ce qui
est, Paris l'esquisse. C'est pour la faire mieux saillir, et pour
l'éclairer des deux côtés, que, tout à l'heure, en regard de l'avenir,
nous avons placé le passé. Le fruit est bon à voir, mais maintenant
retournez l'arbre, et montrez sa racine. Cette histoire qu'on vient
de revoir, on peut en refaire et en varier le raccourci; on n'en
modifiera ni le sens ni le résultat. Changer l'altitude ne change
point le corps.
Qu'on interroge, non les archives de l'empire, car le mot _archives
de l'empire_ s'applique seulement aux deux périodes 1804-1814 et
1852-1867, et hors de là n'a aucun sens, qu'on interroge et qu'on
remue jusqu'au fond les _archives de France_, et, de quelque façon
que la fouille soit faite, pourvu que ce soit de bonne foi, la même
histoire incorruptible en sortira.
Cette histoire, qu'on la prenne telle qu'elle est, qu'on en ait la
quantité d'horreur qu'elle mérite, à la condition qu'on finisse
par admirer. Le premier mot est Roi, le dernier mot est Peuple.
L'admiration comme conclusion, c'est là ce qui caractérise le penseur.
Il pèse, examine, compare, sonde, juge; puis, s'il est tourné vers
le relatif, il admire, et, s'il est tourné vers l'absolu, il adore.
Pourquoi? parce que dans le relatif il constate le progrès; parce que
dans l'absolu il constate l'idéal. En présence du progrès, loi des
faits, et de l'idéal, loi des intelligences, le philosophe aboutit au
respect. Le coup de sifflet final est d'un idiot.
Admirons les peuples chercheurs, et aimons-les. Ils sont pareils aux
Empédocles dont il reste une sandale et aux Christophe Colombe dont il
reste un monde. Ils s'en vont à leurs risques et périls dans le grand
travail de l'ombre. Ils ont souvent aux mains la boue du déblaiement
à tâtons. Leur reprocherez-vous les déchirures de leurs habits
d'ouvriers? O sombres ingrats que vous êtes!
Dans l'histoire humaine, parfois c'est un homme qui est le chercheur,
parfois c'est une nation. Quand c'est une nation, le travail, au
lieu de durer des heures, dure des siècles, et il attaque l'obstacle
éternel par le coup de pioche continu. Cette sape des profondeurs,
c'est le fait vital et permanent de l'humanité. Les chercheurs,
hommes et peuples, y descendent, y plongent, s'y enfoncent, parfois
y disparaissent. Une lueur les attire. Il y a un engloutissement
redoutable au fond duquel on aperçoit cette nudité divine, la Vérité.
Paris n'y a point disparu.
Au contraire.
Il est sorti de 93 avec la langue de feu de l'avenir sur le front.

VII
Depuis les temps historiques, il y a toujours eu sur la terre ce qu'on
nomme la Ville. _Urbs_ résume _orbis_. Il faut le lieu qui pense.
Il faut l'endroit cérébral, le générateur de l'initiative, l'organe de
volonté et de liberté, qui fait les actes quand le genre humain est
éveillé, et, quand le genre humain dort, les rêves.
L'univers sans la ville; il y a là comme une idée de décapitation. On
ne se figure pas la civilisation acéphale.
Il faut la cité dont tout le monde est citoyen.
Le genre humain a besoin d'un point de repère universel.
Pour nous en tenir à ce qui est élucidé, et sans aller chercher dans
les pénombres les cités mystérieuses, Gour en Asie, Palenque en
Amérique, trois villes, visibles dans la pleine clarté de l'histoire,
sont d'incontestables appareils de l'esprit humain.
Jérusalem, Athènes, Rome. Les trois villes rhythmiques.
L'idéal se compose de trois rayons: le Vrai, le Beau, le Grand. De
chacune de ces trois villes sort un de ces trois rayons. A elles
trois, elles font toute la lumière.
Jérusalem dégage le Vrai. C'est là qu'a été dite par le martyr suprême
la suprême parole: _Liberté, Égalité, Fraternité_. Athènes dégage le
Beau. Rome dégage le Grand.
Autour de ces trois villes, l'ascension humaine a accompli son
évolution. Elles ont fait leur oeuvre. Aujourd'hui de Jérusalem il
reste un gibet, le Calvaire; d'Athènes, une ruine, le Parthénon; de
Rome, un fantôme, l'empire romain.
