Actes et Paroles, Volume 3 - 14

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ministre et vous etes academicien, vos deux devoirs sont ici d'accord
et s'entr'aident. Vous partageriez la responsabilite de la catastrophe
prevue et annoncee, vous pouvez et vous devez intervenir, vous vous
honorerez en prenant cette genereuse initiative, et, en dehors de
toute opinion et de toute passion politique, au nom des lettres
auxquelles nous appartenons vous et moi, je vous demande, monsieur et
cher confrere, de proteger dans ce moment decisif, M. Henri Rochefort,
et d'empecher son depart, qui serait sa mort.
Recevez, monsieur le ministre et cher confrere, l'assurance de ma
haute consideration.
VICTOR HUGO.
M. le duc de Broglie a repondu:
Monsieur et cher confrere,
J'ai recu, durant une courte excursion qui m'eloigne de Paris,
la lettre que vous voulez bien m'ecrire et je m'empresse de la
transmettre a M. Beule.
M. Rochefort a du etre l'objet (si les intentions du gouvernement ont
ete suivies) d'une inspection medicale faite avec une attention toute
particuliere, et l'ordre de depart n'a du etre donne que s'il est
certain que l'execution de la loi ne met en peril ni la vie ni la
sante du condamne.
Dans ce cas, vous jugerez sans doute que les facultes intellectuelles
dont M. Rochefort est doue accroissent sa responsabilite, et ne
peuvent servir de motif pour attenuer le chatiment du a la gravite
de son crime. Des malheureux ignorants ou egares, que sa parole a pu
seduire, et qui laissent derriere eux des familles vouees a la misere,
auraient droit a plus d'indulgence.
Veuillez agreer, monsieur et cher confrere, l'assurance de ma haute
consideration.
BROGLIE.


XV
LA VILLE DE TRIESTE ET VICTOR HUGO

Extrait du _Rappel_ du 18 aout 1873:
"On se souvient qu'il y a deux ans, Victor Hugo fut expulse de
Belgique pour avoir offert sa maison aux refugies francais. A cette
occasion, une adresse lui fut envoyee de Trieste pour le feliciter
d'avoir defendu le droit d'asile. Cette adresse et la liste des
signataires emplissaient un elegant cahier artistement relie en
velours, et sur la premiere page duquel etaient peintes les armes de
Trieste. Par un long retard qu'explique le va-et-vient de Victor Hugo
de Bruxelles a Guernesey, de Guernesey a Paris, l'envoi n'est arrive a
sa destination que ces jours derniers. Le destinataire n'a pas cru que
ce fut une raison de ne pas remercier les signataires, et il vient
d'ecrire au maire de Trieste la lettre suivante:
Paris, 17 aout 1873.
Monsieur le maire de la ville de Trieste,
Je trouve en rentrant a Paris, apres une longue absence, une adresse
de vos honorables concitoyens. Cette adresse, envoyee d'abord a
Guernesey, puis a Paris, ne me parvient qu'aujourd'hui. Cette adresse,
revetue de plus de trois cents signatures, est datee de juin 1871.
Je suis penetre de l'honneur et confus du retard. Il est neanmoins
toujours temps d'etre reconnaissant. Aucune lettre d'envoi
n'accompagnait cette adresse. C'est donc a vous, monsieur le maire,
que j'ai recours pour exprimer aux signataires, vos concitoyens, ma
gratitude et mon emotion.
C'est a l'occasion de mon expulsion de Belgique que cette
manifestation a ete faite par les genereux hommes de Trieste. Avoir
offert un asile aux vaincus, c'etait la tout mon merite; je n'avais
fait qu'une chose bien simple; vos honorables concitoyens m'en
recompensent magnifiquement. Je les remercie.
Cette manifestation eloquente sera desormais toujours presente a ma
pensee. J'oublie aisement les haines, mais je n'oublie jamais les
sympathies. Elle est digne d'ailleurs de votre illustre cite,
qu'illumine le soleil de Grece et d'Italie. Vous etes trop le pays de
la lumiere pour n'etre pas le pays de la liberte.
Je salue en votre personne, monsieur le maire, la noble ville de
Trieste.
VICTOR HUGO.


XVI
LA LIBERATION DU TERRITOIRE

Je ne me trouve pas delivre. Non, j'ai beau
Me dresser, je me heurte au plafond du tombeau,
J'etouffe, j'ai sur moi l'enormite terrible.
