A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 09

Total number of words is 4644
Total number of unique words is 1655
36.0 of words are in the 2000 most common words
48.6 of words are in the 5000 most common words
53.8 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
pour poser de doux regards sur ma grand'mère et sur moi, avec cet
embryon de baiser qu'on ajoute au sourire quand celui-ci s'adresse à
un bébé avec sa nounou. Même dans son désir de ne pas avoir l'air de
siéger dans une sphère supérieure à la nôtre, elle avait sans doute
mal calculé la distance, car, par une erreur de réglage, ses regards
s'imprégnèrent d'une telle bonté que je vis approcher le moment où
elle nous flatterait de la main comme deux bêtes sympathiques qui
eussent passé la tête vers elle, à travers un grillage, au Jardin
d'Acclimatation. Aussitôt du reste cette idée d'animaux et de
Bois de Boulogne prit plus de consistance pour moi. C'était l'heure où
la digue est parcourue par des marchands ambulants et criards qui
vendent des gâteaux, des bonbons, des petits pains. Ne sachant que
faire pour nous témoigner sa bienveillance, la princesse arrêta le
premier qui passa; il n'avait plus qu'un pain de seigle, du genre de
ceux qu'on jette aux canards. La princesse le prit et me dit: «C'est
pour votre grand'mère.» Pourtant, ce fut à moi qu'elle le tendit, en
me disant avec un fin sourire: «Vous le lui donnerez vous-même»,
pensant qu'ainsi mon plaisir serait plus complet s'il n'y avait pas
d'intermédiaires entre moi et les animaux. D'autres marchands
s'approchèrent, elle remplit mes poches de tout ce qu'ils avaient, de
paquets tout ficelés, de plaisirs, de babas et de sucres d'orge. Elle
me dit: «Vous en mangerez et vous en ferez manger aussi à votre
grand'mère» et elle fit payer les marchands par le petit nègre habillé
en satin rouge qui la suivait partout et qui faisait l'émerveillement
de la plage. Puis elle dit adieu à Mme de Villeparisis et nous tendit
la main avec l'intention de nous traiter de la même manière que son
amie, en intimes et de se mettre à notre portée. Mais cette fois, elle
plaça sans doute notre niveau un peu moins bas dans l'échelle des
êtres, car son égalité avec nous fut signifiée par la princesse à ma
grand'mère au moyen de ce tendre et maternel sourire qu'on adresse à
un gamin quand on lui dit au revoir comme à une grande personne. Par
un merveilleux progrès de l'évolution, ma grand'mère n'était plus un
canard ou une antilope, mais déjà ce que Mme Swann eût appelé un
«baby». Enfin, nous ayant quittés tous trois, la Princesse reprit sa
promenade sur la digue ensoleillée en incurvant sa taille magnifique
qui comme un serpent autour d'une baguette s'enlaçait à l'ombrelle
blanche imprimée de bleu que Mme de Luxembourg tenait fermée à la
main. C'était ma première altesse, je dis la première, car la
princesse Mathilde n'était pas altesse du tout de façons. La seconde,
on le verra plus tard, ne devait pas moins m'étonner par sa bonne
grâce. Une forme de l'amabilité des grands seigneurs, intermédiaires
bénévoles entre les souverains et les bourgeois me fut apprise le
lendemain quand Mme de Villeparisis nous dit: «Elle vous a trouvés
charmants. C'est une femme d'un grand jugement, de beaucoup de cœur.
Elle n'est pas comme tant de souverains ou d'altesses. Elle a une
vraie valeur.» Et Mme de Villeparisis ajouta d'un air convaincu, et
toute ravie de pouvoir nous le dire: «Je crois qu'elle serait
enchantée de vous revoir.»
Mais ce matin-là même, en quittant la princesse de Luxembourg, Mme de
Villeparisis me dit une chose qui me frappa davantage et qui n'était
pas du domaine de l'amabilité.
--Est-ce que vous êtes le fils du directeur au Ministère? me
demanda-t-elle. Ah! il paraît que votre père est un homme charmant. Il
fait un bien beau voyage en ce moment.
