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Actes et Paroles, Volume 4 - 21
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pour saigner. Ces deux jeunes bannis sont fermes et simples. Dans ces
ténèbres, ils brillent; dans cette nostalgie, ils persévèrent; dans ce
désespoir, ils chantent. Pendant qu'un homme, en ce moment-là empereur
des français et des anglais, vit dans sa demeure triomphale, baisé
des reines, vainqueur, tout-puissant et lugubre, eux, dans la maison
d'exil inondée d'écume, ils rient et sourient. Ce maître du monde et
de la minute a la tristesse de la prospérité misérable; eux, ils ont
la joie du sacrifice. Ils ne sont pas abandonnés d'ailleurs; ils ont
d'admirables amis: Vacquerie, le puissant et superbe esprit; Meurice,
la grande âme douce; Ribeyrolles, le vaillant coeur. Ces deux frères
sont dignes de ces fiers hommes-là. Aucune sérénité n'éclipse la
leur; que la destinée fasse ce qu'elle voudra, ils ont l'insouciance
héroïque des consciences heureuses. L'aîné, à qui l'on parle de
l'exil, répond: _Cela ne me regarde pas_. Ils prennent avec cordialité
leur part de l'agonie qui les entoure; ils pansent dans toutes les
âmes la plaie rongeante que fait le bannissement. Plus la patrie est
absente, plus elle est présente, hélas! Ils sont les points d'appui de
ceux qui chancellent; ils déconseillent les concessions que le mal du
pays pourrait suggérer à quelques pauvres êtres désorientés. En même
temps, ils répugnent à l'écrasement de leurs ennemis, même infâmes. Il
arrive un jour qu'on découvre, dans ce campement de proscrits, dans
cette famille d'expatriés, un homme de police, un traître affectant
l'air farouche, un agent de Maupas affublé du masque d'Hébert; toutes
ces probités indignées se soulèvent, on veut tuer le misérable, les
deux frères lui sauvent la vie. Qui use du droit de souffrance peut
user du droit de clémence. Autour d'eux, on sent que ces jeunes hommes
ont la foi, la vraie, celle qui se communique. De là, une certaine
autorité mêlée à leur jeunesse. Le proscrit pour la vérité est un
honnête homme dans l'acception hautaine du mot; ils ont cette grave
honnêteté-là. Toute défaillance à côté d'eux est impossible; ils
offrent leur robuste épaule à tous les accablements. Toujours debout
sur le haut de l'écueil, ils fixent sur l'énigme et sur l'ombre leur
regard tranquille, ils font le signal d'attente dès qu'ils voient
une lueur poindre à l'horizon, ils sont les vigies de l'avenir. Ils
répandent dans cette obscurité on ne sait quelle clarté d'aurore,
silencieusement remerciés par la douceur sinistre des résignés.
III
En même temps qu'ils accomplissent la loi de fraternité, ils exécutent
la loi du travail.
L'un traduit Shakespeare, et restitue à la France, dans un livre de
sagace peinture et d'érudition élégante, «la Normandie inconnue».
L'autre publie une série d'ouvrages solides et exquis, pleins d'une
émotion vraie, d'une bonté pénétrante, d'une haute compassion. Ce
jeune homme est tout simplement un grand écrivain. Comme tous les
puissants et abondants esprits, il produit vite, mais il couve
longtemps, avec la féconde paresse de la gestation; il a cette
préméditation que recommande Horace, et qui est la source des
improvisations durables. Son début dans le conte visionnaire (1856)
est un chef-d'oeuvre. Il le dédie à Voltaire, et, détail qui montre la
magnifique envergure de ce jeune esprit, il eût pu en même temps le
dédier à Dante. Il a l'ironie comme Arouet et la foi comme Alighieri.
Son début au théâtre (1859) est un chef-d'oeuvre aussi, mais un
chef-d'oeuvre petit, un badinage de penseur, vivant, fuyant, rapide,
inoubliable, comédie légère et forte qui a la fragilité apparente des
choses ailées.
Ce jeune homme, pour qui le voit de près, semble toujours au repos, et
il est toujours en travail. C'est le nonchalant infatigable. Du reste,
il a autant de facultés qu'il fait d'efforts; il entre dans le roman,
c'est un maître; il aborde le théâtre, c'est un poëte; il se jette
dans les mêlées de la polémique, c'est un journaliste éclatant. Dans
ces trois régions, il est chez lui.
Toute son oeuvre est mêlée, c'est-à-dire une. Et c'est encore la loi
des intelligences planantes, lesquelles voient tout l'horizon. Pas
de cloison dans cet esprit; ou rien que des cloisons apparentes. Ses
romans sont des tragédies; ses comédies sont des élégies, et elles
sont tristes, ce qui ne les empêche pas d'être joyeuses; versement de
la raillerie dans la mélancolie et de la colère dans le sarcasme,
qui, de tout temps, d'Aristophane à Plaute et de Plaute à Molière, a
caractérisé l'art suprême. Rire, quel motif de pleurer! Ce jeune homme
est fait comme ces grands hommes. Il médite, et sourit; il médite,
et s'indigne. Par moments, son intonation moqueuse prend subitement
l'accent tragique. Hélas! la sombre gaieté des penseurs sanglote.
Pour ces causes et pour d'autres, ce jeune écrivain a dans le style
cet imprévu qui est la vie. L'inattendu dans la logique, c'est le
souverain secret des écrivains supérieurs. On ne sait pas assez ce que
c'est que le style. Pas de grand style sans grande pensée. Le style
contient aussi nécessairement la pensée que le fruit contient la sève.
Qu'est-ce donc que le style? C'est l'idée dans son expression absolue,
c'est l'image sous sa figure parfaite; tout ce qu'est la pensée, le
style l'est; le style, c'est le mot fait âme; le style, c'est
le langage fait verbe. Otez le style, Virgile s'efface, Horace
s'évanouit, Tacite disparaît. On a de nos jours imaginé un barbarisme
curieux: «les stylistes». Il y a une trentaine d'années, une école
imbécile de critiques, oubliée aujourd'hui, faisait tous ses efforts
pour insulter le style, et l'appelait: «la forme». Quelle insulte!
_forma_, la beauté. La Vénus hottentote dit à la Vénus de Milo: Tu
n'as que la forme!
Les oeuvres succèdent aux oeuvres; après _la Bohême dorée, la Famille
tragique_; créations composées de divination et d'observation, où
l'ironie se décompose en pitié, où l'intérêt dramatique arrive parfois
à l'effroi, où l'intelligence se dilate en même temps que le coeur se
serre.
Toutes ces qualités, style, émotion, bonté d'écrivain, vertu de poëte,
dignité d'artiste, ce jeune homme les concentre et les condense dans
un grand livre, _les Hommes de l'exil_. Ce livre est un grand livre
politique, pourquoi? parce que c'est un grand livre littéraire. Qui
dit _littérature_, dit _humanité_. Ce livre, _les Hommes de l'exil_,
est une protestation et un défi; protestation soumise à Dieu, défi
jeté aux tyrans. L'âme est le personnage, l'exil est le drame; les
martyrs sont divers, le martyre est un; l'épreuve varie, les éprouvés,
non. Cette sévère peinture restera. Ce livre austère et tragique
est un livre d'amour; amour pour la vérité, pour l'équité, pour la
probité, pour la souffrance, pour le malheur, pour la grandeur; de là
une haine profonde contre ce qui est vil, lâche, injuste et bas. Ce
livre est implacable; pourquoi? parce qu'il est tendre.
Partout la justice, et partout la pitié; la belle âme exprimée par le
beau style; tel est ce jeune écrivain.
