Actes et Paroles, Volume 3 - 05

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tard. Selon moi, il faudra la resoudre dans le sens a la fois le plus
sympathique et le plus pratique. La disparition de la misere, la
production du bien-etre, aucune spoliation, aucune violence, le credit
public sous la forme de monnaie fiduciaire a rente creant le credit
individuel, l'atelier communal et le magasin communal assurant le
droit au travail, la propriete non collective, ce qui serait un retour
au moyen age, mais democratisee et rendue accessible a tous, la
circulation, qui est la vie decuplee, en un mot l'assainissement des
hommes par le devoir combine avec le droit; tel est le but. Le moyen,
je suis de ceux qui croient l'entrevoir. Nous en causerons.
Ce qui me plait en vous, c'est votre haute et simple raison. Les
hommes tels que vous sont precieux. Vous marcherez un peu plus de
notre cote, parce que votre coeur le voudra, parce que votre esprit le
voudra, et vous etes appele a rendre aux idees et aux faits de tres
grands services.
Pour moi l'homme n'est complet que s'il reunit ces trois conditions,
science, prescience, conscience.
Savoir, prevoir, vouloir. Tout est la.
Vous avez ces dons. Vous n'avez qu'un pas de plus a faire en avant.
Vous le ferez.
Je reviens a la demande que vous voulez bien m'adresser.
Ce n'est pas une lecture des _Chatiments_ que je vous concede. C'est
autant de lectures que vous voudrez.
Et ce n'est pas seulement dans les _Chatiments_ que vous pourrez
puiser, c'est dans toutes mes oeuvres.
Je vous redis a vous la declaration que j'ai deja faite a tous.
Tant que durera cette guerre, j'autorise qui le veut a dire ou a
representer tout ce qu'on voudra de moi, sur n'importe quelle scene
et n'importe de quelle facon, pour les canons, les combattants,
les blesses, les ambulances, les municipalites, les ateliers, les
orphelinats, les veuves et les enfants, les victimes de la guerre, les
pauvres, et j'abandonne tous mes droits d'auteur sur ces lectures et
sur ces representations.
C'est dit, n'est-ce pas? Je vous serre la main.
V. H.
Quand vous verrez votre ami M. Cernuschi, dites-lui bien combien j'ai
ete touche de sa visite. C'est un tres noble et tres genereux esprit.
Il comprend qu'en ce moment ou la grande civilisation latine est
menacee, les italiens doivent etre francais. De meme que demain, si
Rome courait les dangers que court aujourd'hui Paris, les francais
devraient etre italiens. D'ailleurs, de meme qu'il n'y a qu'une seule
humanite, il n'y a qu'un seul peuple. Defendre partout le progres
humain en peril, c'est l'unique devoir. Nous sommes les nationaux de
la civilisation.


VI
ELECTIONS A L'ASSEMBLEE NATIONALE
SCRUTIN DU 8 FEVRIER 1871
SEINE
M. Victor Hugo est elu par 214,169 suffrages


BORDEAUX


I
ARRIVEE A BORDEAUX
Le 14 fevrier, lendemain de son arrivee a Bordeaux, M. Victor Hugo, a
sa sortie de l'Assemblee, invite a monter sur un balcon qui domine la
grande place, pour parler a la foule qui l'entourait, s'y est refuse.
Il a dit a ceux qui l'en pressaient:
A cette heure, je ne dois parler au peuple qu'a travers l'Assemblee.
Vous me demandez ma pensee sur la question de paix ou de guerre. Je ne
puis agiter cette question ici. La prudence fait partie du devouement.
C'est la question meme de l'Europe qui est pendante en ce moment. La
destinee de l'Europe adhere a la destinee de la France. Une redoutable
alternative est devant nous, la guerre desesperee ou la paix plus
desesperee encore. Ce grand choix, le desespoir avec la gloire ou le
desespoir avec la honte, ce choix terrible ne peut se faire que du
haut de la tribune. Je le ferai. Je ne manquerai, certes, pas au
devoir. Mais ne me demandez pas de m'expliquer ici. Une parole de
trop serait grave dans la place publique. Permettez-moi de garder le
silence. J'aime le peuple, il le sait. Je me tais, il le comprendra.
Puis, se tournant vers la foule, Victor Hugo a jete ce cri: Vive la
Republique! Vive la France!


