Actes et Paroles, Volume 3 - 18

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mon ami, vivez, pleurez, perseverez. Les hommes tels que vous sont
privilegies dans le sens redoutable du mot; ils resument en eux la
douleur humaine; le sort leur fait une poignante et utile ressemblance
avec ceux qu'ils doivent proteger et defendre; il leur impose
l'affront continuel afin qu'ils s'interessent a ceux que l'on
calomnie; il leur impose le combat perpetuel afin qu'ils s'interessent
a tous ceux qui luttent; il leur impose le deuil eternel afin qu'ils
s'interessent a tous ceux qui souffrent; comme si le mysterieux destin
voulait, par cet incessant rappel a l'humanite, leur faire mesurer
la grandeur de leur devoir a la grandeur de leur malheur.
(_Acclamation._}
Oh! tous, qui que nous soyons, o peuple, o citoyens, oublions nos
douleurs, et ne songeons qu'a la patrie. Elle aussi, cette auguste
France, elle est bien lugubrement accablee. Soyons-lui clements. Elle
a des ennemis, helas! jusque parmi ses enfants! Les uns la couvrent de
tenebres, les autres l'emplissent d'une implacable et sourde guerre.
Elle a besoin de clarte, c'est-a-dire d'enseignement; elle a besoin
d'union, c'est-a-dire d'apaisement; apportons-lui ce qu'elle demande.
Eclairons-la, pacifions-la. Prenons conseil du grand lieu ou nous
sommes; une fecondation profonde est dans tout, meme dans la mort, la
mort etant une autre naissance. Oui, demandons aux choses sublimes qui
nous entourent de nous donner pour la patrie ce que la patrie reclame;
demandons-le aussi bien a ce tombeau qui est sous nos pieds, qu'a ce
soleil qui est sur nos tetes; car ce qui sort du soleil, c'est la
lumiere, et ce qui sort du tombeau, c'est la paix.
Paix et lumiere, c'est la vie. (_Profonde sensation. Vive Victor Hugo!
Vive Louis Blanc!_}


XXXI
OBSEQUES DE GEORGE SAND
10 JUIN 1876.

Les obseques de Mme George Sand ont eu lieu a Nohant. M. Paul Meurice
a lu sur sa tombe le discours de M. Victor Hugo.
Je pleure une morte, et je salue une immortelle.
Je l'ai aimee, je l'ai admiree, je l'ai veneree; aujourd'hui, dans
l'auguste serenite de la mort, je la contemple.
Je la felicite parce que ce qu'elle a fait est grand, et je la
remercie parce que ce qu'elle a fait est bon. Je me souviens qu'un
jour je lui ai ecrit: "Je vous remercie d'etre une si grande ame."
Est-ce que nous l'avons perdue?
Non.
Ces hautes figures disparaissent, mais ne s'evanouissent pas. Loin
de la; on pourrait presque dire qu'elles se realisent. En devenant
invisibles sous une forme, elles deviennent visibles sous l'autre.
Transfiguration sublime.
La forme humaine est une occultation. Elle masque le vrai visage divin
qui est l'idee. George Sand etait une idee; elle est hors de la chair,
la voila libre; elle est morte, la voila vivante. _Patuit dea._
George Sand a dans notre temps une place unique. D'autres sont les
grands hommes; elle est la grande femme.
Dans ce siecle qui a pour loi d'achever la revolution francaise et de
commencer la revolution humaine, l'egalite des sexes faisant partie de
l'egalite des hommes, une grande femme etait necessaire. Il fallait
que la femme prouvat qu'elle peut avoir tous nos dons virils sans rien
perdre de ses dons angeliques; etre forte sans cesser d'etre douce.
George Sand est cette preuve.
Il faut bien qu'il y ait quelqu'un qui honore la France, puisque tant
d'autres la deshonorent. George Sand sera un des orgueils de notre
siecle et de notre pays. Rien n'a manque a cette femme pleine de
gloire. Elle a ete un grand coeur comme Barbes, un grand esprit comme
Balzac, une grande ame comme Lamartine. Elle avait en elle la lyre.
Dans cette epoque ou Garibaldi a fait des prodiges, elle a fait des
chefs-d'oeuvre.
Ces chefs-d'oeuvre, les enumerer est inutile. A quoi bon se faire le
plagiaire de la memoire publique? Ce qui caracterise leur puissance,
c'est la bonte. George Sand etait bonne; aussi a-t-elle ete haie.