Quelques jours auparavant nous avions appris par une lettre de Maman
que mon père et son compagnon M. de Norpois avaient perdu leurs
bagages.
--Ils sont retrouvés, ou plutôt ils n'ont jamais été perdus, voici ce
qui était arrivé, nous dit Mme de Villeparisis, qui sans que nous
sussions comment, avait l'air beaucoup plus renseigné que nous sur les
détails du voyage. Je crois que votre père avancera son retour à la
semaine prochaine car il renoncera probablement à aller à Algésiras.
Mais il a envie de consacrer un jour de plus à Tolède car il est
admirateur d'un élève de Titien dont je ne me rappelle pas le nom et
qu'on ne voit bien que là.
Et je me demandais par quel hasard, dans la lunette indifférente à
travers laquelle Mme de Villeparisis considérait d'assez loin
l'agitation sommaire, minuscule et vague de la foule des gens qu'elle
connaissait, se trouvait intercalé à l'endroit où elle considérait mon
père, un morceau de verre prodigieusement grossissant qui lui faisait
voir avec tant de relief et dans le plus grand détail tout ce qu'il
avait d'agréable, les contingences qui le forçaient à revenir, ses
ennuis de douane, son goût pour le Greco, et, changeant pour elle
l'échelle de sa vision, lui montrait ce seul homme si grand au milieu
des autres, tout petits, comme ce Jupiter à qui Gustave Moreau a
donné, quand il l'a peint à côté d'une faible mortelle, une stature
plus qu'humaine.
Ma grand'mère prit congé de Mme de Villeparisis pour que nous pussions
rester à respirer l'air un instant de plus devant l'hôtel, en
attendant qu'on nous fît signe à travers le vitrage que notre déjeuner
était servi. On entendit un tumulte. C'était la jeune maîtresse du roi
des sauvages, qui venait de prendre son bain et rentrait déjeuner.
--Vraiment c'est un fléau, c'est à quitter la France! s'écria
rageusement le bâtonnier qui passait à ce moment.
Cependant la femme du notaire attachait des yeux écarquillés sur la
fausse souveraine.
--Je ne peux pas vous dire comme Mme Blandais m'agace en regardant
ces gens-là comme cela, dit le bâtonnier au président. Je voudrais
pouvoir lui donner une gifle. C'est comme cela qu'on donne de
l'importance à cette canaille qui naturellement ne demande qu'à ce que
l'on s'occupe d'elle. Dites donc à son mari de l'avertir que c'est
ridicule; moi je ne sors plus avec eux s'ils ont l'air de faire
attention aux déguisés.
Quant à la venue de la princesse de Luxembourg, dont l'équipage, le
jour où elle avait apporté des fruits, s'était arrêté devant l'hôtel,
elle n'avait pas échappé au groupe de la femme du notaire, du
bâtonnier et du premier président, déjà depuis quelque temps fort
agitées de savoir si c'était une marquise authentique et non une
aventurière que cette Madame de Villeparisis qu'on traitait avec tant
d'égards, desquels toutes ces dames brûlaient d'apprendre qu'elle
était indigne. Quand Mme de Villeparisis traversait le hall, la femme
du premier président qui flairait partout des irrégulières, levait son
nez sur son ouvrage et la regardait d'une façon qui faisait mourir de
rire ses amies.
--Oh! moi, vous savez, disait-elle avec orgueil, je commence toujours
par croire le mal. Je ne consens à admettre qu'une femme est vraiment
mariée que quand on m'a sorti les extraits de naissance et les actes
notariés. Du reste, n'ayez crainte, je vais procéder à ma petite
enquête.
Et chaque jour toutes ces dames accouraient en riant.
--Nous venons aux nouvelles.
Mais le soir de la visite de la princesse de Luxembourg, la femme du
Premier mit un doigt sur sa bouche.
--Il y a du nouveau.
--Oh! elle est extraordinaire, Mme Poncin! je n'ai jamais vu... mais
dites, qu'y a-t-il?
--Hé bien, il y a qu'une femme aux cheveux jaunes, avec un pied de
rouge sur la figure, une voiture qui sentait l'horizontale d'une
lieue, et comme n'en ont que ces demoiselles, est venue tantôt pour
voir la prétendue marquise.
