Actes et Paroles, Volume 3 - 10

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commissaire de police, ni M. Hugo, ni les membres de sa famille
n'avaient ete interroges sous la foi du serment.
Quels sont les coupables, messieurs?
Sont-ce des hommes appartenant aux classes populaires qui venaient
ainsi prendre en main, contre M. Hugo, la cause du gouvernement
attaque par lui? C'est peu probable. La lettre qui a motive les
demonstrations avait paru le matin meme.
Il faut plus de temps pour qu'une emotion populaire vraiment spontanee
puisse se produire.
Lorsque j'ai recu, pour ma part, la premiere nouvelle de ces
regrettables evenements, j'ai cru que les refugies francais pouvaient
en etre les principaux auteurs, et j'etais presque tente de les
excuser, tant sont grands les maux de la guerre civile et les
exasperations qu'elle cause. M. Hugo prenait sous sa protection les
assassins de la Commune; il avait demande pour eux les immunites du
droit de l'asile; donc il etait aussi coupable qu'eux. Ainsi raisonne
la passion.
Mais, s'il faut en croire la rumeur publique, ce ne sont ni des
francais, ni des proletaires amis de l'ordre qui sont les auteurs
de ces scenes de sauvagerie denoncees par la lettre de M. Francois-
Victor Hugo. Ce sont des emeutiers en gants jaunes, des proletaires de
l'intelligence et de la morale, qui ont montre aux vrais proletaires
comment on casse les vitres des bourgeois. Les imprudents! ils en
sont encore a se vanter de ce qu'ils ont fait! Et leurs compagnons
de plaisir s'en vont regrettant tout haut de ne pas s'etre trouves
a l'endroit habituel de leurs rendez-vous, ou a ete complotee cette
bonne farce; une farce qui a failli tuer un enfant!
C'est un roman, dit-on, ce sont des exagerations, et la victime en
a ete le premier auteur. Soit. Ou est l'enquete? Ou est l'examen
contradictoire? Vous voulez punir des violences coupables, et vous
commencez par eloigner les temoins; vous ecartez ceux dont les
depositions doivent controler les recherches de vos agents.
Ah! vous avez fait appeler M. Victor Hugo a la surete publique pour
l'engager a quitter le pays. Ne deviez-vous pas, au contraire,
l'obliger a rester? Son temoignage, le temoignage des gens de sa
maison, ne sont-ils pas indispensables au proces que vous voulez
intenter? _(Interruption.)_
Voila ce qu'exigeait la justice; voila ce qu'exigeait la reparation
des troubles deplorables qui ont eu lieu.
Savez-vous, messieurs, ce que peut etre la consequence de l'expulsion,
dans les conditions ou elle se fait? Si, par hasard, la rumeur
publique dit vrai, si les hommes qu'elle designe appartiennent a votre
monde, a votre parti, s'ils appartiennent a la jeunesse doree qui
hante vos salons, savez-vous ce qu'on dira? On dira que les coupables
vous touchaient de trop pres; que vous ne les decouvrirez pas parce
que vous ne voulez pas les decouvrir; que vous avez un interet
politique a masquer leur faute, a empecher leurs noms d'etre connus,
leurs personnes d'etre frappees par la justice.
Aujourd'hui vous avez mis tous les torts de votre cote. L'accuse
d'hier sera la victime demain. Les rapports non controles de la surete
publique et des agents de police auront beau dire le contraire; pour
le public du dehors, la version veritable, authentique, celle qui fera
foi devant l'histoire, sera la version du poete que vous avez expulse
le lendemain du jour ou il a pu croire sa vie menacee.
Voila pourquoi je regrette la mesure qui a ete prise; voila pourquoi
je declare que vous avez manque d'intelligence et de tact politique.
M. JOTTRAND.--Messieurs, excite par l'injustice incontestable de
quelques-unes des interruptions parties des bancs de la droite, j'ai
prononce ces paroles: "Brigands contre brigands!" Vous avez, a ce
propos, monsieur le president, prononce quelques mots que je n'ai pas
compris. Je dois m'expliquer sur le sens de mon exclamation.
M. LE PRESIDENT.--Permettez. Avant que vous vous expliquiez, je tiens
a dire ceci: les paroles que vous reconnaissez avoir prononcees, je
ne les avais pas entendues. Aux demandes de rappel a l'ordre, j'ai
repondu que je ne pouvais le prononcer sans connaitre les expressions
dont vous vous etiez servi....
D'apres la declaration que vous venez de faire, vous auriez appele
_brigands_ les representants de la force legitime.
M. JOTTRAND.--Monsieur le president, ces paroles sont sorties de ma
bouche au moment ou mon honorable collegue, M. Couvreur, venait de
fletrir ceux qui, apres la victoire et de sang-froid, executent leurs
prisonniers en masse et sans jugement. Je me serais tu, si a ce
moment, si, de ce cote, n'etaient parties des protestations contre
l'indignation de mon collegue, protestations qui ne pouvaient avoir
d'autre sens que l'approbation des actes horribles qui continuent a se
passer en France.
Ces paroles, vous le comprenez, ne s'appliquaient pas, dans ma pensee,
a ces defenseurs energiques, resolus et devoues du droit et de la
legalite qui, prevoyant l'ingratitude du lendemain, la montrant deja
du doigt, la proclamant comme attendue par eux, n'en ont pas moins
continue a se devouer a la tache penible qu'ils accomplissaient; ces
paroles, dans ma pensee, ne s'appliquaient pas a ces soldats esclaves
de leur devoir, agissant dans l'ardeur du combat; elles s'appliquaient
uniquement a ceux dont j'ai rappele les actes. Et ces actes, suis-je
seul a les fletrir?
N'entendons-nous pas, a Versailles meme, des voix amies de l'ordre,
des hommes qui ont toujours defendu dans la presse l'ordre et la
legalite, ne les voyons-nous pas protester contre les horreurs qui
se commettent sous leurs yeux? ne voyons-nous pas toute la presse
francaise reclamer la constitution immediate de tribunaux reguliers et
la cessation de toutes ces horreurs?
Voici ce que disait le _Times_, faisant, comme moi, la part egale aux
deux partis en lutte:
"Des deux parts egalement, nous arrive le bruit d'actes incroyables
d'assassinat et de massacre. Les insurges ont accompli autant qu'il
a ete en leur pouvoir leurs menaces contre la vie de leurs otages et
