A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 11

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grands rideaux violets et les bibliothèques basses, c'était me
retrouver seul avec ce moi-même dont les choses, comme les gens,
m'offraient l'image, et nous attendions tous ensemble dans le hall que
le maître d'hôtel vînt nous dire que nous étions servis. C'était
encore l'occasion pour nous d'écouter Mme de Villeparisis.
--Nous abusons de vous, disait ma grand'mère.
--Mais comment, je suis ravie, cela m'enchante, répondait son amie
avec un sourire câlin, en filant les sons, sur un ton mélodieux, qui
contrastait avec sa simplicité coutumière.
C'est qu'en effet dans ces moments-là elle n'était pas naturelle, elle
se souvenait de son éducation, des façons aristocratiques avec
lesquelles une grande dame doit montrer à des bourgeois qu'elle est
heureuse de se trouver avec eux, qu'elle est sans morgue. Et le seul
manque de véritable politesse qu'il y eût en elle était dans l'excès
de ses politesses; car on y reconnaissait ce pli professionnel d'une
dame du faubourg Saint-Germain, laquelle voyant toujours dans certains
bourgeois les mécontents qu'elle est destinée à faire certains jours,
profite avidement de toutes les occasions où il lui est possible, dans
le livre de compte de son amabilité avec eux, de prendre l'avance d'un
solde créditeur, qui lui permettra prochainement d'inscrire à son
débit le dîner ou le raout où elle ne les invitera pas. Ainsi, ayant
agi jadis sur elle une fois pour toutes, et ignorant que maintenant
les circonstances étaient autres, les personnes différentes et qu'à
Paris elle souhaiterait de nous voir chez elle souvent, le génie de
sa caste poussait avec une ardeur fiévreuse Mme de Villeparisis, comme
si le temps qui lui était concédé pour être aimable était court, à
multiplier avec nous, pendant que nous étions à Balbec, les envois de
roses et de melons, les prêts de livres, les promenades en voiture et
les effusions verbales. Et par là--tout autant que la splendeur
aveuglante de la plage, que le flamboiement multicolore et les lueurs
sous-océaniques des chambres, tout autant même que les leçons
d'équitation par lesquelles des fils de commerçants étaient déifiés
comme Alexandre de Macédoine--les amabilités quotidiennes de Mme de
Villeparisis et aussi la facilité momentanée, estivale, avec laquelle
ma grand'mère les acceptait, sont restées dans mon souvenir comme
caractéristiques de la vie de bains de mer.
--Donnez donc vos manteaux pour qu'on les remonte.
Ma grand'mère les passait au directeur, et à cause de ses gentillesses
pour moi, j'étais désolé de ce manque d'égards dont il paraissait
souffrir.
--Je crois que ce monsieur est froissé, disait la marquise. Il se
croit probablement trop grand seigneur pour prendre vos châles. Je me
rappelle le duc de Nemours, quand j'étais encore bien petite, entrant
chez mon père qui habitait le dernier étage de l'hôtel Bouillon, avec
un gros paquet sous le bras, des lettres et des journaux. Je crois
voir le prince dans son habit bleu sous l'encadrement de notre porte
qui avait de jolies boiseries, je crois que c'est Bagard qui faisait
cela, vous savez ces fines baguettes si souples que l'ébéniste parfois
leur faisait former des petites coques, et des fleurs, comme des
rubans qui nouent un bouquet. «Tenez, Cyrus, dit-il à mon père, voilà
ce que votre concierge m'a donné pour vous. Il m'a dit: «Puisque vous
allez chez M. le comte, ce n'est pas la peine que je monte les étages,
mais prenez garde de ne pas gâter la ficelle.» Maintenant que vous
avez donné vos affaires, asseyez-vous, tenez, mettez-vous là,
disait-elle à ma grand'mère en lui prenant la main.
--Oh! si cela vous est égal, pas dans ce fauteuil! Il est trop petit
pour deux, mais trop grand pour moi seule, j'y serais mal.