Ces villes sont-elles mortes? Non. L'oeuf brisé ne représente pas
la mort de l'oeuf, mais la vie de l'oiseau. Hors de ces enveloppes
gisantes, Rome, Athènes, Jérusalem, plane l'idée envolée. Hors de Rome
la Puissance, hors d'Athènes l'Art, hors de Jérusalem la Liberté. Le
Grand, le Beau, le Vrai.
En outre elles vivent en Paris. Paris est la somme de ces trois cités.
Il les amalgame dans son unité. Par un côté il ressuscite Rome, par
l'autre, Athènes, par l'autre, Jérusalem. Du cri du Golgotha il a tiré
les Droits de l'homme.
Ce logarithme de trois civilisations rédigées en une formule unique,
cette pénétration d'Athènes dans Rome et de Jérusalem dans Athènes,
cette tératologie sublime du progrès faisant effort vers l'idéal,
donne ce monstre et produit ce chef-d'oeuvre: Paris.
Dans cette cité-là aussi il y a eu un crucifix. Là, et pendant
dix-huit cents ans aussi,--nous avons compté les gouttes de sang tout
à l'heure,--en présence du grand crucifié, Dieu, qui pour nous est
l'Homme, a saigné l'autre grand crucifié, le Peuple.
Paris, lieu de la révélation révolutionnaire, est la Jérusalem
humaine.


IV
FONCTION DE PARIS

I
La fonction de Paris, c'est la dispersion de l'idée. Secouer sur le
monde l'inépuisable poignée des vérités, c'est là son devoir, et il le
remplit. Faire son devoir est un droit.
Paris est un semeur. Où sème-t-il? dans les ténèbres. Que sème-t-il?
des étincelles. Tout ce qui, dans les intelligences éparses sur cette
terre, prend feu ça et là, et pétille, est le fait de Paris. Le
magnifique incendie du progrès, c'est Paris qui l'attise. Il y
travaille sans relâche. Il y jette ce combustible, les superstitions,
les fanatismes, les haines, les sottises, les préjugés. Toute cette
nuit fait de la flamme, et, grâce à Paris, chauffeur du bûcher
sublime, monte et se dilate en clarté. De là le profond éclairage
des esprits. Voilà trois siècles surtout que Paris triomphe dans ce
lumineux épanouissement de la raison, qu'il envoie de la civilisation
aux quatre vents, et qu'il prodigue la libre pensée aux hommes;
au seizième siècle par Rabelais,--qu'importe la tonsure!--au
dix-septième, par Molière,--qu'importe le travestissement et le
masque!--au dix-huitième, par Voltaire,--qu'importe l'exil!
Rabelais, Molière et Voltaire, cette trinité de la raison, qu'on nous
passe le mot, Rabelais le Père, Molière le Fils, Voltaire l'Esprit,
ce triple éclat de rire, gaulois au seizième siècle, humain au
dix-septième, cosmopolite au dix-huitième, c'est Paris.
Ajoutez-y Danton, pourtant.
Paris a sur la terre une influence de centre nerveux. S'il tressaille,
on frissonne.
Il est responsable et insouciant. Et il complique sa grandeur par son
défaut.
Il se contente trop souvent d'avoir de la joie. Joie athénienne aux
yeux de l'historien, joie olympienne aux yeux du poëte.
Cette joie est souvent une faute. Quelquefois elle est une force.
Elle vient en aide à la raison.
A l'heure qu'il est, et nous ne saurions trop en prendre acte, nous,
philosophes, la guerre étant dans la coulisse et prête à rentrer en
scène, Paris raille la guerre. La grosse voix militaire le fait rire.
Bon commencement. C'est là une gaieté de faubourien, mais Paris
est surtout de son faubourg. Le caporalisme ayant cessé d'être une
grandeur française et étant devenu une grandeur tudesque, Paris est
à l'aise pour s'en moquer. Cette moquerie est saine. On en verra les
suites. Dans _les Muettes de l'Histoire_, vivant et puissant livre,
on lit ceci: «Un jour Henri VIII n'aima plus sa femme; de là une
religion.» On pourra dire de même: «Un jour Paris n'aima plus le
soldat; de là une guérison.»
Le caporalisme, c'est l'absolutisme. C'est Narvaëz. C'est Bismarck.