L'admiration a une doublure, la haine, et l'enthousiasme a un revers,
l'outrage. La haine et l'outrage prouvent pour, en voulant prouver
contre. La huee est comptee par la posterite comme un bruit de gloire.
Qui est couronne est lapide. C'est une loi, et la bassesse des
insultes prend mesure sur la grandeur des acclamations.
Les etres comme George Sand sont des bienfaiteurs publics. Ils
passent, et a peine ont-ils passe que l'on voit a leur place, qui
semblait vide, surgir une realisation nouvelle du progres.
Chaque fois que meurt une de ces puissantes creatures humaines, nous
entendons comme un immense bruit d'ailes; quelque chose s'en va,
quelque chose survient.
La terre comme le ciel a ses eclipses; mais, ici-bas comme la-haut, la
reapparition suit la disparition. Le flambeau qui etait un homme ou
une femme et qui s'est eteint sous cette forme, se rallume sous la
forme idee. Alors on s'apercoit que ce qu'on croyait eteint etait
inextinguible. Ce flambeau rayonne plus que jamais; il fait desormais
partie de la civilisation; il entre dans la vaste clarte humaine; il
s'y ajoute; et le salubre vent des revolutions l'agite, mais le fait
croitre; car les mysterieux souffles qui eteignent les clartes fausses
alimentent les vraies lumieres.
Le travailleur s'en est alle; mais son travail est fait.
Edgar Quinet meurt, mais la philosophie souveraine sort de sa tombe
et, du haut de cette tombe, conseille les hommes. Michelet meurt, mais
derriere lui se dresse l'histoire tracant l'itineraire de l'avenir.
George Sand meurt, mais elle nous legue le droit de la femme puisant
son evidence dans le genie de la femme. C'est ainsi que la revolution
se complete. Pleurons les morts, mais constatons les avenements; les
faits definitifs surviennent, grace a ces fiers esprits precurseurs.
Toutes les verites et toutes les justices sont en route vers nous, et
c'est la le bruit d'ailes que nous entendons. Acceptons ce que nous
donnent en nous quittant nos morts illustres; et, tournes vers
l'avenir, saluons, sereins et pensifs, les grandes arrivees que nous
annoncent ces grands departs.


XXXII
L'AMNISTIE AU SENAT

SEANCE DU LUNDI 22 MAI 1876
M. LE PRESIDENT.--L'ordre du jour appelle la discussion de la
proposition de M. Victor Hugo et de plusieurs de nos collegues,
relativement a l'amnistie.
La parole est a M. Victor Hugo.
(_M. Victor Hugo monte a la tribune. Profonde attention._)
DISCOURS DE VICTOR HUGO
Messieurs,
Mes amis politiques et moi, nous avons pense que, dans une si haute et
si difficile question, il fallait, par respect pour la question meme
et par respect pour cette assemblee, ne rien laisser au hasard de
la parole; et c'est pourquoi j'ai ecrit ce que j'ai a vous dire. Il
convient d'ailleurs a mon age de ne prononcer que des paroles pesees
et reflechies. Le senat, je l'espere, approuvera cette prudence.
Du reste, et cela va sans dire, mes paroles n'engagent que moi.
Messieurs, apres ces funestes malentendus qu'on appelle crises
sociales, apres les dechirements et les luttes, apres les guerres
civiles, qui ont ceci pour chatiment, c'est que souvent le bon droit
s'y donne tort, les societes humaines, douloureusement ebranlees, se
rattachent aux verites absolues et eprouvent un double besoin, le
besoin d'esperer et le besoin d'oublier.
J'y insiste; quand on sort d'un long orage, quand tout le monde
a, plus ou moins, voulu le bien et fait le mal, quand un certain
eclaircissement commence a penetrer dans les profonds problemes a
resoudre, quand l'heure est revenue de se mettre au travail, ce qu'on
demande de toutes parts, ce qu'on implore, ce qu'on veut, c'est
l'apaisement; et, messieurs, il n'y a qu'un apaisement, c'est l'oubli.
Messieurs, dans la langue politique, l'oubli s'appelle amnistie.
Je demande l'amnistie.
Je la demande pleine et entiere. Sans conditions. Sans restrictions.
Il n'y a d'amnistie que l'amnistie. L'oubli seul pardonne.
