Actes et Paroles, Volume 3 - 12

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quand l'homme d'etat, accoude sur sa table, la tete dans ses mains,
epelant des chiffres terribles, etudiant une carte dechiree, sondant
les defaites, les catastrophes, les deroutes, les capitulations, les
trahisons, les ignominies, les affreuses paix signees, la France
epuisee d'or par les cinq milliards extorques et de sang par les deux
provinces arrachees, le profond tremblement de terre de Paris, les
ecroulements, les engloutissements, les desastres, les decombres qui
pendent, l'ignorance, la misere, les menaces des ruines, songe a
l'effrayant avenir; quand, pensif devant tant d'abimes, il demande
secours a l'inconnu; quand il reclame le Turgot qu'il faudrait a nos
finances, le Mirabeau qu'il faudrait a nos assemblees, l'Aristide
qu'il faudrait a notre magistrature, l'Annibal qu'il faudrait a nos
armees, le Christ qu'il faudrait a notre societe; quand il se penche
sur l'ombre et la supplie de lui envoyer la verite, la sagesse, la
lumiere, le conseil, la science, le genie; quand il evoque dans sa
pensee le _Deus ex machina_, le pilote supreme des grands naufrages,
le guerisseur des plaies populaires, l'archange des nations en
detresse, le sauveur; il voit apparaitre qui? un fossoyeur, la pelle
sur l'epaule.
VICTOR HUGO.


III
A M. ROBERT HYENNE
REDACTEUR EN CHEF DE LA _DEMOCRATIE DU MIDI_

Paris, 2 decembre 1871.
Mon vaillant confrere, les souvenirs que vous me rappelez sont graves
en moi; depuis longtemps je vous connais et je vous estime. Vous avez
ete l'ami de l'exil; vous etes aujourd'hui le combattant de la verite
et de la liberte. Votre talent et votre courage sont pour votre
journal, la _Democratie du Midi_, un double gage de succes.
Nous traversons une crise fatale. Apres l'invasion, le terrorisme
reactionnaire. 1871 est un 1815, pire. Apres les massacres, voici
l'echafaud politique retabli. Quels revenants funestes! Trestaillon
avait reparu en juin, Bellart reparait en novembre. A l'odieux
assassinat de Clement Thomas et de Lecomte, a l'abominable meurtre des
otages, quelles repliques sanglantes! Quel grossissement de l'horreur
par l'horreur! Quelle calamite pour la France que ce duel de la
Commune et de l'Assemblee!
La civilisation est en danger; nous sentons un affreux glissement sur
la pente feroce. J'ai ecrit:
Personne n'est mechant, et que de mal on fait!
Avertissons toutes ces pauvres consciences troublees. Si le
gouvernement est myope, tachons qu'il ne soit pas sourd. Crions:
Amnistie! amnistie! assez de sang! assez de victimes! qu'on fasse
enfin grace a la France! c'est elle qui saigne.--On a ote la parole
au _Rappel_; vous tous qui l'avez encore, repetez son vaillant cri:
Pitie! pardon! fraternite! Ne nous lassons pas, recommencons sans
cesse. Demandons la paix et donnons l'alarme. Sonnons le tocsin de la
clemence.
Je m'apercois que c'est aujourd'hui le 2 decembre. Il y a vingt ans a
pareille heure, je luttais contre un crime, j'etais traque, et averti
que, si l'on me prenait, on me fusillerait. Tout est bien, luttons.
Cher confrere, je vous serre la main.
VICTOR HUGO.


