A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 03

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celle-là, ignorait tous les regrets que je lui prêtais, pensait
probablement beaucoup moins à moi non seulement que moi à elle, mais
que je ne la faisais elle-même penser à moi quand j'étais seul en tête
à tête avec ma Gilberte fictive, cherchais quelles pouvaient être ses
vraies intentions à mon égard et l'imaginais ainsi, son attention
toujours tournée vers moi.
Pendant ces périodes où, tout en s'affaiblissant, persiste le chagrin,
il faut distinguer entre celui que nous cause la pensée constante de
la personne elle-même, et celui que raniment certains souvenirs, telle
phrase méchante dite, tel verbe employé dans une lettre qu'on a reçue.
En réservant de décrire à l'occasion d'un amour ultérieur les formes
diverses du chagrin, disons que de ces deux-là, la première est
infiniment moins cruelle que la seconde. Cela tient à ce que notre
notion de la personne vivant toujours en nous, y est embellie de
l'auréole que nous ne tardons pas à lui rendre, et s'empreint sinon
des douceurs fréquentes de l'espoir, tout au moins du calme d'une
tristesse permanente. (D'ailleurs, il est à remarquer que l'image
d'une personne qui nous fait souffrir tient peu de place dans ces
complications qui aggravent un chagrin d'amour, le prolongent et
l'empêchent de guérir, comme dans certaines maladies la cause est hors
de proportions avec la fièvre consécutive et la lenteur à entrer en
convalescence.) Mais si l'idée de la personne que nous aimons reçoit
le reflet d'une intelligence généralement optimiste, il n'en est pas
de même de ces souvenirs particuliers, de ces propos méchants, de
cette lettre hostile (je n'en reçus qu'une seule qui le fût, de
Gilberte), on dirait que la personne elle-même réside dans ces
fragments pourtant si restreints et portée à une puissance qu'elle est
bien loin d'avoir dans l'idée habituelle que nous formons d'elle tout
entière. C'est que la lettre nous ne l'avons pas, comme l'image de
l'être aimé, contemplée dans le calme mélancolique du regret; nous
l'avons lue, dévorée, dans l'angoisse affreuse dont nous étreignait un
malheur inattendu. La formation de cette sorte de chagrins est autre;
ils nous viennent du dehors et c'est par le chemin de la plus cruelle
souffrance qu'ils sont allés jusqu'à notre cœur. L'image de notre amie
que nous croyons ancienne, authentique, a été en réalité refaite par
nous bien des fois. Le souvenir cruel lui, n'est pas contemporain de
cette image restaurée, il est d'un autre âge, il est un des rares
témoins d'un monstrueux passé. Mais comme ce passé continue à exister,
sauf en nous à qui il a plu de lui substituer un merveilleux âge d'or,
un paradis où tout le monde sera réconcilié, ces souvenirs, ces
lettres, sont un rappel à la réalité et devraient nous faire sentir
par le brusque mal qu'ils nous font, combien nous nous sommes éloignés
d'elle dans les folles espérances de notre attente quotidienne. Ce
n'est pas que cette réalité doive toujours rester la même bien que
cela arrive parfois. Il y a dans notre vie bien des femmes que nous
n'avons jamais cherché à revoir et qui ont tout naturellement répondu
à notre silence nullement voulu par un silence pareil. Seulement
celles-là, comme nous ne les aimions pas, nous n'avons pas compté les
années passées loin d'elles, et cet exemple qui l'infirmerait est
négligé par nous quand nous raisonnons sur l'efficacité de
l'isolement, comme le sont, par ceux qui croient aux pressentiments,
tous les cas où les leurs ne furent pas vérifiés.