sans plus de pitie que pour toutes leurs autres menaces. L'archeveque
de Paris, le cure Deguerry, l'avocat Chaudey, en tout soixante-huit
victimes sont tombees sous leurs coups. Ce massacre d'hommes
distingues et inoffensifs est un de ces crimes qui ne meurent point
et qui souillent a jamais la memoire de leurs auteurs. Mais, dans
l'esprit de carnage et de haine qu'il revele, les communistes ne
semblent guere pires que leurs antagonistes.
"Il est presque ridicule, de la part de M. Thiers, de venir denoncer
les insurges pour avoir fusille un officier captif au mepris des lois
de la guerre.
"Les lois de la guerre! Elles sont douces et chretiennes, comparees
aux lois inhumaines de vengeance, en vertu desquelles les troupes de
Versailles ont, pendant ces six derniers jours, fusille et dechiquete
a coups de bayonnette des prisonniers, des femmes et des enfants!
"Nous n'avons pas un mot a dire en faveur de ces noirs coquins, qui,
evidemment, ont premedite la destruction totale de Paris, la mort par
le feu de sa population et l'aneantissement de ses tresors. Mais si
des soldats se transforment eux-memes en demons pour attaquer des
demons, est-il etonnant de voir le caractere demoniaque de la lutte
redoubler?
"La fureur a attise la fureur, la haine a envenime la haine, jusqu'a
ne plus faire des plus sauvages passions du coeur humain qu'un immense
et inextinguible brasier."
Voila, messieurs, les sentiments qu'inspire a l'opinion anglaise ce
qui se passe a Paris; voila les sentiments sous l'empire desquels j'ai
repondu tantot aux interruptions de la droite.
Je n'ai voulu fletrir que des actes qui seront a jamais fletris dans
l'histoire comme le seront ceux des insurges eux-memes.
Je passe a l'expulsion de Victor Hugo. Je n'en dirai qu'un mot, si on
veut me laisser la parole en ce moment.
Si j'etais sur de l'exactitude de la conversation que M. le ministre
des affaires etrangeres nous a rapportee, comme ayant eu lieu entre M.
l'administrateur de la surete publique et M. Victor Hugo, je declare
que je ne voterais point l'ordre du jour qui d'abord avait mes
sympathies.
On repand partout dans la presse, pour terrifier nos populations,
le bruit d'une vaste conspiration dont on aurait saisi les preuves
materielles sur des cadavres de membres de la Commune, conspiration
ayant pour but de traverser avec l'armee insurrectionnelle le
territoire occupe par les troupes prussiennes, afin de porter en
Belgique les restes de la Commune expirante, et de l'y ranimer a
l'aide des sympathies qu'elle excite pretendument chez nos classes
ouvrieres.
Je ne crois pas a cette conspiration, et je ne crois pas non plus
aux paroles que l'on prete a M. Hugo dans son entretien avec M.
l'administrateur de la surete publique. _(Interruption.)_
M. le ministre des affaires etrangeres les a-t-il entendues?
Ne peut-on, au milieu des passions du moment, au milieu des
preoccupations qui hantent legitimement, je le veux bien, l'esprit des
ministres et de leurs fonctionnaires, se tromper sur certains details?
Avez-vous un interrogatoire de M. Victor Hugo?
N. D'ANETHAN, ministre des affaires etrangeres.--Oui. [Note: C'est
faux]
M. JOTTRAND.--...Signe de lui? Avez-vous la preuve que, pour le
triomphe de sa personnalite, il ait ete pret a plonger notre pays dans
l'abime de la lutte entre classes?
Si vous pouviez fournir cette preuve, je declarerais que l'expulsion a
ete meritee. Mais cette preuve, vous ne pouvez nous la donner; je
me defie de vos paroles, et, en consequence, je voterai l'ordre du
jour.--
A la suite de cette discussion dans laquelle le ministre et le
bourgmestre ont reproduit leurs affirmations mensongeres, dont ferait
justice l'enquete judiciaire eludee par le gouvernement belge, la
Chambre a vote sur l'ordre du jour propose par M. Defuisseaux.
Elle l'a rejete a la majorite de 81 voix contre 5.
Ont vote pour:
MM. Couvreur.
Defuisseaux.
Demeur.
Guillery.
Jottrand.
* * * * *
A M. LE REDACTEUR DE L'_Independance belge_.
Bruxelles, 1er juin 1871.
Monsieur,
Je viens de lire la seance de la Chambre. Je remercie les hommes
eloquents qui ont defendu, non pas moi qui ne suis rien, mais la
verite qui est tout. Quant a l'acte ministeriel qui me concerne,
j'aurais voulu garder le silence. Un expulse doit etre indulgent. Je
dois repondre cependant a deux paroles, dites l'une par le ministre,
l'autre par le bourgmestre. Le ministre, M. d'Anethan, aurait, d'apres
le compte rendu que j'ai sous les yeux, donne lecture du proces-verbal
d'un entretien _signe par moi_. Aucun proces-verbal ne m'a ete
communique, et je n'ai rien signe. Le bourgmestre, M. Anspach, a dit
du recit des faits publie par mon fils: _C'est un roman_. Ce recit est
la pure et simple verite, plutot attenuee qu'aggravee. M. Anspach n'a
pu l'ignorer. Voici en quels termes j'ai annonce le fait aux divers
fonctionnaires de police qui se sont presentes chez moi: Cette nuit,
une maison, la mienne, habitee par quatre femmes et deux petits
enfants, a ete violemment attaquee par une bande poussant des cris
de mort et cassant les vitres a coups de pierres, avec tentative
d'escalade du mur et d'effraction de la porte. Cet assaut, commence a
minuit et demi, a fini a deux heures un quart, au point du jour. Cela
se voyait, il y a soixante ans, dans la foret Noire; cela se voit
aujourd'hui a Bruxelles.
Ce fait est un crime qualifie. A six heures du matin, le procureur du
roi devait etre dans ma maison; l'etat des lieux devait etre constate
judiciairement, l'enquete de justice en regle devait commencer, cinq
temoins devaient etre immediatement entendus, les trois servantes, Mme
Charles Hugo et moi. Rien de tout cela n'a ete fait. Aucun magistrat
instructeur n'est venu; aucune verification legale des degats, aucun
interrogatoire. Demain toute trace aura a peu pres disparu, et
les temoins seront disperses; l'intention de ne rien voir est ici
evidente. Apres la police sourde, la justice aveugle. Pas une
deposition n'a ete judiciairement recueillie; et le principal temoin,
qu'avant tout on devait appeler, on l'expulse.
Cela dit, je pars.
VICTOR HUGO.