--Ouil you uouil! patatras! Voyez-vous ça! mais c'est cette dame que
nous avons vue, vous vous rappelez bâtonnier, nous avons bien trouvé
qu'elle marquait très mal mais nous ne savions pas qu'elle était venue
pour la marquise. Une femme avec un nègre, n'est-ce pas?
--C'est cela même.
--Ah! vous m'en direz tant. Vous ne savez pas son nom?
--Si, j'ai fait semblant de me tromper, j'ai pris la carte, elle a
comme nom de guerre la princesse de Luxembourg! Avais-je raison de me
méfier! C'est agréable d'avoir ici une promiscuité avec cette espèce
de Baronne d'Ange.
Le bâtonnier cita Mathurin Régnier et Macette au
premier Président.
Il ne faut, d'ailleurs, pas croire que ce malentendu fut momentané
comme ceux qui se forment au deuxième acte d'un vaudeville pour se
dissiper au dernier. Mme de Luxembourg, nièce du roi d'Angleterre et
de l'empereur d'Autriche, et Mme de Villeparisis, parurent toujours,
quand la première venait chercher la seconde pour se promener en
voiture, deux drôlesses de l'espèce de celles dont on se gare
difficilement dans les villes d'eaux. Les trois quarts des hommes du
faubourg Saint-Germain passent aux yeux d'une bonne partie de la
bourgeoisie pour des décavés crapuleux (qu'ils sont d'ailleurs
quelquefois individuellement) et que, par conséquent, personne ne
reçoit. La bourgeoisie est trop honnête en cela, car leurs tares ne
les empêcheraient nullement d'être reçus avec la plus grande faveur là
où elle ne le sera jamais. Et eux s'imaginent tellement que la
bourgeoisie le sait qu'ils affectent une simplicité en ce qui les
concerne, un dénigrement pour leurs amis particulièrement «à la côte»,
qui achève le malentendu. Si par hasard un homme du grand monde est en
rapports avec la petite bourgeoisie parce qu'il se trouve, étant
extrêmement riche, avoir la présidence des plus importantes sociétés
financières, la bourgeoisie qui voit enfin un noble digne d'être grand
bourgeois jurerait qu'il ne fraye pas avec le marquis joueur et ruiné
qu'elle croit d'autant plus dénué de relations qu'il est plus aimable.
Et elle n'en revient pas quand le duc, président du conseil
d'administration de la colossale Affaire, donne pour femme à son fils
la fille du marquis joueur, mais dont le nom est le plus ancien de
France, de même qu'un souverain fera plutôt épouser à son fils la
fille d'un roi détrôné que d'un président de la république en
fonctions. C'est dire que les deux mondes ont l'un de l'autre une vue
aussi chimérique que les habitants d'une plage située à une des
extrémités de la baie de Balbec, ont de la plage située à l'autre
extrémité: de Rivebelle on voit un peu Marcouville l'Orgueilleuse;
mais cela même trompe, car on croit qu'on est vu de Marcouville, d'où
au contraire les splendeurs de Rivebelle sont en grande partie
invisibles.
Le médecin de Balbec appelé pour un accès de fièvre que j'avais eu,
ayant estimé que je ne devrais pas rester toute la journée au bord de
la mer, en plein soleil, par les grandes chaleurs, et rédigé à mon
usage quelques ordonnances pharmaceutiques, ma grand'mère prit les
ordonnances avec un respect apparent où je reconnus tout de suite sa
ferme décision de n'en faire exécuter aucune, mais tint compte du
conseil en matière d'hygiène et accepta l'offre de Mme de Villeparisis
de nous faire faire quelques promenades en voiture. J'allais et
venais, jusqu'à l'heure du déjeuner, de ma chambre à celle de ma
grand'mère. Elle ne donnait pas directement sur la mer comme la mienne
mais prenait jour de trois côtés différents: sur un coin de la digue,
sur une cour et sur la campagne, et était meublée autrement, avec des
fauteuils brodés de filigranes métalliques et de fleurs roses d'où
semblait émaner l'agréable et fraîche odeur qu'on trouvait en entrant.