Ajoutons à ce don de la nature, le pathétique, un don de la solitude,
la philosophie.
Insistons sur cette philosophie. L'isolement développe dans les âmes
profondes une sagesse d'une espèce particulière, qui va au delà de
l'homme. C'est cette sagesse étrange qui a créé l'antique magisme.
Ce jeune homme, dans le désert de Jersey et dans le crépuscule de
Guernesey, est, comme les autres solitaires pensifs qui l'entourent,
atteint par cette sagesse. Une intuition presque visionnaire donne à
plusieurs de ses ouvrages, comme à d'autres oeuvres des hommes du
même groupe, une portée singulière; chose qu'on ne peut pas ne point
souligner, ce qui préoccupe ce jeune esprit, c'est ce qui préoccupe
aussi les vieux; à ce commencement de la vie où il semble qu'on a le
droit d'être uniquement absorbé par la préparation de soi-même, ce qui
inquiète ce penseur, lumineux et serein jusqu'à l'éclat de rire, mais
attendri, ce qui l'émeut et le tourmente, c'est le côté impénétrable
du destin; c'est le sort des êtres condamnés au cri ou au silence,
bêtes, plantes, de ce qu'on appelle l'animal, de ce qu'on appelle le
végétal; il lui semble voir là des déshérités; il se penche vers eux;
il constate qu'ils sont hors de la liberté, et presque de la lumière;
il se demande qui les a chassés dans cette ombre, et il oublie, en
se courbant sur ces bannis, qu'il est lui-même un exilé. Superbe
commisération, fraternité de l'être parlant pour les êtres muets,
noble augmentation de l'amour de l'humanité par la douceur envers
la création. Les vivants d'en bas, quelle énigme! _Inferi_, mot
mystérieux; les inférieurs. L'Enfer. Creusez le rêve des religions,
vous trouverez au fond la vérité. Seulement, les religions interposées
la défigurent par leur grossissement. Toute vie infernale, étant
une vie planétaire, est une vie passagère: la vie céleste seule est
éternelle.
IV
Ces deux frères sont comme le complément l'un de l'autre: l'aîné est
le rayonnant, le plus jeune est l'austère. Austérité aimable comme
celle d'un jeune Socrate. Sa présence est fortifiante; rien n'est sain
et rien n'est rassurant comme l'imperturbable aménité de l'ouvrier
content. Ce jeune exilé volontaire conserve, dans le désert où l'on
est pour jamais peut-être, les élégances de sa vie passée, et en même
temps il se met à la tâche; il veut construire, et il construit un
monument; il ne perd pas une heure, il a le respect religieux du
temps; ses habitudes sont à la fois parisiennes et monacales. Il
habite une chambre encombrée de livres. Au point du jour il entend
marcher au-dessus de sa tête, sur le toit de la maison, quelqu'un qui
travaille; c'est son père; ce pas le réveille; alors il se lève et
travaille aussi. Ce qu'il fait, on l'a vu plus haut, il traduit
Shakespeare; entreprise considérable. Il traduit Shakespeare; il
l'interprète, il le commente, il le fait accessible à tous; il taille
degré par degré dans la roche et dans le glacier on ne sait quel
vertigineux escalier qui aboutit à cette cime. On a bien raison
de dire que ces proscrits-là sont des ambitieux; celui-ci rêve la
familiarité avec les génies, il se dit: Je traduirai plus tard de la
même façon Homère, Eschyle, Isaïe et Dante. En attendant, il tient
Shakespeare. Conquête illustre à faire. Introduire Shakespeare en
France, quel vaste devoir! Ce devoir, il l'accepte; il s'y engage, il
s'y enferme; il sait que sa vie désormais sera liée par cette promesse
faite au nom de la France au grand homme de l'Angleterre; il sait
que ce grand homme de l'Angleterre est un des grands hommes du genre
humain tout entier, et que servir cette gloire, c'est servir la
civilisation même; il sait qu'une telle entreprise est impérieuse,
qu'elle sera exigeante et altière, et qu'une fois commencée elle ne
peut être ni interrompue ni abandonnée; il sait qu'il en a pour douze
ans; il sait que c'est là une autre cellule, et qu'il se condamne au
cloître, et que lorsqu'on entre dans un tel labeur, on y est muré;
il y consent, et, de même qu'il s'est exilé pour son père, il
s'emprisonne pour Shakespeare.
Sa récompense, c'est son effort même. Il a voulu traduire Shakespeare,
et, en effet, voilà Shakespeare traduit. Il a renouvelé l'effrayant
combat nocturne de Jacob; il ajouté avec l'archange, et son jarret n'a
pas plié. Il est l'écrivain qu'il fallait.
L'anglais de Shakespeare n'est plus l'anglais d'à présent; il a été
nécessaire de superposer à cet anglais du seizième siècle le français
du dix-neuvième, sorte de corps à corps des deux idiomes; la plus
redoutable aventure où puisse se hasarder un traducteur: ce jeune
homme a eu cette audace. Ce qu'il a entrepris de faire, il l'a fait.
Il importait de ne rien perdre de l'oeuvre énorme. Il a mis sur
Shakespeare la langue française, et il a réussi à faire passer, à
travers l'inextricable claire-voie de deux idiomes appliqués l'un sur
l'autre, tout le rayonnement de ce génie.
Pour cela, il a dû dépenser, à chaque phrase, à chaque vers, presque à
chaque mot, une inépuisable invention de style. Pour une telle oeuvre,
il faut que le traducteur soit créateur. Il l'a été.
Un écrivain qui prouve son originalité par une traduction, c'est
étrange et rare. Traduire ne lui suffit pas. Il bâtit autour de
Shakespeare, comme des contreforts autour d'une cathédrale, toute une
oeuvre à lui, oeuvre de philosophie, de critique, d'histoire. Il est
linguiste, artiste, grammairien, érudit. Il est docte et alerte;
toujours savant, jamais pédant. Il accumule et coordonne les
variantes, les notes, les préfaces, les explications. Il condense tout
ce qui est épars dans les environs de Shakespeare. Pas un antre de
cette caverne immense où il ne pénètre. Il fait des fouilles dans ce
génie.
V
Et c'est ainsi qu'après douze années de labeur, il fait à la France
don de Shakespeare. Les vrais traducteurs ont cette puissance
singulière d'enrichir un peuple sans appauvrir l'autre, de ne point
dérober ce qu'ils prennent, et de donner un génie à une nation sans
l'ôter à sa patrie.
Cette longue incubation se fait sans qu'il l'interrompe un seul jour.
Aucune solution de continuité, pas de relâche, aucune lacune, aucune
concession à la fatigue, toutes les aurores ramènent la besogne;
_nulla dies sine linea_; c'est là, du reste, la bonne loi des fiers
esprits. L'oeuvre qu'on accomplit et qu'on voit croître est par
elle-même reposante. Aucun autre repos n'est nécessaire. Ce jeune
homme le comprend ainsi; il ne quitte jamais sa tâche; il s'éveille
chaque matin dès qu'il entend le marcheur d'en haut s'éveiller; et
quand, l'heure de la table de famille venue, ils redescendent tous les
deux de leur travail, son père et lui, ils échangent un doux sourire.
Isolement, intimité, renoncement, apaisement de la nostalgie par la
pensée; telle est la vie de ces hommes. Pour horizon le brouillard
des flots et des événements, pour musique le vent de tempête, pour
spectacle la mobilité d'un infini, la mer, sous la fixité d'un autre
infini, le ciel. On est des naufragés, on regarde les abîmes. Tout a
sombré, hors la conscience; navire dont il ne reste que la boussole.
