Actes et Paroles, Volume 3 - 11

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Le _Rappel_ va reparaitre. Avant que je rentre dans ma solitude et
dans mon silence, vous me demandez pour lui une parole. Vous, lutteurs
genereux, qui allez recommencer le rude effort quotidien de la
propagande pour la verite, vous attendez de moi, et avec raison, le
serrement de main que l'ecrivain veteran, absent des polemiques et
etranger aux luttes de la presse, doit a ce combattant de toutes les
heures qu'on appelle le journaliste. Je prends donc encore une fois la
parole dans votre tribune, pour en redescendre aussitot apres et me
meler a la foule. Je parle aujourd'hui, ensuite je ne ferai plus
qu'ecouter.
Les devoirs de l'ecrivain n'ont jamais ete plus grands qu'a cette
heure.
Au moment ou nous sommes, il y a une chose a faire; une seule.
Laquelle?
Relever la France.
Relever la France. Pour qui? Pour la France? Non. Pour le monde. On ne
rallume pas le flambeau pour le flambeau.
On le rallume pour ceux qui sont dans la nuit; pour ceux qui etendent
les mains dans la cave et tatent le mur funeste de l'obstacle; pour
ceux a qui manquent le guide, le rayon, la chaleur, le courage, la
certitude du chemin, la vision du but; pour ceux qui ont de l'ombre
dans leur horizon, dans leur travail, dans leur itineraire, dans leur
conscience; pour ceux qui ont besoin de voir clair dans leur chute ou
dans leur victoire. On rallume le flambeau pour celui meme qui
l'a eteint, et qui, en l'eteignant, s'est aveugle; et c'est pour
l'Allemagne qu'il faut relever la France.
Oui, pour l'Allemagne. Car l'Allemagne est esclave, et c'est de la
France que lui reviendra la liberte.
La lumiere delivre.
Mais pour rallumer le flambeau, pour relever la France, comment s'y
prendre? Qu'y a-t-il a faire?
Cela est difficile, mais simple.
Il faut faire jaillir l'etincelle.
D'ou?
De l'ame du peuple.
Cette ame n'est jamais morte. Elle subit des occultations comme tout
astre, puis, tout a coup, lance un jet de clarte et reparait.
La France avait deux grandeurs, sa grandeur materielle et sa grandeur
morale. Sa puissance materielle seule est atteinte, sa puissance
intellectuelle est entiere. On amoindrit un territoire, non un
rayonnement; jamais un rayon ne rebrousse chemin. La civilisation
connait peu Berlin et continue de se tourner vers Paris. Apres les
desastres, voyons le resultat. Il ne reste plus a la France que ceci:
tous les peuples. La France a perdu deux provinces, mais elle a garde
le monde.
C'est le phenomene d'Athenes, c'est le phenomene de Rome. Et cela
tient a une chose profonde, l'Art. Etre la nation de l'ideal, c'est
etre la nation du droit; etre le peuple du beau, c'est etre le peuple
du vrai.
Etre un colosse n'est rien si l'on n'est un esprit. La Turquie a ete
colosse, la Russie l'est, l'empire allemand le sera; enormites
faites de tenebres, geants reptiles. Le geant, plus les ailes,
c'est l'archange. La France est supreme parce qu'elle est ailee et
lumineuse. C'est parce qu'elle est la grande nation lettree qu'elle
est la grande nation revolutionnaire. La Marseillaise, qui est sa
chanson, est aussi son epee. 1789 avait besoin de cette preface,
l'Encyclopedie. Voltaire prepare Mirabeau. Otez Diderot, vous n'aurez
pas Danton. Qui eut seche ce germe, Rousseau, au commencement du
dix-huitieme siecle, eut, par contre-coup, seche a la fin cet
autre germe, Robespierre. Correlations impenetrables, mysterieuses
influences, complicites de l'ideal avec l'absolu, que le philosophe
constate, mais qui ne sont pas justiciables des conseils de guerre.
Le journal, donc, comme l'ecrivain, a deux fonctions, la fonction
politique, la fonction litteraire. Ces deux fonctions, au fond, n'en
sont qu'une; car sans litterature pas de politique. On ne fait pas de
revolutions avec du mauvais style. C'est parce qu'ils sont de grands
ecrivains que Juvenal assainit Rome et que Dante feconde Florence.