Et à cette heure où des rayons venus d'expositions, et comme d'heures
différentes, brisaient les angles du mur, à côté d'un reflet de la
plage, mettaient sur la commode un reposoir diapré comme les fleurs du
sentier, suspendaient à la paroi les ailes repliées, tremblantes et
tièdes d'une clarté prête à reprendre son vol, chauffaient comme un
bain un carré de tapis provincial devant la fenêtre de la courette que
le soleil festonnait comme une vigne, ajoutaient au charme et à la
complexité de la décoration mobilière en semblant exfolier la soie
fleurie des fauteuils et détacher leur passementerie, cette chambre,
que je traversais un moment avant de m'habiller pour la promenade,
avait l'air d'un prisme où se décomposaient les couleurs de la lumière
du dehors, d'une ruche où les sucs de la journée que j'allais goûter
étaient dissociés, épars, enivrants et visibles, d'un jardin de
l'espérance qui se dissolvait en une palpitation de rayons d'argent et
de pétales de rose. Mais avant tout j'avais ouvert mes rideaux dans
l'impatience de savoir quelle était la Mer qui jouait ce matin-là au
bord du rivage, comme une Néreide. Car chacune de ces Mers ne restait
jamais plus d'un jour. Le lendemain il y en avait une autre qui
parfois lui ressemblait. Mais je ne vis jamais deux fois la même.
Il y en avait qui étaient d'une beauté si rare qu'en les apercevant
mon plaisir était encore accru par la surprise. Par quel privilège, un
matin plutôt qu'un autre, la fenêtre en s'entr'ouvrant découvrit-elle
à mes yeux émerveillés la nymphe Glaukonomèné, dont la beauté
paresseuse et qui respirait mollement avait la transparence d'une
vaporeuse émeraude à travers laquelle je voyais affluer les éléments
pondérables qui la coloraient? Elle faisait jouer le soleil avec un
sourire alangui par une brume invisible qui n'était qu'un espace vide
réservé autour de sa surface translucide rendue ainsi plus abrégée et
plus saisissante, comme ces déesses que le sculpteur détache sur le
reste du bloc qu'il ne daigne pas dégrossir. Telle, dans sa couleur
unique, elle nous invitait à la promenade sur ces routes grossières et
terriennes, d'où, installés dans la calèche de Mme de Villeparisis,
nous apercevions tout le jour et sans jamais l'atteindre la fraîcheur
de sa molle palpitation.
Mme de Villeparisis faisait atteler de bonne heure, pour que nous
eussions le temps d'aller soit jusqu'à Saint-Mars-le-Vêtu, soit
jusqu'aux rochers de Quetteholme ou à quelque autre but d'excursion
qui, pour une voiture assez lente, était fort lointain et demandait
toute la journée. Dans ma joie de la longue promenade que nous allions
entreprendre, je fredonnais quelque air récemment écouté, et je
faisais les cent pas en attendant que Mme de Villeparisis fût prête.
Si c'était dimanche, sa voiture n'était pas seule devant l'hôtel;
plusieurs fiacres loués attendaient non seulement les personnes qui
étaient invitées au château de Féterne chez Mme de Cambremer, mais
celles qui plutôt que de rester là comme des enfants punis déclaraient
que le dimanche était un jour assommant à Balbec et partaient dès
après déjeuner se cacher dans une plage voisine ou visiter quelque
site, et même souvent quand on demandait à Mme Blandais si elle avait
été chez les Cambremer, elle répondait péremptoirement: «Non, nous
étions aux cascades du Bec», comme si c'était là la seule raison pour
laquelle elle n'avait pas passé la journée à Féterne. Et le bâtonnier
disait charitablement:
--Je vous envie, j'aurais bien changé avec vous, c'est autrement
intéressant.