Dans cette famille personne n'a rien à soi; tout est en commun,
l'effort, la résistance, la volonté, l'âme. Ce père et ces fils
resserrent de plus en plus leur étroit embrassement.
Il est probable qu'ils souffrent, mais ils ne se le disent pas;
chacun s'absorbe et se rassérène dans son oeuvre diverse; dans les
intermittences, le soir, aux réunions de famille, aux promenades sur
la plage, ils parlent. De quoi? de quoi peuvent parler des proscrits,
si ce n'est de la patrie? Cette France, ils l'adorent; plus l'exil
s'aggrave, plus l'amour augmente. Loin des yeux, près du coeur. Ils
ont toutes les grandes convictions, ce qui leur donne toutes les
grandes certitudes. On a agi de son mieux; on a fait ce qu'on a pu;
quelle récompense veut-on? Une seule. Revoir la patrie. Eh bien, on la
reverra. Comme on y était heureux, et comme on y sera heureux encore!
Certes, l'heure bénie du retour sonnera. On les attend là-bas. Ainsi
parlent ces bannis. La causerie finie, on se remet au travail. Toutes
les journées se ressemblent. Cela dure dix-neuf ans. Au bout de
dix-neuf ans l'exil cesse, ils rentrent, les voilà dans la patrie; ils
sont attendus en effet, eux par la tombe, lui par la haine.
VI
Est-ce que ceci est une plainte? Point. Et de quel droit la plainte?
Et vers qui se tournerait-elle? Vers vous, Dieu? Non. Vers toi,
patrie? Jamais.
Qui pourrait songer à la France autrement que reconnaissant et
attendri? Et pour cet homme-là, pour ce père, n'y a-t-il pas trois
journées inoubliables, le 5 septembre 1870, le 18 mars 1871, le 28
décembre 1873! Le 5 septembre 1870, il rentra dans la patrie, la
France; le 18 mars 1871, le 28 décembre 1873, ses fils rentrèrent,
l'un après l'autre, dans l'autre patrie, le sépulcre; et à ces trois
rentrées, tu vins de toutes parts faire cortége, ô immense peuple de
Paris! Tu y vins tendre, ému, magnanime, avec ce profond murmure des
foules qui ressemble parfois au bercement des mères. Depuis ces trois
jours ineffaçables, y a-t-il eu quelque part, n'importe où, dans des
régions quelconques, de la calomnie, de l'insulte et de la haine? Cela
se peut, mais pourquoi pas? et à qui cela fait-il du mal? à ceux qui
haïssent peut-être. Plaignons-les. Le peuple est grand et bon. Le
reste n'est rien. Il faudrait pour s'en émouvoir n'avoir jamais vu
l'océan. Qu'importe une vaine surface écumante quand le fond est
majestueusement ami et paisible! Se plaindre de la patrie, lui
reprocher quoi que ce soit, non, non, non! Même ceux qui meurent par
elle vivent par elle.
Quant à vous, Dieu, que vous dire? Est-ce que vous n'êtes pas
l'Ignoré? Que savons-nous sinon que vous êtes et que nous sommes?
Est-ce que nous nous connaissons, ô mystère! Éternel Dieu, vous faites
tourner sur ses gonds la porte de la tombe, et vous savez pourquoi.
Nous faisons la fosse, et vous ce qui est au delà. Au trou dans la
terre s'ajuste une ouverture dans le firmament. Vous vous servez
du sépulcre comme nous du creuset, et, l'indivisible étant
l'incorruptible, rien ne se perd, ni l'atome matériel, la molécule
dans le creuset, ni l'atome moral, le moi, dans le tombeau. Vous
maniez la destinée humaine; vous abrégez la jeunesse, vous prolongez
la vieillesse; vous avez vos raisons. Dans notre crépuscule, nous
qui sommes le relatif, nous nous heurtons à tâtons à vous qui êtes
l'absolu, et ce n'est pas sans meurtrissure que nous faisons la
rencontre obscure de vos lois. Vous êtes calomnié vous aussi; les
religions vous appellent jaloux, colère, vengeur; par moments elles
plaident vos circonstances atténuantes; voilà ce que font les
religions. La religion vous vénère. Aussi la religion a-t-elle pour
ennemies les religions. Les religions croient l'absurde. La religion
croit le vrai. Dans les pagodes, dans les mosquées, dans les
synagogues, du haut des chaires et au nom des dogmes, on vous
conseille, on vous exhorte, on vous interprète, on vous qualifie; les
prêtres se font vos juges, les sages non. Les sages vous acceptent.
Accepter Dieu, c'est là le suprême effort de la philosophie. Nos
propres dimensions nous échappent à nous-mêmes. Vous les connaissez,
vous; vous avez la mesure de tout et de tous. Les lois de percussion
sont diverses. Tel homme est frappé plus souvent que les autres; il
semble qu'il ne soit jamais perdu de vue par le destin. Vous savez
pourquoi. Nous ne voyons que des raccourcis; vous seul connaissez les
proportions véritables. Tout se retrouvera plus tard. Chaque chiffre
aura son total. Vivre ne donne sur la terre pas d'autre droit que
mourir, mais mourir donne tous les droits. Que l'homme fasse son
devoir, Dieu fera le sien. Nous sommes à la fois vos débiteurs et vos
créanciers; relation naturelle des fils au père. Nous savons que nous
venons de vous; nous sentons confusément, mais sûrement, le point
d'attache de l'homme à Dieu; de même que le rayon a conscience du
soleil, notre immortalité a conscience de votre éternité. Elles se
prouvent l'une par l'autre; cercle sublime. Vous êtes nécessairement
juste puisque vous êtes; et que ni le mal ni la mort n'existent. Vous
ne pouvez pas être autre chose que la bonté au haut de la vie et la
clarté au fond du ciel. Nous ne pouvons pas plus vous nier que nous
ne pouvons nier l'infini. Vous êtes l'illimité évident. La vie
universelle, c'est vous; le ciel universel, c'est vous. Votre bonté
est la chaleur de votre clarté; votre vérité est le rayon de votre
amour. L'homme ne peut que bégayer à jamais un essai de vous
comprendre. Il travaille, souffre, aime, pleure et espère à travers
cela. Devant vous, abaisser nos fronts, c'est élever nos esprits.
C'est là tout ce que nous avons à vous dire, ô Dieu.
VII
Pas de plainte donc. Nous n'avons tout au plus droit qu'à
l'étonnement. L'étonnement contient toute la quantité de protestation
permise à cet immense ignorant qui est l'homme. Et ce douloureux
étonnement, comment le réserver pour soi quand la France le réclame?
Comment songer aux douleurs privées en présence de l'affliction
publique? Une telle patrie prend toute la place. Que chacun ait
sa blessure à lui, soit, mais qu'il la cache en présence du flanc
saignant de notre mère. Ah! quels songes on faisait! On était mis hors
la loi, expulsé, banni, rebanni, proscrit, reproscrit; tel homme qui a
des cheveux blancs a été chassé quatre fois, d'abord de France, puis
de Belgique, puis de Jersey, puis de Belgique encore; eh bien, quoi?
on était des exilés. On souriait. On disait: Oui, mais la France!