Puisque vous me permettez de dire ma pensee chez vous, precisons la
mission du journal, telle que je la comprends a l'heure qu'il est.
Le dix-neuvieme siecle, augmentateur logique de la Revolution
francaise, a engage avec le passe deux batailles, une bataille
politique et une bataille litteraire. De ces deux batailles, l'une, la
bataille politique, livree aux reflux les plus contraires, est encore
couverte d'ombre; l'autre, la bataille litteraire, est gagnee. C'est
pourquoi il faut continuer le combat en politique et le cesser en
litterature. Qui a vaincu et conquis doit pacifier. La paix est la
dette de la victoire.
Donc faisons, au profit du progres et des idees, la paix litteraire.
La paix litteraire sera le commencement de la paix morale. Selon moi,
il faut encourager tous les talents, aider toutes les bonnes
volontes, seconder, toutes les tentatives, completer le courage par
l'applaudissement, saluer les jeunes renommees, couronner les vieilles
gloires. En faisant cela, on rehausse la France. Rehausser la France,
c'est la relever. Grand devoir, je viens de le dire.
Ceci, je ne le dis pas pour un journal, ni pour un groupe d'ecrivains,
je le dis pour la litterature entiere. Le moment est venu de renoncer
aux haines et de couper court aux querelles. Alliance! fraternite!
concorde! La France militaire a flechi, mais la France litteraire est
restee debout. Ce magnifique cote de notre gloire que l'Europe nous
envie, respectons-le.
Le denigrement de nous-memes par nous-memes est detestable. L'etranger
en profite. Nos dechirements et nos divisions lui donnent le droit
insolent d'ironie. Quoi! pendant qu'il nous mutile, nous nous
egratignons! Il nous fait pleurer et nous le faisons rire. Cessons
cette duperie. Ni les allemands ni les anglais ne tombent dans cette
faute. Voyez comme ils surfont leurs moindres renommees. Fussent-ils
indigents, ils se declarent opulents. Quant a nous, qui sommes,
riches, n'ayons pas l'air de pauvres. La ou nous sommes vainqueurs,
n'ayons pas une modestie de vaincus. Ne jouons pas le jeu de l'ennemi.
Faisons-lui front de toute notre lumiere. Ne diminuons rien de ce
grand siecle litteraire que la France ajoute fierement a trois
autres. Ce siecle a commence avec splendeur, il continue avec eclat.
Disons-le. Constatons, a l'honneur de notre pays, tous les succes,
les nouveaux comme les anciens. Etre bons confreres, c'est etre bons
patriotes.
En parlant ainsi a vous qui etes de si nobles intelligences, je vais
au-devant de votre pensee; et, remarquez-le, en donnant ce conseil a
tous les ecrivains, je suis fidele a l'habitude de ma vie entiere.
Jeune, dans une ode adressee a Lamartine, je disais:
Poete, j'eus toujours un chant pour les poetes;
Et jamais le laurier qui pare d'autres tetes
N'a jete d'ombre sur mon front.
Donc paix en litterature!--Mais guerre en politique.
Desarmons ou nous pouvons desarmer, pour mieux combattre la ou le
combat est necessaire.
La republique, en ce moment, est attaquee, chez elle, en France,
par trois ou quatre monarchies; tout le passe, passe royal, passe
theocratique, passe militaire, prend corps a corps la Revolution. La
Revolution vaincra, tot ou tard. Tachons que ce soit tot. Luttons.
N'est-ce pas quelque chose que d'avancer l'heure?
De ce cote encore, relevons la France. France est synonyme de liberte.
La Revolution victorieuse, ce sera la France victorieuse.
Ce qui met le plus la Revolution en danger, le phenomene artificiel,
mais serieux, qu'il faut surtout combattre, le grand peril, le vrai
peril, je dirai presque le seul peril, le voici: c'est la victoire de
la loi sur le droit. Grace a ce funeste prodige, la Revolution peut
etre a la merci d'une assemblee. La legalite viciant par infiltration
la verite et la justice, cela se voit a cette heure presque dans tout.