L'amnistie ne se dose pas. Demander: Quelle quantite d'amnistie
faut-il? c'est comme si l'on demandait: Quelle quantite de guerison
faut-il? Nous repondons: Il la faut toute.
Il faut fermer toute la plaie.
Il faut eteindre toute la haine.
Je le declare, ce qui a ete dit, depuis cinq jours, et ce qui a ete
vote, n'a modifie en rien ma conviction.
La question se represente entiere devant vous, et vous avez le droit
de l'examiner dans la plenitude de votre independance et de votre
autorite.
Par quelle fatalite en est-on venu a ceci que la question qui devrait
le plus nous rapprocher soit maintenant celle qui nous divise le plus?
Messieurs, permettez-moi d'elaguer de cette discussion tout ce qui est
arbitraire. Permettez-moi de chercher uniquement la verite. Chaque
parti a ses appreciations, qui sont loin d'etre des demonstrations;
on est loyal des deux cotes, mais il ne suffit pas d'opposer des
allegations a des allegations. Quand d'un cote on dit: l'amnistie
rassure, de l'autre on repond: l'amnistie inquiete; a ceux qui disent:
l'amnistie est une question francaise, on repond: l'amnistie n'est
qu'une question parisienne; a ceux qui disent: l'amnistie est demandee
par les villes, on replique: l'amnistie est repoussee par les
campagnes. Qu'est-ce que tout cela? Ce sont des assertions. Et je dis
a mes contradicteurs: les notres valent les votres. Nos affirmations
ne prouvent pas plus contre vos negations que vos negations ne
prouvent contre nos affirmations. Laissons de cote les mots et voyons
les choses. Allons, au fait. L'amnistie est-elle juste? oui ou non.
Si elle est juste, elle est politique.
La est toute la question.
Examinons.
Messieurs, aux epoques de discorde, la justice est invoquee par tous
les partis. Elle n'est d'aucun. Elle ne connait qu'elle-meme. Elle est
divinement aveugle aux passions humaines. Elle est la gardienne de
tout le monde et n'est la servante de personne. La justice ne se mele
point aux guerres civiles, mais elle ne les ignore pas, et elle y
intervient. Et savez-vous a quel moment elle y arrive?
Apres.
Elle laisse faire les tribunaux d'exception, et, quand ils ont fini,
elle commence.
Alors elle change de nom et elle s'appelle la clemence.
La clemence n'est autre chose que la justice, plus juste. La justice
ne voit que la faute, la clemence voit le coupable. A la justice, la
faute apparait dans une sorte d'isolement inexorable; a la clemence,
le coupable apparait entoure d'innocents; il a un pere, une mere, une
femme, des enfants, qui sont condamnes avec lui et qui subissent sa
peine. Lui, il a le bagne ou l'exil; eux, ils ont la misere. Ont-ils
merite le chatiment? Non. L'endurent-ils? Oui. Alors la clemence
trouve la justice injuste. Elle s'interpose et elle fait grace. La
grace, c'est la rectification sublime que fait a la justice d'en bas
la justice d'en haut. (_Mouvement._)
Messieurs, la clemence a raison.
Elle a raison dans l'ordre civil et social, et elle a plus raison
encore dans l'ordre politique. La, devant cette calamite, la guerre
entre citoyens, la clemence n'est pas seulement utile, elle est
necessaire; la, se sentant en presence d'une immense conscience
troublee qui est la conscience publique, la clemence depasse le
pardon, et, je viens de le dire, elle va jusqu'a l'oubli. Messieurs,
la guerre civile est une sorte de faute universelle. Qui a commence?
Tout le monde et personne. De la cette necessite, l'amnistie.
Mot profond qui constate a la fois la defaillance de tous et la
magnanimite de tous. Ce que l'amnistie a d'admirable et d'efficace,
c'est qu'on y retrouve la solidarite humaine. C'est plus qu'un acte
de souverainete, c'est un acte de fraternite. C'est le dementi a la
discorde. L'amnistie est la supreme extinction des coleres, elle est
la fin des guerres civiles. Pourquoi? Parce qu'elle contient une sorte
de pardon reciproque.
Je demande l'amnistie.
Je la demande dans un but de reconciliation.