La France est là, toujours grande, toujours belle, toujours adorée,
toujours France! Il y a un voile entre elle et nous, mais un de ces
jours l'empire se déchirera du haut en bas, et, derrière la déchirure
lumineuse, la France reparaîtra! La France reparaîtra, quel
éblouissement! Dans sa splendeur, dans sa gloire, dans sa majesté
fraternelle aux nations, avec toute sa couronne comme une reine, avec
toute son auréole comme une déesse, puissante et libre, puissante
pour protéger, libre pour délivrer! Voilà ce qui est triste, c'est
de s'être dit cela. Hélas, on rêvait l'apothéose, on a le pilori. La
patrie a été foulée aux pieds par cette sauvage, la guerre étrangère,
et par cette folle, la guerre civile; l'une a essayé d'assassiner la
civilisation et de supprimer le chef-lieu du monde; l'autre a brûlé
les deux crèches sacrées de la Révolution, les Tuileries, nid de la
Convention, l'hôtel de ville, nid de la Commune. On a profité de la
présence des prussiens pour jeter bas la colonne d'Iéna. On leur a
ajouté cette joie. On a tué des vieillards, on a tué des femmes, on
a tué des petits enfants. On a été des gens ivres qui ne savent
ce qu'ils font. On a creusé des fosses immenses où l'on a enterré
pêle-mêle, et à demi morts, le juste et l'injuste, le faux et le vrai,
le bien et le mal. On a voulu abattre cette géante, Paris; on a voulu
ressusciter ce fantôme, Versailles. On a eu des incendies dignes
d'Érostrate et des fratricides dignes d'Atrée. Qui a fait ces crimes?
Personne et tout le monde; ces deux exécrables anonymes, la guerre
étrangère et la guerre civile; les barbares, qui en sont venus aux
mains, stupidement, des deux côtés à la fois, du côté orageux où
sont les aigles, du côté ténébreux où sont les hiboux, enjambant
la frontière, enjambant la muraille, ceux-ci franchissant le Rhin,
ceux-là ensanglantant la Seine, tous franchissant et ensanglantant la
conscience humaine, sans pouvoir dire pourquoi, sans rien comprendre,
sinon que le vent qui passe les avait mis en colère. Attentats des
ignorants. Aussi bien des ignorants d'en haut que des ignorants d'en
bas. Attentats des innocents aussi, car l'ignorance est une innocence.
Férocités farouches. Qui plaindre? les vaincus et les vainqueurs. Oh!
voir à terre, gisant, inerte, souffleté, le cadavre de notre gloire!
Et la vérité! et la justice! et la raison! et la liberté! toutes ces
artères sont ouvertes. Nous sommes saignés aux quatre veines de notre
honneur. Pourtant nos soldats ont été héroïques, et certes le seront
encore. Mais quels désastres! Rien n'est crime, tout est fatalité! Les
vieilles calamités de Ninive, de Thèbes et d'Argos sont dépassées.
Personne qui n'ait sa plaie, laquelle est la plaie publique. Et, à
travers tout cela, aggravation lugubre, il vous vient par moments
cette pensée poignante qu'à cette heure il y a, à cinq mille lieues
d'ici, loin de leur mère, des enfants de vingt ans condamnés à mort,
puis au bagne, pour un article de journal. O pauvres hommes! éternelle
pitié! fanatismes contre fanatismes. Hélas! fanatiques, nous le sommes
tous. Celui qui écrit ces lignes, est un fanatique lui-même; fanatique
de progrès, de civilisation, de paix et de clémence; inexorable pour
les impitoyables; intolérant pour les intolérants. Frappons-nous la
poitrine.
Oui, ces choses sombres ont été accomplies. On a vu cela, et, à cette
heure, que voit-on? La joie des rois assis comme des bourreaux sur un
démembrement. Après les écartèlements, cela se fait; et Charlot, avant
de les jeter au bûcher, s'accroupit et se reposa un moment sur les
lamentables tronçons de Damiens, comme Guillaume sur l'Alsace et la
Lorraine. Guillaume, du reste, n'est pas plus coupable que Charlot; les
bourreaux sont innocents; les responsables sont les juges; l'histoire
dira quels ont été, dans l'affreux traité de 1871, les juges de la
France. Ils ont fait une paix pleine de guerre. Ah! les infortunés! A
cette heure, ils règnent, ils sont princes, et se croient maîtres.
Ils sont heureux de tout le bonheur que peut donner une tranquillité
violente; ils ont la gloire d'un immense sang répandu; ils se pensent
invulnérables, ils sont cuirassés de toute-puissance et de néant; ils
préparent, au milieu des fêtes, dans la splendeur de leur imbécillité
souveraine, la dévastation de l'avenir; quand on leur parle de
l'immortalité des nations, ils jugent de cette immortalité par leur
majesté à eux-mêmes, et ils en rient; ils se croient de bons tueurs,
et pensent avoir réussi; ils se figurent que c'est fait, que les
dynasties en ont fini avec les peuples; ils s'imaginent que la tête du
genre humain est décidément coupée, que la civilisation se résignera
à cette décapitation, qu!est-ce que Paris de plus ou de moins? Ils se
persuadent que Metz et Strasbourg deviendront de l'ombre, qu'il y aura
prescription pour ce vol, que nous en prendrons notre parti, que la
nation-chef sera paisiblement la nation-serve, que nous descendrons
jusqu'à l'acceptation de leur pourpre épouvantable, que nous n'avons
plus ni bras, ni mains, ni cerveau, ni entrailles, ni coeur, ni
esprit, ni sabre au côté, ni sang dans les veines, ni crachat dans la
bouche, que nous sommes des idiots et des infâmes, et que la France,
qui a rendu l'Amérique à l'Amérique, l'Italie à l'Italie, et la Grèce
à la Grèce, ne saura pas rendre la France à la France.
Ils croient cela, ô frémissement!
VIII
Et cependant la nuée monte; elle monte, pareille à la mystérieuse
colonne conductrice, noire sur l'azur, rouge sur l'ombre. Elle emplit
lentement l'horizon. Les vieillards la redoutent pour les enfants, et
les enfants la saluent. Une funeste inclémence germe. Les rancunes
couvent les représailles; les plus doux se sentent confusément
implacables; les augustes promiscuités fraternelles ne sont plus
de saison; la frontière redevient barrière; on recommence à être
national, et le plus cosmopolite renonce à la neutralité; adieu la
mansuétude des philosophes! entre l'humanité et l'homme la patrie se
dresse, terrible. Elle regarde les sages, indignée. Qu'ils ne viennent
plus parler d'union, d'harmonie et de paix! Pas de paix, que la
tête haute! Voilà ce que veut la patrie. Ajournement de la concorde
humaine. Oh! la misérable aventure! Les échéances sont inévitables;
on entend sourdre sous terre les catastrophes semées, et sur leur
croissance, de plus en plus distincte, on peut calculer l'heure de
leur éclosion. Nul moyen d'échapper. L'avenir est plein d'arrivées
fatales. Eschyle, s'il était français, et Jérémie, s'il était teuton,
pleureraient. Le penseur médite accablé. Que faire? Attendre et
espérer, mais espérer à travers le carnage. De là un sinistre
effarement. Le penseur, qui est toujours compliqué d'un prophète, a
devant les yeux un tumulte, qui est l'avenir. Il cherchait du regard,
au delà de l'horizon, l'alliance et la fraternité, et il est condamné
à entrevoir la haine. Rien n'est certain, mais tout menace. Tout est
obscur, mais sombre. Il pense et il souffre. Ses rêves d'inviolabilité
de la vie humaine, d'abolition de la guerre, d'arbitrage entre
les peuples et de paix universelle, sont traversés par de vagues
flamboiements d'épées.
En attendant on meurt, et ceux qui meurent laissent derrière eux ceux
qui pleurent. Patience. On n'est que précédé. Il est juste que le soir
vienne pour tous. Il est juste que tous montent l'un après l'autre
recevoir leur paie. Les passe-droits ne sont qu'apparents. La tombe
n'oublie personne.