Mais enfin l'éloignement peut être efficace. Le désir, l'appétit de
nous revoir, finissent par renaître dans le cœur qui actuellement nous
méconnaît. Seulement il y faut du temps. Or, nos exigences en ce qui
concerne le temps ne sont pas moins exorbitantes que celles réclamées
par le cœur pour changer. D'abord, du temps, c'est précisément ce que
nous accordons le moins aisément, car notre souffrance est cruelle et
nous sommes pressés de la voir finir. Ensuite, ce temps dont l'autre
cœur aura besoin pour changer, le nôtre s'en servira pour changer lui
aussi, de sorte que quand le but que nous nous proposions deviendra
accessible, il aura cessé d'être un but pour nous. D'ailleurs, l'idée
même qu'il sera accessible, qu'il n'est pas de bonheur que, lorsqu'il
ne sera plus un bonheur pour nous, nous ne finissions par atteindre,
cette idée comporte une part, mais une part seulement, de vérité. Il
nous échoit quand nous y sommes devenus indifférents. Mais précisément
cette indifférence nous a rendus moins exigeants et nous permet de
croire rétrospectivement qu'il nous eût ravi à une époque où il nous
eût peut-être semblé fort incomplet. On n'est pas très difficile ni
très bon juge sur ce dont on ne se soucie point. L'amabilité d'un être
que nous n'aimons plus et qui semble encore excessive à notre
indifférence eût peut-être été bien loin de suffire à notre amour. Ces
tendres paroles, cette offre d'un rendez-vous, nous pensons au plaisir
qu'elles nous auraient causé, non à toutes celles dont nous les
aurions voulu voir immédiatement suivies et que par cette avidité nous
aurions peut-être empêché de se produire. De sorte qu'il n'est pas
certain que le bonheur survenu trop tard, quand on ne peut plus en
jouir, quand on n'aime plus, soit tout à fait ce même bonheur dont le
manque nous rendit jadis si malheureux. Une seule personne pourrait en
décider, notre moi d'alors; il n'est plus là; et sans doute
suffirait-il qu'il revînt, pour que, identique ou non, le bonheur
s'évanouît.
En attendant ces réalisations après coup d'un rêve auquel je ne
tiendrais plus, à force d'inventer, comme au temps où je connaissais à
peine Gilberte, des paroles, des lettres, où elle implorait mon
pardon, avouait n'avoir jamais aimé que moi et demandait à m'épouser,
une série de douces images incessamment recréées, finirent par prendre
plus de place dans mon esprit que la vision de Gilberte et du jeune
homme, laquelle n'était plus alimentée par rien. Je serais peut-être
dès lors retourné chez Mme Swann sans un rêve que je fis et où un de
mes amis, lequel n'était pourtant pas de ceux que je me connaissais,
agissait envers moi avec la plus grande fausseté et croyait à la
mienne. Brusquement réveillé par la souffrance que venait de me causer
ce rêve et voyant qu'elle persistait, je repensai à lui, cherchai à me
rappeler quel était l'ami que j'avais vu en dormant et dont le nom
espagnol n'était déjà plus distinct. A la fois Joseph et Pharaon, je
me mis à interpréter mon rêve. Je savais que dans beaucoup d'entre eux
il ne faut tenir compte ni de l'apparence des personnes lesquelles
peuvent être déguisées et avoir interchangé leurs visages, comme ces
saints mutilés des cathédrales que des archéologues ignorants ont
refaits, en mettant sur le corps de l'un la tête de l'autre, et en
mêlant les attributs et les noms. Ceux que les êtres portent dans un
rêve peuvent nous abuser. La personne que nous aimons doit y être
reconnue seulement à la force de la douleur éprouvée. La mienne
m'apprit que devenue pendant mon sommeil un jeune homme, la personne
dont la fausseté récente me faisait encore mal était Gilberte. Je me
rappelai alors que la dernière fois que je l'avais vue, le jour où sa
mère l'avait empêchée d'aller à une matinée de danse, elle avait soit
sincèrement, soit en le feignant, refusé tout en riant d'une façon
étrange de croire à mes bonnes intentions pour elle. Par association,
ce souvenir en ramena un autre dans ma mémoire. Longtemps auparavant,
ç'avait été Swann qui n'avait pas voulu croire à ma sincérité, ni que