Si quelque soupirail blanchit la nuit visible,
J'apercois la-bas Metz, la-bas Strasbourg, la-bas
Notre honneur, et l'approche obscure des combats,
Et les beaux enfants blonds, berces dans les chimeres,
Souriants, et je songe a vous, o pauvres meres.
Je consens, si l'on veut, a regarder; je vois
Ceux-ci rire, ceux-la chanter a pleine voix,
La moisson d'or, l'ete, les fleurs, et la patrie
Sinistre, une bataille etant sa reverie.
Avant peu l'Archer noir embouchera le cor;
Je calcule combien il faut de temps encor;
Je pense a la melee affreuse des epees.
Quand des frontieres sont par la force usurpees,
Quand un peuple gisant se voit le flanc ouvert,
Avril peut rayonner, le bois peut etre vert,
L'arbre peut etre plein de nids et de bruits d'ailes;
Mais les tas de boulets, noirs dans les citadelles,
Ont l'air de faire un songe et de fremir parfois,
Mais les canons muets ecoutent une voix
Leur parler bas dans l'ombre, et l'avenir tragique
Souffle a tout cet airain farouche sa logique.
Quoi! vous n'entendez pas, tandis que vous chantez,
Mes freres, le sanglot profond des deux cites!
Quoi, vous ne voyez pas, foule aisement sereine,
L'Alsace en frissonnant regarder la Lorraine!
O soeur, on nous oublie! on est content sans nous!
Non, nous n'oublions pas! nous sommes a genoux
Devant votre supplice, o villes! Quoi! nous croire
Affranchis, lorsqu'on met au bagne notre gloire,
Quand on coupe a la France un pan de son manteau,
Quand l'Alsace au carcan, la Lorraine au poteau,
Pleurent, tordent leurs bras sacres, et nous appellent,
Quand nos frais ecoliers, ivres de rage, epellent
Quatrevingt-douze, afin d'apprendre quel eclair
Jaillit du coeur de Hoche et du front de Kleber,
Et de quelle facon, dans ce siecle, ou nous sommes,
On fait la guerre aux rois d'ou sort la paix des hommes!
Non, remparts, non, clochers superbes, non jamais
Je n'oublierai Strasbourg et je n'oublierai Metz.
L'horrible aigle des nuits nous etreint dans ses serres,
Villes! nous ne pouvons, nous francais, nous vos freres,
Nous qui vivons par vous, nous par qui vous vivrez,
Etre que par Strasbourg et par Metz delivres!
Toute autre delivrance est un leurre; et la honte,
Tache qui croit sans cesse, ombre qui toujours monte,
Reste au front rougissant de notre histoire en deuil,
Peuple, et nous avons tous un pied dans le cercueil,
Et pas une cite n'est entiere, et j'estime
Que Verdun est aux fers, que Belfort est victime,
Et que Paris se traine, humble, amoindri, plaintif,
Tant que Strasbourg est pris et que Metz est captif.
Rien ne nous fait le coeur plus rude et plus sauvage
Que de voir cette voute infame, l'esclavage,
S'etendre et remplacer au-dessus de nos yeux
Le soleil, les oiseaux chantants, les vastes cieux!
Non, je ne suis pas libre. 0 tremblement de terre!
J'entrevois sur ma tete un nuage, un cratere,
Et l'apre eruption des peuples, fleuve ardent;
Je rale sous le poids de l'avenir grondant,
J'ecoute bouillonner la lave sous-marine,
Et je me sens toujours l'Etna sur la poitrine!
* * * * *
Et puisque vous voulez que je vous dise tout,
Je dis qu'on n'est point grand tant qu'on n'est pas debout,
Et qu'on n'est pas debout tant qu'on traine une chaine;
J'envie aux vieux romains leurs couronnes de chene;
Je veux qu'on soit modeste et hautain; quant a moi,
Je declare qu'apres tant d'opprobre et d'effroi,
Lorsqu'a peine nos murs chancelants se soutiennent,
Sans me preoccuper si des rois vont et viennent,
S'ils arrivent du Caire ou bien de Teheran,
Si l'un est un bourreau, si l'autre est un tyran,
Si ces curieux sont des monstres, s'ils demeurent
Dans une ombre hideuse ou des nations meurent,
Si c'est au diable ou bien a Dieu qu'ils sont devots,
S'ils ont des diamants aux crins de leurs chevaux,
Je dis que, les laissant se corrompre ou s'instruire,
Tant que je ne pourrais faire au soleil reluire
Que des guidons qu'agite un lugubre frisson,
Et des clairons sortis a peine de prison,
Tant que je n'aurais pas, rugissant de colere,
Lave dans un immense Austerlitz populaire
Sedan, Forbach, nos deuils, nos drapeaux fremissants,
Je ne montrerais point notre armee aux passants!