Un jour, bientôt peut-être, l'heure qui a sonné pour les fils sonnera
ténèbres, ils brillent; dans cette nostalgie, ils persévèrent; dans ce
désespoir, ils chantent. Pendant qu'un homme, en ce moment-là empereur
des français et des anglais, vit dans sa demeure triomphale, baisé
des reines, vainqueur, tout-puissant et lugubre, eux, dans la maison
d'exil inondée d'écume, ils rient et sourient. Ce maître du monde et
de la minute a la tristesse de la prospérité misérable; eux, ils ont
la joie du sacrifice. Ils ne sont pas abandonnés d'ailleurs; ils ont
d'admirables amis: Vacquerie, le puissant et superbe esprit; Meurice,
la grande âme douce; Ribeyrolles, le vaillant coeur. Ces deux frères
sont dignes de ces fiers hommes-là. Aucune sérénité n'éclipse la
leur; que la destinée fasse ce qu'elle voudra, ils ont l'insouciance
héroïque des consciences heureuses. L'aîné, à qui l'on parle de
l'exil, répond: _Cela ne me regarde pas_. Ils prennent avec cordialité
leur part de l'agonie qui les entoure; ils pansent dans toutes les
âmes la plaie rongeante que fait le bannissement. Plus la patrie est
absente, plus elle est présente, hélas! Ils sont les points d'appui de
ceux qui chancellent; ils déconseillent les concessions que le mal du
pays pourrait suggérer à quelques pauvres êtres désorientés. En même
temps, ils répugnent à l'écrasement de leurs ennemis, même infâmes. Il
arrive un jour qu'on découvre, dans ce campement de proscrits, dans
cette famille d'expatriés, un homme de police, un traître affectant
l'air farouche, un agent de Maupas affublé du masque d'Hébert; toutes
ces probités indignées se soulèvent, on veut tuer le misérable, les
deux frères lui sauvent la vie. Qui use du droit de souffrance peut
user du droit de clémence. Autour d'eux, on sent que ces jeunes hommes
ont la foi, la vraie, celle qui se communique. De là, une certaine
autorité mêlée à leur jeunesse. Le proscrit pour la vérité est un
honnête homme dans l'acception hautaine du mot; ils ont cette grave
honnêteté-là. Toute défaillance à côté d'eux est impossible; ils
offrent leur robuste épaule à tous les accablements. Toujours debout
sur le haut de l'écueil, ils fixent sur l'énigme et sur l'ombre leur
regard tranquille, ils font le signal d'attente dès qu'ils voient
une lueur poindre à l'horizon, ils sont les vigies de l'avenir. Ils
répandent dans cette obscurité on ne sait quelle clarté d'aurore,
silencieusement remerciés par la douceur sinistre des résignés.
III
En même temps qu'ils accomplissent la loi de fraternité, ils exécutent
la loi du travail.
L'un traduit Shakespeare, et restitue à la France, dans un livre de
sagace peinture et d'érudition élégante, «la Normandie inconnue».
L'autre publie une série d'ouvrages solides et exquis, pleins d'une
émotion vraie, d'une bonté pénétrante, d'une haute compassion. Ce
jeune homme est tout simplement un grand écrivain. Comme tous les
puissants et abondants esprits, il produit vite, mais il couve
longtemps, avec la féconde paresse de la gestation; il a cette
préméditation que recommande Horace, et qui est la source des
improvisations durables. Son début dans le conte visionnaire (1856)
est un chef-d'oeuvre. Il le dédie à Voltaire, et, détail qui montre la
magnifique envergure de ce jeune esprit, il eût pu en même temps le
dédier à Dante. Il a l'ironie comme Arouet et la foi comme Alighieri.
Son début au théâtre (1859) est un chef-d'oeuvre aussi, mais un
chef-d'oeuvre petit, un badinage de penseur, vivant, fuyant, rapide,
inoubliable, comédie légère et forte qui a la fragilité apparente des
choses ailées.
Ce jeune homme, pour qui le voit de près, semble toujours au repos, et
il est toujours en travail. C'est le nonchalant infatigable. Du reste,
il a autant de facultés qu'il fait d'efforts; il entre dans le roman,
c'est un maître; il aborde le théâtre, c'est un poëte; il se jette
dans les mêlées de la polémique, c'est un journaliste éclatant. Dans
ces trois régions, il est chez lui.
Toute son oeuvre est mêlée, c'est-à-dire une. Et c'est encore la loi
des intelligences planantes, lesquelles voient tout l'horizon. Pas
de cloison dans cet esprit; ou rien que des cloisons apparentes. Ses
romans sont des tragédies; ses comédies sont des élégies, et elles
sont tristes, ce qui ne les empêche pas d'être joyeuses; versement de
la raillerie dans la mélancolie et de la colère dans le sarcasme,
qui, de tout temps, d'Aristophane à Plaute et de Plaute à Molière, a
caractérisé l'art suprême. Rire, quel motif de pleurer! Ce jeune homme
est fait comme ces grands hommes. Il médite, et sourit; il médite,
et s'indigne. Par moments, son intonation moqueuse prend subitement
l'accent tragique. Hélas! la sombre gaieté des penseurs sanglote.
Pour ces causes et pour d'autres, ce jeune écrivain a dans le style
cet imprévu qui est la vie. L'inattendu dans la logique, c'est le
souverain secret des écrivains supérieurs. On ne sait pas assez ce que
c'est que le style. Pas de grand style sans grande pensée. Le style
contient aussi nécessairement la pensée que le fruit contient la sève.
Qu'est-ce donc que le style? C'est l'idée dans son expression absolue,
c'est l'image sous sa figure parfaite; tout ce qu'est la pensée, le
style l'est; le style, c'est le mot fait âme; le style, c'est
le langage fait verbe. Otez le style, Virgile s'efface, Horace
s'évanouit, Tacite disparaît. On a de nos jours imaginé un barbarisme
curieux: «les stylistes». Il y a une trentaine d'années, une école
imbécile de critiques, oubliée aujourd'hui, faisait tous ses efforts
pour insulter le style, et l'appelait: «la forme». Quelle insulte!
_forma_, la beauté. La Vénus hottentote dit à la Vénus de Milo: Tu
n'as que la forme!
Les oeuvres succèdent aux oeuvres; après _la Bohême dorée, la Famille
tragique_; créations composées de divination et d'observation, où
l'ironie se décompose en pitié, où l'intérêt dramatique arrive parfois
à l'effroi, où l'intelligence se dilate en même temps que le coeur se
serre.
Toutes ces qualités, style, émotion, bonté d'écrivain, vertu de poëte,
dignité d'artiste, ce jeune homme les concentre et les condense dans
un grand livre, _les Hommes de l'exil_. Ce livre est un grand livre
politique, pourquoi? parce que c'est un grand livre littéraire. Qui
dit _littérature_, dit _humanité_. Ce livre, _les Hommes de l'exil_,
est une protestation et un défi; protestation soumise à Dieu, défi
jeté aux tyrans. L'âme est le personnage, l'exil est le drame; les
martyrs sont divers, le martyre est un; l'épreuve varie, les éprouvés,
non. Cette sévère peinture restera. Ce livre austère et tragique
est un livre d'amour; amour pour la vérité, pour l'équité, pour la
probité, pour la souffrance, pour le malheur, pour la grandeur; de là
une haine profonde contre ce qui est vil, lâche, injuste et bas. Ce
livre est implacable; pourquoi? parce qu'il est tendre.
Partout la justice, et partout la pitié; la belle âme exprimée par le
beau style; tel est ce jeune écrivain.
Ajoutons à ce don de la nature, le pathétique, un don de la solitude,
la philosophie.
