Actes et Paroles, Volume 3 - 02

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L'effraction fut essayee, mais ne put disloquer la doublure de fer des
volets du rez-de-chaussee. On s'efforca de crocheter la porte; il y
eut un gros verrou qui resista. L'un des enfants, la petite fille,
etait malade; elle pleurait, l'aieul l'avait prise dans ses bras; une
pierre lancee a l'aieul passa pres de la tete de l'enfant. Les femmes
etaient en priere; la jeune mere, vaillante, montee sur le vitrage
d'une serre, appelait au secours; mais autour de la maison en
danger la surdite etait profonde, surdite de terreur, de complicite
peut-etre. Les femmes avaient fini par remettre dans leurs berceaux
les deux enfants effrayes, et l'aieul, assis pres d'eux, tenait leurs
mains dans ses deux mains; l'aine, le petit garcon, qui se souvenait
du siege de Paris, disait a demi-voix, en ecoutant le tumulte sauvage
de l'attaque: _C'est des prussiens_. Pendant deux heures les cris
de mort allerent grossissant, une foule effrenee s'amassait dans la
place. Enfin il n'y eut plus qu'une seule clameur: _Enfoncons la
porte_!
Peu apres que ce cri fut pousse, dans une rue voisine, deux hommes
portant une longue poutre, propre a battre les portes des maisons
assiegees, se dirigeaient vers la place des Barricades, vaguement
entrevus comme dans un crepuscule de la Foret-Noire.
Mais en meme temps que la poutre le soleil arrivait; le jour se leva.
Le jour est un trop grand regard pour de certaines actions; la bande
se dispersa. Ces fuites d'oiseaux de nuit font partie de l'aurore.