IV
LE MANDAT CONTRACTUEL

Le 19 decembre, M. Victor Hugo recut la lettre qu'on va lire:
Paris, le 19 decembre 1871.
Monsieur,
En face d'une Assemblee qui meconnait le mandat dont elle a ete
revetue, il est necessaire de faire passer dans les moeurs un grand
principe, le _mandat imperatif._
A vous, la premiere gloire de la France, il appartient de donner au
monde un grand exemple et de frapper un grand coup sur nos vieilles
institutions. [Note: Les honorables signataires nous pardonneront
d'omettre ici les quelques lignes ou leur sympathie pour M. Victor
Hugo est le plus vivement exprimee.]
* * * * *
Vous penserez sans doute que votre acceptation du mandat imperatif
serait un grand acte de patriotisme et assurerait pour toujours le
triomphe de cette institution.
Nous vous prions de vouloir bien nous donner votre adhesion. _Les
membres du Comite electoral de la rue Brea,_ DE LAVENAT, E. DIVE,
BASSET, J.-C. CHAIGNEAU, EDOUARD DE LUZE, PAULIAT, MONPROFIT, ROSEL.
M. Victor Hugo ne pouvait accepter le _mandat imperatif_, la
conscience ne recoit pas d'ordres; mais il pouvait et il sentit qu'il
devait prendre l'initiative de la transformation du _mandat imperatif_
en _mandat contractuel_, c'est-a-dire realiser plus surement le
progres electoral par le contrat librement debattu et consenti entre
le mandant et le mandataire.
Ne voulant pas influencer le choix du peuple, il s'abstint de paraitre
aux reunions electorales, l'etat de siege otant d'ailleurs toute
liberte a ces reunions.
La declaration suivante y fut lue en son nom:
DECLARATION
Je suis de ceux qui pensent qu'aucune pression ne doit etre exercee
sur le choix du peuple.
Plus le choix sera libre, plus il sera grand.
Plus le choix sera spontane, plus il sera significatif.
Le bon citoyen ne s'offre ni ne se refuse. Il est a la disposition du
devoir.
Les devoirs d'un representant du peuple et surtout d'un representant
de l'admirable peuple de Paris sont aujourd'hui plus serieux que
jamais.
J'en comprends toute l'etendue.
Je suis pret, quant a moi, a donner l'exemple de l'acceptation du
_mandat contractuel_, bien autrement efficace et obligatoire que le
_mandat imperatif._
Le mandat contractuel, c'est-a-dire le contrat synallagmatique
entre le mandant et le mandataire, cree, entre l'electeur et l'elu,
l'identite absolue du but et des principes.
Le choix que le peuple de Paris fera le 7 janvier doit signifier:
republique, negation de toute monarchie sous quelque forme que ce
soit; amnistie; abolition de la peine de mort en matiere politique et
en toute matiere; rentree de l'Assemblee a Paris; levee de l'etat de
siege; dissolution de l'Assemblee dans le plus bref delai possible.
Le devoir est la loi de ma vie. Je le ferai hors de l'Assemblee comme
dans l'Assemblee.
VICTOR HUGO.
28 decembre 1871.
* * * * *
En meme temps furent publiees, par les soins des comites, les deux
pieces suivantes:
LE COMITE ELECTORAL DE LA RUE BREA ET LE COMITE ELECTORAL DES
TRAVAILLEURS, AUX ELECTEURS DE LA SEINE.
Le grand citoyen qui s'est fait, depuis vingt ans, le champion le plus
ardent de la democratie, vient d'accomplir l'un des actes les plus
considerables de sa vie. Le premier, Victor Hugo avait pris la defense
de Paris contre les violences de la reaction; le premier, il avait
reclame l'amnistie et proteste, au nom du droit d'asile, contre la
coupable faiblesse de la Belgique; plus tard, il implorait la grace
des condamnes a mort.
Aujourd'hui Victor Hugo vient de signer avec le peuple de Paris un
contrat qui en fait son representant necessaire.
Victor Hugo et Paris, la grande ville et le grand poete, ne font plus
qu'un.
Parisiens! et vous surtout, travailleurs! vous n'avez qu'un nom a
deposer dans l'urne; il faut que ce nom soit celui de VICTOR HUGO.