Insistons sur cette philosophie. L'isolement développe dans les âmes
profondes une sagesse d'une espèce particulière, qui va au delà de
l'homme. C'est cette sagesse étrange qui a créé l'antique magisme.
Ce jeune homme, dans le désert de Jersey et dans le crépuscule de
Guernesey, est, comme les autres solitaires pensifs qui l'entourent,
atteint par cette sagesse. Une intuition presque visionnaire donne à
plusieurs de ses ouvrages, comme à d'autres oeuvres des hommes du
même groupe, une portée singulière; chose qu'on ne peut pas ne point
souligner, ce qui préoccupe ce jeune esprit, c'est ce qui préoccupe
aussi les vieux; à ce commencement de la vie où il semble qu'on a le
droit d'être uniquement absorbé par la préparation de soi-même, ce qui
inquiète ce penseur, lumineux et serein jusqu'à l'éclat de rire, mais
attendri, ce qui l'émeut et le tourmente, c'est le côté impénétrable
du destin; c'est le sort des êtres condamnés au cri ou au silence,
bêtes, plantes, de ce qu'on appelle l'animal, de ce qu'on appelle le
végétal; il lui semble voir là des déshérités; il se penche vers eux;
il constate qu'ils sont hors de la liberté, et presque de la lumière;
il se demande qui les a chassés dans cette ombre, et il oublie, en
se courbant sur ces bannis, qu'il est lui-même un exilé. Superbe
commisération, fraternité de l'être parlant pour les êtres muets,
noble augmentation de l'amour de l'humanité par la douceur envers
la création. Les vivants d'en bas, quelle énigme! _Inferi_, mot
mystérieux; les inférieurs. L'Enfer. Creusez le rêve des religions,
vous trouverez au fond la vérité. Seulement, les religions interposées
la défigurent par leur grossissement. Toute vie infernale, étant
une vie planétaire, est une vie passagère: la vie céleste seule est
éternelle.
IV
Ces deux frères sont comme le complément l'un de l'autre: l'aîné est
le rayonnant, le plus jeune est l'austère. Austérité aimable comme
celle d'un jeune Socrate. Sa présence est fortifiante; rien n'est sain
et rien n'est rassurant comme l'imperturbable aménité de l'ouvrier
content. Ce jeune exilé volontaire conserve, dans le désert où l'on
est pour jamais peut-être, les élégances de sa vie passée, et en même
temps il se met à la tâche; il veut construire, et il construit un
monument; il ne perd pas une heure, il a le respect religieux du
temps; ses habitudes sont à la fois parisiennes et monacales. Il
habite une chambre encombrée de livres. Au point du jour il entend
marcher au-dessus de sa tête, sur le toit de la maison, quelqu'un qui
travaille; c'est son père; ce pas le réveille; alors il se lève et
travaille aussi. Ce qu'il fait, on l'a vu plus haut, il traduit
Shakespeare; entreprise considérable. Il traduit Shakespeare; il
l'interprète, il le commente, il le fait accessible à tous; il taille
degré par degré dans la roche et dans le glacier on ne sait quel
vertigineux escalier qui aboutit à cette cime. On a bien raison
de dire que ces proscrits-là sont des ambitieux; celui-ci rêve la
familiarité avec les génies, il se dit: Je traduirai plus tard de la
même façon Homère, Eschyle, Isaïe et Dante. En attendant, il tient
Shakespeare. Conquête illustre à faire. Introduire Shakespeare en
France, quel vaste devoir! Ce devoir, il l'accepte; il s'y engage, il
s'y enferme; il sait que sa vie désormais sera liée par cette promesse
faite au nom de la France au grand homme de l'Angleterre; il sait
que ce grand homme de l'Angleterre est un des grands hommes du genre
humain tout entier, et que servir cette gloire, c'est servir la
civilisation même; il sait qu'une telle entreprise est impérieuse,
qu'elle sera exigeante et altière, et qu'une fois commencée elle ne
peut être ni interrompue ni abandonnée; il sait qu'il en a pour douze
ans; il sait que c'est là une autre cellule, et qu'il se condamne au
cloître, et que lorsqu'on entre dans un tel labeur, on y est muré;
il y consent, et, de même qu'il s'est exilé pour son père, il
s'emprisonne pour Shakespeare.
Sa récompense, c'est son effort même. Il a voulu traduire Shakespeare,
et, en effet, voilà Shakespeare traduit. Il a renouvelé l'effrayant
combat nocturne de Jacob; il ajouté avec l'archange, et son jarret n'a
pas plié. Il est l'écrivain qu'il fallait.
L'anglais de Shakespeare n'est plus l'anglais d'à présent; il a été
nécessaire de superposer à cet anglais du seizième siècle le français
du dix-neuvième, sorte de corps à corps des deux idiomes; la plus
redoutable aventure où puisse se hasarder un traducteur: ce jeune
homme a eu cette audace. Ce qu'il a entrepris de faire, il l'a fait.
Il importait de ne rien perdre de l'oeuvre énorme. Il a mis sur
Shakespeare la langue française, et il a réussi à faire passer, à
travers l'inextricable claire-voie de deux idiomes appliqués l'un sur
l'autre, tout le rayonnement de ce génie.
Pour cela, il a dû dépenser, à chaque phrase, à chaque vers, presque à
chaque mot, une inépuisable invention de style. Pour une telle oeuvre,
il faut que le traducteur soit créateur. Il l'a été.
Un écrivain qui prouve son originalité par une traduction, c'est
étrange et rare. Traduire ne lui suffit pas. Il bâtit autour de
Shakespeare, comme des contreforts autour d'une cathédrale, toute une
oeuvre à lui, oeuvre de philosophie, de critique, d'histoire. Il est
linguiste, artiste, grammairien, érudit. Il est docte et alerte;
toujours savant, jamais pédant. Il accumule et coordonne les
variantes, les notes, les préfaces, les explications. Il condense tout
ce qui est épars dans les environs de Shakespeare. Pas un antre de
cette caverne immense où il ne pénètre. Il fait des fouilles dans ce
génie.
V
Et c'est ainsi qu'après douze années de labeur, il fait à la France
don de Shakespeare. Les vrais traducteurs ont cette puissance
singulière d'enrichir un peuple sans appauvrir l'autre, de ne point
dérober ce qu'ils prennent, et de donner un génie à une nation sans
l'ôter à sa patrie.
Cette longue incubation se fait sans qu'il l'interrompe un seul jour.
Aucune solution de continuité, pas de relâche, aucune lacune, aucune
concession à la fatigue, toutes les aurores ramènent la besogne;
_nulla dies sine linea_; c'est là, du reste, la bonne loi des fiers
esprits. L'oeuvre qu'on accomplit et qu'on voit croître est par
elle-même reposante. Aucun autre repos n'est nécessaire. Ce jeune
homme le comprend ainsi; il ne quitte jamais sa tâche; il s'éveille
chaque matin dès qu'il entend le marcheur d'en haut s'éveiller; et
quand, l'heure de la table de famille venue, ils redescendent tous les
deux de leur travail, son père et lui, ils échangent un doux sourire.
Isolement, intimité, renoncement, apaisement de la nostalgie par la
pensée; telle est la vie de ces hommes. Pour horizon le brouillard
des flots et des événements, pour musique le vent de tempête, pour
spectacle la mobilité d'un infini, la mer, sous la fixité d'un autre
infini, le ciel. On est des naufragés, on regarde les abîmes. Tout a
sombré, hors la conscience; navire dont il ne reste que la boussole.