O peuple, toi qui fus si beau, toi qui, naguere,
Ouvrais si largement tes ailes dans la guerre,
Toi de qui l'envergure effrayante couvrit
Berlin, Rome, Memphis, Vienne, Moscou, Madrid,
Toi qui soufflas le vent des tempetes sur l'onde
Et qui fis du chaos naitre l'aurore blonde,
Toi qui seul eus l'honneur de tenir dans ta main
Et de pouvoir lacher ce grand oiseau, Demain,
Toi qui balayas tout, l'azur, les etendues,
Les espaces, chasseur des fuites eperdues,
Toi qui fus le meilleur, toi qui fus le premier,
O peuple, maintenant, assis sur ton fumier,
Racle avec un tesson le pus de tes ulceres,
Et songe.
La defaite a des conseils sinceres;
La beaute du malheur farouche, c'est d'avoir
Une fraternite sombre avec le devoir;
Le devoir aujourd'hui, c'est de se laisser croitre
Sans bruit, et d'enfermer, comme une vierge au cloitre,
Sa haine, et de nourrir les noirs ressentiments.
A quoi bon etaler deja nos regiments?
A quoi bon galoper devant l'Europe hostile?
Ne point faire envoler de poussiere inutile
Est sage; un jour viendra d'eclore et d'eclater;
Et je crois qu'il vaut mieux ne pas tant se hater.
Car il faut, lorsqu'on voit les soldats de la France,
Qu'on dise:--C'est la gloire et c'est la delivrance!
C'est Jemmapes, l'Argonne, Ulm, Iena, Fleurus!
C'est un tas de lauriers au soleil apparus!
Regardez. Ils ont fait les choses impossibles.
Ce sont les bienfaisants, ce sont les invincibles.
Ils ont pour murs les monts et le Rhin pour fosse.
En les voyant, il faut qu'on dise:--Ils ont chasse
Les rois du nord, les rois du sud, les rois de l'ombre,
Cette armee est le roc vainqueur des flots sans nombre,
Et leur nom resplendit du zenith au nadir!
--Il faut que les tyrans tremblent, loin d'applaudir.
Il faut qu'on dise:--Ils sont les amis venerables
Des pauvres, des damnes, des serfs, des miserables,
Les grands spoliateurs des trones, arrachant
Sceptre, glaive et puissance a quiconque est mechant;
Ils sont les bienvenus partout ou quelqu'un souffre.
Ils ont l'aile de flamme habituee au gouffre.
Ils sont l'essaim d'eclairs qui traverse la nuit.
Ils vont, meme quand c'est la mort qui les conduit.
Ils sont beaux, souriants, joyeux, pleins de lumiere;
Athene en serait folle et Sparte en serait fiere.
--Il faut qu'on dise:--Ils sont d'accord avec les cieux!
Et que l'homme, adorant leur pas audacieux,
Croie entendre, au-dessus de ces legionnaires
Qui roulent leurs canons, Dieu rouler ses tonnerres!
C'est pourquoi j'attendrais.
* * * * *
Qu'attends-tu?--Je reponds:
J'attends l'aube; j'attends que tous disent:--Frappons!
Levons-nous! et donnons a Sedan pour replique
L'Europe en liberte!--J'attends la republique!
J'attends l'emportement de tout le genre humain!
Tant qu'a ce siecle auguste on barre le chemin,
Tant que la Prusse tient prisonniere la France,
Penser est un affront, vivre est une souffrance.
Je sens, comme Isaie insurge pour Sion,
Gronder le profond vers de l'indignation,
Et la colere en moi n'est pas plus epuisable
Que le flot dans la mer immense et que le sable
Dans l'orageux desert remue par les vents.
Ce que j'attends? J'attends que les os soient vivants!
Je suis spectre, et je reve, et la cendre me couvre,
Et j'ecoute; et j'attends que le sepulcre s'ouvre.