Ici les objections se dressent devant moi; ces objections sont presque
des accusations. On me dit: Votre amnistie est immorale et inhumaine!
vous sapez l'ordre social! vous vous faites l'apologiste des
incendiaires et des assassins! vous plaidez pour des attentats! vous
venez au secours des malfaiteurs!
Je m'arrete. Je m'interroge.
Messieurs, depuis cinq ans, je remplis, dans la mesure de mes forces,
un douloureux devoir que, du reste, d'autres, meilleurs que moi,
remplissent mieux que moi. Je rends de temps en temps, et le plus
frequemment que je puis, de respectueuses visites a la misere. Oui,
depuis cinq ans, j'ai souvent monte de tristes escaliers; je suis
entre dans des logis ou il n'y a pas d'air l'ete, ou il n'y a pas de
feu l'hiver, ou il n'y a pas de pain ni l'hiver ni l'ete. J'ai vu, en
1872, une mere dont l'enfant, un enfant de deux ans, etait mort d'un
retrecissement d'intestins cause par le manque d'aliments. J'ai vu des
chambres pleines de fievre et de douleur; j'ai vu se joindre des mains
suppliantes; j'ai vu se tordre des bras desesperes; j'ai entendu des
rales et des gemissements, la des vieillards, la des femmes, la des
enfants; j'ai vu des souffrances, des desolations, des indigences sans
nom, tous les haillons du denument, toutes les paleurs de la famine,
et, quand j'ai demande la cause de toute cette misere, on m'a repondu:
C'est que l'homme est absent! L'homme, c'est le point d'appui, c'est
le travailleur, c'est le centre vivant et fort, c'est le pilier de la
famille. L'homme n'y est pas, c'est pourquoi la misere y est. Alors
j'ai dit: Il faudrait que l'homme revint. Et parce que je dis cela,
j'entends des cris de malediction. Et, ce qui est pire, des paroles
d'ironie. Cela m'etonne, je l'avoue. Je me demande ce qu'ils ont fait,
ces etres accables, ces vieillards, ces enfants, ces femmes; ces
veuves, dont le mari n'est pas mort, ces orphelins dont le pere
est vivant! Je me demande s'il est juste de punir tous ces groupes
douloureux pour des fautes qu'ils n'ont pas commises. Je demande qu'on
leur rende le pere. Je suis stupefait d'eveiller tant de colere parce
que j'ai compassion de tant de detresse, parce que je n'aime pas voir
les infirmes grelotter de faim et de froid, parce que je m'agenouille
devant les vieilles meres inconsolables, et parce que je voudrais
rechauffer les pieds nus des petits enfants! Je ne puis m'expliquer
comment il est possible qu'en defendant les familles j'ebranle
la societe, et comment il se fait que, parce que je plaide pour
l'innocence, je sois l'avocat du crime!
Quoi! parce que, voyant des infortunes inouies et immeritees, de
lamentables pauvretes, des meres et des epouses qui sanglotent, des
vieillards qui n'ont meme plus de grabats, des enfants qui n'ont meme
plus de berceaux, j'ai dit: me voila! que puis-je pour vous? a quoi
puis-je vous etre bon? et parce que les meres m'ont dit: rendez-nous
nos fils! et parce que les femmes m'ont dit: rendez-nous notre mari!
et parce que les enfants m'ont dit: rendez-nous notre pere! et parce
que j'ai repondu: j'essaierai!--j'ai mal fait! j'ai eu tort!
Non! vous ne le pensez pas, je vous rends cette justice. Aucun de vous
ne le pense ici!
Eh bien! j'essaie en ce moment.
Messieurs, ecoutez-moi avec patience, comme on ecoute celui qui
plaide; c'est le droit sacre de defense que j'exerce devant vous; et
si, songeant a tant de detresses et a tant d'agonies qui m'ont confie
leur cause, dans la conviction de ma compassion, il m'arrive de
depasser involontairement les limites que je veux m'imposer,
souvenez-vous que je suis en ce moment le porte-parole de la clemence,
et que, si la clemence est une imprudence, c'est une belle imprudence,
et la seule permise a mon age; souvenez-vous qu'un exces de pitie,
s'il pouvait y avoir exces dans la pitie, serait pardonnable chez
celui qui a vecu beaucoup d'annees, que celui qui a souffert a droit
de proteger ceux qui souffrent, que c'est un vieillard qui vous
sollicite pour des femmes et pour des enfants, et que c'est un
proscrit qui vous parle pour des vaincus. (_Vive emotion sur tous les
bancs._)
Messieurs, un profond doute est toujours mele aux guerres civiles.