je fusse un bon ami pour Gilberte. Inutilement je lui avais écrit,
Gilberte m'avait rapporté ma lettre et me l'avait rendue avec le même
rire incompréhensible. Elle ne me l'avait pas rendue tout de suite, je
me rappelai toute la scène derrière le massif de lauriers. On devient
moral dès qu'on est malheureux. L'antipathie actuelle de Gilberte pour
moi me sembla comme un châtiment infligé par la vie à cause de la
conduite que j'avais eue ce jour-là. Les châtiments on croit les
éviter, parce qu'on fait attention aux voitures en traversant, qu'on
évite les dangers. Mais il en est d'internes. L'accident vient du côté
auquel on ne songeait pas, du dedans, du cœur. Les mots de Gilberte:
«Si vous voulez, continuons à lutter» me firent horreur. Je l'imaginai
telle, chez elle peut-être, dans la lingerie, avec le jeune homme que
j'avais vu l'accompagnant dans l'avenue des Champs-Élysées. Ainsi,
autant que (il y avait quelque temps) de croire que j'étais
tranquillement installé dans le bonheur, j'avais été insensé,
maintenant que j'avais renoncé à être heureux, de tenir pour assuré
que du moins j'étais devenu, je pourrais rester calme. Car tant que
notre cœur enferme d'une façon permanente l'image d'un autre être, ce
n'est pas seulement notre bonheur qui peut à tout moment être
détruit; quand ce bonheur est évanoui, quand nous avons souffert,
puis, que nous avons réussi à endormir notre souffrance, ce qui est
aussi trompeur et précaire qu'avait été le bonheur même, c'est le
calme. Le mien finit par revenir, car ce qui, modifiant notre état
moral, nos désirs, est entré, à la faveur d'un rêve, dans notre
esprit, cela aussi peu à peu se dissipe, la permanence et la durée ne
sont promises à rien, pas même à la douleur. D'ailleurs, ceux qui
souffrent par l'amour sont comme on dit de certains malades, leur
propre médecin. Comme il ne peut leur venir de consolation que de
l'être qui cause leur douleur et que cette douleur est une émanation
de lui, c'est en elle qu'ils finissent par trouver un remède. Elle le
leur découvre elle-même à un moment donné, car au fur et à mesure
qu'ils la retournent en eux, cette douleur leur montre un autre aspect
de la personne regrettée, tantôt si haïssable qu'on n'a même plus le
désir de la revoir parce qu'avant de se plaire avec elle il faudrait
la faire souffrir, tantôt si douce que la douceur qu'on lui prête on
lui en fait un mérite et on en tire une raison d'espérer. Mais la
souffrance qui s'était renouvelée en moi eut beau finir par s'apaiser,
je ne voulus plus retourner que rarement chez Mme Swann. C'est d'abord
que chez ceux qui aiment et sont abandonnés, le sentiment d'attente--même
d'attente inavouée--dans lequel ils vivent se transforme de
lui-même, et bien qu'en apparence identique, fait succéder à un
premier état, un second exactement contraire. Le premier était la
suite, le reflet des incidents douloureux qui nous avaient
bouleversés. L'attente de ce qui pourrait se produire est mêlée
d'effroi, d'autant plus que nous désirons à ce moment-là, si rien de
nouveau ne nous vient du côté de celle que nous aimons, agir
nous-même, et nous ne savons trop quel sera le succès d'une démarche
après laquelle il ne sera peut-être plus possible d'en entamer
d'autre. Mais bientôt, sans que nous nous en rendions compte, notre
attente qui continue est déterminée, nous l'avons vu, non plus par le
souvenir du passé que nous avons subi, mais par l'espérance d'un
avenir imaginaire. Dès lors, elle est presque agréable. Puis la
première en durant un peu, nous a habitués à vivre dans l'expectative.
La souffrance que nous avons éprouvée durant nos derniers rendez-vous
survit encore en nous, mais déjà ensommeillée. Nous ne sommes pas trop
pressés de la renouveler, d'autant plus que nous ne voyons pas bien ce
que nous demanderions maintenant. La possession d'un peu plus de la
femme que nous aimons ne ferait que nous rendre plus nécessaire ce que
nous ne possédons pas, et qui resterait malgré tout, nos besoins
naissant de nos satisfactions, quelque chose d'irréductible.