II
POUR LA GUERRE DANS LE PRESENT ET POUR LA PAIX DANS L'AVENIR

ASSEMBLEE NATIONALE
SEANCE DU 1er MARS 1871
Presidence de M. JULES GREVY
M. LE PRESIDENT.--La parole est a M. Victor Hugo. (_Mouvement
d'attention_.)
M. VICTOR HUGO.--L'empire a commis deux parricides, le meurtre de
la republique, en 1851, le meurtre de la France, en 1871. Pendant
dix-neuf ans, nous avons subi--pas en silence--l'eloge officiel et
public de l'affreux regime tombe; mais, au milieu des douleurs de
cette discussion poignante, une stupeur nous etait reservee, c'etait
d'entendre ici, dans cette assemblee, begayer la defense de l'empire,
devant le corps agonisant de la France, assassinee. (_Mouvement_.)
Je ne prolongerai pas cet incident, qui est clos, et je me borne a
constater l'unanimite de l'Assemblee....
_Quelques voix_.--Moins cinq!
M. VICTOR HUGO.--Messieurs, Paris, en ce moment, est sous le
canon prussien; rien n'est termine et Paris attend; et nous, ses
representants, qui avons pendant cinq mois vecu de la meme vie que
lui, nous avons le devoir de vous apporter sa pensee.
Depuis cinq mois, Paris combattant fait l'etonnement du monde; Paris,
en cinq mois de republique, a conquis plus d'honneur qu'il n'en avait
perdu en dix-neuf ans d'empire. (_Bravo! bravo!_)
Ces cinq mois de republique ont ete cinq mois d'heroisme. Paris a fait
face a toute l'Allemagne; une ville a tenu en echec une invasion; dix
peuples coalises, ce flot des hommes du nord qui, plusieurs fois deja,
a submerge la civilisation, Paris a combattu cela. Trois cent mille
peres de famille se sont improvises soldats. Ce grand peuple parisien
a cree des bataillons, fondu des canons, eleve des barricades, creuse
des mines, multiplie ses forteresses, garde son rempart; et il a eu
faim, et il a eu froid; en meme temps que tous les courages, il a eu
toutes les souffrances. Les enumerer n'est pas inutile, l'histoire
ecoute.
Plus de bois, plus de charbon, plus de gaz, plus de feu, plus de pain!
Un hiver horrible, la Seine charriant, quinze degres de glace, la
famine, le typhus, les epidemies, la devastation, la mitraille, le
bombardement. Paris, a l'heure qu'il est, est cloue sur sa croix et
saigne aux quatre membres. Eh bien, cette ville qu'aucune n'egalera
dans l'histoire, cette ville majestueuse comme Rome et stoique comme
Sparte, cette ville que les prussiens peuvent souiller, mais qu'ils
n'ont pas prise (_Tres bien! tres bien!_),--cette cite auguste, Paris,
nous a donne un mandat qui accroit son peril et qui ajoute a sa
gloire, c'est de voter contre le demembrement de la patrie (_bravos
sur les bancs de la gauche_); Paris a accepte pour lui les
mutilations, mais il n'en veut pas pour la France.
Paris se resigne a sa mort, mais non a notre deshonneur (_Tres bien!
tres bien!_), et, chose digne de remarque, c'est pour l'Europe en meme
temps que pour la France que Paris nous a donne le mandat d'elever la
voix. Paris fait sa fonction de capitale du continent.
Nous avons une double mission a remplir, qui est aussi la votre:
Relever la France, avertir l'Europe. Oui, la cause de l'Europe, a
l'heure qu'il est, est identique a la cause de la France. Il s'agit
pour l'Europe de savoir si elle va redevenir feodale; il s'agit de
savoir si nous allons etre rejetes d'un ecueil a l'autre, du regime
theocratique au regime militaire.
Car, dans cette fatale annee de concile et de carnage.... (_Oh! oh!_)
_Voix a gauche_: Oui! oui! tres bien!
M. VICTOR HUGO.--Je ne croyais pas qu'on put nier l'effort du
pontificat pour se declarer infaillible, et je ne crois pas qu'on
puisse contester ce fait, qu'a cote du pape gothique, qui essaye de
revivre, l'empereur gothique reparait. (_Bruit a droite.--Approbation
sur bancs de la gauche._)
_Un membre a droite._--Ce n'est pas la question!
_Un autre membre a droite._--Au nom des douleurs de la patrie,
laissons tout cela de cote. (_Interruption_.)