Le despotisme est un paradoxe. L'omnipotence militaire monarchique
offense le bon goût.
--Sifflons cela, dit Paris. Et il prend sa clef dans sa poche. La clef
de la Bastille.

II
Paris a été trempé dans le bon sens, ce Styx qui ne laisse point
passer les ombres. C'est par là que Paris est invulnérable.
Il s'engoue comme toutes les autres foules, puis, brusquement, devant
les apothéoses, les tedeums, les cantates, les fanfares, il perd son
sérieux.
Et voilà les apothéoses en danger.
Le roi de Prusse est grand. Il a sur sa monnaie une couronne de
laurier, sur sa tête aussi. C'est à peu près un César. Il est en passe
d'être empereur d'Allemagne. Mais Paris sourira. C'est terrible.
Que faire à cela?
Sans doute les uniformes du roi de Prusse sont beaux; mais vous ne
pouvez pas forcer Paris à admirer la passementerie de l'étranger.
Bien des choses seraient ou voudraient être; mais le rire de Paris est
un obstacle.
Des principes d'autrefois, qui étaient crénelés et armés, légitimité,
grâce de Dieu, inviolabilité séculaire, etc., sont tombés devant «ce
rictus», comme l'appelle Joseph de Maistre.
La tyrannie est un Jéricho dont ce rire fait crouler les tours.
Les puissances terrestres que la messe noire foudroyait, un refrain
de faubourien les exécute. Être excommunié était une forme de la
démolition; être chansonné en est une autre.
La gaieté de Paris est efficace, parce que, venant des entrailles du
peuple, elle se rattache à des profondeurs tragiques.
C'est à Paris, désormais, nous l'avons indiqué plus haut, qu'est
l'_urbi et orbi_. Mystérieux déplacement du pouvoir spirituel.
Au balcon du Quirinal succède cette boîte à compartiments qu'on
appelle la casse d'imprimerie. De ces alvéoles sortent, ailées, les
vingt-cinq lettres de l'alphabet, ces abeilles. Pour n'indiquer qu'un
détail, dans une seule année, 1864, la France a exporté pour dix-huit
millions deux cent trente mille francs de livres. Les sept huitièmes
de ces livres, c'est Paris qui les imprime.
Les clefs de Pierre, l'allusion décourageante à la porte du ciel
plutôt fermée qu'ouverte, sont remplacées par le rappel perpétuel du
bien qu'ont fait aux peuples les grandes âmes, et si Saint-Pierre de
Rome est un plus vaste dôme, le Panthéon est une plus haute pensée. Le
Panthéon, plein de grands hommes et de héros utiles, a au-dessus de la
ville le rayonnement d'un tombeau-étoile.
Ce qui complète et couronne Paris, c'est qu'il est littéraire.
Le foyer de la raison est nécessairement le foyer de l'art. Paris
éclaire dans les deux sens; d'un côté la vie réelle, de l'autre la vie
idéale. Pourquoi cette ville est-elle éprise du beau? Parce qu'elle
est éprise du vrai. Ici apparaît dans son néant la puérile distinction
entre le fond et la forme, dont une fausse école de critique a vécu
pendant trente ans. Fond et forme, idée et image, sont, dans l'art
complet, des identités. La vérité donne la lumière blanche; en
traversant ce milieu étrange qu'on nomme le poëte, elle reste lumière
et devient couleur. Une des puissances du génie, c'est qu'il est
prisme. Elle reste réalité et devient imagination. La grande poésie
est le spectre solaire de la raison humaine.

III
Paris n'est pas une ville; c'est un gouvernement. «Qui que tu sois,
voici ton maître.» Je vous défie de porter un autre chapeau que le
chapeau de Paris. Le ruban de cette femme qui passe gouverne. Dans
tous les pays, la façon dont ce ruban est noué fait loi. Le boy de
Blackfriars copie le gamin de la rue Grénetat. La manola de Madrid a
encore aujourd'hui pour idéal la grisette. Caillé, le blanc qui a vu
Tombouctou, disait avoir trouvé, dans le Bagamedri, sur la hutte d'un
nègre, cette inscription: _A l'instar de Paris_. Paris a ses caprices,
ses faux goûts, ses illusions d'optique; un moment il a mis Lafon
au-dessus de Talma et Wellington au-dessus de Napoléon. Quand il se
trompe, tant pis pour le bon sens universel. La boussole est affolée.