--Vous me faites penser, car c'était tout à fait le même, à un
fauteuil que j'ai eu longtemps mais que j'ai fini par ne pas pouvoir
garder parce qu'il avait été donné à ma mère par la malheureuse
duchesse de Praslin. Ma mère qui était pourtant la personne la plus
simple du monde, mais qui avait encore des idées qui viennent d'un
autre temps et que déjà je ne comprenais pas très bien, n'avait pas
voulu d'abord se laisser présenter à Mme de Praslin qui n'était que
Mlle Sebastiani, tandis que celle-ci, parce qu'elle était duchesse,
trouvait que ce n'était pas à elle à se faire présenter. Et par le
fait, ajoutait Mme de Villeparisis oubliant qu'elle ne comprenait pas
ce genre de nuances, n'eût-elle été que Mme de Choiseul que sa
prétention aurait pu se soutenir. Les Choiseul sont tout ce qu'il y a
de plus grand, ils sortent d'une sœur du roi Louis-le-Gros, ils étaient
de vrais souverains en Basigny. J'admets que nous l'emportons par les
alliances et l'illustration, mais l'ancienneté est presque la même. Il
était résulté de cette question de préséance des incidents comiques,
comme un déjeuner qui fut servi en retard de plus d'une grande heure
que mit l'une de ces dames à accepter de se laisser présenter. Elles
étaient malgré cela devenues de grandes amies et elle avait donné à ma
mère un fauteuil du genre de celui-ci et où, comme vous venez de
faire, chacun refusait de s'asseoir. Un jour ma mère entend une
voiture dans la cour de son hôtel. Elle demande à un petit domestique
qui c'est. «C'est Madame la duchesse de La Rochefoucauld, madame la
comtesse.--Ah! bien, je la recevrai.» Au bout d'un quart d'heure,
personne. «Hé bien, Madame la duchesse de La Rochefoucauld? où
est-elle donc?--Elle est dans l'escalier, a souffle, madame la
comtesse», répond le petit domestique qui arrivait depuis peu de la
campagne où ma mère avait la bonne habitude de les prendre. Elle les
avait souvent vu naître. C'est comme cela qu'on a chez soi de braves
gens. Et c'est le premier des luxes. En effet, la duchesse de La
Rochefoucauld montait difficilement, étant énorme, si énorme, que
quand elle entra ma mère eut un instant d'inquiétude en se demandant
où elle pourrait la placer. A ce moment le meuble donné par Mme de
Praslin frappa ses yeux: «Prenez donc la peine de vous asseoir», dit ma
mère en le lui avançant. Et la duchesse le remplit jusqu'aux bords.
Elle était, malgré cette importance, restée assez agréable. «Elle fait
encore un certain effet quand elle entre», disait un de nos amis.
«Elle en fait surtout quand elle sort», répondit ma mère qui avait le
mot plus leste qu'il ne serait de mise aujourd'hui. Chez Mme de La
Rochefoucauld même, on ne se gênait pas pour plaisanter devant elle,
qui en riait la première, ses amples proportions. «Mais est-ce que
vous êtes seul?» demanda un jour à M. de La Rochefoucauld ma mère qui
venait faire visite à la duchesse et qui, reçue à l'entrée par le
mari, n'avait pas aperçu sa femme qui était dans une baie du fond.
«Est-ce que Madame de La Rochefoucauld n'est pas là? je ne la vois
pas.--Comme vous êtes aimable!» répondit le duc qui avait un des
jugements les plus faux que j'aie jamais connus mais ne manquait pas
d'un certain esprit.
Après le dîner, quand j'étais remonté avec ma grand'mère, je lui
disais que les qualités qui nous charmaient chez Mme de Villeparisis,
le tact, la finesse, la discrétion, l'effacement de soi-même n'étaient
peut-être pas bien précieuses puisque ceux qui les possédèrent au plus
haut degré ne furent que des Molé et des Loménie, et que si leur
absence peut rendre les relations quotidiennes désagréables, elle n'a
pas empêché de devenir Chateaubriand, Vigny, Hugo, Balzac, des
vaniteux qui n'avaient pas de jugement, qu'il était facile de railler,
comme Bloch... Mais au nom de Bloch ma grand'mère se récriait. Et elle
me vantait Mme de Villeparisis. Comme on dit que c'est l'intérêt de
l'espèce qui guide en amour les préférences de chacun, et pour que
l'enfant soit constitué de la façon la plus normale fait rechercher
les femmes maigres aux hommes gras et les grasses aux maigres, de même
c'était obscurément les exigences de mon bonheur menacé par le
nervosisme, par mon penchant maladif à la tristesse, à l'isolement,
qui lui faisaient donner le premier rang aux qualités de pondération
et de jugement, particulières non seulement à Mme de Villeparisis mais
à une société où je pourrais trouver une distraction, un apaisement,
une société pareille à celle où l'on vit fleurir l'esprit d'un Doudan,
d'un M. de Rémusat, pour ne pas dire d'un Beausergent, d'un Joubert,
d'une Sévigné, esprit qui met plus de bonheur, plus de dignité dans la
vie que les raffinements opposés lesquels ont conduit un Baudelaire,
un Poe, un Verlaine, un Rimbaud, à des souffrances, à une
déconsidération dont ma grand'mère ne voulait pas pour son petit-fils.