M. LE PRESIDENT.--Vous n'avez pas la parole. Continuez, monsieur
Victor Hugo.
M. VICTOR HUGO.--Si l'oeuvre violente a laquelle on donne en ce moment
le nom de traite s'accomplit, si cette paix inexorable se conclut,
c'en est fait du repos de l'Europe; l'immense insomnie du monde va
commencer. (_Assentiment a gauche._)
Il y aura desormais en Europe deux nations qui seront redoutables;
l'une parce qu'elle sera victorieuse, l'autre parce qu'elle sera
vaincue. (_Sensation_.)
M. LE CHEF DU POUVOIR EXECUTIF.--C'est vrai!
M. DUFAURE, _ministre de la justice_.--C'est tres vrai!
M. VICTOR HUGO.--De ces deux nations, l'une, la victorieuse,
l'Allemagne, aura l'empire, la servitude, le joug soldatesque,
l'abrutissement de la caserne, la discipline jusque dans les
esprits, un parlement tempere par l'incarceration des orateurs....
(_Mouvement_.)
Cette nation, la nation victorieuse, aura un empereur de fabrique
militaire en meme temps que de droit divin, le cesar byzantin double
du cesar germain; elle aura la consigne a l'etat de dogme, le sabre
fait sceptre, la parole muselee, la pensee garrottee, la conscience
agenouillee; pas de tribune! pas de presse! les tenebres!
L'autre, la vaincue, aura la lumiere. Elle aura la liberte, elle aura
la republique; elle aura, non le droit divin, mais le droit humain;
elle aura la tribune libre, la presse libre, la parole libre, la
conscience libre, l'ame haute! Elle aura et elle gardera l'initiative
du progres, la mise en marche des idees nouvelles et la clientele des
races opprimees! (_Tres bien! tres bien!_) Et pendant que la nation
victorieuse, l'Allemagne, baissera le front sous son lourd casque de
horde esclave, elle, la vaincue sublime, la France, elle aura sur la
tete sa couronne de peuple souverain. (_Mouvement_.)
Et la civilisation, remise face a face avec la barbarie, cherchera sa
voie entre ces deux nations, dont l'une a ete la lumiere de l'Europe
et dont l'autre en sera la nuit.
De ces deux nations, l'une triomphante et sujette, l'autre vaincue
et souveraine, laquelle faut-il plaindre? Toutes les deux. (_Nouveau
mouvement_.)
Permis a l'Allemagne de se trouver heureuse et d'etre fiere avec
deux provinces de plus et la liberte de moins. Mais nous, nous la
plaignons; nous la plaignons de cet agrandissement, qui contient tant
d'abaissement, nous la plaignons d'avoir ete un peuple et de n'etre
plus qu'un empire. (_Bravo! bravo!_)
Je viens de dire: l'Allemagne aura deux provinces de plus.--Mais ce
n'est pas fait encore, et j'ajoute:--cela ne sera jamais fait. Jamais,
jamais! Prendre n'est pas posseder. Possession suppose consentement.
Est-ce que la Turquie possedait Athenes? Est-ce que l'Autriche
possedait Venise? Est-ce que la Russie possede Varsovie?
(_Mouvement_.) Est-ce que l'Espagne possede Cuba? Est-ce que
l'Angleterre possede Gibraltar? (_Rumeurs diverses._) De fait, oui; de
droit, non! (_Bruit_.)
_Voix a droite_.--Ce n'est pas la question!
M. VICTOR HUGO.--Comment, ce n'est-pas la question!
_A gauche_.--Parlez! parlez!
M. LE PRESIDENT.--Veuillez continuer, monsieur Victor Hugo.
M. VICTOR HUGO.--La conquete est la rapine, rien de plus. Elle est
un fait, soit; le droit ne sort pas du fait. L'Alsace et la
Lorraine--suis-je dans la question?--veulent rester France; elles
resteront France malgre tout, parce que la France s'appelle republique
et civilisation; et la France, de son cote, n'abandonnera rien de son
devoir envers l'Alsace et la Lorraine, envers elle-meme, envers le
monde.
Messieurs, a Strasbourg, dans cette glorieuse Strasbourg ecrasee sous
les bombes prussiennes, il y a deux statues, Gutenberg et Kleber.