Le progrès est quelques instants à tâtons.
L'autorité allant dans un sens, l'opinion allant dans l'autre; un
gouvernement obscur sur un peuple lumineux; ce phénomène se voit
parfois, même à Paris. Paris le traverse comme on traverse une pluie.
Le lendemain il se sèche au soleil.
C'est à Paris qu'est l'enclume des renommées. Paris est le point de
départ des succès. Qui n'a pas dansé, chanté, prêché, parlé devant
Paris n'a pas dansé, chanté, prêché et parlé. Paris donne la palme et
il la chicane. Ce distributeur de popularité a parfois des avarices.
Les talents, les esprits, les génies, sont de sa compétence, et il
conteste, volontiers, et le plus longtemps qu'il peut, les plus
grands. Qui a été plus nié que Molière [1]? Et à ce sujet,--disons-le
en passant,--que l'artiste et le poëte ne souhaitent pas trop n'être
point contestés. Être discuté, c'est traverser l'épreuve. Épuiser de
son vivant la contradiction est utile. Le rabais qui n'aura pas été
essayé sur vous votre vie durant, vous le subirez plus tard. A la
mort, les incontestés décroissent et les contestés grandissent. La
postérité veut toujours retravailler à une gloire.
Paris, insistons-y, est un gouvernement. Ce gouvernement n'a ni juges,
ni gendarmes, ni soldats, ni ambassadeurs; il est l'infiltration,
c'est-à-dire la toute-puissance. Il tombe goutte à goutte sur le
genre humain, et le creuse. En dehors de qui a la qualité officielle
d'autorité, au-dessus, au-dessous, plus bas, plus haut, Paris existe,
et sa façon d'exister règne. Ses livres, ses journaux, son théâtre,
son industrie, son art, sa science, sa philosophie, ses routines
qui font partie de sa science, ses modes qui font partie de sa
philosophie, son bon et son mauvais, son bien et son mal, tout
cela agite les nations et les mène. Vous empêcherez plus aisément
l'invasion des sauterelles que l'invasion des modes, des moeurs, des
élégances, des ironies, des enthousiasmes. Cela entre partout, et
opère irrésistiblement. Toutes ces choses, qui sont Paris, sont autant
de rongeurs invisibles. Dans toutes les constructions sociales et
politiques actuellement solides et satisfaisantes au regard, Paris,
à l'état latent, pullule, sape et mine, ménageant les surfaces qui
restent intactes. Ce fourmillement des idées parisiennes, dry-rot
effrayant, évide l'intérieur des pouvoirs patents, met dedans
l'inconnu, et les laisse debout jusqu’au jour de la chute
en poussière. Même dans les pays hiérarchiques, tels que la
Grande-Bretagne, ou despotiques, tels que la Russie, ce travail de
Paris se fait. La réforme, en Angleterre, résulte de notre suffrage
universel. Et c'est bien. Le présent, si robuste qu'il semble et si
hautain qu'il soit, est attaqué de cette maladie incurable, l'avenir.
Tous les matins, l'humanité en s'éveillant regarde le coin de son
mur. Paris y affiche son spectacle jusqu'à ce qu'il y affiche sa
révolution. Que donne-t-on aujourd'hui? Scribe. Et demain? Lafayette.
Quand il est mécontent, Paris se masque. De quel masque? d'un masque
de bal. Aux heures où d'autres prendraient le deuil, il déconcerte
étrangement l'observateur. En fait de suaire, il met un domino.
Chansons, grelots, mascarades, tous les airs penchés de
l'abâtardissement, pyrrhiques excessives, musiques bizarres, la
décadence jouée à s'y méprendre, des fleurs partout. Transformation
gaie. Y réfléchir.

Note [1]:
Avant qu'un peu de terre obtenu par prière
Pour jamais dans la tombe eût enfermé Molière,
Mille de ses beaux traits, aujourd'hui si vantés,
Furent des sots esprits à nos yeux rebutés.
L'ignorance et l'erreur, à ses naissantes pièces,
En habits de marquis, en robes de comtesses,
Venaient pour diffamer son chef-d'oeuvre nouveau,
Et secouaient la tête à l'endroit le plus beau.
Etc. (BOILEAU.)