J'en atteste qui? Le rapport officiel. Il avoue, page 2, que
l'_obscurite du mouvement_ (du 18 mars) _permettait a chacun_
(je cite) _d'entrevoir la realisation de quelques idees, justes
peut-etre._ C'est ce que nous avons toujours dit. Messieurs, la
poursuite a ete illimitee, l'amnistie ne doit pas etre moindre.
L'amnistie seule, l'amnistie totale, peut effacer ce proces fait a
une foule, proces qui debute par trente-huit mille arrestations, dans
lesquelles il y a huit cent cinquante femmes et six cent cinquante et
un enfants de quinze ans, seize ans et sept ans.
Est-il un seul de vous, messieurs, qui puisse aujourd'hui passer
sans un serrement de coeur dans de certains quartiers de Paris; par
exemple, pres de ce sinistre soulevement de paves encore visible au
coin de la rue Rochechouart et du boulevard? Qu'y a-t-il sous ces
paves? Il y a cette clameur confuse des victimes qui va quelquefois si
loin dans l'avenir. Je m'arrete; je me suis impose des reserves, et je
ne veux pas les franchir; mais cette clameur fatale, il depend de vous
de l'eteindre. Messieurs, depuis cinq ans l'histoire a les yeux fixes
sur ce tragique sous-sol de Paris, et elle en entendra sortir des
voix terribles tant que vous n'aurez pas ferme la bouche des morts et
decrete l'oubli.
Apres la justice, apres la pitie, considerez la raison d'etat. Songez
qu'a cette heure les deportes et les expatries se comptent par
milliers, et qu'il y a de plus les innombrables fuites des innocents
effrayes, enorme chiffre inconnu. Cette vaste absence affaiblit le
travail national; rendez les travailleurs aux ateliers; on vous
l'a dit eloquemment dans l'autre Chambre, rendez a nos industries
parisiennes ces ouvriers qui sont des artistes; faites revenir ceux
qui nous manquent; pardonnez et rassurez; le conseil municipal
n'evalue pas a moins de cent mille le nombre des disparus. Les
severites qui frappent des populations reagissent sur la prosperite
publique; l'expulsion des maures a commence la ruine de l'Espagne et
l'expulsion des juifs l'a consommee; la revocation de l'edit de Nantes
a enrichi l'Angleterre et la Prusse aux depens de la France. Ne
recommencez pas ces irreparables fautes politiques.
Pour toutes les raisons, pour les raisons sociales, pour les raisons
morales, pour les raisons politiques, votez l'amnistie. Votez-la
virilement. Elevez-vous au-dessus des alarmes factices. Voyez comme
la suppression de l'etat de siege a ete simple. La promulgation de
l'amnistie ne le serait pas moins. (_Tres bien! a l'extreme gauche._)
Faites grace.
Je ne veux rien eluder. Ici se presente un cote grave de la question;
le pouvoir executif intervient et nous dit: Faire grace, cela me
regarde.
Entendons-nous.
Messieurs, il y a deux facons de faire grace; une petite et une
grande. L'ancienne monarchie pratiquait la clemence de deux manieres;
par lettres de grace, ce qui effacait la peine, et par lettres
d'abolition, ce qui effacait le delit. Le droit de grace s'exercait
dans l'interet individuel, le droit d'abolition s'exercait dans
l'interet public. Aujourd'hui, de ces deux prerogatives de la royaute,
le droit de grace et le droit d'abolition, le droit de grace, qui
est le droit limite, est reserve au pouvoir executif, le droit
d'abolition, qui est le droit illimite, vous appartient. Vous etes
en effet le pouvoir souverain; et c'est a vous que revient le droit
superieur. Le droit d'abolition, c'est l'amnistie. Dans cette
situation, le pouvoir executif vous offre de se substituer a vous;
la petite clemence remplacera la grande; c'est l'ancien bon plaisir.
C'est-a-dire que le pouvoir executif vous fait une proposition qui
revient a ceci, une des deux commissions parlementaires vous a dit le
mot dans toute son ingenuite: Abdiquez!