Eh bien, nous sentons en nous une voix qui s'eleve, et qui jure a
Gutenberg de ne pas laisser etouffer la civilisation, et qui jure
a Kleber de ne pas laisser etouffer la republique. (_Bravo!
bravo!--Applaudissements_.)
Je sais bien qu'on nous dit: Subissez les consequences de la situation
faite par vous. On nous dit encore: Resignez-vous, la Prusse vous
prend l'Alsace et une partie de la Lorraine, mais c'est votre faute et
c'est son droit; pourquoi l'avez-vous attaquee? Elle ne vous faisait
rien; la France est coupable de cette guerre et la Prusse en est
innocente.
La Prusse innocente!... Voila plus d'un siecle que nous assistons aux
actes de la Prusse, de cette Prusse qui n'est pas coupable, dit-on,
aujourd'hui. Elle a pris.... (_Bruit dans quelques parties de la
salle._)
M. LE PRESIDENT.--Messieurs, veuillez faire silence. Le bruit
interrompt l'orateur et prolonge la discussion.
M. VICTOR HUGO.--Il est extremement difficile de parler a l'Assemblee,
si elle ne veut pas laisser l'orateur achever sa pensee.
_De tous cotes_.--Parlez! parlez! continuez!
M. LE PRESIDENT.--Monsieur Victor Hugo, les interpellations n'ont pas
la signification que vous leur attribuez.
M. VICTOR HUGO.--J'ai dit que la Prusse est sans droit. Les prussiens
sont vainqueurs, soit; maitriseront-ils la France? non! Dans le
present, peut-etre; dans l'avenir, jamais! (_Tres bien!--Bravo!_)
Les anglais ont conquis la France, ils ne l'ont pas gardee; les
prussiens investissent la France, ils ne la tiennent pas. Toute main
d'etranger qui saisira ce fer rouge, la France, le lachera. Cela tient
a ce que la France est quelque chose de plus qu'un peuple. La Prusse
perd sa peine; son effort sauvage sera un effort inutile.
Se figure-t-on quelque chose de pareil a ceci: la suppression de
l'avenir par le passe? Eh bien, la suppression de la France par la
Prusse, c'est le meme reve. Non! la France ne perira pas! Non! quelle
que soit la lachete de l'Europe, non! sous tant d'accablement, sous
tant de rapines, sous tant de blessures, sous tant d'abandons, sous
cette guerre scelerate, sous cette paix epouvantable, mon pays ne
succombera pas! Non!
M. THIERS, _chef du pouvoir executif_.--Non!
_De toutes parts_.--Non! non!
M. VICTOR HUGO.--Je ne voterai point cette paix, parce que, avant
tout, il faut sauver l'honneur de son pays; je ne la voterai point,
parce qu'une paix infame est une paix terrible. Et pourtant, peut-etre
aurait-elle un merite a mes yeux: c'est qu'une telle paix, ce n'est
plus la guerre, soit, mais c'est la haine. (_Mouvement_.) La haine
contre qui? Contre les peuples? non! contre les rois! Que les rois
recueillent ce qu'ils ont seme. Faites, princes; mutilez, coupez,
tranchez, volez, annexez, demembrez! Vous creez la haine profonde;
vous indignez la conscience universelle. La vengeance couve,
l'explosion sera en raison de l'oppression. Tout ce que la France
perdra, la Revolution le gagnera. (_Approbation sur les bancs de la
gauche_.)
Oh! une heure sonnera--nous la sentons venir--cette revanche
prodigieuse. Nous entendons des a present notre triomphant avenir
marcher a grands pas dans l'histoire. Oui, des demain, cela va
commencer; des demain, la France n'aura plus qu'une pensee: se
recueillir, se reposer dans la reverie redoutable du desespoir;
reprendre des forces; elever ses enfants, nourrir de saintes coleres
ces petits qui deviendront grands; forger des canons et former des
citoyens, creer une armee qui soit un peuple; appeler la science au
secours de la guerre; etudier le procede prussien, comme Rome a etudie
le procede punique; se fortifier, s'affermir, se regenerer, redevenir
la grande France, la France de 92, la France de l'idee et la France de
l'epee. (_Tres bien! tres bien!_)
Puis, tout a coup, un jour, elle se redressera! Oh! elle sera
formidable; on la verra, d'un bond, ressaisir la Lorraine, ressaisir
l'Alsace!
Est-ce tout? non! non! saisir,--ecoutez-moi,--saisir Treves, Mayence,
Cologne, Coblentz...