IV
Un défunt procureur général, fort peu malveillant pour le pouvoir,
s'est fâché tout rouge contre Paris. Son mécontentement contre les
parisiens produisit des catilinaires contre les parisiennes. Ce
magistrat, qui était, à ce qu'il paraît, de l'Académie, a prolongé ses
réquisitoires jusque sur les toilettes des femmes. La mort l'a surpris
prématurément, car probablement le sévère accusateur officiel, en
sortant de sa colère contre le trop d'ampleur des jupes, eût passé à
la seconde question, le trop de largeur des consciences; et, après
s'être énergiquement indigné de beaucoup de bijoux sur une femme, il
nous eût dit l'effet que lui faisaient beaucoup de serments sur un
homme.
On est Caton ou on ne l'est pas.
Il existe d'autres vieillards, éloignés de Paris pour des motifs
quelconques depuis quinze ou seize ans, qui vivent solitaires, qui ne
voient jamais d'autres toilettes que celle de l'aurore sortant de la
mer, et qui sont plus indulgents. Ils aiment ces villes où le soudain
est toujours caché. D'ailleurs, dans les villes où il y a de la femme,
il y a du héros. Les excès de parure ont au fond la même source que
les excès de bravoure. Prenez garde, cette langueur n'est peut-être
que l'attente d'une occasion. On a vu les efféminés se redresser
virils. Une ville était plus vaillante que Sparte; c'était Sybaris.
Supposez, par exemple, le territoire à défendre, un roulement de
tambour à la frontière, et vous verrez. Quelle plus folle journée que
le dix-huitième siècle? Le soir arrivé, c'est la Convention, c'est la
Patrie en danger, c'est le premier venu immense, c'est Rouget de Lisle
trouvant le chant dont Barra trouve l'action, c'est la France des
Quatorze armées. Sur ce, comptez les défauts, et requérez contre
Paris. Montrez-lui le poing. Pourquoi pas? Boerhaave, étudiant les
fièvres cérébrales, s'écriait: _Que de mal on peut dire du soleil!_
En quatre mots, et tout net, Paris ne recule pas.
Pourtant il a ses inconséquences, parfois coupables. Ainsi, il s'est
ému pour la Pologne et ne s'émeut pas pour l'Irlande; il s'est ému
pour l'Italie et ne s'émeut pas pour la Roumanie, qui est Italie;
il s'est ému pour la Grèce et ne s'émeut pas pour la Crète, qui est
Grèce. Il y a quarante ans, Psara l'a soulevé; aujourd'hui Arcadion
le laisse froid. Même héroïsme pourtant, même cause, même droit; mais
autre moment. Hélas! Paris aussi a ses sommeils. _Quandoque bonus
dormitat_. Quelquefois, cette immensité a pour occupation le néant.
Il faut l'aimer, il faut la vouloir, il faut la subir, cette ville
frivole, légère, chantante, dansante, fardée, fleurie, redoutable,
qui, nous l'avons dit, à qui la prend donne la puissance, que
Maximilien, aïeul de Charles-Quint, aurait payée de tout son empire,
que les Girondins auraient achetée de leur sang et que Henri IV eut
pour une messe. Ses lendemains sont toujours bons. La folie de Paris,
cuvée, est sagesse.

V
Mais, dira-t-on, le Paris immédiatement actuel, le Paris de ces quinze
dernières années, ce tapage nocturne, ce Paris de mascarade et de
bacchanale, auquel on applique particulièrement le mot décadence,
qu'en pensez-vous? Ce que nous en pensons? nous n'y croyons pas. Ce
Paris-là existe-t-il? S'il existe, il est au vrai Paris du passé et de
l'avenir ce qu'est une feuille à un arbre. Moins encore. Ce qu'est
une excroissance à un organisme. Jugerez-vous le chêne sur le gui?
Jugerez-vous Cicéron sur le pois chiche.
Un peu d'ombre flottante ne compte pas dans un immense lever d'aurore.
Nous nions la décadence, nous ne nions pas la réaction. Une réaction
ressemble à une décadence; faites la différence pourtant: la décadence
est incurable, la réaction n'est que momentanée. Qu'en cet instant où
nous sommes la réaction sévisse, nous n'en disconvenons point. Nous
constatons volontiers une réaction actuelle, aussi violente, et par
conséquent aussi faible qu'on voudra, et sur tous les points, et
qui se manifeste à peu près partout, contre l'ensemble du fait
révolutionnaire et démocratique, contre tout le mouvement d'esprits
dérivé de 89, contre toutes les idées qui ont la vie et l'avenir.