V

Quel est le but de ce double recit? le voici: mettre en regard deux
facons differentes d'agir, resultant de deux educations differentes.
Voila deux foules, l'une qui envahit la maison n deg. 6 de la place
Royale, a Paris; l'autre qui assiege la maison n deg. 3 de la place des
Barricades, a Bruxelles; laquelle de ces deux foules est la populace?
De ces deux multitudes, laquelle est la vile?
Examinons-les.
L'une est en guenilles; elle est sordide, poudreuse, delabree,
hagarde; elle sort d'on ne sait quels logis qui, si l'on pense aux
betes craintives, font songer aux tanieres, et, si l'on pense aux
betes feroces, font songer aux repaires; c'est la houle de la tempete
humaine; c'est le reflux trouble et indistinct du bas-fond populaire;
c'est la tragique apparition des faces livides; cela apporte
l'inconnu. Ces hommes sont ceux qui ont froid et qui ont faim. Quand
ils travaillent, ils vivent a peu pres; quand ils choment, ils meurent
presque; quand l'ouvrage manque, ils revent accroupis dans des trous
avec ce que Joseph de Maistre appelle leurs femelles et leurs petits,
ils entendent des voix faibles et douces crier: Pere, du pain! ils
habitent une ombre peu distincte de l'ombre penale; quand leur
fourmillement, aux heures fatales comme juin 1845, se repand hors de
cette ombre, un eclair, le sombre eclair social, sort de leur cohue;
ayant tous les besoins, ils ont presque droit a tous les appetits;
ayant toutes les souffrances, ils ont presque droit a toutes les
coleres. Bras nus, pieds nus. C'est le tas des miserables.
L'autre multitude, vue de pres, est elegante et opulente; c'est
minuit, heure d'amusement; ces hommes sortent des salons ou l'on
chante, des cafes ou l'on soupe, des theatres ou l'on rit; ils sont
bien nes, a ce qu'il parait, et bien mis; quelques-uns ont a leurs
bras de charmantes femmes, curieuses de voir des exploits. Ils sont
pares comme pour une fete; ils ont tous les necessaires, c'est-a-dire
toutes les joies, et tous les superflus, c'est-a-dire toutes les
vanites; l'ete ils chassent, l'hiver ils dansent; ils sont jeunes et,
grace a ce bel age, ils n'ont pas encore ce commencement d'ennui qui
est l'achevement des plaisirs. Tout les flatte, tout les caresse, tout
leur sourit; rien ne leur manque. C'est le groupe des heureux.
En quoi, a l'heure ou nous les observons, ces deux foules, les
miserables et les heureux, se ressemblent-elles? en ce qu'elles sont
l'une et l'autre pleines de colere.
Les miserables ont en eux la sourde rancune sociale; les souffrants
finissent par etre les indignes; ils ont toutes les privations, les
autres ont toutes les jouissances. Les souffrants ont sur eux toutes
ces sangsues, les parasitismes; cette succion les epuise. La misere
est une fievre; de la ces aveugles acces de fureur qui, en haine de la
loi passagere, blessent le droit eternel. Une heure vient ou ceux qui
ont raison peuvent se donner tort. Ces affames, ces deguenilles, ces
desherites deviennent brusquement tumultueux. Ils crient: Guerre! ils
prennent tout ce qui leur tombe sous la main, le fusil, la hache, la
pique; ils se jettent sur ce qui est devant eux, sur l'obstacle, quel
qu'il soit; c'est la republique, tant pis! ils sont eperdus; ils
reclament leur droit au travail, determines a vivre et resolus a
mourir. Ils sont exasperes et desesperes, et ils ont en eux l'outrance
farouche de la bataille. Une maison se presente; ils l'envahissent;
c'est la maison d'un homme que la violente langue du moment appelle
"un aristocrate". C'est la maison d'un homme qui en cet instant-la
meme leur resiste et leur tient tete; ils sont les maitres; que
vont-ils faire? saccager la maison de cet homme? Une voix leur crie:
Cet homme fait son devoir! Ils s'arretent, se taisent, se decouvrent,
et passent.
Apres l'emeute des pauvres, voici l'emeute des riches. Ceux-ci aussi
sont furieux! Contre un ennemi? non. Contre un combattant? non. Ils
sont furieux contre une bonne action; action toute simple sans aucun
doute, mais evidemment juste et honnete. Tellement simple cependant
que, sans leur colere, ce ne serait pas la peine d'en parler.
Cette chose juste a ete commise le matin meme. Un homme a ose etre
fraternel; dans un moment qui fait songer aux autodafes et aux
dragonnades, il a pense a l'evangile du bon samaritain; dans un
instant ou l'on semble ne se souvenir que de Torquemada, il a ose
se souvenir de Jesus-Christ; il a eleve la voix pour dire une chose
clemente et humaine; il a entre-baille une porte de refuge a cote de
la porte toute grande ouverte du sepulcre, une porte blanche a cote
de la porte noire; il n'a pas voulu qu'il fut dit que pas un coeur
n'etait misericordieux pour ceux qui saignent, que pas un foyer
n'etait hospitalier pour ceux qui tombent; a l'heure ou l'on acheve
les mourants, il s'est fait ramasseur de blesses; cet homme de 1871,
qui est le meme que l'homme de 1848, pense qu'il faut combattre les
insurrections debout et les amnistier tombees; c'est pourquoi il a
commis ce crime, ouvrir sa maison aux vaincus, offrir un asile
aux fugitifs. De la l'exasperation des vainqueurs. Qui defend les
malheureux indigne les heureux. Ce forfait doit etre chatie. Et sur
l'humble maison solitaire, ou il y a deux berceaux, une foule s'est
ruee, criant tous les cris du meurtre, et ayant l'ignorance dans le
cerveau, la haine au coeur, et aux mains des pierres, de la boue et
des gants blancs.
L'assaut a manque, point par la faute des assiegeants. Si la porte n'a
pas ete enfoncee, c'est que la poutre est arrivee trop tard; si un
enfant n'a pas ete tue, c'est que la pierre n'a point passe assez
pres; si l'homme n'a pas ete massacre, c'est que le soleil s'est leve.
Le soleil a ete le trouble-fete.
Concluons.
Laquelle de ces deux foules est la populace? Entre ces deux
multitudes, les miserables de Paris et les heureux de Bruxelles, quels
sont les miserables?
Ce sont les heureux.
Et l'homme de la place des Barricades avait raison de leur jeter ce
mot meprisant au moment ou l'assaut commencait.
Maintenant, entre ces deux sortes d'hommes, ceux de Paris et ceux de
Bruxelles, quelle difference y a-t-il?
Une seule.
L'education.
Les hommes sont egaux au berceau. A un certain point de vue
intellectuel, il y a des exceptions, mais des exceptions qui
confirment la regle. Hors de la, un enfant vaut un enfant. Ce qui, de
tous ces enfants egaux, fait plus tard des hommes differents, c'est la
nourriture. Il y a deux nourritures; la premiere, qui est bonne,
c'est le lait de la mere; la deuxieme, qui peut etre mauvaise, c'est
l'enseignement du maitre.
De la, la necessite de surveiller cet enseignement.