A côté des voitures, devant le porche où j'attendais, était planté
comme un arbrisseau d'une espèce rare un jeune chasseur qui ne
frappait pas moins les yeux par l'harmonie singulière de ses cheveux
colorés, que par son épiderme de plante. A l'intérieur, dans le hall
qui correspondait au narthex ou église des Catéchumènes, des églises
romanes, et où les personnes qui n'habitaient pas l'hôtel avaient le
droit de passer, les camarades du groom «extérieur» ne travaillaient
pas beaucoup plus que lui mais exécutaient du moins quelques
mouvements. Il est probable que le matin ils aidaient au nettoyage.
Mais l'après-midi ils restaient là seulement comme des choristes qui,
même quand ils ne servent à rien, demeurent en scène pour ajouter à la
figuration. Le Directeur général, celui qui me faisait si peur,
comptait augmenter considérablement leur nombre l'année suivante, car
il «voyait grand». Et sa décision affligeait beaucoup le Directeur de
l'Hôtel, lequel trouvait que tous ces enfants n'étaient que des
«faiseurs d'embarras» entendant par là qu'ils embarrassaient le
passage et ne servaient à rien. Du moins entre le déjeuner et le
dîner, entre les sorties et les rentrées des clients remplissaient-ils
le vide de l'action, comme ces élèves de Mme de Maintenon qui sous le
costume de jeunes israélites font intermède chaque fois qu'Esther ou
Joad s'en vont. Mais le chasseur du dehors, aux nuances précieuses, à
la taille élancée et frêle, non loin duquel j'attendais que la
marquise descendît, gardait une immobilité à laquelle s'ajoutait de la
mélancolie, car ses frères aînés avaient quitté l'hôtel pour des
destinées plus brillantes et il se sentait isolé sur cette terre
étrangère. Enfin Mme de Villeparisis arrivait. S'occuper de sa voiture
et l'y faire monter eût peut-être dû faire partie des fonctions du
chasseur. Mais il savait qu'une personne qui amène ses gens avec soi
se fait servir par eux, et d'habitude donne peu de pourboires dans un
hôtel, que les nobles de l'ancien faubourg Saint-Germain agissent de
même. Mme de Villeparisis appartenait à la fois à ces deux catégories.
Le chasseur arborescent en concluait qu'il n'avait rien à attendre de
la marquise; en laissant le maître d'hôtel et la femme de chambre de
celle-ci l'installer avec ses affaires, il rêvait tristement au sort
envié de ses frères et conservait son immobilité végétale.
Nous partions; quelque temps après avoir contourné la station du
chemin de fer nous entrions dans une route campagnarde qui me devint
bientôt aussi familière que celles de Combray, depuis le coude où elle
s'amorçait entre des clos charmants jusqu'au tournant où nous la
quittions et qui avait de chaque côté des terres labourées. Au milieu
d'elles, on voyait çà et là un pommier privé il est vrai de ses fleurs
et ne portant plus qu'un bouquet de pistils, mais qui suffisait à
m'enchanter parce que je reconnaissais ces feuilles inimitables dont
la large étendue, comme le tapis d'estrade d'une fête nuptiale
maintenant terminée avait été tout récemment foulée par la traîne de
satin blanc des fleurs rougissantes.
Combien de fois à Paris dans le mois de mai de l'année suivante, il
m'arriva d'acheter une branche de pommier chez le fleuriste et de
passer ensuite la nuit devant ses fleurs où s'épanouissait la même
essence crémeuse qui poudrait encore de son écume les bourgeons des
feuilles et entre les blanches corolles desquelles il semblait que ce
fût le marchand qui, par générosité envers moi, par goût inventif
aussi et contraste ingénieux, eût ajouté de chaque côté, en surplus, un
seyant bouton rose; je les regardais, je les faisais poser sous ma
lampe--si longtemps que j'étais souvent encore là quand l'aurore
leur apportait la même rougeur qu'elle devait faire en même temps à
Balbec--et je cherchais à les reporter sur cette route par
l'imagination, à les multiplier, à les étendre dans le cadre préparé,
sur la toile toute prête de ces clos dont je savais le dessin par cœur--et
que j'aurais tant voulu, qu'un jour je devais revoir--au
moment où avec la verve ravissante du génie, le printemps couvre leur
canevas de ses couleurs.