Sec.7
A MM. COUVREUR, DEFUISSEAUX, DEMEUR, GUILLERY, JOTTRAND,
_representants du peuple belge._
Luxembourg, 2 juin 1871.
Messieurs,
Je tiens a vous remercier publiquement; non pas en mon nom, car que
suis-je dans de si grandes questions? mais au nom du droit, que vous
avez voulu maintenir, et au nom de la verite, que vous avez voulu
eclaircir. Vous avez agi comme des hommes justes.
L'offre d'asile qu'a bien voulu me faire, en nobles et magnifiques
paroles, l'eloquent promoteur de l'interpellation, M. Defuisseaux, m'a
profondement touche. Je n'en ai point use. Dans le cas ou les pluies
de pierre s'obstineraient a me suivre, je ne voudrais pas les attirer
sur sa maison.
J'ai quitte la Belgique. Tout est bien.
Quant au fait en lui-meme, il est des plus simples.
Apres avoir fletri les crimes de la Commune, j'avais cru de mon devoir
de fletrir les crimes de la reaction. Cette egalite de balance a
deplu.
Rien de plus obscur que les questions politiques compliquees de
questions sociales. Cette obscurite, qui appelle l'enquete et qui
quelquefois embarrasse l'histoire, est acquise aux vaincus de tous les
partis, quels qu'ils soient; elle les couvre en ce sens qu'elle veut
l'examen. Toute cause vaincue est un proces a instruire. Je pensais
cela. Examinons avant de juger, et surtout avant de condamner, et
surtout avant d'executer. Je ne croyais pas ce principe douteux. Il
parait que tuer tout de suite vaut mieux.
Dans la situation ou est la France, j'avais pense que le gouvernement
belge devait laisser sa frontiere ouverte, se reserver le droit
d'examen inherent au droit d'asile, et ne pas livrer indistinctement
les fugitifs a la reaction francaise, qui les fusille indistinctement.
Et j'avais joint l'exemple au precepte en declarant que, quant a moi,
je maintenais mon droit d'asile dans ma maison, et que, si mon ennemi
suppliant s'y presentait, je lui ouvrirais ma porte. Cela m'a valu
d'abord l'attaque nocturne du 27 mai, ensuite l'expulsion en regle.
Ces deux faits sont desormais connexes. L'un complete l'autre; le
second protege le premier. L'avenir jugera.
Ce ne sont pas la des douleurs, et je m'y resigne aisement. Peut-etre
est-il bon qu'il y ait toujours un peu d'exil dans ma vie.
Du reste, je persiste a ne pas confondre le peuple belge avec le
gouvernement belge, et, honore d'une longue hospitalite en Belgique,
je pardonne au gouvernement et je remercie le peuple. VICTOR HUGO.