Dans cette famille personne n'a rien à soi; tout est en commun,
l'effort, la résistance, la volonté, l'âme. Ce père et ces fils
resserrent de plus en plus leur étroit embrassement.
Il est probable qu'ils souffrent, mais ils ne se le disent pas;
chacun s'absorbe et se rassérène dans son oeuvre diverse; dans les
intermittences, le soir, aux réunions de famille, aux promenades sur
la plage, ils parlent. De quoi? de quoi peuvent parler des proscrits,
si ce n'est de la patrie? Cette France, ils l'adorent; plus l'exil
s'aggrave, plus l'amour augmente. Loin des yeux, près du coeur. Ils
ont toutes les grandes convictions, ce qui leur donne toutes les
grandes certitudes. On a agi de son mieux; on a fait ce qu'on a pu;
quelle récompense veut-on? Une seule. Revoir la patrie. Eh bien, on la
reverra. Comme on y était heureux, et comme on y sera heureux encore!
Certes, l'heure bénie du retour sonnera. On les attend là-bas. Ainsi
parlent ces bannis. La causerie finie, on se remet au travail. Toutes
les journées se ressemblent. Cela dure dix-neuf ans. Au bout de
dix-neuf ans l'exil cesse, ils rentrent, les voilà dans la patrie; ils
sont attendus en effet, eux par la tombe, lui par la haine.
VI
Est-ce que ceci est une plainte? Point. Et de quel droit la plainte?
Et vers qui se tournerait-elle? Vers vous, Dieu? Non. Vers toi,
patrie? Jamais.
Qui pourrait songer à la France autrement que reconnaissant et
attendri? Et pour cet homme-là, pour ce père, n'y a-t-il pas trois
journées inoubliables, le 5 septembre 1870, le 18 mars 1871, le 28
décembre 1873! Le 5 septembre 1870, il rentra dans la patrie, la
France; le 18 mars 1871, le 28 décembre 1873, ses fils rentrèrent,
l'un après l'autre, dans l'autre patrie, le sépulcre; et à ces trois
rentrées, tu vins de toutes parts faire cortége, ô immense peuple de
Paris! Tu y vins tendre, ému, magnanime, avec ce profond murmure des
foules qui ressemble parfois au bercement des mères. Depuis ces trois
jours ineffaçables, y a-t-il eu quelque part, n'importe où, dans des
régions quelconques, de la calomnie, de l'insulte et de la haine? Cela
se peut, mais pourquoi pas? et à qui cela fait-il du mal? à ceux qui
haïssent peut-être. Plaignons-les. Le peuple est grand et bon. Le
reste n'est rien. Il faudrait pour s'en émouvoir n'avoir jamais vu
l'océan. Qu'importe une vaine surface écumante quand le fond est
majestueusement ami et paisible! Se plaindre de la patrie, lui
reprocher quoi que ce soit, non, non, non! Même ceux qui meurent par
elle vivent par elle.
Quant à vous, Dieu, que vous dire? Est-ce que vous n'êtes pas
l'Ignoré? Que savons-nous sinon que vous êtes et que nous sommes?
Est-ce que nous nous connaissons, ô mystère! Éternel Dieu, vous faites
tourner sur ses gonds la porte de la tombe, et vous savez pourquoi.
Nous faisons la fosse, et vous ce qui est au delà. Au trou dans la
terre s'ajuste une ouverture dans le firmament. Vous vous servez
du sépulcre comme nous du creuset, et, l'indivisible étant
l'incorruptible, rien ne se perd, ni l'atome matériel, la molécule
dans le creuset, ni l'atome moral, le moi, dans le tombeau. Vous
maniez la destinée humaine; vous abrégez la jeunesse, vous prolongez
la vieillesse; vous avez vos raisons. Dans notre crépuscule, nous
qui sommes le relatif, nous nous heurtons à tâtons à vous qui êtes
l'absolu, et ce n'est pas sans meurtrissure que nous faisons la
rencontre obscure de vos lois. Vous êtes calomnié vous aussi; les
religions vous appellent jaloux, colère, vengeur; par moments elles
plaident vos circonstances atténuantes; voilà ce que font les
religions. La religion vous vénère. Aussi la religion a-t-elle pour
ennemies les religions. Les religions croient l'absurde. La religion
croit le vrai. Dans les pagodes, dans les mosquées, dans les
synagogues, du haut des chaires et au nom des dogmes, on vous
conseille, on vous exhorte, on vous interprète, on vous qualifie; les
prêtres se font vos juges, les sages non. Les sages vous acceptent.
Accepter Dieu, c'est là le suprême effort de la philosophie. Nos
propres dimensions nous échappent à nous-mêmes. Vous les connaissez,
vous; vous avez la mesure de tout et de tous. Les lois de percussion
sont diverses. Tel homme est frappé plus souvent que les autres; il
semble qu'il ne soit jamais perdu de vue par le destin. Vous savez
pourquoi. Nous ne voyons que des raccourcis; vous seul connaissez les
proportions véritables. Tout se retrouvera plus tard. Chaque chiffre
aura son total. Vivre ne donne sur la terre pas d'autre droit que
mourir, mais mourir donne tous les droits. Que l'homme fasse son
devoir, Dieu fera le sien. Nous sommes à la fois vos débiteurs et vos
créanciers; relation naturelle des fils au père. Nous savons que nous
venons de vous; nous sentons confusément, mais sûrement, le point
d'attache de l'homme à Dieu; de même que le rayon a conscience du
soleil, notre immortalité a conscience de votre éternité. Elles se
prouvent l'une par l'autre; cercle sublime. Vous êtes nécessairement
juste puisque vous êtes; et que ni le mal ni la mort n'existent. Vous
ne pouvez pas être autre chose que la bonté au haut de la vie et la
clarté au fond du ciel. Nous ne pouvons pas plus vous nier que nous
ne pouvons nier l'infini. Vous êtes l'illimité évident. La vie
universelle, c'est vous; le ciel universel, c'est vous. Votre bonté
est la chaleur de votre clarté; votre vérité est le rayon de votre
amour. L'homme ne peut que bégayer à jamais un essai de vous
comprendre. Il travaille, souffre, aime, pleure et espère à travers
cela. Devant vous, abaisser nos fronts, c'est élever nos esprits.
C'est là tout ce que nous avons à vous dire, ô Dieu.
VII
Pas de plainte donc. Nous n'avons tout au plus droit qu'à
l'étonnement. L'étonnement contient toute la quantité de protestation
permise à cet immense ignorant qui est l'homme. Et ce douloureux
étonnement, comment le réserver pour soi quand la France le réclame?
Comment songer aux douleurs privées en présence de l'affliction
publique? Une telle patrie prend toute la place. Que chacun ait
sa blessure à lui, soit, mais qu'il la cache en présence du flanc
saignant de notre mère. Ah! quels songes on faisait! On était mis hors
la loi, expulsé, banni, rebanni, proscrit, reproscrit; tel homme qui a
des cheveux blancs a été chassé quatre fois, d'abord de France, puis
de Belgique, puis de Jersey, puis de Belgique encore; eh bien, quoi?
on était des exilés. On souriait. On disait: Oui, mais la France!