La loi opprime le droit. Elle l'opprime dans la penalite ou
elle introduit l'irreparable, dans le mariage ou elle introduit
l'irrevocable, dans la paternite deformee et parfois faussee par
les axiomes romains, dans l'education d'ou elle retire l'egalite en
supprimant la gratuite, dans l'instruction qui est facultative et qui
devrait etre obligatoire, le droit de l'enfant etant ici superieur au
droit du pere, dans le travail auquel elle chicane son organisme, dans
la presse dont elle exclut le pauvre, dans le suffrage universel dont
elle exclut la femme. Grave desordre, l'exageration de la loi. Tout ce
qui est de trop dans la loi est de moins dans le droit.
Les gouvernants, assemblees souveraines ou princes, ont de l'appetit
et se font aisement illusion. Rappelons-nous les sous-entendus de
l'assemblee de Bordeaux, qui a ete depuis l'assemblee de Versailles,
et qui n'est pas encore l'assemblee de Paris. Cette assemblee, dont
j'ai l'honneur de ne plus etre, avait vu le plebiscite du 8 mai et
croyait tout possible par le suffrage universel. Elle se trompait. On
incline aujourd'hui a abuser du pouvoir plebiscitaire. Le gouvernement
direct du peuple par le peuple est, certes, le but auquel il faut
tendre; mais il faut se defier du plebiscite; avant de s'en servir, il
importe de le definir; la politique est une mathematique, et aucune
force ne doit etre employee sans etre precisee; la longueur du
levier veut etre proportionnee a la masse de l'obstacle. Eh bien,
le plebiscite ne saurait soulever le droit, ni le deplacer, ni le
retourner. Le droit preexiste. Il etait avant, il sera apres. Le droit
existe avant le peuple, comme la morale existe avant les moeurs. Le
droit cree le suffrage universel, le suffrage universel cree la loi.
Voyez l'enorme distance qui separe la loi du droit, et l'inferiorite
de ce qui est humain devant ce qui est eternel. Tous les hommes reunis
ne pourraient pas creer un droit, et moi qui parle j'ai fait dans
ma vie plusieurs centaines de lois. La loi employant le suffrage
universel a detruire le droit, c'est la fille employant le pere a tuer
l'aieul. Est-il rien de plus monstrueux? Tel est pourtant le reve de
ceux qui s'imaginent qu'on peut mettre la republique aux voix, donner
au suffrage universel d'aujourd'hui la souverainete sur le suffrage
universel de demain, et faire supprimer le droit absolu de l'homme par
le caprice momentane de l'individu.
A cette heure, l'antagonisme de la loi et du droit eclate. La revolte
de l'inferieur contre le superieur est flagrante.
Quel embarras pour les consciences et quoi de plus inquietant que
ceci, le droit et la loi coulant en sens contraire! le droit allant
vers l'avenir, la loi allant vers le passe! le droit charriant les
problemes sociaux, la loi charriant les expedients politiques! ceux-ci
descendant, ceux-la remontant, et a chaque instant le choc! les
problemes, qui sont les tenebres, se heurtant aux expedients, qui sont
la noirceur! De solutions point. Rien de plus redoutable.
Aux questions permanentes s'ajoutent les questions momentanees; les
premieres sont pressantes, les secondes sont urgentes. La dissolution
de l'Assemblee; l'enquete sur les faits de mars, et aussi sur les
faits de mai et de juin; l'amnistie. Quel labeur pour l'ecrivain,
et quelle responsabilite! A cote des questions qui menacent, les
questions qui supplient. Les cachots, les pontons, les mains jointes
des femmes et des enfants. Ici la mere, ici les fils et les filles,
la-bas le pere! Les familles coupees en deux, un troncon dans le
grenier, un troncon dans la casemate. 0 mes amis, l'amnistie!
l'amnistie! Voici l'hiver. L'amnistie!
Demandons-la, implorons-la, exigeons-la. Et cela dans l'interet de
tous. Une guerison locale est une guerison generale; la plaie pansee
au pied ote la fievre du cerveau.
L'amnistie tout de suite! l'amnistie avant tout! Lions l'artere, c'est
le plus presse. Disons-le au pouvoir, en ces matieres la promptitude
est habilete. On a deja trop hesite, les clemences tardives
aigrissent. Ne vous laissez pas contraindre par la pression souveraine
de l'opinion; faites l'amnistie de gre et non de force, n'attendez
pas. Faites l'amnistie aujourd'hui, elle est pour vous; faites-la
demain, elle est contre vous.