Enfin une dernière raison s'ajouta plus tard à celle-ci pour me faire
cesser complètement mes visites à Mme Swann. Cette raison, plus
tardive, n'était pas que j'eusse encore oublié Gilberte, mais de
tâcher de l'oublier plus vite. Sans doute, depuis que ma grande
souffrance était finie, mes visites chez Mme Swann étaient redevenues,
pour ce qui me restait de tristesse, le calmant et la distraction qui
m'avaient été si précieux au début. Mais la raison de l'efficacité du
premier faisait aussi l'inconvénient de la seconde, à savoir qu'à ces
visites le souvenir de Gilberte était intimement mêlé. La distraction
ne m'eût été utile que si elle eût mis en lutte avec un sentiment que
la présence de Gilberte n'alimentait plus, des pensées, des intérêts,
des passions où Gilberte ne fût entrée pour rien. Ces états de
conscience auxquels l'être qu'on aime reste étranger occupent alors
une place qui, si petite qu'elle soit d'abord, est autant de retranché
à l'amour qui occupait l'âme tout entière. Il faut chercher à nourrir,
à faire croître ces pensées, cependant que décline le sentiment qui
n'est plus qu'un souvenir, de façon que les éléments nouveaux
introduits dans l'esprit, lui disputent, lui arrachent une part de
plus en plus grande de l'âme, et finalement la lui dérobent toute. Je
me rendais compte que c'était la seule manière de tuer un amour et
j'étais encore assez jeune, assez courageux pour entreprendre de le
faire, pour assumer la plus cruelle des douleurs qui naît de la
certitude, que, quelque temps qu'on doive y mettre, on réussira. La
raison que je donnais maintenant dans mes lettres à Gilberte, de mon
refus de la voir, c'était une allusion à quelque mystérieux
malentendu, parfaitement fictif, qu'il y aurait eu entre elle et moi
et sur lequel j'avais espéré d'abord que Gilberte me demanderait des
explications. Mais, en fait, jamais, même dans les relations les plus
insignifiantes de la vie, un éclaircissement n'est sollicité par un
correspondant qui sait qu'une phrase obscure, mensongère,
incriminatrice, est mise à dessein pour qu'il proteste, et qui est
trop heureux de sentir par là qu'il possède-- et de garder--la
maîtrise et l'initiative des opérations. A plus forte raison en est-il
de même dans des relations plus tendres, où l'amour a tant
d'éloquence, l'indifférence si peu de curiosité. Gilberte n'ayant pas
mis en doute ni cherché à connaître ce malentendu, il devint pour moi
quelque chose de réel auquel je me référais dans chaque lettre. Et il
y a dans ces situations prises à faux, dans l'affectation de la
froideur, un sortilège qui vous y fait persévérer. A force d'écrire:
«Depuis que nos cœurs sont désunis» pour que Gilberte me répondit:
«Mais ils ne le sont pas, expliquons-nous», j'avais fini par me
persuader qu'ils l'étaient. En répétant toujours: «La vie a pu changer
pour nous, elle n'effacera pas le sentiment que nous eûmes», par désir
de m'entendre dire enfin: «Mais il n'y a rien de changé, ce sentiment
est plus fort que jamais», je vivais avec l'idée que la vie avait
changé en effet, que nous garderions le souvenir du sentiment qui
n'était plus, comme certains nerveux pour avoir simulé une maladie
finissent par rester toujours malades. Maintenant chaque fois que
j'avais à écrire à Gilberte, je me reportais à ce changement imaginé
et dont l'existence désormais tacitement reconnue par le silence
qu'elle gardait à ce sujet dans ses réponses, subsisterait entre nous.
Puis Gilberte cessa de s'en tenir à la prétérition. Elle-même adopta
mon point de vue; et, comme dans les toasts officiels, où le chef
d'État qui est reçu reprend peu à peu les mêmes expressions dont vient
d'user le chef d'État qui le reçoit, chaque fois que j'écrivais à
Gilberte: «La vie a pu nous séparer, le souvenir du temps où nous nous
connûmes durera», elle ne manqua pas de répondre: «La vie a pu nous
séparer, elle ne pourra nous faire oublier les bonnes heures qui nous
seront toujours chères» (nous aurions été bien embarrassé de dire
pourquoi «la vie» nous avait séparés, quel changement s'était
produit). Je ne souffrais plus trop. Pourtant un jour où je lui disais
dans une lettre que j'avais appris la mort de notre vieille marchande
de sucre d'orge des Champs-Élysées, comme je venais d'écrire ces mots:
«J'ai pensé que cela vous a fait de la peine, en moi cela a remué bien
des souvenirs», je ne pus m'empêcher de fondre en larmes en voyant que
je parlais au passé, et comme s'il s'agissait d'un mort déjà presque
oublié, de cet amour auquel malgré moi je n'avais jamais cessé de
penser comme étant vivant, pouvant du moins renaître. Rien de plus
tendre que cette correspondance entre amis qui ne voulaient plus se
voir. Les lettres de Gilberte avaient la délicatesse de celles que
j'écrivais aux indifférents et me donnaient les mêmes marques
apparentes d'affection si douces pour moi à recevoir d'elle.