VI

On pourrait dire que dans notre siecle il y a deux ecoles. Ces deux
ecoles condensent et resument en elles les deux courants contraires
qui entrainent la civilisation en sens inverse, l'un vers l'avenir,
l'autre vers le passe; la premiere de ces deux ecoles s'appelle Paris,
l'autre s'appelle Rome. Chacune de ces deux ecoles a son livre; le
livre de Paris, c'est la Declaration des Droits de l'Homme; le livre
de Rome, c'est le Syllabus. Ces deux livres donnent la replique au
Progres. Le premier lui dit Oui; le second lui dit Non.
Le progres, c'est le pas de Dieu.
Les revolutions, bien qu'elles aient parfois l'allure de l'ouragan,
sont voulues d'en haut.
Aucun vent ne souffle que de la bouche divine.
Paris, c'est Montaigne, Rabelais, Pascal, Corneille, Moliere,
Montesquieu, Diderot, Rousseau, Voltaire, Mirabeau, Danton.
Rome, c'est Innocent III, Pie V, Alexandre VI, Urbain VIII, Arbuez,
Cisneros, Lainez, Grillandus, Ignace.
Nous venons d'indiquer les ecoles. A present voyons les eleves.
Confrontons.
Regardez ces hommes; ils sont, j'y insiste, ceux qui n'ont rien; ils
portent tout le poids de la societe humaine; un jour ils perdent
patience, sombre revolte des cariatides; ils s'insurgent, ils se
tordent sous le fardeau, ils livrent bataille. Tout a coup, dans la
fauve ivresse du combat, une occasion d'etre injustes se presente; ils
s'arretent court. Ils ont en eux ce grand instinct, la revolution, et
cette grande lumiere, la verite; ils ne savent pas etre en colere
au dela de l'equite; et ils donnent au monde civilise ce spectacle
sublime qu'etant les accables, ils sont les moderes, et qu'etant les
malheureux, ils sont les bons.
Regardez ces autres hommes; ils sont ceux qui ont tout. Les autres
sont en bas, eux ils sont en haut. Une occasion se presente d'etre
laches et feroces; ils s'y precipitent. Leur chef est le fils d'un
ministre; leur autre chef est le fils d'un senateur; il y a un prince
parmi eux. Ils s'engagent dans un crime, et ils y vont aussi avant que
la brievete de la nuit le leur permet. Ce n'est pas leur faute s'ils
ne reussissent qu'a etre des bandits, ayant reve d'etre des assassins.
Qui a fait les premiers? Paris.
Qui a fait les seconds? Rome.
Et, je le repete, avant l'enseignement, ils se valaient. Enfants
riches et enfants pauvres, ils etaient dans l'aurore les memes tetes
blondes et roses; ils avaient le meme bon sourire; ils etaient cette
chose sacree, les enfants; par la faiblesse presque aussi petits que
la mouche, par l'innocence presque aussi grands que Dieu.
Et les voila changes, maintenant qu'ils sont hommes; les uns sont
doux, les autres sont barbares. Pourquoi? c'est que leur ame s'est
ouverte, c'est que leur esprit s'est sature d'influences dans des
milieux differents; les uns ont respire Paris, les autres ont respire
Rome.
L'air qu'on respire, tout est la. C'est de cela que l'homme depend.
L'enfant de Paris, meme inconscient, meme ignorant, car, jusqu'au jour
ou l'instruction obligatoire existera, il a sur lui une ignorance
voulue d'en haut, l'enfant de Paris respire, sans s'en douter et sans
s'en apercevoir, une atmosphere qui le fait probe et equitable. Dans
cette atmosphere il y a toute notre histoire; les dates memorables,
les belles actions et les belles oeuvres, les heros, les poetes, les
orateurs, _le Cid_, _Tartuffe_, _le Dictionnaire philosophique_,
_l'Encyclopedie_, la tolerance, la fraternite, la logique, l'ideal
litteraire, l'ideal social, la grande ame de la France. Dans
l'atmosphere de Rome il y a l'inquisition, l'index, la censure, la
torture, l'infaillibilite d'un homme substituee a la droiture de Dieu,
la science niee, l'enfer eternel affirme, la fumee des encensoirs
compliquee de la cendre des buchers. Ce que Paris fait, c'est le
peuple; ce que Rome fait, c'est la populace. Le jour ou le fanatisme
reussirait a rendre Rome respirable a la civilisation, tout serait
perdu; l'humanite entrerait dans de l'ombre.
C'est Rome qu'on respire a Bruxelles. Les hommes qu'on vient de voir
travailler place des Barricades sont des disciples du Quirinal; ils
sont tellement catholiques qu'ils ne sont plus chretiens. Ils sont
tres forts; ils sont devenus merveilleusement reptiles et tortueux;
ils savent le double itineraire de Mandrin et d'Escobar; ils ont
etudie toutes les choses nocturnes, les procedes du banditisme et les
doctrines de l'encyclique; ce serait des chauffeurs si ce n'etait
des jesuites; ils attaquent avec perfection une maison endormie;
ils utilisent ce talent au service de la religion; ils defendent
la societe a la facon des voleurs de grand chemin; ils completent
l'oraison jaculatoire par l'effraction et l'escalade; ils glissent du
bigotisme au brigandage; et ils demontrent combien il est aise aux
eleves de Loyola d'etre les plagiaires de Schinderhannes.
Ici une question.
Est-ce que ces hommes sont mechants?
Non.
Que sont-ils donc?
Imbeciles.
Etre feroce n'est point difficile; pour cela l'imbecillite suffit.
Sont-ils donc nes imbeciles?
Point.
On les a faits; nous venons de le dire.
Abrutir est un art.
Les pretres des divers cultes appellent cet art Liberte
d'enseignement.
Ils n'y mettent aucune mauvaise intention, ayant eux-memes ete soumis
a la mutilation d'intelligence qu'ils voudraient pratiquer apres
l'avoir subie.
Le castrat faisant l'eunuque, cela s'appelle l'Enseignement libre.
Cette operation serait tentee sur nos enfants, s'il etait donne suite
a la loi d'ailleurs peu viable qu'a votee l'assemblee defunte.
Le double recit qu'on vient de lire est une simple note en marge de
cette loi.