Ainsi, il y a un grand acte a faire, et vous ne le feriez pas! Ainsi,
le premier usage que vous feriez de votre souverainete, ce serait
l'abdication! Ainsi, vous arrivez, vous sortez de la nation, vous
avez en vous la majeste meme du peuple, vous tenez de lui ce mandat
auguste, eteindre les haines, fermer les plaies, calmer les coeurs,
fonder la republique sur la justice, fonder la paix sur la clemence;
et ce mandat, vous le deserteriez, et vous descendriez des hauteurs ou
la confiance publique vous a places, et votre premier soin, ce serait
de subordonner le pouvoir superieur au pouvoir inferieur; et, dans
cette douloureuse question qui a besoin d'un vaste effort national,
vous renonceriez, au nom de la nation, a la toute-puissance de la
nation! Quoi! dans un moment ou l'on attend tout de vous, vous vous
annuleriez! Quoi! ce supreme droit d'abolition, vous ne l'exerceriez
pas contre la guerre civile! Quoi! 1830 a eu son amnistie, la
Convention a eu son amnistie, l'Assemblee constituante de 1789 a eu
son amnistie, et, de meme que Henri IV a amnistie la Ligue, Hoche
a amnistie la Vendee; et ces traditions venerables, vous les
dementiriez! Et c'est par de la petitesse et de la peur que vous
couronneriez toutes ces grandeurs de notre histoire! Quoi! laissant
subsister tous les souvenirs cuisants, toutes les rancunes, toutes les
amertumes, vous substitueriez un expedient sans efficacite politique,
un long et contestable travail de graces partielles, la misericorde
assaisonnee de favoritisme, les hypocrisies tenues pour repentirs, une
obscure revision de proces perilleuse pour le respect legal du a la
chose jugee, une serie de bonnes actions quasi royales, plus ou moins
petites, a cette chose immense et superbe, la patrie ouvrant ses bras
a ses enfants, et disant: Revenez tous! j'ai oublie!
Non! non! non! n'abdiquez pas! (_Mouvement._)
Messieurs, ayez foi en vous-memes. L'intrepidite de la clemence est
le plus beau spectacle qu'on puisse donner aux hommes. Mais ici la
clemence n'est pas l'imprudence, la clemence est la sagesse; la
clemence est la fin des coleres et des haines; la clemence est le
desarmement de l'avenir. Messieurs, ce que vous devez a la France, ce
que la France attend de vous, c'est l'avenir apaise.
La pitie et la douceur sont de bons moyens de gouvernement. Placer
au-dessus de la loi politique la loi morale, c'est l'unique moyen
de subordonner toujours les revolutions a la civilisation. Dire
aux hommes: Soyez bons, c'est leur dire: Soyez justes. Aux grandes
epreuves doivent succeder les grands exemples. Une aggravation de
catastrophes se rachete et se compense par une augmentation de justice
et de sagesse. Profitons des calamites publiques pour ajouter une
verite a l'esprit humain, et quelle verite plus haute que celle-ci:
Pardonner, c'est guerir!
Votez l'amnistie.
Enfin, songez a ceci:
Les amnisties ne s'eludent point. Si vous votez l'amnistie, la
question est close; si vous rejetez l'amnistie, la question commence.
Je voudrais m'arreter ici, mais les objections s'opiniatrent. Je les
entends. Quoi! tout amnistier? Oui! Quoi! non seulement les delits
politiques, mais les delits ordinaires? Je dis: Oui! et l'on me
replique: Jamais!
Messieurs, ma reponse sera courte et ce sera mon dernier mot.