Regardez le pave, il vous conseille l'amnistie. Les amnisties sont des
lavages. Tout le monde en profite.
L'amnistie est aussi bien pour ceux qui la donnent que pour ceux qui
la recoivent. Elle a cela d'admirable qu'elle fait grace des deux
cotes.
Mes amis, les pontons sont devorants. Apres ceux qui ont peri, je ne
puis me resigner a en voir perir d'autres.
Nous assistons en ce moment a une chose terrible, c'est le triomphe
de la mort. On croyait la mort vaincue. On la croyait vaincue dans la
loi, on la croyait vaincue dans la diplomatie. On entrevoyait la fin
du coupe-tete et la fin du reitre. En 93, une annee de guillotine
avait formidablement replique aux douze siecles de potence, de roue
et d'ecartelement de la monarchie, et apres la revolution on pouvait
croire l'echafaud epuise; puis etait venue une bataille de quinze
ans, et apres Napoleon on pouvait croire la guerre videe. La peine
capitale, abolie dans toutes les consciences, commencait a disparaitre
dans les codes; vingt-sept gouvernements, dans l'ancien et le nouveau
continent, l'avaient raturee; la paix se faisait dans la loi, et
la concorde naissait entre les nations; les juges n'osaient plus
condamner les hommes a mort par l'echafaud, et les rois n'osaient
plus condamner les peuples a mort par la guerre. Les poetes, les
philosophes, les ecrivains, avaient fait ce travail magnifique.
Les Tyburn et les Montfaucon s'abimaient dans leur honte, et les
Austerlitz et les Rosbach dans leur gloire. Plus de tuerie, ni
juridique, ni militaire; le principe de l'inviolabilite humaine etait
admis. Pour la premiere fois depuis six mille ans, le genre humain
avait la respiration libre. Cette montagne, la mort, etait otee de
dessus la poitrine du titan. La civilisation vraie allait commencer.
Tout a coup l'an 1870 s'est leve, ayant dans sa main droite l'epee, et
dans sa main gauche la hache. La mort a reparu, Janus epouvantable,
avec ses deux faces de spectre, l'une qui est la guerre, l'autre qui
est le supplice. On a entendu cet affreux cri: Represailles! Le talion
imbecile a ete evoque par la guerre etrangere et par la guerre civile.
Oeil pour oeil, dent pour dent, province pour province. Le meurtre
sous ses deux especes, bataille et massacre, s'est rue d'abord sur
la France, ensuite sur le peuple; des europeens ont concu ce projet:
supprimer la France, et des francais ont machine ce crime: supprimer
Paris. On en est la.
Et au lieu de l'affirmation que veut ce siecle, c'est la negation qui
est venue. L'echafaud, qui etait une larve, est devenu une realite;
la guerre, qui etait un fantome, est devenue une necessite. Sa
disparition dans le passe se complique d'une reapparition dans
l'avenir; en ce moment-ci les meres allaitent leurs enfants pour la
tombe; il y a une echeance entre la France et l'Allemagne, c'est la
revanche; la mort se nourrit de la mort; on tuera parce qu'on a tue.
Et, chose fatale, pendant que la revanche se dresse au dehors, la
vengeance se dresse au dedans. La vindicte, si vous voulez. On a fait
ce progres, adosser les patients a un mur au lieu de les coucher sur
une planche, et remplacer la guillotine par la mitrailleuse. Et tout
le terrain qu'on croyait gagne est perdu, et le monstre qu'on croyait
vaincu est victorieux, et le glaive regne sous sa double forme, hache
du bourreau, epee du soldat; de sorte qu'a cette minute sinistre ou
le commerce rale, ou l'industrie perit, ou le travail expire, ou la
lumiere s'eteint, ou la vie agonise, quelque chose est vivant, c'est
la mort.