VII

Qui dit education dit gouvernement; enseigner, c'est regner; le
cerveau humain est une sorte de cire terrible qui prend l'empreinte du
bien ou du mal selon qu'un ideal le touche ou qu'une griffe le saisit.
L'education par le clerge, c'est le gouvernement par le clerge. Ce
genre de gouvernement est juge. C'est lui qui sur la cime auguste
de la glorieuse Espagne a mis cet effroyable autel de Moloch, le
quemadero de Seville. C'est lui qui a superpose a la Rome romaine la
Rome papale, monstrueux etouffement de Caton sous Borgia.
La dialectique a une double loi, voir de haut et serrer de pres. Les
gouvernements-pretres ne resistent a aucune de ces deux formes du
raisonnement; de pres, on voit leurs defauts; de haut, on voit leurs
crimes.
La griffe est sur l'homme et la patte est sur l'enfant. L'histoire
faite par Torquemada est racontee par Loriquet.
Sommet, le despotisme; base, l'ignorance.


VIII

Rome a beaucoup de bras. C'est l'antique hecatonchire. On a cru cette
bete fabuleuse jusqu'au jour ou la pieuvre est apparue dans l'ocean
et la papaute dans le moyen age. La papaute s'est d'abord appelee
Gregoire VII, et elle a fait esclaves les rois; puis elle s'est
appelee Pie V, et elle a fait prisonniers les peuples. La revolution
francaise lui a fait lacher prise; la grande epee republicaine a coupe
toutes ces ligatures vivantes enroulees autour de l'ame humaine, et a
delivre le monde de ces noeuds malsains, _arctis nodis relligionum_,
dit Lucrece; mais les tentacules ont repousse, et aujourd'hui voila
que de nouveau les cent bras de Rome sortent des profondeurs et
s'allongent vers les agres frissonnants du navire en marche,
saisissement redoutable qui pourrait faire sombrer la civilisation.
A cette heure, Rome tient la Belgique; mais qui n'a pas la France
n'a rien. Rome voudrait tenir la France. Nous assistons a ce sinistre
effort.
Paris et Rome sont aux prises.
Rome nous veut.
Les tenebres gonflent toutes leurs forces autour de nous.
C'est l'epouvantable rut de l'abime.