Je vais simplement mettre sous vos yeux une page d'histoire. Ensuite
vous conclurez. (_Mouvement.--Profond silence._)
Il y a vingt-cinq ans, un homme s'insurgeait contre une nation. Un
jour de decembre, ou, pour mieux dire, une nuit, cet homme, charge
de defendre et de garder la Republique, la prenait au collet, la
terrassait et la tuait, attentat qui est le plus grand forfait de
l'histoire. (_Tres bien! a l'extreme gauche._) Autour de cet attentat,
car tout crime a pour point d'appui d'autres crimes, cet homme et ses
complices commettaient d'innombrables delits de droit commun. Laissez
passer l'histoire! Vol: vingt-cinq millions etaient empruntes de
force a la Banque; subornation de fonctionnaires: les commissaires
de police, devenus des malfaiteurs, arretaient des representants
inviolables; embauchage militaire, corruption de l'armee: les soldats
gorges d'or etaient pousses a la revolte contre le gouvernement
regulier; offense a la magistrature: les juges etaient chasses de
leurs sieges par des caporaux; destruction d'edifices: le palais
de l'Assemblee etait demoli, l'hotel Sallandrouze etait canonne et
mitraille; assassinat: Baudin etait tue, Dussoubs etait tue, un enfant
de sept ans etait tue rue Tiquetonne, le boulevard Montmartre etait
jonche de cadavres; plus tard, car cet immense crime couvrit la
France, Martin Bidaure etait fusille, fusille deux fois, Charlet,
Cirasse et Cuisinier etaient assassines par la guillotine en place
publique. Du reste, l'auteur de ces attentats etait un recidiviste;
et, pour me borner aux delits de droit commun, il avait deja tente de
commettre un meurtre, il avait, a Boulogne, tire un coup de pistolet
a un officier de l'armee, le capitaine Col-Puygellier. Messieurs,
le fait que je rappelle, le monstrueux fait de Decembre, ne fut pas
seulement un forfait politique, il fut un crime de droit commun; sous
le regard de l'histoire, il se decompose ainsi: vol a main armee,
subornation, voies de fait aux magistrats, embauchages militaires,
demolition d'edifices, assassinat. Et j'ajoute: contre qui fut commis
ce crime? Contre un peuple. Et au profit de qui? Au profit d'un homme.
(_Tres bien! tres bien! a l'extreme gauche._)
Vingt ans apres, une autre commotion, l'evenement dont les suites vous
occupent aujourd'hui, a ebranle Paris.
Paris, apres un sinistre assaut de cinq mois, avait cette fievre
redoutable que les hommes de guerre appellent la _fievre obsidionale_.
Paris, cet admirable Paris, sortait d'un long siege stoiquement
soutenu; il avait souffert la faim, le froid, l'emprisonnement, car
une ville assiegee est une ville en prison; il avait subi la bataille
de tous les jours, le bombardement, la mitraille, mais il avait sauve,
non la France, mais ce qui est plus encore peut-etre, l'honneur de la
France (_mouvement_). Il etait saignant et content. L'ennemi pouvait
le faire saigner, des francais seuls pouvaient le blesser, on le
blessa. On lui retira le titre de capitale de la France; Paris ne fut
plus la capitale ... que du monde. Alors la premiere des villes voulut
etre au moins l'egale du dernier des hameaux, Paris voulut etre une
commune. (_Rumeurs a droite._)
De la une colere; de la un conflit. Ne croyez pas que je cherche ici
a rien attenuer. Oui,--et je n'ai pas attendu a aujourd'hui pour le
dire, entendez-vous bien?--oui, l'assassinat des generaux Lecomte et
Clement Thomas est un crime, comme l'assassinat de Baudin et Dussoubs
est un crime; oui, l'incendie des Tuileries et de l'Hotel de Ville est
un crime comme la demolition de la salle de l'Assemblee nationale est
un crime; oui, le massacre des otages est un crime comme le massacre
des passants sur le boulevard est un crime (_applaudissements a
l'extreme gauche_); oui, ce sont la des crimes; et s'il s'y joint
cette circonstance qu'on est repris de justice, et qu'on a derriere
soi, par exemple, le coup de pistolet au capitaine Col-Puygellier, le
cas est plus grave encore; j'accorde tout ceci, et j'ajoute: ce qui
est vrai d'un cote est vrai de l'autre. (_Tres bien! a l'extreme
gauche._)
Il y a deux groupes de faits separes par un intervalle de vingt
ans, le fait du 2 Decembre et le fait du 18 Mars. Ces deux faits
s'eclairent l'un par l'autre; ces deux faits, politiques tous les
deux, bien qu'avec des causes absolument differentes, contiennent l'un
et l'autre ce que vous appelez des delits communs.
Cela pose, j'examine. Je me mets en face de la justice.
Evidemment pour les memes delits, la justice aura ete la meme; ou, si
elle a ete inegale dans ses arrets, elle aura considere d'un cote,
qu'une population qui vient d'etre heroique devant l'ennemi devait
s'attendre a quelque menagement, qu'apres tout les crimes a punir
etaient le fait, non du peuple de Paris, mais de quelques hommes, et
qu'enfin, si l'on examinait la cause meme du conflit, Paris avait,
certes, droit a l'autonomie, de meme qu'Athenes qui s'est appelee
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