D'ailleurs peu à peu chaque refus de la voir me fit moins de peine. Et
comme elle me devenait moins chère, mes souvenirs douloureux n'avaient
plus assez de force pour détruire dans leur retour incessant la
formation du plaisir que j'avais à penser à Florence, à Venise. Je
regrettais à ces moments-là d'avoir renoncé à entrer dans la
diplomatie et de m'être fait une existence sédentaire, pour ne pas
m'éloigner d'une jeune fille que je ne verrais plus et que j'avais
déjà presque oubliée. On construit sa vie pour une personne et quand
enfin on peut l'y recevoir, cette personne ne vient pas, puis meurt
pour vous et on vit prisonnier dans ce qui n'était destiné qu'à elle.
Si Venise semblait à mes parents bien lointain et bien fiévreux pour
moi, il était du moins facile d'aller sans fatigue s'installer à
Balbec. Mais pour cela il eût fallu quitter Paris, renoncer à ces
visites, grâce auxquelles, si rares qu'elles fussent, j'entendais
quelquefois Mme Swann me parler de sa fille. Je commençais du reste à
y trouver tel ou tel plaisir où Gilberte n'était pour rien.
Quand le printemps approcha, ramenant le froid, au temps des Saints de
glace et des giboulées de la Semaine Sainte, comme Mme Swann trouvait
qu'on gelait chez elle, il m'arrivait souvent de la voir recevant dans
des fourrures, ses mains et ses épaules frileuses disparaissant sous
le blanc et brillant tapis d'un immense manchon plat et d'un collet,
tous deux d'hermine, qu'elle n'avait pas quittés en rentrant et qui
avaient l'air des derniers carrés des neiges de l'hiver plus
persistants que les autres et que la chaleur du feu ni le progrès de
la saison n'avaient réussi à fondre. Et la vérité totale de ces
semaines glaciales mais déjà fleurissantes était suggérée pour moi
dans ce salon, où bientôt je n'irais plus, par d'autres blancheurs
plus enivrantes, celles par exemple, des «boules de neige» assemblant
au sommet de leurs hautes tiges nues comme les arbustes linéaires des
préraphaélites, leurs globes parcellés mais unis, blancs comme des
anges annonciateurs et qu'entourait une odeur de citron. Car la
châtelaine de Tansonville savait qu'avril, même glacé, n'est pas
dépourvu de fleurs, que l'hiver, le printemps, l'été, ne sont pas
séparés par des cloisons aussi hermétiques que tend à le croire le
boulevardier qui jusqu'aux premières chaleurs s'imagine le monde comme
renfermant seulement des maisons nues sous la pluie. Que Mme Swann se
contentât des envois que lui faisait son jardinier de Combray, et que
par l'intermédiaire de sa fleuriste «attitrée» elle ne comblât pas les
lacunes d'une insuffisante évocation à l'aide d'emprunts faits à la
précocité méditerranéenne, je suis loin de le prétendre et je ne m'en
souciais pas. Il me suffisait pour avoir la nostalgie de la campagne,
qu'à côté des névés du manchon que tenait Mme Swann, les boules de
neige (qui n'avaient peut-être dans la pensée de la maîtresse de la
maison d'autre but que de faire, sur les conseils de Bergotte,
«symphonie en blanc majeur» avec son ameublement et sa toilette) me
rappelassent que l'Enchantement du Vendredi Saint figure un miracle
naturel auquel on pourrait assister tous les ans si l'on était plus
sage, et aidées du parfum acide et capiteux de corolles d'autres
espèces dont j'ignorais les noms et qui m'avait fait rester tant de
fois en arrêt dans mes promenades de Combray, rendissent le salon de
Mme Swann aussi virginal, aussi candidement fleuri sans aucune
feuille, aussi surchargé d'odeurs authentiques, que le petit raidillon
de Tansonville.