Avant de monter en voiture j'avais composé le tableau de mer que
j'allais chercher, que j'espérais voir avec le «soleil rayonnant», et
qu'à Balbec je n'apercevais que trop morcelé entre tant d'enclaves
vulgaires et que mon rêve n'admettait pas, de baigneurs, de cabines,
de yacht de plaisance. Mais quand, la voiture de Mme de Villeparisis
étant parvenue au haut d'une côte, j'apercevais la mer entre les
feuillages des arbres, alors sans doute de si loin disparaissaient ces
détails contemporains qui l'avaient mise comme en dehors de la nature
et de l'histoire, et je pouvais en regardant les flots m'efforcer de
penser que c'était les mêmes que Leconte de Lisle nous peint dans
l'_Orestie_ quand «tel qu'un vol d'oiseaux carnassiers dans l'aurore»
les guerriers chevelus de l'héroïque Hellas «de cent mille avirons
battaient le flot sonore». Mais en revanche je n'étais plus assez près
de la mer qui ne me semblait pas vivante, mais figée, je ne sentais
plus de puissance sous ses couleurs étendues comme celles d'une
peinture entre les feuilles où elle apparaissait aussi inconsistante
que le ciel, et seulement plus foncée que lui.
Mme de Villeparisis voyant que j'aimais les églises me promettait que
nous irions voir une fois l'une, une fois l'autre, et surtout celle de
Carqueville «toute cachée sous son vieux lierre», dit-elle avec un
mouvement de la main qui semblait envelopper avec goût la façade
absente dans un feuillage invisible et délicat. Mme de Villeparisis
avait souvent, avec ce petit geste descriptif, un mot juste pour
définir le charme et la particularité d'un monument, évitant toujours
les termes techniques, mais ne pouvant dissimuler qu'elle savait très
bien les choses dont elle parlait. Elle semblait chercher à s'en
excuser sur ce qu'un des châteaux de son père, et où elle avait été
élevée, étant situé dans une région où il y avait des églises du même
style qu'autour de Balbec il eût été honteux qu'elle n'eût pas pris le
goût de l'architecture, ce château étant d'ailleurs le plus bel
exemplaire de celle de la Renaissance. Mais comme il était aussi un
vrai musée, comme d'autre part Chopin et Listz y avaient joué,
Lamartine récité des vers, tous les artistes connus de tout un siècle
écrit des pensées, des mélodies, fait des croquis sur l'album
familial, Mme de Villeparisis ne donnait, par grâce, bonne éducation,
modestie réelle, ou manque d'esprit philosophique, que cette origine
purement matérielle à sa connaissance de tous les arts, et finissait
par avoir l'air de considérer la peinture, la musique, la littérature
et la philosophie comme l'apanage d'une jeune fille élevée de la façon
la plus aristocratique dans un monument classé et illustre. On aurait
dit qu'il n'y avait pas pour elle d'autres tableaux que ceux dont on a
hérités. Elle fut contente que ma grand'mère aimât un collier qu'elle
portait et qui dépassait de sa robe. Il était dans le portrait d'une
bisaïeule à elle, par Titien, et qui n'était jamais sorti de la
famille. Comme cela on était sûr que c'était un vrai. Elle ne voulait
pas entendre parler des tableaux achetés on ne sait comment par un
Crésus, elle était d'avance persuadée qu'ils étaient faux et n'avait
aucun désir de les voir, nous savions qu'elle-même faisait des
aquarelles de fleurs, et ma grand'mère qui les avait entendu vanter
lui en parla. Mme de Villeparisis changea de conversation par
modestie, mais sans montrer plus d'étonnement ni de plaisir qu'une
artiste suffisamment connue à qui les compliments n'apprennent rien.
Elle se contenta de dire que c'était un passe-temps charmant parce que
si les fleurs nées du pinceau n'étaient pas fameuses, du moins les
peindre vous faisait vivre dans la société des fleurs naturelles, de
la beauté desquelles, surtout quand on était obligé de les regarder de
plus près pour les imiter, on ne se lassait pas. Mais à Balbec Mme de
Villeparisis se donnait congé pour laisser reposer ses yeux.