Sec.8
En presence des falsifications catholiques et doctrinaires, M. Victor
Hugo a adresse cette derniere lettre a l'_Independance belge:_
Luxembourg, 6 juin 1871.
Monsieur,
Permettez-moi de retablir les faits.
Le 25 mai, au nom du gouvernement belge. M. d'Anethan dit:
"Je puis donner a la Chambre l'assurance que le gouvernement saura
remplir son devoir avec la plus grande fermete et avec la plus grande
vigilance; il usera des pouvoirs dont il est arme _pour empecher
l'invasion sur le sol de la Belgique_ de ces gens qui meritent a peine
le nom d'hommes et qui devraient _etre mis au ban_ de toutes les
nations civilisees. _(Vive approbation sur tous les bancs.}_
_"Ce ne sont pas des refugies politiques_; nous ne devons pas les
considerer comme tels."
C'est la frontiere fermee. C'est le refus d'examen.
C'est contre cela que j'ai proteste, declarant qu'il fallait _attendre
avant de juger_, et que, quant a moi, si le gouvernement supprimait le
droit d'asile en Belgique, je le maintenais dans ma maison.
J'ai ecrit ma protestation le 26, elle a ete publiee le 27; le 27,
dans la nuit, ma maison etait attaquee; le 30 j'etais expulse.