Ah! affirmons la vie! affirmons le progres, la justice, la liberte,
l'ideal, la bonte, le pardon, la verite eternelle! A cette heure la
conscience humaine est a tatons; voila ce que c'est que l'eclipse de
la France. A Bruxelles, j'ai pousse ce cri: Clemence! et l'on m'a jete
des pierres. Affirmons la France. Relevons-la. Rallumons-la. Rendons
aux hommes cette lumiere. La France est un besoin de l'univers. Nous
avons tous, nous francais, une tendance a etre plutot hommes que
citoyens, plutot cosmopolites que nationaux, plutot freres de l'espece
entiere que fils de la race locale; conservons cette tendance, elle
est bonne; mais rendons-nous compte que la France n'est pas une patrie
comme une autre, qu'elle est le moteur du progres, l'organisme de la
civilisation, le pilier de l'ensemble humain, et, que lorsqu'elle
flechit, tout s'ecroule. Constatons cet immense recul moral des
nations correspondant aux pas qu'a faits la France en arriere;
constatons la guerre revenue, l'echafaud revenu, la tuerie revenue,
la mort revenue, la nuit revenue; voyons l'horreur sur la face des
peuples; secourons-les en restaurant la France; resserrons entre nous
francais le lien national, et reconnaissons qu'il y a des heures ou la
meilleure maniere d'aimer la patrie, c'est d'aimer la famille, et ou
la meilleure maniere d'aimer l'humanite, c'est d'aimer la patrie.
VICTOR HUGO.


II
A M. LEON BIGOT
AVOCAT DE MAROTEAU

Paris, 5 novembre 1871.
Monsieur,
J'ai lu votre memoire; il est excellent, j'applaudis a vos genereux
efforts. L'adhesion que vous desirez de moi, vous l'avez entiere. Je
vais meme plus loin que vous.
La question que vous voyez en legiste, je la vois en philosophe.
Le probleme que vous elucidez si parfaitement, et avec une logique
eloquente, au point de vue du droit ecrit, est eclaire pour moi d'une
lumiere plus haute et plus complete encore par le droit naturel. A une
certaine profondeur, le droit naturel se confond avec le droit social.
Vous plaidez pour Maroteau, pour ce jeune homme, qui, poete a dix-sept
ans, soldat patriote a vingt ans, a eu, dans le funebre printemps de
1871, un acces de fievre, a ecrit le cauchemar de cette fievre, et
aujourd'hui, pour cette page fatale, va, a vingt-deux ans, si l'on
n'y met ordre, etre fusille, et mourir avant presque d'avoir vecu. Un
homme condamne a mort pour un article de journal, cela ne s'etait pas
encore vu. Vous demandez la vie pour ce condamne.
Moi, je la demande pour tous. Je demande la vie pour Maroteau; je
demande la vie pour Rossel, pour Ferre, pour Lullier, pour Cremieux;
je demande la vie pour ces trois malheureuses femmes, Marchais,
Suetens et Papavoine, tout en reconnaissant que, dans ma faible
intelligence, il est prouve qu'elles ont porte des echarpes rouges,
que Papavoine est un nom effroyable, et qu'on les a vues dans les
barricades, pour combattre, selon leurs accusateurs, pour ramasser les
blesses, selon elles. Une chose m'est prouvee encore, c'est que l'une
d'elles est mere et que, devant son arret de mort, elle a dit: _C'est
bien, mais qui est-ce qui nourrira mon enfant?_
Je demande la vie pour cet enfant.
Laissez-moi m'arreter un instant.
_Qui est-ce qui nourrira mon enfant?_ Toute la plaie sociale est
dans ce mot. Je sais que j'ai ete ridicule la semaine derniere en
demandant, en presence des malheurs de la France, l'union entre les
francais, et que je vais etre ridicule cette semaine en demandant la
vie pour des condamnes. Je m'y resigne. Ainsi voila une mere qui va
mourir, et voila un petit enfant qui va mourir aussi, par contre-coup.
Notre justice a de ces reussites. La mere est-elle coupable? Repondez
oui ou non. L'enfant l'est-il? Essayez de repondre oui.
Je le declare, je suis trouble a l'idee de cette innocence qui va etre
punie de nos fautes; la seule excuse de la penalite irreparable, c'est
la justesse; rien n'est sinistre comme la loi frappant a cote. La
justice humaine tarissant brusquement les sources de la vie aux levres
d'un enfant etonne la justice divine; ce dementi donne a l'ordre au
nom de l'ordre est etrange; il n'est pas bon que nos chetifs codes
transitoires et nos sentences myopes d'ici-bas indignent la-haut les
lois eternelles; on n'a pas le droit de frapper la mere quand on
frappe en meme temps l'enfant. Il me semble entendre la profonde voix
de l'inconnu dire aux hommes: _Eh bien, qu est-ce que vous faites donc
la_? Et je suis inquiet quand je vois se tourner avec stupeur vers la
societe le sombre regard de la nature.