J'attends que dans les coeurs il s'eleve des voix,
Que sous les conquerants s'ecroulent les pavois,
Et qu'a l'extremite du malheur, du desastre,
De l'ombre et de la honte, on voie un lever d'astre!
Jusqu'a cet instant-la, gardons superbement,
O peuple, la fureur de notre abaissement,
Et que tout l'alimente et que tout l'exaspere.
Etant petit, j'ai vu quelqu'un de grand, mon pere.
Je m'en souviens; c'etait un soldat, rien de plus,
Mais il avait mele son ame aux fiers reflux,
Aux revanches, aux cris de guerre, aux nobles fetes,
Et l'eclair de son sabre etait dans nos tempetes.
Oh! je ne vous veux pas dissimuler l'ennui,
A vous, fameux hier, d'etre obscurs aujourd'hui,
O nos soldats, lutteurs infortunes, phalange
Qu'illumina jadis la gloire sans melange;
L'etranger a cette heure, helas! heros trahis,
Marche sur votre histoire et sur votre pays;
Oui, vous avez laisse ces reitres aux mains viles
Voler nos champs, voler nos murs, voler nos villes,
Et completer leur gloire avec nos sacs d'ecus;
Oui, vous futes captifs; oui, vous etes vaincus;
Vous etes dans le puits des chutes insondables.
Mais c'est votre destin d'en sortir formidables,
Mais vous vous dresserez, mais vous vous leverez,
Mais vous serez ainsi que la faulx dans les pres;
L'hercule celte en vous, la hache sur l'epaule,
Revivra, vous rendrez sa frontiere a la Gaule,
Vous foulerez aux pieds Fritz, Guillaume, Attila,
Schinderhanne et Bismarck, et j'attends ce jour-la!
Oui, les hommes d'Eylau vous diront: Camarades!
Et jusque-la soyez pensifs loin des parades,
Loin des vaines rumeurs, loin des faux cliquetis,
Et regardez grandir nos fils encor petits.
* * * * *
Je vis desormais, l'oeil fixe sur nos deux villes.
Non, je ne pense pas que les rois soient tranquilles;
Je n'ai plus qu'une joie au monde, leur souci.
Rois, vous avez vaincu, Vous avez reussi,
Vous batissez, avec toutes sortes de crimes,
Un edifice infame au haut des monts sublimes;
Vous avez entre l'homme et vous construit un mur,
Soit; un palais enorme, eblouissant, obscur,
D'ou sort l'eclair, ou pas une lumiere n'entre,
Et c'est un temple, a moins que ce ne soit un antre.
Pourtant, eut-on pour soi l'armee et le senat,
Ne point laisser de trace apres l'assassinat,
Rajuster son exploit, bien laver la victoire,
Nettoyer le cote malpropre de la gloire,
Est prudent. Le sort a des retours tortueux,
Songez-y.--J'en conviens, vous etes monstrueux;
Vous et vos chanceliers, vous et vos connetables,
Vous etes satisfaits, vous etes redoutables;
Vous avez, joyeux, forts, servis par ce qui nuit,
Entrepris le recul du monde vers la nuit;
Vous faites chaque jour faire un progres a l'ombre;
Vous avez, sous le ciel d'heure en heure plus sombre,
Princes, de tels succes a nous faire envier
Que vous pouvez railler le vingt et un janvier,
Le quatorze juillet, le dix aout, ces journees
Tragiques, d'ou sortaient les grandes destinees;
Que vous pouvez penser que le Rhin, ce ruisseau,
Suffit pour arreter Jourdan, Brune et Marceau,
Et que vous pouvez rire en vos banquets sonores
De tous nos ouragans, de toutes nos aurores,
Et des vastes efforts des titans endormis.
Tout est bien; vous vivez, vous etes bons amis,
Rois, et vous n'etes point de notre or economes;
Vous en etes venus a vous donner les hommes;
Vous vous faites cadeau d'un peuple apres souper;
L'aigle est fait pour planer et l'homme pour ramper;
L'Europe est le reptile et vous etes les aigles;
Vos caprices, voila nos lois, nos droits, nos regles;
La terre encor n'a vu sous le bleu firmament
Rien qui puisse egaler votre assouvissement;
Et le destin pour vous s'epuise en politesses;
Devant vos majestes et devant vos altesses
Les pretres mettent Dieu stupefait a genoux;
Jamais rien n'a semble plus eternel que vous;
Votre toute-puissance aujourd'hui seule existe.