Le 31, M. d'Anethan a dit:
"Chaque cas special sera examine, et lorsque les faits ne rentreront
pas dans le cadre de la loi, la loi ne sera pas appliquee. Le
gouvernement ne veut que l'execution de la loi."
Ceci, c'est la frontiere ouverte. C'est l'examen admis. C'est ce que
je demandais.
Qui a change de langage? est-ce moi? Non, c'est le ministere belge.
Le 25 il ferme la frontiere, le 27 je proteste, le 31 il la rouvre.
Il m'a expulse, mais il m'a obei.
L'asile auquel ont droit en Belgique les vaincus politiques, je l'ai
perdu pour moi, mais gagne pour eux.
Cela me satisfait.
Recevez, monsieur, l'assurance de mes sentiments distingues.
VICTOR HUGO.
* * * * *
Depuis le depart de M. Victor Hugo, les journaux liberaux belges ont
declare, en mettant le gouvernement belge au defi de dementir le fait,
qu'un des chefs de la bande nocturne de la place des Barricades etait
M. Kervyn de Lettenhove, fils du ministre de l'interieur.
Ce fait n'a pas ete dementi.
En outre, ils ont annonce que M. Anspach, le bourgmestre de Bruxelles,
venait d'etre nomme par le gouvernement francais commandeur de la
Legion d'honneur.
* * * * *
_Denoument de l'incident belge._
(Voir les notes.)