Je l'interrompais pour l'embrasser et lui demandais si elle avait
remarqué telle phrase que Mme de Villeparisis avait dite et dans
laquelle se marquait la femme qui tenait plus à sa naissance qu'elle
ne l'avouait. Ainsi soumettais-je à ma grand'mère mes impressions car
je ne savais jamais le degré d'estime dû à quelqu'un que quand elle me
l'avait indiqué. Chaque soir je venais lui apporter les croquis que
j'avais pris dans la journée d'après tous ces êtres inexistants qui
n'étaient pas elle. Une fois je luis dis:--Sans toi je ne pourrai pas
vivre.--Mais il ne faut pas, me répondit-elle d'une voix
troublée. Il faut nous faire un cœur plus dur que ça. Sans cela que
deviendrais-tu si je partais en voyage? J'espère au contraire que tu
serais très raisonnable et très heureux.
--Je saurais être raisonnable si tu partais pour quelques jours, mais
je compterais les heures.
--Mais si je partais pour des mois... (à cette seule idée mon cœur se
serrait), pour des années... pour...
Nous nous taisions tous les deux. Nous n'osions pas nous regarder.
Pourtant je souffrais plus de son angoisse que de la mienne. Aussi je
m'approchai de la fenêtre et distinctement je lui dis en détournant
les yeux:
--Tu sais comme je suis un être d'habitudes. Les premiers jours où je
viens d'être séparé des gens que j'aime le plus, je suis malheureux.
Mais tout en les aimant toujours autant, je m'accoutume, ma vie
devient calme, douce; je supporterais d'être séparé d'eux, des mois,
des années.
Je dus me taire et regarder tout à fait par la fenêtre. Ma grand'mère
sortit un instant de la chambre. Mais le lendemain je me mis à parler
de philosophie, sur le ton le plus indifférent, en m'arrangeant
cependant pour que ma grand'mère fît attention à mes paroles; je dis
que c'était curieux, qu'après les dernières découvertes de la science,
le matérialisme semblait ruiné, et que le plus probable était encore
l'éternité des âmes et leur future réunion.
Mme de Villeparisis nous prévint que bientôt elle ne pourrait nous
voir aussi souvent. Un jeune neveu qui préparait Saumur, actuellement
en garnison dans le voisinage, à Doncières, devait venir passer auprès
d'elle un congé de quelques semaines et elle lui donnerait beaucoup de
son temps. Au cours de nos promenades, elle nous avait vanté sa grande
intelligence, surtout son bon cœur; déjà je me figurais qu'il allait se
prendre de sympathie pour moi, que je serais son ami préféré et quand,
avant son arrivée, sa tante laissa entendre à ma grand'mère qu'il
était malheureusement tombé dans les griffes d'une mauvaise femme dont
il était fou et qui ne le lâcherait pas, comme j'étais persuadé que ce
genre d'amour finissait fatalement par l'aliénation mentale, le crime
et le suicide, pensant au temps si court qui était réservé à notre
amitié, déjà si grande dans mon cœur sans que je l'eusse encore vu, je
pleurai sur elle et sur les malheurs qui l'attendaient comme sur un
être cher dont on vient de nous apprendre qu'il est gravement atteint
et que ses jours sont comptés.
Une après-midi de grande chaleur j'étais dans la salle à manger de
l'hôtel qu'on avait laissée à demi dans l'obscurité pour la protéger
du soleil en tirant des rideaux qu'il jaunissait et qui par leurs
interstices laissaient clignoter le bleu de la mer, quand, dans la
travée centrale qui allait de la plage à la route, je vis, grand,
mince, le cou dégagé, la tête haute et fièrement portée, passer un
jeune homme aux yeux pénétrants et dont la peau était aussi blonde et
les cheveux aussi dorés que s'ils avaient absorbé tous les rayons du
soleil. Vêtu d'une étoffe souple et blanchâtre comme je n'aurais
jamais cru qu'un homme eût osé en porter, et dont la minceur
n'évoquait pas moins que le frais de la salle à manger, la chaleur et
le beau temps du dehors, il marchait vite. Ses yeux, de l'un desquels
tombait à tout moment un monocle, étaient de la couleur de la mer.