Mais c'était encore trop que celui-ci me fût rappelé. Son souvenir
risquait d'entretenir le peu qui subsistait de mon amour pour
Gilberte. Aussi, bien que je ne souffrisse plus du tout durant ces
visites à Mme Swann, je les espaçai encore et cherchai à la voir le
moins possible. Tout au plus, comme je continuais à ne pas quitter
Paris, me concédai-je certaines promenades avec elle. Les beaux jours
étaient enfin revenus, et la chaleur. Comme je savais qu'avant le
déjeuner Mme Swann sortait pendant une heure et allait faire quelques
pas avenue du Bois, près de l'Étoile, et de l'endroit qu'on appelait
alors, à cause des gens qui venaient regarder les riches qu'ils ne
connaissaient que de nom, le «Club des Pannés», j'obtins de mes
parents que le dimanche--car je n'étais pas libre en semaine à
cette heure-là--je pourrais ne déjeuner que bien après eux, à une
heure un quart, et aller faire un tour auparavant. Je n'y manquai
jamais pendant ce mois de mai, Gilberte étant allée à la campagne chez
des amies. J'arrivais à l'Arc de Triomphe vers midi. Je faisais le
guet à l'entrée de l'avenue, ne perdant pas des yeux le coin de la
petite rue par où Mme Swann, qui n'avait que quelques mètres à
franchir, venait de chez elle. Comme c'était déjà l'heure où beaucoup
de promeneurs rentraient déjeuner, ceux qui restaient étaient peu
nombreux et, pour la plus grande part, des gens élégants. Tout d'un
coup, sur le sable de l'allée, tardive, alentie et luxuriante comme la
plus belle fleur et qui ne s'ouvrirait qu'à midi, Mme Swann
apparaissait, épanouissant autour d'elle une toilette toujours
différente mais que je me rappelle surtout mauve; puis elle hissait et
déployait sur un long pédoncule, au moment de sa plus complète
irradiation, le pavillon de soie d'une large ombrelle de la même
nuance que l'effeuillaison des pétales de sa robe. Toute une suite
l'environnait; Swann, quatre ou cinq hommes de club qui étaient venus
la voir le matin chez elle ou qu'elle avait rencontrés: et leur noire
ou grise agglomération obéissante, exécutant les mouvements presque
mécaniques d'un cadre inerte autour d'Odette, donnait l'air à cette
femme qui seule avait de l'intensité dans les yeux, de regarder devant
elle, d'entre tous ces hommes, comme d'une fenêtre dont elle se fût
approchée, et la faisait surgir, frêle, sans crainte, dans la nudité
de ses tendres couleurs, comme l'apparition d'un être d'une espèce
différente, d'une race inconnue, et d'une puissance presque guerrière,
grâce à quoi elle compensait à elle seule sa multiple escorte.
Souriante, heureuse du beau temps, du soleil qui n'incommodait pas
encore, ayant l'air d'assurance et de calme du créateur qui a accompli
son œuvre et ne se soucie plus du reste, certaine que sa toilette--dussent
des passants vulgaires ne pas l'apprécier--était la plus
élégante de toutes, elle la portait pour soi-même et pour ses amis,
naturellement, sans attention exagérée, mais aussi sans détachement
complet; n'empêchant pas les petits nœuds de son corsage et de sa jupe
de flotter légèrement devant elle comme des créatures dont elle
n'ignorait pas la présence et à qui elle permettait avec indulgence de
se livrer à leurs jeux, selon leur rythme propre, pourvu qu'ils
suivissent sa marche, et même sur son ombrelle mauve que souvent elle
tenait encore fermée quand elle arrivait, elle laissait tomber par
moment, comme sur un bouquet de violettes de Parme, son regard heureux
et si doux que quand il ne s'attachait plus à ses amis mais à un objet
inanimé, il avait l'air de sourire encore. Elle réservait ainsi, elle
faisait occuper à sa toilette cet intervalle d'élégance dont les
hommes à qui Mme Swann parlait le plus en camarades, respectaient
l'espace et la nécessité, non sans une certaine déférence de profanes,
un aveu de leur propre ignorance, et sur lequel ils reconnaissaient à
leur amie comme à un malade sur les soins spéciaux qu'il doit prendre,
ou comme à une mère sur l'éducation de ses enfants, compétence et
juridiction. Non moins que par la cour qui l'entourait et ne semblait
pas voir les passants, Mme Swann, à cause de l'heure tardive de son
apparition, évoquait cet appartement où elle avait passé une matinée
si longue et où il faudrait qu'elle rentrât bientôt déjeuner; elle
semblait en indiquer la proximité par la tranquillité flâneuse de sa
promenade, pareille à celle qu'on fait à petits pas dans son jardin;
de cet appartement on aurait dit qu'elle portait encore autour d'elle
l'ombre intérieure et fraîche. Mais, par tout cela même, sa vue ne me
donnait que davantage la sensation du plein air et de la chaleur.