VI
VIANDEN

Quand M. Victor Hugo, expulse de Belgique, est arrive dans le
Luxembourg, a Vianden, la societe chantante des travailleurs de
Vianden, qui se nomme _la Lyre ouvriere_, lui a donne une serenade. M.
Victor Hugo a remercie en ces termes:
Mes amis de Vianden,
Vous derangez un peu une idee que je m'etais faite. Cette annee ou
nous sommes avait commence pour moi par une ovation, et elle venait de
finir par tout le contraire. Cela ne me deplaisait pas; la huee est
le correctif de l'applaudissement, la Belgique m'avait rendu ce petit
service; et, au point de vue philosophique ou tout homme de mon age
doit se placer, je trouvais bon que l'acclamation de Paris eut pour
contre-poids la lapidation de Bruxelles. Vous avez trouble cet
equilibre, vous renouvelez autour de moi, non ce qu'a fait Bruxelles,
mais ce qu'a fait Paris; et cela ne ressemble pas du tout a une huee.
L'annee va donc finir pour moi comme elle a commence, par une effusion
de bienvenue populaire.
Eh bien, decidement je ne m'en plains pas.
Je vois a votre tete une noble intelligence, M. Pauely Strasser, votre
bourgmestre. C'est un artiste en meme temps qu'un homme politique.
Vianden vit en lui;, depute et bourgmestre, il en est l'incarnation.
Dans cette ville il est plus que le magistrat, il est l'ame.
Je vous felicite en lui et je le felicite en vous.
Oui, votre cordiale bienvenue m'est douce.
Vous etes des hommes des champs, et parmi vous il y a des hommes
d'etude, car j'apercois plusieurs maitres d'ecole. C'est la un beau
melange. Cette reunion est un echantillon du vrai groupe humain qui
se compose de l'ouvrier materiel et de l'ouvrier moral, et qui resume
toute la civilisation dans l'embrassement du travail et de la pensee.
J'aime ce pays; c'est la cinquieme fois que j'y viens. Les autres
annees, j'y etais attire par ma propre reverie et par la pente
que j'ai en moi vers les beaux lieux qui sont des lieux sauvages.
Aujourd'hui j'y suis chasse par un coup de vent; ce coup de vent, je
le remercie.
Il me replace au milieu de vous.
Agriculteurs et travailleurs, je vous ressemble; votre societe
s'appelle _la Lyre ouvriere_, quel nom touchant et cordial! Au fond,
vous et moi, nous faisons la meme chose. Je creuse aussi moi un
sillon, et vous dites un hymne aussi vous. Vous chantez comme moi, et
comme vous je laboure. Mon sillon, c'est la dure glebe humaine; ma
charrue, c'est mon esprit.
Vous venez de chanter des choses tres belles. De nobles et charmantes
femmes sont ici presentes, j'ai vu des larmes dans leurs yeux. Ne vous
etonnez pas si, en vous remerciant, il y a un peu de tremblement dans
ma voix. Depuis quelque temps je suis plus accoutume aux cris de
colere qu'aux chants du coeur, et ce que les coleres ne peuvent faire,
la sympathie le fait. Elle m'emeut.
Oui, j'aime ce pays de Vianden. Cette petite ville est une vraie
figure du progres; c'est un raccourci de toute l'histoire. La nature a
commence par la doter; elle a donne au hameau naissant un climat sain,
une riviere vivifiante, une bonne terre, des coteaux pour la vigne,
des montagnes pour la foret. Puis, ce que la nature avait donne, la
feodalite l'a pris. La feodalite a pris la montagne et y a mis un
donjon, elle a pris la foret et y a mis des bandits, elle a pris la
riviere et l'a barree d'une chaine, elle a pris la terre et a mange la
moisson, elle a pris la vigne et a bu le vin. Alors la revolution de
France est venue; car, vous savez, c'est de France que viennent les
clartes, c'est de France que viennent les delivrances. _(Oui! oui!)_
La revolution francaise a delivre Vianden. Comment? en tuant le
donjon. Tant que le chateau a vecu, la ville a ete morte. Le jour ou
le donjon est mort, le peuple est ne. Aujourd'hui, dans son paysage
splendide que viendra visiter un jour toute l'Europe, Vianden se
compose de deux choses egalement consolantes et magnifiques, l'une
sinistre, une ruine, l'autre riante, un peuple.
Tout a l'heure, amis, pendant qu'autour de moi vous chantiez,
j'ecoutais. Un de vos chants m'a saisi. Il m'a remue entre tous, je
crois l'entendre encore. Laissez-moi vous le raconter a vous-memes.
L'orchestre se taisait. Il n'y avait pas d'instruments. La voix
humaine avait seule la parole.
Un de vous, que j'apercois et que je salue de la main, etait debout
a part et comme en dehors du groupe; mais dans la nuit et sous les
arbres on le distinguait a peine. On l'entendait.
Qui entendait-on? on ne savait. C'etait solennel et grand.
Une voix grave parlait dans l'ombre, puis s'interrompait, et les
autres voix repondaient. Toutes les voix qui etaient ensemble
etaient basses, et la voix qui etait seule etait haute. Rien de plus
pathetique. On eut dit un esprit enseignant une foule.
La melopee etait majestueuse. Les paroles etaient en allemand; je
ne comprenais pas les paroles, mais je comprenais le chant. Il me
semblait que j'en avais une traduction dans l'ame. J'ecoutais ce grand
dialogue d'un archange avec une multitude; ce respectueux chuchotement
des peuples repondant aux divines explications d'un genie. Il y avait
comme un fremissement d'ailes dans la vibration auguste de la voix
solitaire. C'etait plus qu'un verbe humain. C'etait comme une voix de
la foret, de la nature et de la nuit donnant a l'homme, a tous
les hommes, helas! epuises de fatigue, accables de rancunes et de
vengeances, satures de guerre et de haine, les grands conseils de la
serenite eternelle.
Et au-dessus de tous les fronts inclines, au milieu de tous nos
deuils, de toutes nos plaies, de toutes nos inimities, cela venait du
ciel, et c'etait l'immense reproche de l'amour.
Amis, la musique est une sorte de reve. Elle propose a la pensee on ne
sait quel probleme mysterieux. Vous etes venus a moi chantant; ce
que vous avez chante je le parle. Vous m'avez apporte cette enigme,
l'Harmonie, et je vous en donne le mot: Fraternite.
Mes amis, emplissons nos verres. Au-dessus des empereurs et des rois,
je bois a l'harmonie des peuples et a la fraternite des hommes.


VII
ELECTIONS DU 2 JUILLET 1871

M. Victor Hugo etait absent de Paris lors des elections de juillet,
faites sous l'etat de siege, sans presse libre et sans reunions
publiques; du reste viciees, selon lui, par deux mesures,
l'incarceration en masse et la radiation arbitraire, qui avaient
ecarte du vote environ 140,000 electeurs.
* * * * *
PARIS.--VOTE DU 2 JUILLET
VICTOR HUGO: 57,854 VOIX.