Cette réaction, si vaillamment dénoncée par l'éloquence fière et forte
d'Eugène Pelletan, par l'étincelante gaieté philosophique de Pierre
Véron, par l'ironie pénétrante et profonde de Henri Rochefort, par
Michelet, par Louis Ulbach, et par la généreuse indignation de presque
tous les écrivains démocratiques, essaie de remonter tous les courants
de la révolution, le courant littéraire comme le courant politique, le
courant philosophique comme le courant social, le courant des idées
comme le courant des faits, et prend le progrès à rebours et le
siècle à contre-sens. Nous en sommes peu inquiet. Cet oïdium des
intelligences est superficiel; le fond de la pensée publique n'est
point touché; quel que soit l'effort rétrograde, la tendance de
l'époque n'en sera en rien altérée. C'est la minute qui est malade,
non le siècle.
Cela voudrait être un retour au passé, passé politique absolutiste,
passé littéraire monarchique, restauration du droit divin comme
principe et du goût classique comme dogme. Peine perdue. Ce
contre-courant produit par un barrage disparaîtra avec le barrage.
Cette réaction, dont sourient les penseurs, durera ce que durent les
réactions, le temps que le reflux arrive. Or le reflux des principes
est aussi éternel, aussi absolu et aussi certain que le reflux des
océans. Donc passons. De bas empire point.
Le fond du siècle est grand et honnête. Disons-le, après la révolution
française, aucune gangrène de peuple n'est possible. Grâce à la France
pénétrante, grâce à notre idéal social infiltré à cette heure dans
toutes les intelligences humaines, d'un pôle à l'autre, grâce à ce
vaccin sublime, l'Amérique se guérit de l'esclavage, la Russie du
servage, Rome du fanatisme, les croyances de l'absurdité, les codes de
la barbarie. De chaque chose le virus ôté, voilà là révolution vue
par un de ses plus grands côtés. Regardez. Constatez, sinon le fait
régnant, du moins la tendance souveraine. C'est l'éducation sans
la compression, l'enseignement sans le pédantisme, l'ordre sans le
despotisme, la correction sans la vindicte, le moi sans l'égoïsme, la
concurrence sans le combat, la liberté sans l'isolement, l'homme sans
la bête, la vérité sans la glose, Dieu sans Bible. Qu'est-ce que la
révolution française? un vaste assainissement. Il y avait une peste,
le passé. Cette fournaise a brûlé ce miasme.

VI
Mal parler de Paris, l'injurier, le railler, le dédaigner, cela est
sans inconvénient. Prendre avec les colosses un air de mépris,
rien n'est plus facile. C'est même enfantin. Il y a là-dessus des
rédactions toutes faites. Défiez-vous des ritournelles, c'est comme en
pédagogie la comparaison des poètes vivants à Claudien, à Lucain et à
Stace. Cela date de loin. Cecchi déclare que Dante n'est qu'un Stace;
pour Scudery, Corneille n'est qu'un Claudien, pour Greene, Shakespeare
n'est qu'un Lucain et un Gongora. Voilà Dante, Corneille et
Shakespeare bien malades. Ces procédés de critique, qui ont pris place
dans les cahiers d'expressions des rhétoriciens, sont vieux; mais
qu'importe! ils servent encore aujourd'hui. De même Paris n'est qu'une
Gomorrhe. _Sodome_ est la variante de Joseph de Maistre.
Paris étant haï, c'est un devoir de l'aimer. Pourquoi le hait-on?
parce qu'il est foyer, vie, travail, incubation, transformation,
creuset, renaissance. Parce que de toutes ces choses régnantes
aujourd'hui, superstition, stagnation, scepticisme, obscurité, recul,
hypocrisie, mensonge, Paris est le contraire magnifique. A une époque
où les syllabus décrètent l'immobilité, il fallait rendre un service
au genre humain, prouver le mouvement. Paris le prouvée. Comment? en
étant Paris.
Être Paris, c'est marcher.