IX

Autour de nous se dresse toute la puissance multiple qui peut sortir
du passe, l'esprit de monarchie, l'esprit de superstition, l'esprit
de caserne et de couvent, l'habilete des menteurs, et l'effarement de
ceux qui ne comprennent pas. Nous avons contre nous la temerite, la
hardiesse, l'effronterie, l'audace et la peur.
Nous n'avons pour nous que la lumiere.
C'est pourquoi nous vaincrons.
Si etrange que semble le moment present, quelque mauvaise apparence
qu'il ait, aucune ame serieuse ne doit desesperer. Les surfaces sont
ce qu'elles sont, mais il y a une loi morale dans la destinee, et les
courants sous-marins existent. Pendant que le flot s'agite, eux, ils
travaillent. On ne les voit pas, mais ce qu'ils font finit toujours
par sortir tout a coup de l'ombre, l'inapercu construit l'imprevu.
Sachons comprendre l'inattendu de l'histoire. C'est au moment ou
le mal croit triompher qu'il s'effondre; son entassement fait son
ecroulement.
Tous les evenements recents, dans leurs grands comme dans leurs petits
details, sont pleins de ces surprises. En veut-on un exemple? en voici
un:
Si c'est une digression, qu'on nous la permette; car elle va au but.


X

Les Assemblees ont un meuble qu'on appelle la tribune. Quand les
Assemblees seront ce qu'elles doivent etre, la tribune sera en marbre
blanc, comme il sied au trepied de la pensee et a l'autel de la
conscience, et il y aura des Phidias et des Michel-Ange pour la
sculpter. En attendant que la tribune soit en marbre, elle est en
bois, et, en attendant qu'elle soit un trepied et un autel, elle est,
nous venons de le dire, un meuble. C'est moins encombrant pour les
coups d'etat; un meuble, cela se met au grenier. Cela en sort aussi.
La tribune actuelle du senat a eu cette aventure.
Elle est en bois; pas meme en chene; en acajou, avec pilastres et
cuivres dores, a la mode du directoire, et au lieu de Michel-Ange
et de Phidias elle a eu pour sculpteur Ravrio. Elle est vieille,
quoiqu'elle semble neuve. Elle n'est pas vierge. Elle a ete la tribune
du conseil des anciens, et elle a vu l'entree factieuse des grenadiers
de Bonaparte. Puis, elle a ete la tribune du senat de l'empire. Elle
l'a ete deux fois; d'abord apres le 18 Brumaire, ensuite apres le 2
Decembre. Elle a subi le defile des eloquences des deux empires;
elle a vu se dresser au-dessus d'elle ces hautes et inflexibles
consciences, d'abord l'inaccessible Cambaceres, puis l'infranchissable
Troplong; elle a vu succeder la chastete de Baroche a la pudeur de
Fouche; elle a ete le lieu ou l'on a pu, a cinquante ans d'intervalle,
comparer a ces fiers senateurs, les Sieyes et les Fontanes, ces autres
senateurs non moins altiers, les Merimee et les Sainte-Beuve. Sur elle
ont rayonne Suin, Fould, Delangle, Espinasse, M. Nisard.
Elle a eu devant elle un banc d'eveques dont aurait pu etre
Talleyrand, et un banc de generaux dont a ete Bazaine. Elle a vu le
premier empire commencer par l'illusion d'Austerlitz, et le deuxieme
empire s'achever par le reveil du demembrement. Elle a possede Fialin,
Vieillard, Pelissier, Saint-Arnaud, Dupin. Aucune illustration ne lui
a ete epargnee. Elle a assiste a des glorifications inouies, a la
celebration de Puebla, a l'hosanna de Sadowa, a l'apotheose de
Mentana. Elle a entendu des personnages competents affirmer qu'on
sauvait la societe, la famille et la religion en mitraillant les
promeneurs sur le boulevard. Elle a eu tel homme que la legion
d'honneur n'a plus. Elle a, pour nous borner au dernier empire, ete,
pendant dix-neuf ans, illuminee par la pleiade de toutes les hontes;
elle a entendu une sorte de long cantique, psalmodie par les devots
athees aussi bien que par les devots catholiques, en l'honneur du
parjure, du guet-apens et de la trahison; pas une lachete ne lui
a manque; pas une platitude ne lui a fait defaut; elle a eu
l'inviolabilite officielle; elle a ete si parfaitement auguste qu'elle
en a profite pour etre completement immonde; elle a entendu on ne sait
qui confier l'epee de la France a un aventurier pour on ne sait quoi,
qui etait Sedan; cette tribune a eu un tressaillement de gloire et de
joie a l'approche des catastrophes; ce morceau de bois d'acajou a ete
quelque chose comme le proche parent du trone imperial, qui du reste,
on le sait, et l'on a l'aveu de Napoleon, n'etait que sapin; les
autres tribunes sont faites pour parler, celle-ci avait ete faite pour
etre muette; car c'est etre muet que de taire au peuple le devoir, le
droit, l'honneur, l'equite. Eh bien! un jour est venu ou cette tribune
a brusquement pris la parole, pour dire quoi? La realite.
Oui, et c'est la une de ces surprises que nous fait la logique
profonde des evenements, un jour on s'est apercu que cette tribune,
successivement occupee par toutes les corruptions adorant l'iniquite
et par toutes les complicites soutenant le crime, etait faite pour que
la justice montat dessus; a une certaine heure, le 22 mai 1876, un
passant, le premier venu, n'importe qui,--mais n'importe qui, c'est
l'histoire,--a mis le pied sur cette chose qui n'avait encore servi
qu'a l'empire, et ce passant a delie la langue des faits; il a employe
ce sommet de la gloire imperiale a pilorier Cesar; sur la tribune meme
ou avait ete chante le Tedeum pour le crime, il a donne a ce Tedeum
le dementi de la conscience humaine, et, insistons-y, c'est la
l'inattendu de l'histoire, du haut de ce piedestal du mensonge, la
verite a parle.
Les deux empires avaient pourtant triomphe bien longtemps. Et quant
au dernier, il s'etait declare providentiel, qui est l'a peu pres
d'eternel.
Que ceci fasse reflechir les conspirateurs actuels du despotisme.
Quand Cesar est mort, Pierre est malade.