Mais, rois, tout cela tremble, et votre gloire triste
Devine le refus profond de l'avenir;
Car sur tous ces bonheurs que vous croyez tenir,
Sur vos arcs triomphaux, sur vos splendeurs hautaines,
Sur tout ce qui compose, o rois, o capitaines,
L'amas prodigieux de vos prosperites,
Sur ce que vous revez, sur ce que vous tentez,
Sur votre ambition et sur votre esperance,
On voit la grande main sanglante de la France.
16 septembre 1873.


XVII

MORT DE FRANCOIS-VICTOR HUGO
26 DECEMBRE 1873
On lit dans le _Rappel_ du 27 decembre 1873:
"Nous avons la profonde douleur d'annoncer a nos lecteurs la mort de
notre bien cher Francois-Victor Hugo. Il a succombe, hier a midi, a la
maladie dont il souffrait depuis seize mois. Nous le conduirons demain
ou nous avons conduit son frere il y a deux ans.
"Ceux qui l'ont connu comprendront ce que nous eprouvons. Ils savent
quelle brave et douce nature c'etait. Pour ses lecteurs, c'etait un
ecrivain d'une gravite presque severe, historien plus encore que
journaliste; pour ses amis, c'etait une ame charmante, un etre
affectueux et bon, l'amabilite et la grace memes. Personne n'avait son
egalite d'humeur, ni son sourire. Et il avait plus de merite qu'un
autre a etre tel, ayant subi des epreuves d'ou plus d'un serait sorti
amer et hostile.
"Tout jeune, il avait eu une maladie de poitrine, qui n'avait cede
qu'a son energie et a sa volonte de vivre; mais il y avait perdu un
poumon, et il s'en ressentait toujours. Puis, a peine avait-il eu age
d'homme, qu'un article de journal ou il demandait que la France restat
hospitaliere aux proscrits, lui avait valu neuf mois de Conciergerie.
Quand il etait sorti de prison, le coup d'etat l'avait jete en exil.
Il y etait reste dix-huit ans.
"Il sortit de France a vingt-quatre ans, il y rentra a quarante-deux.
Ces dix-huit annees, toute la jeunesse, le meilleur de la vie, les
annees qui ont droit au bonheur, il les passa hors de France, loin de
ses habitudes et de ses gouts, dans un pays froid aux etrangers, plus
froid aux vaincus. Il lui fallut pour cela un grand courage, car il
adorait Paris; mais il s'etait dit qu'il ne reviendrait pas tant que
l'empire durerait, et il serait mort avant de se manquer de parole. Il
employa genereusement ces dures annees a son admirable traduction de
Shakespeare, et rien n'etait plus touchant que de le voir a cette
oeuvre, ou l'Angleterre etait melee a la France, et qui etait en
meme temps le payement de l'hospitalite et le don de l'expatrie a la
patrie.
"Le 4 septembre le ramena. Alors, Paris etait menace, les prussiens
arrivaient, beaucoup s'en allaient a l'etranger; lui, il vint de
l'etranger. Il vint prendre sa part du peril, du froid, de la faim, du
bombardement. Il s'engagea dans l'artillerie de la garde nationale. Il
eut la douleur commune de nos desastres et la douleur personnelle de
la mort de son frere.
"On aurait pu croire que c'etait suffisant, et qu'apres la prison,
apres l'exil, apres le deuil patriotique, apres le deuil fraternel, il
etait assez puni d'avoir ete bon, honnete et vaillant toute sa vie. On
aurait pu croire qu'il avait bien gagne un peu de joie, de bien-etre
et de sante. La France ressuscitait peu a peu, et il aurait pu etre
heureux quelque temps sans remords. Alors la maladie l'a saisi, et l'a
cloue dans son lit pendant un an avant de le clouer pour toujours dans
le cercueil.
"Son frere est mort foudroye; lui, il a expire lentement. La mort a
plusieurs facons de frapper les peres. Pendant plus d'un an, son lit
a ete sa premiere tombe, la tombe d'un vivant, car il a eu, jusqu'au
dernier jour, jusqu'a la derniere heure, toute sa lucidite d'esprit.