Je quitte ce petit condamne, et je reviens aux autres.
Aux yeux de ceux a qui l'apparence de l'ordre suffit, les arrets de
mort ont un avantage; c'est qu'ils font le silence. Pas toujours. Il
est perilleux de produire violemment un faux calme. Les executions
politiques prolongent souterrainement la guerre civile.
Mais on me dit:--Ces etres miserables, dont la mise a mort vous
preoccupe, n'ont rien a voir avec la politique, la-dessus tout le
monde est d'accord; ce sont des delinquants vulgaires, coupables de
mefaits ordinaires, prevus par la loi penale de tous les temps.
Entendons-nous.
Que tout le monde soit d'accord sur l'excellence de ces condamnations,
peu m'importe. Quand il s'agit de juger un ennemi, mettons-nous en
garde contre les consentements furieux de la foule et contre les
acclamations de notre propre parti; examinons autour de nous l'etat de
rage, qui est un etat de folie; ne nous laissons pas pousser meme vers
les severites que nous souhaitons; craignons la complaisance de la
colere publique. Defions-nous de certains mots, tels que _delits
ordinaires, crimes communs_, mots souples et faciles a ajuster a des
sentences excessives; ces mots-la ont l'inconvenient d'etre commodes;
en politique, ce qui est commode est dangereux. N'acceptons pas les
services que peuvent rendre des definitions mal faites; l'elasticite
des mots correspond a la lachete des hommes. Cela obeit trop.
Confondre Marat avec Lacenaire est aise et mene loin.
Certes, la Chambre introuvable, je parle de celle de 1815, si elle fut
arrivee vingt ans plus tot, et si le hasard l'eut faite victorieuse de
la Convention, aurait trouve d'excellentes raisons pour declarer la
republique scelerate; 1815 eut declare 93 justiciable de la penalite
ordinaire; les massacres de septembre, les meurtres d'eveques et
de pretres, la destruction des monuments publics, l'atteinte aux
proprietes privees, n'eussent point fait defaut a son requisitoire;
la Terreur blanche eut instrumente judiciairement contre la Terreur
rouge; la chambre royaliste eut proclame les conventionnels atteints
et convaincus de delits communs prevus et punis par le code criminel;
elle les eut envoyes a la potence et a la roue, supplices restaures
avec la monarchie; elle aurait vu en Danton un egorgeur, en Camille
Desmoulins un provocateur au meurtre, en Saint-Just un assassin, en
Robespierre un malfaiteur pur et simple; elle leur eut crie a tous:
Vous n'etes pas des hommes politiques! Et l'opinion publique aurait
dit: C'est vrai! jusqu'au jour ou la conscience humaine aurait dit:
C'est faux!
Il ne suffit pas qu'une assemblee ou un tribunal, meme trainant des
sabres, dise:--Une chose est,--pour qu'elle soit. On n'introduit pas
de decret dans la conscience de l'homme. Le premier etourdissement
passe, elle se recueille et examine. Les faits mixtes ne peuvent etre
apprecies comme des faits simples; le mot, _troubles publics_, n'est
pas vide de sens; il y a des evenements complexes ou a une certaine
quantite d'attentat se mele une certaine quantite de droit. Quand la
commotion a cesse, quand les fluctuations sont finies, l'histoire
arrive avec son instrument de precision, la raison, et repond ceci aux
premiers juges:--93 a sauve le territoire, la Terreur a empeche la
trahison, Robespierre a fait echec a la Vendee et Danton a l'Europe,
le regicide a tue la monarchie, le supplice de Louis XVI a rendu
impossible dans l'avenir le supplice de Damiens, la spoliation des
emigres a restitue le champ au laboureur et la terre au peuple, Lyon
et Toulon foudroyes ont cimente l'unite nationale; vingt crimes,
total: un bienfait, la Revolution francaise.
J'entends garder les proportions, et je n'assimile les condamnes
d'aujourd'hui aux gigantesques lutteurs d'autrefois qu'en ce point:
eux aussi sont des combattants revolutionnaires; a eux aussi on ne
peut reprocher que des faits politiques; l'histoire ecartera d'eux
ces qualifications, _delits communs, crimes ordinaires;_ et, en leur
infligeant la peine capitale, que fait-on? on retablit l'echafaud
politique.