MANDAT CONTRACTUEL
ARRETE PAR LE COMITE DE LA RUE BREA ET PAR LE COMITE ELECTORAL DES
TRAVAILLEURS, ADOPTE DANS DIFFERENTES REUNIONS PUBLIQUES.
Considerant que le mandat contractuel est le seul moyen qui mette en
evidence la volonte ferme et nette du college electoral,
Les electeurs ont arrete le programme suivant qui est adopte par le
representant qui sera nomme le 7 janvier 1872:
1. Amnistie pour tous les crimes et delits politiques.--Enquete sur
les evenements de mai et juin 1871.--Abolition de la peine de mort en
toutes matieres.
2. Proclamation definitive de la republique.--Dissolution dans le
plus bref delai de l'assemblee actuelle et nomination d'une assemblee
constituante chargee de faire une constitution republicaine.
3. Retour a Paris du gouvernement et de l'Assemblee.-- Levee de l'etat
de siege a Paris et dans les departements.
4. Service militaire obligatoire et personnel pour tout citoyen de la
republique francaise, sauf les seuls cas d'incapacite physique.
5. Instruction primaire, gratuite, obligatoire et laique.--
Instruction secondaire, gratuite et laique.
6. Separation absolue de l'eglise et de l'etat.--Retribution des
ministres de tout culte a la charge exclusive de ceux qui les
emploient.
7. Liberte absolue d'association.--Liberte de reunion.-- Liberte de la
presse.--Abolition des proces de presse, excepte en matiere civile.
8. Nomination a l'election des maires et adjoints de toutes les
communes, sans aucune exception.
9. Restitution au departement, a l'arrondissement, au canton et a la
commune de tout ce qui est de leur ressort.
10. Reforme de la magistrature.--Suppression de
l'inamovibilite.--Extension des attributions du jury.
11. Impot vraiment proportionnel sur le revenu.
12. Exclusion de toutes les monarchies, sous quelque forme qu'elles se
presentent.
13. Le programme ci-dessus constitue un mandat contractuel, que le
representant a accepte et signe.
l4. La sanction qui doit consacrer le mandat contractuel sera la
demission du representant, qui pourra, dans le cas d'infraction au
present contrat, lui etre demandee par un jury d'honneur tire au sort
parmi les representants republicains de l'Assemblee, ayant signe, eux
aussi, le mandat contractuel. Paris, le 28 decembre 1871.
VICTOR HUGO.
_Les delegues du comite electoral de la rue Brea,_
DE LANESSAN, PAULIAT, MONPROFIT.
_Les delegues du comite electoral des travailleurs,_
PIERRE CENAC, BONHOURE.

V
ELECTION DU 7 JANVIER 1872
(SEINE.)

Resultat du scrutin
M. Vautrain 122,435 voix.
M. Victor Hugo 95,900--
* * * * *
Le lendemain de l'election, le 8 janvier, M. Victor Hugo adressa au
peuple de Paris les paroles qu'on va lire:
AU PEUPLE DE PARIS
Paris ne peut echouer. Les echecs apparents couvrent des triomphes
definitifs. Les hommes passent, le peuple reste. La ville que
l'Allemagne n'a pu vaincre ne sera pas vaincue par la reaction.
A de certaines epoques etranges, la societe a peur et demande secours
aux impitoyables. La violence seule a la parole, les implacables sont
les sauveurs; etre sanguinaire, c'est avoir du bon sens. Le _vae
victis_ devient la raison d'etat; la compassion semble une trahison,
et on lui impute les catastrophes. On tient pour ennemi public l'homme
atteint de cette folie, la clemence; Beccaria epouvante, et Las Casas
fait l'effet de Marat.
Ces crises ou la peur engendre la terreur durent peu; leur emportement
meme les precipite. Au bout de peu de temps, l'ordre faux que fait le
sabre est vaincu par l'ordre vrai que fait la liberte. Pour obtenir
cette victoire, aucune lutte violente n'est necessaire. La marche en
avant du genre humain ebranle pacifiquement ce qui doit tomber. Le
pas grave et mesure du progres suffit pour l'ecroulement des choses
fausses.
Ce que Paris veut sera. Des problemes sont poses; ils auront leur
solution, et cette solution sera fraternelle. Paris veut l'apaisement,
la concorde, la guerison des plaies sociales. Paris veut la fin des
guerres civiles. La fin des guerres ne s'obtient que par la fin des
haines. Comment finissent les haines? Par l'amnistie.
L'amnistie, aujourd'hui, est la condition profonde de l'ordre.
Le grand peuple de Paris, meconnu et calomnie a cause de sa grandeur
meme, aura raison de tous les obstacles. Il triomphera par le calme et
la volonte. Le suffrage universel a beau avoir des eclipses, il
est l'unique mode de gouvernement; le suffrage universel, c'est la
puissance, bien superieure a la force. Desormais, tout par le vote,
rien par le fusil. La justice et la verite ont une clarte souveraine.
Le passe ne se tient pas debout en face de l'avenir. Une ville comme
Versailles, qui represente la royaute, ne peut etre longtemps regardee
fixement par une ville comme Paris, qui personnifie la republique.
VICTOR HUGO.
Paris, 8 janvier 1871.