A cette heure de réaction contre toutes les tendances du progrès,
dénoncé de tous côtés, de par l'encyclique, de par le droit divin, de
par le «bon goût», de par le _magister dixit_, de par l'ornière, de
par la tradition, etc., en cette insurrection flagrante de tout le
passé, passé fanatique, passé scolastique, passé autoritaire, contre
ce puissant dix-neuvième siècle, fils de la révolution et père de
la liberté, il est utile, il est nécessaire, il est juste de rendre
témoignage à Paris. Attester Paris, c'est affirmer, en dépit de toutes
les apparences évidentes acceptées du vulgaire, la continuation de la
vaste évolution humaine vers la libération universelle. Au moment où
nous sommes, la coalition nocturne des vieux préjugés et des vieux
régimes triomphe, et croit Paris en détresse, à peu près comme les
sauvages croient le soleil en danger pendant l'éclipse.
Cette affirmation de Paris, ce livre la fait.
Cette affirmation, elle est dans les pages qu'on lit en ce moment.
Affirmation de la démocratie, affirmation de la paix, affirmation du
siècle. Pourtant indiquons ce qui est en notre pensée le côté réservé.
Une affirmation n'existe qu'à la condition d'être en même temps une
négation. Donc ces pages nient quelque chose.
C'est un Oui qui dit Non.
Du reste, en écrivant ces quelques feuilles, nous n'engageons pas
plus le livre [Note: Le livre _Paris-Guide_, publié pour l'Exposition
universelle de 1867, et dont les pages de Victor Hugo étaient
l'Introduction.] que nous ne sommes engagé par lui. Si quelqu'un
dans ce livre est peu de chose, c'est nous. Un édifice bâti par une
éblouissante légion d'esprits, voilà ce que c'est que ce livre. Si à
tous les noms dont il offre la pléiade, il réunissait les autres noms
lumineux qui, pour des raisons diverses, lui manquent, ce livre, ce
serait Paris même. Quant à nous, ainsi que cela convient, nous sommes
sur le seuil, presque dehors. Absent de la ville, absent du livre. Il
existe au delà de nous, et nous sommes en deçà. Isolement humble et
sévère, que nous acceptons.


V
DECLARATION DE PAIX

I
Que l'Europe soit la bienvenue.
Qu'elle entre chez elle. Qu'elle prenne possession de ce Paris qui
lui appartient, et auquel elle appartient! Qu'elle ait ses aises et
qu'elle respire à pleins poumons dans cette ville de tous et pour
tous, qui a le privilège de faire des actes européens! c'est d'ici que
sont parties toutes les hautes impulsions de l'esprit du dix-neuvième
siècle; c'est ici que s'est tenu, magnifique spectacle contemporain,
pendant trente-six ans de liberté, le concile des intelligences;
C'est ici qu'ont été posées, débattues et résolues dans le sens de la
délivrance, toutes les grandes questions de cette époque: droit de
l'individu, base et point de départ du droit social, droit du travail,
droit de la femme, droit de l'enfant, abolition de l'ignorance,
abolition de la misère, abolition du glaive sous toutes ses formes,
inviolabilité de la vie humaine.
Comme les glaciers, qui ont on ne sait, quelle chasteté grandiose,
et qui, d'un mouvement insensible, mais irrésistible et inconnu,
rejettent sur leur moraine les blocs erratiques, Paris a mis dehors
toutes les immondices, la voirie, les abattoirs, la peine de mort.
Cette pénalité, inquiétude de la conscience publique qui sent là un
empiétement sur l'inconnu, Paris l'a supprimée autant qu'il était en
lui. Il a compris que l'échafaud chassé, c'était, dans un temps donné,
l'échafaud détruit, et il a mis la guillotine à la porte. De cette
façon, il a été aussi peu complice que possible du suicide qui a eu
lieu dernièrement par le moyen du bourreau, la société obéissant à la
réquisition d'un enfant-monstre. [Footnote: Lemaire.] En dépit de la
fiction de l'enceinte fortifiée, la Roquette, c'est dehors. On pend
dans Londres, on ne pourrait guillotiner dans Paris. De même qu'il n'y
a plus de Bastille, il n'y a plus de place de Grève. Si l'on essayait
de redresser la guillotine devant l'hôtel de ville, les pavés se
soulèveraient. Tuer dans ce milieu humain n'est plus possible. Présage
décisif et certain. Le pas qui reste à faire est celui-ci: mettre hors
la loi ce qui est hors la ville. Il se fera. La sagesse du législateur
est de suivre le philosophe, et ce qui a son commencement dans les
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