_Sur divers bancs_.--Non! non!
M. VICTOR HUGO.--Ecoutez-moi, messieurs. De quel droit une assemblee
francaise interrompt-elle l'explosion du patriotisme?
_Plusieurs membres_.--Parlez, achevez l'expression de votre pensee.
M. VICTOR HUGO.--On verra la France se redresser, on la verra
ressaisir la Lorraine, ressaisir l'Alsace. (_Oui! oui!--Tres bien!_)
Et puis, est-ce tout? Non... saisir Treves, Mayence, Cologne,
Coblentz, toute la rive gauche du Rhin... Et on entendra la France
crier: C'est mon tour! Allemagne, me voila! Suis-je ton ennemie? Non!
je suis ta soeur. (_Tres bien! tres bien!_) Je t'ai tout repris, et je
te rends tout, a une condition: c'est que nous ne ferons plus
qu'un seul peuple, qu'une seule famille, qu'une seule republique.
(_Mouvements divers._) Je vais demolir mes forteresses, tu vas demolir
les tiennes. Ma vengeance, c'est la fraternite! (_A gauche: Bravo!
bravo!_) Plus de frontieres! Le Rhin a tous! Soyons la meme
republique, soyons les Etats-Unis d'Europe, soyons la federation
continentale, soyons la liberte europeenne, soyons la paix
universelle! Et maintenant serrons-nous la main, car nous nous sommes
rendu service l'une a l'autre; tu m'as delivree de mon empereur, et je
te delivre du tien. (_Bravo! bravo!--Applaudissements._)
* * * * *
M. TACHARD.--Messieurs, au nom des representants de ces provinces
malheureuses dont on discute le sort, je viens expliquer a l'Assemblee
l'interruption que nous nous sommes permise au moment meme ou nous
etions tous haletants, ecoutant avec enthousiasme l'eloquente parole
qui nous defendait.
Ces deux noms de Mayence et de Coblentz ont ete prononces naguere par
une bouche qui n'etait ni aussi noble ni aussi honnete que celle que
nous venons d'entendre. Ces deux noms nous ont perdus, c'est pour eux
que nous subissons le triste sort qui nous attend. Eh bien, nous ne
voulons plus souffrir pour ce mot et pour cette idee. Nous sommes
francais, messieurs, et, pour nous, il n'y a qu'une patrie, la France,
sans laquelle nous ne pouvons pas vivre. (_Tres bien! tres bien!_)
Mais nous sommes justes parce que nous sommes francais, et nous ne
voulons pas qu'on fasse a autrui ce que nous ne voudrions pas qu'il
nous fut fait. (_Bravo!--Applaudissements._)


III
DEMISSION DES REPRESENTANTS D'ALSACE ET DE LORRAINE

Apres le vote du traite, les representants d'Alsace et de Lorraine
envoyerent a l'Assemblee leur demission.
Les journaux de Bordeaux publierent la note qu'on va lire:
"Victor Hugo a annonce hier jeudi, dans la reunion de la gauche
radicale, qu'il proposerait a l'Assemblee la declaration suivante:
"Les representants de l'Alsace et des Vosges conservent tous
indefiniment leurs sieges a l'Assemblee. Ils seront, a chaque
election nouvelle, consideres comme reelus de droit. S'ils ne
sont plus les representants de l'Alsace et de la Lorraine, ils
restent et resteront toujours les representants de la France."
"Le soir meme, la gauche radicale eut une reunion speciale dans la
salle Sieuzac. La demission des representants lorrains et alsaciens
fut mise a l'ordre du jour. Le representant Victor Hugo se leva et
dit:
Citoyens, les representants de l'Alsace et de la Lorraine, dans un
mouvement de genereuse douleur, ont donne leur demission. Nous ne
devons pas l'accepter. Non seulement nous ne devons pas l'accepter,
mais nous devrions proroger leur mandat. Nous partis, ils devraient
demeurer. Pourquoi? Parce qu'ils ne peuvent etre remplaces.
A cette heure, du droit de leur heroisme, du droit de leur malheur, du
droit, helas! de notre lamentable abandon qui les laisse aux mains de
l'ennemi comme rancon de la guerre, a cette heure, dis-je, l'Alsace et
la Lorraine sont France plus que la France meme.