VI
FUNERAILLES D'ALEXANDRE DUMAS

Alexandre Dumas etait mort pendant le siege de Paris, hors de Paris.
Le 16 avril 1872, son cercueil fut transporte a Villers-Cotterets,
lieu de sa naissance. A cette occasion, M. Victor Hugo adressa a M.
Alexandre Dumas fils la lettre qu'on va lire:
Paris, 15 avril 1872.
Mon cher confrere,
J'apprends par les journaux que demain 16 avril doivent avoir lieu a
Villers-Cotterets les funerailles d'Alexandre Dumas.
Je suis retenu pres d'un enfant malade, et je ne pourrai aller a
Villers-Cotterets. C'est pour moi un regret profond.
Mais, je veux du moins etre pres de vous et avec vous par le coeur.
Dans cette douloureuse ceremonie, je ne sais si j'aurais pu parler,
les emotions poignantes s'accumulent dans ma tete, et voila bien des
tombeaux qui s'ouvrent coup sur coup devant moi; j'aurais essaye
pourtant de dire quelques mots. Ce que j'aurais voulu dire,
laissez-moi vous l'ecrire.
Aucune popularite, en ce siecle, n'a depasse celle d'Alexandre Dumas;
ses succes sont mieux que des succes, ce sont des triomphes; ils ont
l'eclat de la fanfare. Le nom d'Alexandre Dumas est plus que francais,
il est europeen; il est plus qu'europeen, il est universel. Son
theatre a ete affiche dans le monde entier; ses romans ont ete
traduits dans toutes les langues.
Alexandre Dumas est un de ces hommes qu'on pourrait appeler les
semeurs de civilisation; il assainit et ameliore les esprits par on ne
sait quelle clarte gaie et forte; il feconde les ames, les cerveaux,
les intelligences; il cree la soif de lire; il creuse le coeur humain,
et il l'ensemence. Ce qu'il seme, c'est l'idee francaise. L'idee
francaise contient une quantite d'humanite telle, que partout ou elle
penetre, elle produit le progres. De la, l'immense popularite des
hommes comme Alexandre Dumas.
Alexandre Dumas seduit, fascine, interesse, amuse, enseigne. De tous
ses ouvrages, si multiples, si varies, si vivants, si charmants, si
puissants, sort l'espece de lumiere propre a la France.
Toutes les emotions les plus pathetiques du drame, toutes les ironies
et toutes les profondeurs de la comedie, toutes les analyses du roman,
toutes les intuitions de l'histoire, sont dans l'oeuvre surprenante
construite par ce vaste et agile architecte.
Il n'y a pas de tenebres dans cette oeuvre, pas de mystere, pas de
souterrain; pas d'enigme, pas de vertige; rien de Dante, tout de
Voltaire et de Moliere; partout le rayonnement, partout le plein midi,
partout la penetration de la clarte. Les qualites sont de toute sorte,
et innombrables. Pendant quarante ans, cet esprit s'est depense comme
un prodige.
Rien ne lui a manque, ni le combat, qui est le devoir, ni la victoire,
qui est le bonheur.
Cet esprit etait capable de tous les miracles, meme de se leguer, meme
de se survivre. En partant, il a trouve moyen de rester. Cet esprit,
nous ne l'avons pas perdu. Vous l'avez.
Votre pere est en vous, votre renommee continue sa gloire.
Alexandre Dumas et moi, nous avions ete jeunes ensemble. Je l'aimais
et il m'aimait. Alexandre Dumas n'etait pas moins haut par le coeur
que par l'esprit. C'etait une grande ame bonne.
Je ne l'avais pas vu depuis 1857; il etait venu s'asseoir a mon foyer
de proscrit, a Guernesey, et nous nous etions donne rendez-vous dans
l'avenir et dans la patrie.
En septembre 1870, le moment est venu, le devoir s'est transforme pour
moi; j'ai du retourner en France.
Helas! le meme coup de vent a des effets contraires.
Comme je rentrais dans Paris, Alexandre Dumas venait d'en sortir. Je
n'ai pas eu son dernier serrement de main.
Aujourd'hui je manque a son dernier cortege. Mais son ame voit la
mienne. Avant peu de jours,--bientot je le pourrai, j'espere,--je
ferai ce que je n'ai pu faire en ce moment, j'irai, solitaire, dans ce
champ ou il repose, et cette visite qu'il a faite a mon exil, je la
rendrai a son tombeau.
Cher confrere, fils de mon ami, je vous embrasse.
VICTOR HUGO.