Il s'interessait a tout, lisait les journaux; seulement, il lui etait
impossible d'ecrire une ligne; son intelligence si droite, sa raison
si ferme, ses longues etudes d'histoire, son talent si serieux et
si fort, a quoi bon maintenant? Ce supplice de l'impuissance
intelligente, de la volonte prisonniere, de la vie dans la mort, il
l'a subi seize mois. Et puis, une pulmonie s'est declaree et l'a
emporte dans l'inconnu.
"La mort, soit. Mais cette longue agonie, pourquoi? Un jour, il
etait mieux, et nous le croyions deja gueri; puis il retombait, pour
remonter, et pour retomber encore. Pourquoi ces sursis successifs,
puisqu'il etait condamne a mort? Pourquoi la destinee, puisqu'elle
avait decide de le tuer, n'en a-t-elle pas fini tout de suite, et qui
donc prend plaisir a prolonger ainsi notre execution, et a nous faire
mourir tant de fois?
"Pauvre cher Victor! que j'ai vu si enfant, et que j'allais chercher,
le dimanche, a sa pension!
"Et son pere! Ses ennemis eux-memes diront que c'est trop. D'abord,
c'a ete sa fille,--et toi, mon Charles! Puis, il y a deux ans, c'a ete
son fils aine. Et maintenant, c'est le dernier. Quel bonheur pour leur
mere d'etre morte! C'est la que les genies ne sont plus que des peres.
Tous s'en sont alles, l'un apres l'autre, le laissant seul. Lui si
pere! Oh! ses chers petits enfants des _Feuilles d'automne!_ On lui
dira qu'il a d'autres enfants, nous tous, ses fils intellectuels, tous
ceux qui sont nes de lui, et tous ceux qui en naitront, et que ceux-la
ne lui manqueront ni aujourd'hui, ni demain, ni jamais, et que la mort
aura beau faire, ils seront plus nombreux d'age en age. D'autres lui
diront cela; mais moi, j'etais le frere de celui qui est mort, et je
ne puis que pleurer.
AUGUSTE VACQUERIE."
* * * * *
OBSEQUES DE FRANCOIS-VICTOR HUGO
Bien avant l'heure indiquee, la foule etait deja telle dans la rue
Drouot, qu'il etait difficile d'arriver a la maison mortuaire. Un
registre ouvert dans une petite cour recevait les noms de ceux qui
voulaient temoigner leur douloureuse sympathie au pere si cruellement
frappe.
Un peu apres midi, on a descendu le corps. C'a ete une chose bien
triste a voir, le pere au bas de l'escalier regardant descendre la
biere de son dernier fils.
Un autre moment navrant, c'a ete quand Mme Charles Hugo a passe, prete
a s'evanouir a chaque instant et si faible qu'on la portait plus qu'on
ne la soutenait. Il y a deux ans, elle enterrait son mari; hier,
son beau-frere. Avec quel tendre devouement et quelle admirable
perseverance elle a soigne ce frere pendant cette longue maladie,
passant les nuits, lui sacrifiant tout, ne vivant que pour lui, c'est
ce que n'oublieront jamais le pere ni les amis du mort. Elle a voulu
absolument l'accompagner jusqu'au bout, et ne l'a quitte que lorsqu'on
l'a arrachee de la tombe.
L'enterrement etait au cimetiere de l'Est. Le convoi a suivi les
grands boulevards, puis le boulevard Voltaire.
Derriere le corbillard, marchait le pere desole. Lui aussi, ses amis
auraient voulu qu'il s'epargnat ce supplice, rude a tous les ages.
Mais Victor Hugo accepte virilement toutes les epreuves, il n'a pas
voulu fuir celle-la, et c'etait aussi beau que triste de voir derriere
ce corbillard cette tete blanche que le sort a frappee tant de fois
sans parvenir a la courber.
Derriere le pere, venaient MM. Paul Meurice, Auguste Vacquerie, Paul
Foucher, oncle du mort, et Leopold Hugo, son cousin. Puis le docteur
Allix et M. Armand Gouzien, qui avaient bien le droit de se dire de la
famille, apres les soins fraternels qu'ils ont prodigues au malade.
Puis, les amis et les admirateurs du pere, tous ceux, deputes,
journalistes, litterateurs, artistes, ouvriers, qui avaient voulu
s'associer a ce grand deuil: MM. Gambetta, Cremieux, Eugene Pelletan,
Arago, Spuller, Lockroy, Jules Simon, Alexandre Dumas, Flaubert,
Nefftzer, Martin Bernard ... mais il faudrait citer tout ce qui a un
nom. Ce cortege innombrable passait entre deux haies epaisses qui
couvraient les deux trottoirs du boulevard et qui n'ont pas cesse
jusqu'au cimetiere.