Citoyens, je suis accable de douleur; pour me faire parler en ce
moment, il faut le supreme devoir; chers et genereux collegues qui
m'ecoutez, si je parle avec quelque desordre, excusez et comprenez mon
emotion. Je n'aurais jamais cru ce traite possible. Ma famille est
lorraine, je suis fils d'un homme qui a defendu Thionville. Il y a de
cela bientot soixante ans. Il eut donne sa vie plutot que d'en livrer
les clefs. Cette ville qui, defendue par lui, resista a tout l'effort
ennemi et resta francaise, la voila aujourd'hui prussienne. Ah! je
suis desespere. Avant-hier, dans l'Assemblee, j'ai lutte pied a pied
pour le territoire; j'ai defendu la Lorraine et l'Alsace; j'ai tache
de faire avec la parole ce que mon pere faisait avec l'epee. Il fut
vainqueur, je suis vaincu. Helas! vaincus, nous le sommes tous. Nous
avons tous au plus profond du coeur la plaie de la patrie. Voici le
vaillant maire de Strasbourg qui vient d'en mourir. Tachons de vivre,
nous: Tachons de vivre pour voir l'avenir, je dis plus, pour le faire.
En attendant, preparons-le. Preparons-le. Comment?
Par la resistance commencee des aujourd'hui.
N'executons l'affreux traite que strictement.
Ne lui accordons expressement que ce qu'il stipule.
Eh bien, le traite ne stipule pas que l'Assemblee se retranchera les
representants de la Lorraine et de l'Alsace; gardons-les.
Les laisser partir, c'est signer le traite deux fois. C'est ajouter a
l'abandon force l'abandon volontaire.
Gardons-les.
Le traite n'y fait aucun obstacle. Si nous allions au dela de ce
qu'exige le vainqueur, ce serait un irreparable abaissement. Nous
ferions comme celui qui, sans y etre contraint, mettrait en terre le
deuxieme genou.
Au contraire, relevons la France.
Le refus des demissions des representants alsaciens et lorrains la
relevera. Le traite vote est une chose basse; ce refus sera une grande
chose. Effacons l'un par l'autre.
Dans ma pensee, a laquelle certes je donnerai suite, tant que la
Lorraine et l'Alsace seront separees de la France, il faudrait garder
leurs representants, non seulement dans cette assemblee, mais dans
toutes les assemblees futures.
Nous, les representants du reste de la France, nous sommes
transitoires; eux seuls sont necessaires.
La France peut se passer de nous, et pas d'eux. A nous, elle peut
donner des successeurs; a eux, non.
Son vote en Alsace et en Lorraine est paralyse.
Momentanement, je l'affirme; mais, en attendant, gardons les
representants alsaciens et lorrains.
La Lorraine et l'Alsace sont prisonnieres de guerre. Conservons leurs
representants. Conservons-les indefiniment, jusqu'au jour de la
delivrance des deux provinces, jusqu'au jour de la resurrection de
la France. Donnons au malheur heroique un privilege. Que ces
representants aient l'exception de la perpetuite, puisque leurs nobles
pays ont l'exception de l'asservissement.
J'avais d'abord eu l'idee de condenser tout ce que je viens de vous
dire dans le projet de decret que voici:
(_M. Victor Hugo lit_)
DECRET
ARTICLE UNIQUE
Les representants actuels de l'Alsace et de la Lorraine gardent leurs
sieges dans l'Assemblee, et continueront de sieger dans les futures
assemblees nationales de France jusqu'au jour ou ils pourront rendre a
leurs commettants leur mandat dans les conditions ou ils l'ont recu.
(_M. Victor Hugo reprend_)
Ce decret exprimerait le vrai absolu de la situation. Il est la
negation implicite du traite, negation qui est dans tous les coeurs,
meme dans les coeurs de ceux qui l'ont vote. Ce decret ferait sortir
cette negation du sous-entendu, et profiterait d'une lacune du traite
pour infirmer le traite, sans qu'on puisse l'accuser de l'enfreindre.
Il conviendrait, je le crois, a toutes nos consciences. Le traite pour
nous n'existe pas. Il est de force; voila tout. Nous le repudions. Les
hommes de la republique ont pour devoir etroit de ne jamais accepter
le fait qu'apres l'avoir confronte avec le droit. Quand le fait se
superpose au principe, nous l'admettons. Sinon, nous le refusons. Or
le traite prussien viole tous les principes. C'est pourquoi nous avons
vote contre. Et nous agirons contre. La Prusse nous rend cette justice
qu'elle n'en doute pas.