VII
AUX REDACTEURS DE _LA RENAISSANCE_

Paris, 1er mai 1872.
Mes jeunes confreres,
Ce serrement de main que vous me demandez, je vous l'envoie avec joie.
Courage! Vous reussirez. Vous n'etes pas seulement des talents, vous
etes des consciences; vous n'etes pas seulement de beaux et charmants
esprits, vous etes de fermes coeurs. C'est de cela que l'heure
actuelle a besoin.
Je resume d'un mot l'avenir de votre oeuvre collective: devoir
accompli, succes assure.
Nous venons d'assister a des deroutes d'armees; le moment est arrive
ou la legion des esprits doit donner. Il faut que l'indomptable pensee
francaise se reveille et combatte sous toutes les formes. L'esprit
francais possede cette grande arme, la langue francaise, c'est-a-dire
l'idiome universel. La France a pour auditoire le monde civilise. Qui
a l'oreille prend l'ame. La France vaincra. On brise une epee, on ne
brise pas une idee. Courage donc, vous, combattants de l'esprit!
Le monde a pu croire un instant a sa propre agonie. La civilisation
sous sa forme la plus haute, qui est la republique, a ete terrassee
par la barbarie sous sa forme la plus tenebreuse, qui est l'empire
germanique. Eclipse de quelques minutes. L'enormite meme de la
victoire la complique d'absurdite. Quand c'est le moyen age qui met
la griffe sur la revolution, quand c'est le passe qui se substitue a
l'avenir, l'impossibilite est melee au succes, et l'ahurissement du
triomphe s'ajoute a la stupidite du vainqueur. La revanche est
fatale. La force des choses l'amene. Ce grand dix-neuvieme siecle,
momentanement interrompu, doit reprendre et reprendra son oeuvre; et
son oeuvre, c'est le progres par l'ideal. Tache superbe. L'art est
l'outil, les esprits sont les ouvriers.
Faites votre travail, qui fait partie du travail universel.
J'aime le groupe des talents nouveaux. Il y a aujourd'hui un beau
phenomene litteraire qui rappelle un magnifique moment du seizieme
siecle. Toute une generation de poetes fait son entree. C'est, apres
trois cents ans, dans le couchant du dix-neuvieme siecle, la pleiade
qui reparait. Les poetes nouveaux sont fideles a leur siecle; de la
leur force. Ils ont en eux la grande lumiere de 1830; de la leur
eclat. Moi qui approche de la sortie, je salue avec bonheur le lever
de cette constellation d'esprits sur l'horizon.
Oui, mes jeunes confreres, oui, vous serez fideles a votre siecle et
a votre France. Vous ferez un journal vivant, puissant, exquis. Vous
etes de ceux qui combattent quand ils raillent, et votre rire mord.
Rien ne vous distraira du devoir. Meme quand vous en semblerez le plus
eloignes, vous ne perdrez jamais de vue le grand but: venger la France
par la fraternite des peuples, defaire les empires, faire l'Europe.
Vous ne parlerez jamais de defaillance ni de decadence. Les poetes
n'ont pas le droit de dire des mots d'hommes fatigues.
Je suivrai des yeux votre effort, votre lutte, votre succes. C'est
par le journal envole en feuilles innombrables que la civilisation
essaime. Vous vous en irez par le monde, cherchant le miel, aimant les
fleurs, mais armes. Un journal comme le votre, c'est de la France
qui se repand, c'est de la colere spirituelle et lumineuse qui se
disperse; et ce journal sera, certes, importun a la pesante masse
tudesque victorieuse, s'il la rencontre sur son passage; la legerete
de l'aile sert la furie de l'aiguillon; qui est agile est terrible;
et, dans sa Foret-Noire, le lourd caporalisme allemand, assailli par
toutes les fleches qui sortent du bourdonnement parisien, pourra bien
connaitre le repentir que donnent a l'ours les ruches irritees.
Encore une fois, courage, amis!