Ceci est effrayant.
Pas en arriere. Dementi au progres. Babeuf, Arena, Ceracchi,
Topino-Lebrun, Georges Cadoudal, Mallet, Lahorie, Guidal, Ney,
Labedoyere, Didier, les freres Faucher, Pleignier, Carbonneau,
Tolleron, les quatre sergents de la Rochelle, Alibaud, Cirasse,
Charlet, Cuisinier, Orsini, reparaissent. Rentree des spectres.
Retourner vers les tenebres, faire retrograder l'immense marche
humaine, rien de plus insense. En civilisation, on ne recule jamais
que vers le precipice.
Certes, Rossel, Maroteau, Gaston Cremieux et les autres, ces creatures
humaines en peril, cela m'emeut; mais ce qui m'emeut plus encore,
c'est la civilisation en danger.
Mais, reprend-on, c'est justement pour eviter le precipice que nous
reculons. Vous le voyez derriere, nous le voyons devant. Pour nous
comme pour vous, il s'agit du salut social. Vous le voyez dans la
clemence, nous le voyons dans le chatiment.
Soit. J'accepte la discussion posee ainsi.
C'est la vieille querelle du juste et de l'utile. Nous avons pour nous
le juste, cherchons si vous avez pour vous l'utile.
Voila des condamnes a mort. Qu'en va-t-on faire? Les executer?
Il s'agit du salut public, dites-vous. Placons-nous a ce point de vue.
De deux choses l'une: ou cette execution est necessaire, ou elle ne
l'est pas.
Si elle, n'est pas necessaire, de quel nom la qualifier? La mort pour
la mort, l'echafaud pour l'echafaud, histoire de s'entretenir la main,
l'art pour l'art, c'est hideux.
Si elle est necessaire, c'est qu'elle sauve la societe.
Examinons.
A l'heure qu'il est, quatre questions sont pendantes, la question
monetaire, la question politique, la question nationale, la question
sociale; c'est-a-dire que les quatre equilibres, qui sont notre vie
meme, sont compromis, l'equilibre financier par la question monetaire,
l'equilibre legal par la question politique, l'equilibre exterieur par
la question nationale, l'equilibre interieur par la question sociale.
La civilisation a ses quatre vents; les voila qui soufflent tous a la
fois. Immense ebranlement. On entend le craquement de l'edifice; les
fondations se lezardent, les colonnes plient, les piliers chancellent,
toute la charpente penche; les anxietes sont inouies. La question
politique et la question nationale s'enchevetrent; nos frontieres
perdues exigent la suppression de toutes les frontieres; la federation
des peuples seule peut le faire pacifiquement, les Etats-Unis d'Europe
sont la solution, et la France ne reprendra sa suprematie que par
la republique francaise transformee en republique continentale; but
sublime, ascension vertigineuse, sommet de civilisation; comment y
atteindre? En meme temps, le probleme monetaire complique le probleme
social; des perspectives obscures s'ouvrent de toutes parts, d'un
cote les colonisations lointaines, la recherche des pays de l'or,
l'Australie, la Californie, les transmigrations, les deplacements de
peuples; de l'autre cote, la monnaie fiduciaire, le billet de banque a
revenu, la propriete democratisee, la reconciliation du travail avec
le capital par le billet a rente; difficultes sans nombre, qui se
resoudront un jour en bien-etre et en lumiere, et qui a cette heure
se resument en miseres et en souffrances. Telle est la situation. Et
maintenant voici le remede: tuer Maroteau, tuer Lullier, tuer Ferre,
tuer Rossel, tuer Cremieux; tuer ces trois malheureuses, Suetens,
Marchais et Papavoine; il n'y a entre l'avenir et nous que l'epaisseur
de quelques cadavres utiles a la prosperite publique; et plus rien ne
fremira, et le credit s'affermira, et la confiance renaitra, et les
inquietudes s'evanouiront, et l'ordre sera fonde, et la France sera
rassuree quand on entendra la voix d'un petit enfant appeler sa mere
morte dans les tenebres.
Ainsi, a cette heure tellement extraordinaire qu'aucun peuple n'en a
jamais eu de pareille, sept ou huit tombes, voila notre ressource; et
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