Mais ce projet de decret que je viens de vous lire, et que je me
proposais de soutenir a la tribune, l'Assemblee l'accepterait-elle?
Evidemment non. Elle en aurait peur. D'ailleurs cette assemblee, nee
d'un malentendu entre la France et Paris, a dans sa conscience le faux
de sa situation. Il suffit d'y mettre le pied pour comprendre qu'elle
n'admettra jamais une verite entiere. La France a un avenir, la
republique, et la majorite de l'Assemblee a un but, la monarchie.
De la un tirage en sens inverse, d'ou, je le crains, sortiront des
catastrophes. Mais restons dans le moment present. Je me borne a dire
que la majorite obliquera toujours et qu'elle manque de ce sens absolu
qui, en toute occasion et a tout risque, prefere aux expedients les
principes. Jamais la justice n'entrera dans cette assemblee que de
biais, si elle y entre.
L'Assemblee ainsi faite ne voterait pas le projet de decret que je
viens de vous lire. Alors ce serait une faute de le presenter. Je
m'en abstiens. Il serait bon, certes, qu'il fut vote, mais il
serait facheux qu'il fut rejete. Ce rejet soulignerait le traite et
accroitrait la honte.
Mais faut-il pour cela, devant la demission des representants de
l'Alsace et de la Lorraine, se taire et s'abstenir absolument?
Non.
Que faire donc?
Selon moi, ceci:
Inviter les representants de l'Alsace et de la Lorraine a garder leurs
sieges. Les y inviter solennellement par une declaration motivee que
nous signerons tous, nous qui avons vote contre le traite, nous qui
ne reconnaissons pas le droit de la force. Un de nous, moi si
vous voulez, lira cette declaration a la tribune. Cela fait, nos
consciences seront tranquilles, l'avenir sera reserve.
Citoyens, gardons-les, ces collegues. Gardons-les, ces compatriotes.
Qu'ils nous restent.
Qu'ils soient parmi nous, ces vaillants hommes, la protestation et
l'avertissement; protestation contre la Prusse, avertissement a
l'Europe. Qu'ils soient le drapeau d'Alsace et de Lorraine toujours
leve. Que leur presence parmi nous encourage et console, que leur
parole conseille, que leur silence meme parle. Les voir la, ce sera
voir l'avenir. Qu'ils empechent l'oubli. Au milieu des idees generales
qui embrassent l'interet de la civilisation, et qui sont necessaires a
une assemblee francaise, toujours un peu tutrice de tous les peuples,
qu'ils personnifient, eux, l'idee etroite, haute et terrible, la
revendication speciale, le devoir vis-a-vis de la mere. Tandis que
nous representerons l'humanite, qu'ils representent la patrie. Que
chez nous ils soient chez eux. Qu'ils soient le tison sacre, rallume
toujours. Que, par eux, les deux provinces etouffees sous la Prusse
continuent de respirer l'air de France; qu'ils soient les conducteurs
de l'idee francaise au coeur de l'Alsace et de la Lorraine et de
l'idee alsacienne et lorraine au coeur de la France; que, grace a leur
permanence, la France, mutilee de fait, demeure entiere de droit, et
soit, dans sa totalite, visible dans l'Assemblee; que si, en regardant
la-bas, du cote de l'Allemagne, on voit la Lorraine et l'Alsace
mortes, en regardant ici, on les voie vivantes!
* * * * *
La reunion, a l'unanimite, a accepte la proposition du representant
Victor Hugo, et lui a demande de rediger la declaration qui devra etre
signee de tous et lue par lui-meme a la tribune.
M. Victor Hugo a immediatement redige cette declaration, qui a ete
acceptee par la reunion de la gauche, mais a laquelle il n'a pu etre
donne la publicite de la tribune, par suite de la seance du 8 mars et
de la demission de M. Victor Hugo.
En voici le texte:
DECLARATION
En presence de la demission que les representants alsaciens et
lorrains ont offerte, mais que l'Assemblee n'a acceptee par aucun
vote.
Les representants soussignes declarent qu'a leurs yeux l'Alsace et la
Lorraine ne cessent pas et ne cesseront jamais de faire partie de la
France.
Ces provinces sont profondement francaises. L'ame de la France reste
avec elles.
L'Assemblee nationale ne serait plus l'Assemblee de la France si ces
deux provinces n'y etaient pas representees.
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