VIII
AUX REDACTEURS DU _PEUPLE SOUVERAIN_

Chers amis,
Depuis trois ans, avec le _Rappel_, vous parlez au peuple. Avec votre
nouveau journal, vous allez lui parler de plus pres encore.
Parler au peuple sans cesse, et tacher de lui parler toujours de plus
en plus pres, c'est un devoir, et vous faites bien de le remplir.
Je me suis souvent figure un immense livre pour le peuple. Ce livre
serait le livre du fait, rien de plus en apparence, et en realite le
livre de l'idee. Le fait est identique au nuage; il sort de nous et
plane sur nous; c'est une forme flottante propre a notre milieu, qui
passe, qui contient de l'ascension et de la chute, qui resulte de nous
et retombe sur nous, en ombre, en pluie, en tempete, en fecondation,
en devastation, en enseignement. Le livre que je m'imagine saisirait
cet enseignement, il preciserait le contour et l'ombre de chaque fait.
Il conclurait. Conclure est donne a l'homme. Creer, l'oeil fixe sur
l'ideal; conclure, l'oeil fixe sur l'absolu; c'est a peu pres la toute
notre puissance. Ce livre serait le registre de la vie populaire,
et, en marge de ce que fait la destinee, il mettrait ce que dit la
conscience. De la loi de tout il deduirait la loi de tous. Il semerait
la crainte utile de l'erreur. Il inquieterait le legislateur, il
inquieterait le jure; il deconseillerait l'irrevocable et avertirait
le pretre; il deconseillerait l'irreparable et avertirait le juge.
Rapidement, par le simple recit et par la seule facon de presenter le
fait, il en montrerait le sens philosophique et social. D'une audience
de cour d'assises, il extrairait l'horreur de la peine de mort; d'un
debat parlementaire, il extrairait l'amour de la liberte. D'une
defaite nationale, il extrairait de la volonte et de la fierte; car,
pour un peuple qui a sa regeneration morale a operer, il vaut mieux
etre vaincu que vainqueur; un vaincu est force de perir ou de grandir.
La stagnation de la gloire se comprend, la stagnation de la honte,
non. Ce livre dirait cela. Ce livre n'admettrait aucun empietement,
pas plus sur une idee que sur un territoire. En meme temps qu'il
deshonorerait les conquetes, il ferait obstacle aux damnations. Il
rehabiliterait et rassurerait. Il dirait, redirait et redirait la
parole de mansuetude et de clemence; il parlerait a ceux qui sont en
liberte de ceux qui sont en prison; il serait importun aux heureux
par le rappel des miserables; il empecherait l'oubli de ce qui est
lointain et de ce qui semble perdu; il n'accepterait pas les fausses
guerisons; il ne laisserait pas se fermer les ulceres sous une peau
malsaine; il panserait la plaie, dut-il indigner le blesse; il
tacherait d'inspirer au fort le respect du faible, a l'homme
le respect de la femme, au couronne le respect du calomnie, a
l'usurpateur le respect du souverain, a la societe le respect de la
nature, a la loi le respect du droit. Ce livre hairait la haine.
Il reconcilierait le frere avec le frere, l'aine avec le puine, le
bourgeois avec l'ouvrier, le capital avec le travail, l'outil avec la
main. Il aurait pour effort de produire la vertu d'abord, la richesse
ensuite, le bien-etre materiel etant vain s'il ne contient le
bien-etre moral, aucune bourse pleine ne suppleant a l'ame vide. Ce
livre observerait, veillerait, epierait; il ferait le guet autour
de la civilisation; il n'annoncerait la guerre qu'en denoncant la
monarchie; il dresserait le bilan de faillite de chaque bataille,
supputerait les millions, compterait les cadavres, cuberait le sang
verse, et ne montrerait jamais les morts sans montrer les rois. Ce
livre saisirait au passage, coordonnerait, grouperait tout ce que
l'epoque a de grand, le devouement heroique, l'oeuvre celebre, la
parole eclatante, le vers illustre, et ferait voir le profond lien
entre un mot de Corneille et une action de Danton. Dans l'interet de
tous et pour le bien de tous, il offrirait des modeles et il ferait
des exemples; il eclairerait, malgre elle et malgre lui, la vertu qui
aime l'ombre et le crime qui cherche les tenebres; il serait le livre
du bien devoile et du mal demasque. Ce livre serait a lui seul presque
une bibliotheque. Il n'aurait pour ainsi dire pas de commencement,
se rattachant a tout le passe, et pas de fin, se ramifiant dans tout
l'avenir. Telle serait cette bible immense. Est-ce une chimere qu'un
tel livre? Non, car vous allez le faire.
Qu'est-ce que c'est que le journal a un sou? C'est une page de ce
livre.
Certes, le mot bible n'est pas de trop. La page, c'est le jour; le
volume, c'est l'annee; le livre, c'est le siecle. Toute l'histoire
batie, heure par heure, par les evenements, toute la parole dite par
tous les verbes, mille langues confuses degageant les idees nettes.
Sorte de bonne Babel de l'esprit humain.
Telle est la grandeur de ce qu'on appelle le petit journal.
Le journal a un sou, tel que vous le comprenez, c'est la realite
racontee comme La Fontaine raconte la fable, avec la moralite en
regard; c'est l'erreur raturee, c'est l'iniquite soulignee, c'est la
torsion du vrai redressee; c'est un registre de justice ouvert a la
confrontation de tous les faits; c'est une vaste enquete quotidienne,
politique, sociale, humaine; c'est le flocon de blancheur et de purete
qui passe; c'est la manne, la graine, la semence utilement jetee
au vent; c'est la verite eternelle emiettee jour par jour. Oeuvre
excellente qui a pour but de condenser le collectif dans l'individuel,
et de donner a tout peuple un coeur d'honnete homme, et a tout homme
une ame de grand peuple.
Faites cela, amis. Je vous serre la main.
Paris, 14 mai 1872.