D'autant plus que déjà persuadé qu'en vertu de la liturgie et des
rites dans lesquels Mme Swann était profondément versée, sa toilette
était unie à la saison et à l'heure par un lien nécessaire, unique,
les fleurs de son inflexible chapeau de paille, les petits rubans de
sa robe me semblaient naître du mois de mai plus naturellement encore
que les fleurs des jardins et des bois; et pour connaître le trouble
nouveau de la saison, je ne levais pas les yeux plus haut que son
ombrelle, ouverte et tendue comme un autre ciel plus proche, rond,
clément, mobile et bleu. Car ces rites, s'ils étaient souverains,
mettaient leur gloire, et par conséquent Mme Swann mettait la sienne à
obéir avec condescendance, au matin, au printemps, au soleil, lesquels
ne me semblaient pas assez flattés qu'une femme si élégante voulût
bien ne pas les ignorer, et eût choisi à cause d'eux une robe d'une
étoffe plus claire, plus légère, faisant penser, par son évasement au
col et aux manches, à la moiteur du cou et des poignets, fît enfin
pour eux tous les frais d'une grande dame qui s'étant gaiement abaissée
à aller voir à la campagne des gens communs et que tout le monde, même
le vulgaire, connaît, n'en a pas moins tenu à revêtir spécialement
pour ce jour-là une toilette champêtre. Dès son arrivée, je saluais
Mme Swann, elle m'arrêtait et me disait: «Good morning» en souriant.
Nous faisions quelques pas. Et je comprenais que ces canons selon
lesquels elle s'habillait, c'était pour elle-même qu'elle y obéissait,
comme à une sagesse supérieure dont elle eût été la grande prêtresse:
car s'il lui arrivait qu'ayant trop chaud, elle entr'ouvrît, ou même
ôtât tout à fait et me donnât à porter sa jaquette qu'elle avait cru
garder fermée, je découvrais dans la chemisette mille détails
d'exécution qui avaient eu grande chance de rester inaperçus comme ces
parties d'orchestre auxquelles le compositeur a donné tous ses soins,
bien qu'elles ne doivent jamais arriver aux oreilles du public; ou
dans les manches de la jaquette pliée sur mon bras je voyais, je
regardais longuement par plaisir ou par amabilité, quelque détail
exquis, une bande d'une teinte délicieuse, une satinette mauve
habituellement cachée aux yeux de tous, mais aussi délicatement
travaillée que les parties extérieures, comme ces sculptures gothiques
d'une cathédrale dissimulées au revers d'une balustrade à
quatre-vingts pieds de hauteur, aussi parfaites que les bas-reliefs du
grand porche, mais que personne n'avait jamais vues avant qu'au hasard
d'un voyage, un artiste n'eût obtenu de monter se promener en plein
ciel, pour dominer toute la ville, entre les deux tours.
Ce qui augmentait cette impression que Mme Swann se promenait dans
l'avenue du Bois comme dans l'allée d'un jardin à elle, c'était--pour
ces gens qui ignoraient ses habitudes de «footing»--qu'elle fût
venue à pieds, sans voiture qui suivît, elle que, dès le mois de mai,
on avait l'habitude de voir passer avec l'attelage le plus soigné, la
livrée la mieux tenue de Paris, mollement et majestueusement assise
comme une déesse, dans le tiède plein air d'une immense victoria à
huit ressorts. A pieds, Mme Swann avait l'air, surtout avec sa
démarche que ralentissait la chaleur, d'avoir cédé à une curiosité, de
commettre une élégante infraction aux règles du protocole, comme ces
souverains qui sans consulter personne, accompagnés par l'admiration
un peu scandalisée d'une suite qui n'ose formuler une critique,
sortent de leur loge pendant un gala et visitent le foyer en se mêlant
pendant quelques instants aux autres spectateurs. Ainsi, entre Mme
Swann et la foule, celle-ci sentait ces barrières d'une certaine sorte
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