XI

Paris vaincra Rome.
Toute la question humaine est aujourd'hui dans ces trois mots.
Rome ira decroissant et Paris ira grandissant.
Nous ne parlons pas ici des deux cites, qui sont toutes deux egalement
augustes, mais des deux principes; Rome signifiant la foi et Paris la
raison.
L'ame de la vieille Rome est aujourd'hui dans Paris. C'est Paris qui a
le Capitole; Rome n'a plus que le Vatican.
On peut dire de Paris qu'il a des vertus de chevalier; il est sans
peur et sans reproche. Sans peur, il le prouve devant l'ennemi; sans
reproche, il le prouve devant l'histoire. Il a eu parfois la colere;
est-ce que le ciel n'a pas le vent? Comme les grands vents, les
coleres de Paris sont assainissantes. Apres le 14 juillet, il n'y a
plus de Bastille; apres le 10 aout, il n'y a plus de royaute. Orages
justifies par l'elargissement de l'azur.
De certaines violences ne sont pas le fait de Paris. L'histoire
constatera, par exemple, que ce qu'on reproche au 18 Mars n'est
pas imputable au peuple de Paris; il y a la une sombre culpabilite
partageable entre plusieurs hommes; et l'histoire aura a juger de quel
cote a ete la provocation, et de quelle nature a ete la repression.
Attendons la sentence de l'histoire.
En attendant, tous, qui que nous soyons, nous avons des obligations
austeres; ne les oublions pas.
L'homme a en lui Dieu, c'est-a-dire la conscience; le catholicisme
retire a l'homme la conscience, et lui met dans l'ame le pretre a la
place de Dieu; c'est la le travail du confessionnal; le dogme, nous
l'avons dit, se substitue a la raison; il en resulte cette profonde
servitude, croire l'absurde; _credo quia absurdum_.
Le catholicisme fait l'homme esclave, la philosophie le fait libre.
De la de plus grands devoirs.
Les dogmes sont ou des lisieres ou des bequilles. Le catholicisme
traite l'homme tantot en enfant, tantot en vieillard. Pour la
philosophie l'homme est un homme. L'eclairer c'est le delivrer. Le
delivrer du faux, c'est l'assujettir au vrai.
Disons les verites severes.