IX
REPONSE AUX ROMAINS

En mai 1872, le peuple romain fit une adresse au peuple francais.
Victor Hugo fut choisi par les romains comme intermediaire entre les
deux peuples.
En cette qualite, il dut repondre. Voici sa reponse:
Citoyens de Rome et du monde,
Vous venez de faire du haut du Janicule une grande chose.
Vous, peuple romain, par-dessus tous les abimes qui separent
aujourd'hui les nations, vous avez tendu la main au peuple francais.
C'est-a-dire qu'en presence de ces trois empires monstres, l'un qui
porte le glaive et qui est la guerre, l'autre qui porte le knout et
qui est la barbarie, l'autre qui porte la tiare et qui est la nuit,
en presence de ces trois formes spectrales du moyen age reparues
sur l'horizon, la civilisation vient de s'affirmer La mere, qui est
l'Italie, a embrasse la fille, qui est la France; le Capitole a
acclame l'Hotel de Ville; le mont Aventin a fraternise avec Montmartre
et lui a conseille l'apaisement; Caton a fait un pas vers Barbes;
Rienzi a pris le bras de Danton; le monde romain s'est incline devant
les Etats-Unis d'Europe; et l'illustre republique du passe a salue
l'auguste republique de l'avenir. A de certaines heures sinistres, ou
l'obscurite monte, ou le silence se fait, ou il semble qu'on assiste a
on ne sait quelle coalition des tenebres, il est bon que les puissants
echos de l'histoire s'eveillent et se repondent; il est bon que les
tombeaux prouvent qu'ils contiennent de l'aurore; il est bon que le
rayon sorti des sepulcres s'ajoute au rayon sorti des berceaux; il est
bon que toutes les formes de la lumiere se melent et s'entr'aident; et
chez vous, italiens, toutes les clartes sont vivantes; et lorsqu'il
s'agit d'attester la pensee, qui est divine, et la liberte, qui est
humaine, lorsqu'il s'agit de chasser les prejuges et les tyrans,
lorsqu'il s'agit de manifester a la fois l'esprit humain et le droit
populaire, qui donc prendra la parole si ce n'est cette _alma parens_
qui, en fait de genies, a Dante egal a Homere, et, en fait de heros,
Garibaldi egal a Thrasybule?
Oui, la civilisation vous remercie. Le peuple romain fait bien de
serrer la main au peuple francais; cette fraternite de geants est
belle. Aucun decouragement n'est possible devant de telles initiatives
prises par de telles nations. On sent dans cette volonte de concorde
l'immense paix de l'avenir. De tels symptomes font naitre dans les
coeurs toutes les bonnes certitudes.
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