La France est là, toujours grande, toujours belle, toujours adorée,
toujours France! Il y a un voile entre elle et nous, mais un de ces
jours l'empire se déchirera du haut en bas, et, derrière la déchirure
lumineuse, la France reparaîtra! La France reparaîtra, quel
éblouissement! Dans sa splendeur, dans sa gloire, dans sa majesté
fraternelle aux nations, avec toute sa couronne comme une reine, avec
toute son auréole comme une déesse, puissante et libre, puissante
pour protéger, libre pour délivrer! Voilà ce qui est triste, c'est
de s'être dit cela. Hélas, on rêvait l'apothéose, on a le pilori. La
patrie a été foulée aux pieds par cette sauvage, la guerre étrangère,
et par cette folle, la guerre civile; l'une a essayé d'assassiner la
civilisation et de supprimer le chef-lieu du monde; l'autre a brûlé
les deux crèches sacrées de la Révolution, les Tuileries, nid de la
Convention, l'hôtel de ville, nid de la Commune. On a profité de la
présence des prussiens pour jeter bas la colonne d'Iéna. On leur a
ajouté cette joie. On a tué des vieillards, on a tué des femmes, on
a tué des petits enfants. On a été des gens ivres qui ne savent
ce qu'ils font. On a creusé des fosses immenses où l'on a enterré
pêle-mêle, et à demi morts, le juste et l'injuste, le faux et le vrai,
le bien et le mal. On a voulu abattre cette géante, Paris; on a voulu
ressusciter ce fantôme, Versailles. On a eu des incendies dignes
d'Érostrate et des fratricides dignes d'Atrée. Qui a fait ces crimes?
Personne et tout le monde; ces deux exécrables anonymes, la guerre
étrangère et la guerre civile; les barbares, qui en sont venus aux
mains, stupidement, des deux côtés à la fois, du côté orageux où
sont les aigles, du côté ténébreux où sont les hiboux, enjambant
la frontière, enjambant la muraille, ceux-ci franchissant le Rhin,
ceux-là ensanglantant la Seine, tous franchissant et ensanglantant la
conscience humaine, sans pouvoir dire pourquoi, sans rien comprendre,
sinon que le vent qui passe les avait mis en colère. Attentats des
ignorants. Aussi bien des ignorants d'en haut que des ignorants d'en
bas. Attentats des innocents aussi, car l'ignorance est une innocence.
Férocités farouches. Qui plaindre? les vaincus et les vainqueurs. Oh!
voir à terre, gisant, inerte, souffleté, le cadavre de notre gloire!
Et la vérité! et la justice! et la raison! et la liberté! toutes ces
artères sont ouvertes. Nous sommes saignés aux quatre veines de notre
honneur. Pourtant nos soldats ont été héroïques, et certes le seront
encore. Mais quels désastres! Rien n'est crime, tout est fatalité! Les
vieilles calamités de Ninive, de Thèbes et d'Argos sont dépassées.
Personne qui n'ait sa plaie, laquelle est la plaie publique. Et, à
travers tout cela, aggravation lugubre, il vous vient par moments
cette pensée poignante qu'à cette heure il y a, à cinq mille lieues
d'ici, loin de leur mère, des enfants de vingt ans condamnés à mort,
puis au bagne, pour un article de journal. O pauvres hommes! éternelle
pitié! fanatismes contre fanatismes. Hélas! fanatiques, nous le sommes
tous. Celui qui écrit ces lignes, est un fanatique lui-même; fanatique
de progrès, de civilisation, de paix et de clémence; inexorable pour
les impitoyables; intolérant pour les intolérants. Frappons-nous la
poitrine.
Oui, ces choses sombres ont été accomplies. On a vu cela, et, à cette
heure, que voit-on? La joie des rois assis comme des bourreaux sur un
démembrement. Après les écartèlements, cela se fait; et Charlot, avant
de les jeter au bûcher, s'accroupit et se reposa un moment sur les
lamentables tronçons de Damiens, comme Guillaume sur l'Alsace et la
Lorraine. Guillaume, du reste, n'est pas plus coupable que Charlot; les
bourreaux sont innocents; les responsables sont les juges; l'histoire
dira quels ont été, dans l'affreux traité de 1871, les juges de la
France. Ils ont fait une paix pleine de guerre. Ah! les infortunés! A
cette heure, ils règnent, ils sont princes, et se croient maîtres.
Ils sont heureux de tout le bonheur que peut donner une tranquillité
violente; ils ont la gloire d'un immense sang répandu; ils se pensent
invulnérables, ils sont cuirassés de toute-puissance et de néant; ils
préparent, au milieu des fêtes, dans la splendeur de leur imbécillité
souveraine, la dévastation de l'avenir; quand on leur parle de
l'immortalité des nations, ils jugent de cette immortalité par leur
majesté à eux-mêmes, et ils en rient; ils se croient de bons tueurs,
et pensent avoir réussi; ils se figurent que c'est fait, que les
dynasties en ont fini avec les peuples; ils s'imaginent que la tête du
genre humain est décidément coupée, que la civilisation se résignera
à cette décapitation, qu!est-ce que Paris de plus ou de moins? Ils se
persuadent que Metz et Strasbourg deviendront de l'ombre, qu'il y aura
prescription pour ce vol, que nous en prendrons notre parti, que la
nation-chef sera paisiblement la nation-serve, que nous descendrons
jusqu'à l'acceptation de leur pourpre épouvantable, que nous n'avons
plus ni bras, ni mains, ni cerveau, ni entrailles, ni coeur, ni
esprit, ni sabre au côté, ni sang dans les veines, ni crachat dans la
bouche, que nous sommes des idiots et des infâmes, et que la France,
qui a rendu l'Amérique à l'Amérique, l'Italie à l'Italie, et la Grèce
à la Grèce, ne saura pas rendre la France à la France.
Ils croient cela, ô frémissement!
VIII
Et cependant la nuée monte; elle monte, pareille à la mystérieuse
colonne conductrice, noire sur l'azur, rouge sur l'ombre. Elle emplit
lentement l'horizon. Les vieillards la redoutent pour les enfants, et
les enfants la saluent. Une funeste inclémence germe. Les rancunes
couvent les représailles; les plus doux se sentent confusément
implacables; les augustes promiscuités fraternelles ne sont plus
de saison; la frontière redevient barrière; on recommence à être
national, et le plus cosmopolite renonce à la neutralité; adieu la
mansuétude des philosophes! entre l'humanité et l'homme la patrie se
dresse, terrible. Elle regarde les sages, indignée. Qu'ils ne viennent
plus parler d'union, d'harmonie et de paix! Pas de paix, que la
tête haute! Voilà ce que veut la patrie. Ajournement de la concorde
humaine. Oh! la misérable aventure! Les échéances sont inévitables;
on entend sourdre sous terre les catastrophes semées, et sur leur
croissance, de plus en plus distincte, on peut calculer l'heure de
leur éclosion. Nul moyen d'échapper. L'avenir est plein d'arrivées
fatales. Eschyle, s'il était français, et Jérémie, s'il était teuton,
pleureraient. Le penseur médite accablé. Que faire? Attendre et
espérer, mais espérer à travers le carnage. De là un sinistre
effarement. Le penseur, qui est toujours compliqué d'un prophète, a
devant les yeux un tumulte, qui est l'avenir. Il cherchait du regard,
au delà de l'horizon, l'alliance et la fraternité, et il est condamné
à entrevoir la haine. Rien n'est certain, mais tout menace. Tout est
obscur, mais sombre. Il pense et il souffre. Ses rêves d'inviolabilité
de la vie humaine, d'abolition de la guerre, d'arbitrage entre
les peuples et de paix universelle, sont traversés par de vagues
flamboiements d'épées.
En attendant on meurt, et ceux qui meurent laissent derrière eux ceux
qui pleurent. Patience. On n'est que précédé. Il est juste que le soir
vienne pour tous. Il est juste que tous montent l'un après l'autre
recevoir leur paie. Les passe-droits ne sont qu'apparents. La tombe
n'oublie personne.
Un jour, bientôt peut-être, l'heure qui a sonné pour les fils sonnera
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