A mesure que le convoi avancait, une partie de la haie se detachait
pour s'ajouter au cortege, qui grossissait de moment en moment et que
la chaussee avait peine a contenir. Et quand cet enorme cortege est
arrive au cimetiere, il l'a trouve deja plein d'une foule egalement
innombrable, et ce n'est pas sans difficulte qu'on a pu faire ouvrir
passage meme au cercueil.
Le tombeau de famille de Victor Hugo n'ayant plus de place, helas,
on a depose le corps dans un caveau provisoire. Quand il y a ete
descendu, il s'est fait un grand silence, et Louis Blanc a dit les
belles et touchantes paroles qui suivent :
Messieurs,
Des deux fils de Victor Hugo, le plus jeune va rejoindre l'aine. Il y
a trois ans, ils etaient tous les deux pleins de vie. La mort, qui les
avait separes depuis, vient les reunir.
Lorsque leur pere ecrivait:
Aujourd'hui, je n'ai plus de tout ce que j'avais
Qu'un fils et qu'une fille,
Me voila presque seul! Dans cette ombre ou je vais,
Dieu m'ote la famille!
Lorsque ce cri d'angoisse sortait de son grand coeur dechire:
Oh! demeurez, vous deux qui me restez!....,
prevoyait-il que, pour lui, la nature serait a ce point inexorable?
Prevoyait-il que la _maison sans enfants_ allait etre la
sienne?--Comme si la destinee avait voulu, proportionnant sa part de
souffrance a sa gloire, lui faire un malheur egal a son genie!
Ah! ceux-la seuls comprendront l'etendue de ce deuil, qui ont connu
l'etre aime que nous confions a la terre. Il etait si affectueux, si
attentif au bonheur des autres! Et ce qui donnait a sa bonte je ne
sais quel charme attendrissant, c'etait le fond de tristesse dont
temoignaient ses habitudes de reserve, ses manieres toujours graves,
son sourire toujours pensif. Rien qu'a le voir, on sentait qu'il
avait souffert, et la douceur de son commerce n'en etait que plus
penetrante.
Dans les relations ordinaires de la vie, il apportait un calme que son
age rendait tout a fait caracteristique. On aurait pu croire qu'en
cela il etait different de son frere, nature ardente et passionnee;
mais ce calme cachait un pouvoir singulier d'emotion et d'indignation,
qui se revelait toutes les fois qu'il y avait le mal a combattre,
l'iniquite a fletrir, la verite et le peuple a venger.
(_Applaudissements_.)
Il etait alors eloquent et d'une eloquence qui partait des entrailles.
Rien de plus vehement, rien de plus pathetique, que les articles
publies par lui dans le _Rappel_ sur l'impunite des coupables d'en
haut comparee a la rigueur dont on a coutume de s'armer contre les
coupables d'en bas. (_Profonde emotion._)
L'amour de la justice, voila ce qui remuait dans ses plus intimes
profondeurs cette ame genereuse, vaillante et tendre.
Il est des hommes a qui l'occasion manque pour montrer dans ce
qu'ils ont fait ce qu'ils ont ete. Cela ne peut pas se dire de
Francois-Victor Hugo. Ses actes le definissent. Une invocation
genereuse au genie hospitalier de la France lui valut neuf mois de
prison avant le 2 decembre; apres le 2 decembre, il a eu dix-huit
annees d'exil, et, dans sa derniere partie, d'exil volontaire....
Volontaire? je me trompe!
Danton disait: "On n'emporte pas la patrie a la semelle de ses
souliers." Mais c'est parce qu'on l'emporte au fond de son coeur que
l'exil a tant d'amertume. Oh! non, il n'y a pas d'exil volontaire.
L'exil est toujours force; il l'est surtout quand il est prescrit par
la seule autorite qui ait un droit absolu de commandement sur les ames
fieres, c'est-a-dire la conscience. (_Applaudissements._)
Francois-Victor aimait la France, comme son pere; comme son pere, il
l'a quittee le jour ou elle cessa d'etre libre, et, comme lui, ce fut
en la servant qu'il acquit la force de vivre loin d'elle. Je dis en
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