Nous fûmes étonnés, ma grand'mère et moi, de voir combien elle était
plus «libérale» que même la plus grande partie de la bourgeoisie. Elle
s'étonnait qu'on fût scandalisé des expulsions des jésuites, disant
que cela s'était toujours fait, même sous la monarchie, même en
Espagne. Elle défendait la République à laquelle elle ne reprochait
son anticléricalisme que dans cette mesure: «Je trouverais tout aussi
mauvais qu'on m'empêchât d'aller à la messe si j'en ai envie que
d'être forcée d'y aller si je ne le veux pas», lançant même certains
mots comme: «Oh! la noblesse aujourd'hui, qu'est-ce que c'est!» «Pour
moi, un homme qui ne travaille pas, ce n'est rien», peut-être
seulement parce qu'elle sentait ce qu'ils prenaient de piquant, de
savoureux, de mémorable dans sa bouche.
En entendant souvent exprimer avec franchise des opinions avancées--pas
jusqu'au socialisme cependant, qui était la bête noire de Mme de
Villeparisis--précisément par une de ces personnes en considération
de l'esprit desquelles, notre scrupuleuse et timide impartialité se
refuse à condamner les idées des conservateurs, nous n'étions pas
loin, ma grand'mère et moi, de croire qu'en notre agréable compagne
se trouvaient la mesure et le modèle de la vérité en toutes choses.
Nous la croyions sur parole tandis qu'elle jugeait ses Titiens, la
colonnade de son château, l'esprit de conversation de Louis-Philippe.
Mais--comme ces érudits qui émerveillent quand on les met sur la
peinture égyptienne et les inscriptions étrusques, et qui parlent
d'une façon si banale des œuvres modernes que nous nous demandons si
nous n'avons pas surfait l'intérêt des sciences où ils sont versés,
puisque n'y apparaît pas cette même médiocrité qu'ils ont pourtant dû
y apporter aussi bien que dans leurs niaises études sur Beaudelaire--Mme
de Villeparisis, interrogée par moi sur Chateaubriand, sur
Balzac, sur Victor Hugo, tous reçus jadis par ses parents et entrevus
par elle-même, riait de mon admiration, racontait sur eux des traits
piquants comme elle venait de faire sur des grands seigneurs ou des
hommes politiques, et jugeait sévèrement ces écrivains, précisément
parce qu'ils avaient manqué de cette modestie, de cet effacement de
soi, de cet art sobre qui se contente d'un seul trait juste et
n'appuie pas, qui fuit plus que tout le ridicule de la grandiloquence,
de cet à-propos, de ces qualités de modération de jugement et de
simplicité, auxquelles on lui avait appris qu'atteint la vraie valeur:
on voyait qu'elle n'hésitait pas à leur préférer des hommes qui,
peut-être, en effet, avaient eu, à cause d'elles, l'avantage sur un
Balzac, un Hugo, un Vigny, dans un salon, une académie, un conseil des
ministres, Molé, Fontanes, Vitroles, Bersot, Pasquier, Lebrun,
Salvandy ou Daru.
--C'est comme les romans de Stendhal pour qui vous aviez l'air d'avoir
de l'admiration. Vous l'auriez beaucoup étonné en lui parlant sur ce
ton. Mon père qui le voyait chez M. Mérimée--un homme de talent au
moins celui-là--m'a souvent dit que Beyle (c'était son nom) était
d'une vulgarité affreuse, mais spirituel dans un dîner, et ne s'en
faisant pas accroire pour ses livres. Du reste, vous avez pu voir
vous-même par quel haussement d'épaules il a répondu aux éloges outrés
de M. de Balzac. En cela du moins il était homme de bonne compagnie.
Elle avait de tous ces grands hommes des autographes, et semblait, se
prévalant des relations particulières que sa famille avait eues avec
eux, penser que son jugement à leur égard était plus juste que celui
de jeunes gens qui comme moi n'avaient pas pu les fréquenter.
--Je crois que je peux en parler, car ils venaient chez mon père; et comme
disait M. Sainte-Beuve, qui avait bien de l'esprit, il faut croire sur
eux ceux qui les ont vus de près et ont pu juger plus exactement de ce
qu'ils valaient.