CONCLUSION
De ce recueil de faits et de pieces, livre sans reflexions a la
conscience de tous, il resulte ceci:
Apres une absence de dix-neuf ans moins trois mois, je suis rentre
dans Paris le 5 septembre 1870; pendant les cinq mois qu'a dure le
siege, j'ai fait mes efforts pour aider a la defense et pour maintenir
l'union en presence de l'ennemi; je suis reste dans Paris jusqu'au 13
fevrier; le 13 fevrier, je suis parti pour Bordeaux; le 15, j'ai pris
seance a l'Assemblee nationale; le 1er mars, j'ai parle contre le
traite de paix, qui nous coute deux provinces et cinq milliards; le 2,
j'ai vote contre ce traite; dans la reunion de la gauche radicale, le
3 mars, j'ai propose un projet de resolution, que la reunion a adopte
a l'unanimite et qui, s'il eut pu etre presente en temps utile et
adopte par l'Assemblee, eut etabli la permanence des representants
de l'Alsace et de la Lorraine sur leurs sieges jusqu'au jour ou ces
provinces redeviendront francaises de fait comme elles le sont de
droit et de coeur; dans le onzieme bureau, le 6 mars, j'ai conseille a
l'Assemblee de sieger a Paris, et j'ai indique les dangers du refus de
rentrer; le 8 mars, je me suis leve pour Garibaldi meconnu et insulte,
et, l'Assemblee m'ayant fait l'honneur de me traiter comme lui, j'ai
comme lui donne ma demission; le 18 mars, j'ai ramene a Paris mon
fils, mort subitement le 13, j'ai remercie le peuple, qui, bien qu'en
pleine emotion revolutionnaire, a voulu faire cortege a ce cercueil;
le 21 mars, je suis parti pour Bruxelles, ou la tutelle de deux
orphelins et la loi qui regle les liquidations de communaute
exigeaient ma presence; de Bruxelles, j'ai combattu la Commune
a propos de l'abominable decret des otages et j'ai dit: _Pas de
represailles;_ j'ai rappele a la Commune les principes, et j'ai
defendu la liberte, le droit, la raison, l'inviolabilite de la vie
humaine; j'ai defendu la Colonne contre la Commune et l'Arc de
triomphe contre l'Assemblee; j'ai demande la paix et la conciliation,
j'ai jete contre la guerre civile un cri indigne; le 26 mai, au moment
ou la victoire se decidait pour l'Assemblee, le gouvernement belge
ayant mis hors la loi les vaincus, qui etaient les hommes memes
que j'avais combattus, j'ai reclame pour eux le droit d'asile, et,
joignant l'exemple au precepte, j'ai offert l'asile dans ma maison; le
27 mai, j'ai ete attaque la nuit chez moi par une bande dont faisait
partie le fils d'un membre du gouvernement belge; le 29 mai, j'ai ete
expulse par le gouvernement belge; en resume j'ai fait mon devoir,
rien que mon devoir, tout mon devoir; qui fait son devoir est
habituellement abandonne; c'est pourquoi, ayant eu en fevrier dans les
elections de Paris 214,000 voix, je suis surpris qu'il m'en soit reste
en juillet 57,000.
J'en suis profondement touche.
J'ai ete heureux des 214,000; je suis fier des 57,000.
(Ecrit a Vianden, en juillet 1871.)

* * * * *

DEUXIEME PARTIE

DE L'EXPULSION DE Belgique A L'ENTREE AU SENAT


PARIS

Victor Hugo etait expulse de Belgique; genre de voie de fait qui
n'a d'importance que pour ceux qui la commettent. Les gouvernements
peuvent mettre un homme hors d'un pays, mais ils ne peuvent le mettre
hors du devoir. Ce que Victor Hugo venait de faire en Belgique, il
fallait le continuer en France. Il rentra en France. L'etat de siege,
les conseils de guerre, les deportations, les condamnations a mort,
creaient une situation poignante et tragique. Il fallait proteger
la liberte, dire la verite, faire justice et rendre justice. Les
gouvernements, tels qu'ils sont aujourd'hui, ne savent pacifier
qu'avec violence; il fallait combattre cette pacification fausse, et
reclamer la pacification vraie. En outre, dans toute cette ombre, la
France s'eclipsait; il fallait defendre la France. Tout bon citoyen
sentait la pression de sa conscience. Le devoir etait imperieux et
urgent. Ajoutons qu'aux devoirs politiques se melaient les devoirs
litteraires.


I
AUX REDACTEURS DU _RAPPEL_
Paris, 31 octobre 1871.

Mes amis,
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