XII

Tout ce qui augmente la liberte augmente la responsabilite. Etre
libre, rien n'est plus grave; la liberte est pesante, et toutes les
chaines qu'elle ote au corps, elle les ajoute a la conscience; dans la
conscience, le droit se retourne et devient devoir. Prenons garde a ce
que nous faisons; nous vivons dans des temps exigeants. Nous repondons
a la fois de ce qui fut et de ce qui sera. Nous avons derriere nous ce
qu'ont fait nos peres et devant nous ce que feront nos enfants. Or a
nos peres nous devons compte de leur tradition et a nos enfants de
leur itineraire. Nous devons etre les continuateurs resolus des uns
et les guides prudents des autres. Il serait pueril de se dissimuler
qu'un profond travail se fait dans les institutions humaines et
que des transformations sociales se preparent. Tachons que ces
transformations soient calmes et s'accomplissent, dans ce qu'on
appelle (a tort, selon moi) le haut et le bas de la societe, avec
un fraternel sentiment d'acceptation reciproque. Remplacons les
commotions par les concessions. C'est ainsi que la civilisation
avance. Le progres n'est autre chose que la revolution faite a
l'amiable.
Donc, legislateurs et citoyens, redoublons de sagesse, c'est-a-dire de
bienveillance. Guerissons les blessures, eteignons les animosites; en
supprimant la haine nous supprimons la guerre; que pas une tempete
ne soit de notre faute. Quatrevingt-neuf a ete une colere utile.
Quatrevingt-treize a ete une fureur necessaire; mais il n'y a plus
desormais ni utilite ni necessite aux violences; toute acceleration
de circulation serait maintenant un trouble; otons aux fureurs et aux
coleres leur raison d'etre; ne laissons couver aucun ferment terrible.
C'est deja bien assez d'entrer dans l'inconnu! Je suis de ceux qui
esperent dans cet inconnu, mais a la condition que nous y melerons
des a present toute la quantite de pacification dont nous disposons.
Agissons avec la bonte virile des forts. Songeons a ce qui est fait et
a ce qui reste a faire. Tachons d'arriver en pente douce la ou nous
devons arriver; calmons les peuples par la paix, les hommes par la
fraternite, les interets par l'equilibre. N'oublions jamais que nous
sommes responsables de cette derniere moitie du dix-neuvieme siecle,
et que nous sommes places entre ce grand passe, la revolution de
France, et ce grand avenir, la revolution d'Europe.
Paris, juillet 1876.


DEPUIS L'EXIL

PREMIERE PARTIE
DU RETOUR EN FRANCE A L'EXPULSION DE BELGIQUE


PARIS


I
RENTREE A PARIS

Le 4 septembre 1870, pendant que l'armee prussienne victorieuse
marchait sur Paris, la republique fut proclamee; le 5 septembre, M.
Victor Hugo, absent depuis dix-neuf ans, rentra. Pour que sa rentree
fut silencieuse et solitaire, il prit celui des trains de Bruxelles
qui arrive la nuit. Il arriva a Paris a dix heures du soir. Une foule
considerable l'attendait a la gare du Nord. Il adressa au peuple
l'allocution qu'on va lire:
Les paroles me manquent pour dire a quel point m'emeut l'inexprimable
accueil que me fait le genereuxpeuple de Paris.
Citoyens, j'avais dit: Le jour ou la republique rentrera, je
rentrerai. Me voici.
Deux grandes choses m'appellent. La premiere, la republique. La
seconde, le danger.
Je viens ici faire mon devoir.
Quel est mon devoir?
C'est le votre, c'est celui de tous.
Defendre Paris, garder Paris.
Sauver Paris, c'est plus que sauver la France, c'est sauver le monde.
Paris est le centre meme de l'humanite. Paris est la ville sacree.
Qui attaque Paris attaque en masse tout le genre humain.
Paris est la capitale de la civilisation, qui n'est ni un royaume, ni
un empire, et qui est le genre humain tout entier dans son passe et
dans son avenir. Et savez-vous pourquoi Paris est la ville de la
civilisation? C'est parce que Paris est la ville de la revolution.
Qu'une telle ville, qu'un tel chef-lieu, qu'un tel foyer de lumiere,
qu'un tel centre des esprits, des coeurs et des ames, qu'un tel
cerveau de la pensee universelle puisse etre viole, brise, pris
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