Parfois, comme la voiture gravissait une route montante entre des
terres labourées, rendant les champs plus réels, leur ajoutant une
marque d'authenticité, comme la précieuse fleurette dont certains
maîtres anciens signaient leurs tableaux, quelques bleuets hésitants
pareils à ceux de Combray suivaient notre voiture. Bientôt nos chevaux
les distançaient, mais, mais après quelques pas, nous en apercevions
un autre qui en nous attendant avait piqué devant nous dans l'herbe
son étoile bleue; plusieurs s'enhardissaient jusqu'à venir se poser au
bord de la route et c'était toute une nébuleuse qui se formait avec
mes souvenirs lointains et les fleurs apprivoisées.
Nous redescendions la côte; alors nous croisions, la montant à pied, à
bicyclette, en carriole ou en voiture, quelqu'une de ces créatures--fleurs
de la belle journée, mais qui ne sont pas comme les fleurs des
champs, car chacune recèle quelque chose qui n'est pas dans une autre
et qui empêchera que nous puissions contenter avec ses pareilles le
désir qu'elle a fait naître en nous--quelque fille de ferme poussant
sa vache ou à demi couchée sur une charrette, quelque fille de
boutiquier en promenade, quelque élégante demoiselle assise sur le
strapontin d'un landau, en face de ses parents. Certes Bloch m'avait
ouvert une ère nouvelle et avait changé pour moi la valeur de la vie,
le jour où il m'avait appris que les rêves que j'avais promenés
solitairement du côté de Méséglise quand je souhaitais que passât une
You have read 1 text from French literature.
Next - A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 10
  • Parts
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 01
    Total number of words is 4703
    Total number of unique words is 1511
    39.9 of words are in the 2000 most common words
    51.4 of words are in the 5000 most common words
    56.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 02
    Total number of words is 4676
    Total number of unique words is 1625
    37.3 of words are in the 2000 most common words
    47.9 of words are in the 5000 most common words
    52.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 03
    Total number of words is 4713
    Total number of unique words is 1575
    36.9 of words are in the 2000 most common words
    49.3 of words are in the 5000 most common words
    54.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 04
    Total number of words is 4668
    Total number of unique words is 1615
    38.8 of words are in the 2000 most common words
    50.7 of words are in the 5000 most common words
    56.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 05
    Total number of words is 4771
    Total number of unique words is 1698
    37.8 of words are in the 2000 most common words
    49.1 of words are in the 5000 most common words
    54.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 06
    Total number of words is 4706
    Total number of unique words is 1706
    36.5 of words are in the 2000 most common words
    47.6 of words are in the 5000 most common words
    53.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 07
    Total number of words is 4683
    Total number of unique words is 1623
    37.0 of words are in the 2000 most common words
    48.8 of words are in the 5000 most common words
    54.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 08
    Total number of words is 4690
    Total number of unique words is 1581
    40.2 of words are in the 2000 most common words
    50.5 of words are in the 5000 most common words
    56.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 09
    Total number of words is 4644
    Total number of unique words is 1655
    36.0 of words are in the 2000 most common words
    48.6 of words are in the 5000 most common words
    53.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 10
    Total number of words is 4750
    Total number of unique words is 1585
    37.8 of words are in the 2000 most common words
    49.5 of words are in the 5000 most common words
    54.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 11
    Total number of words is 4720
    Total number of unique words is 1609
    37.9 of words are in the 2000 most common words
    49.4 of words are in the 5000 most common words
    55.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 12
    Total number of words is 4768
    Total number of unique words is 1639
    37.0 of words are in the 2000 most common words
    49.6 of words are in the 5000 most common words
    54.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 13
    Total number of words is 4689
    Total number of unique words is 1644
    36.5 of words are in the 2000 most common words
    47.9 of words are in the 5000 most common words
    53.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 14
    Total number of words is 3287
    Total number of unique words is 1147
    44.8 of words are in the 2000 most common words
    56.0 of words are in the 5000 most common words
    60.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.