Chacun le regarda curieusement passer, on savait que ce jeune marquis
de Saint-Loup-en-Bray était célèbre pour son élégance. Tous les
journaux avaient décrit le costume dans lequel il avait récemment
servi de témoin au jeune duc d'Uzès, dans un duel. Il semblait que la
qualité si particulière de ses cheveux, de ses yeux, de sa peau, de sa
tournure, qui l'eussent distingué au milieu d'une foule comme un filon
précieux d'opale azurée et lumineuse, engaîné dans une matière
grossière, devait correspondre à une vie différente de celle des
autres hommes. Et en conséquence, quand avant la liaison dont Mme de
Villeparisis se plaignait, les plus jolies femmes du grand monde se
l'étaient disputé, sa présence, dans une plage par exemple, à côté de
la beauté en renom à laquelle il faisait la cour, ne la mettait pas
seulement tout à fait en vedette, mais attirait les regards autant sur
lui que sur elle. A cause de son «chic», de son impertinence de jeune
«lion», à cause de son extraordinaire beauté surtout, certains lui
trouvaient même un air efféminé, mais sans le lui reprocher car on
savait combien il était viril et qu'il aimait passionnément les
femmes. C'était ce neveu de Mme de Villeparisis duquel elle nous avait
parlé. Je fus ravi de penser que j'allais le connaître pendant
quelques semaines et sûr qu'il me donnerait toute son affection. Il
traversa rapidement l'hôtel dans toute sa largeur, semblant poursuivre
son monocle qui voltigeait devant lui comme un papillon. Il venait de
la plage, et la mer qui remplissait jusqu'à mi-hauteur le vitrage du
hall lui faisait un fond sur lequel il se détachait en pied, comme
dans certains portraits où des peintres prétendent sans tricher en
rien sur l'observation la plus exacte de la vie actuelle, mais en
choisissant pour leur modèle un cadre approprié, pelouse de polo, de
golf, champ de courses, pont de yacht, donner un équivalent moderne de
ces toiles où les primitifs faisaient apparaître la figure humaine au
premier plan d'un paysage. Une voiture à deux chevaux l'attendait
devant la porte; et tandis que son monocle reprenait ses ébats sur la
route ensoleillée, avec l'élégance et la maîtrise qu'un grand pianiste
trouve le moyen de montrer dans le trait le plus simple, où il ne
semblait pas possible qu'il sût se montrer supérieur à un exécutant de
deuxième ordre, le neveu de Mme de Villeparisis prenant les guides que
lui passa le cocher, s'assit à côté de lui et tout en décachetant une
lettre que le directeur de l'hôtel lui remit, fit partir les bêtes.
Quelle déception j'éprouvai les jours suivants quand, chaque fois que
je le rencontrai dehors ou dans l'hôtel--le col haut, équilibrant
perpétuellement les mouvements de ses membres autour de son monocle
fugitif et dansant qui semblait leur centre de gravité--je pus me
rendre compte qu'il ne cherchait pas à se rapprocher de nous et vis
qu'il ne nous saluait pas quoiqu'il ne pût ignorer que nous étions les
amis de sa tante. Et me rappelant l'amabilité que m'avaient témoignée
Mme de Villeparisis et avant elle M. de Norpois, je pensais que
peut-être ils n'étaient que des nobles pour rire et qu'un article
secret des lois qui gouvernent l'aristocratie doit y permettre
peut-être aux femmes et à certains diplomates de manquer dans leurs
rapports avec les roturiers, et pour une raison qui m'échappait, à la
morgue que devait au contraire pratiquer impitoyablement un jeune
marquis. Mon intelligence aurait pu me dire le contraire. Mais la
caractéristique de l'âge ridicule que je traversais--âge nullement
ingrat, très fécond--est qu'on n'y consulte pas l'intelligence et
que les moindres attributs des êtres semblent faire partie indivisible
de leur personnalité. Tout entouré de monstres et de dieux, on ne
connaît guère le calme. Il n'y a presque pas un des gestes qu'on a
faits alors qu'on ne voudrait plus tard pouvoir abolir. Mais ce qu'on
devrait regretter au contraire c'est de ne plus posséder la
spontanéité qui nous les faisait accomplir. Plus tard on voit les
choses d'une façon plus pratique, en pleine conformité avec le reste
de la société, mais l'adolescence est le seul temps où l'on ait appris
quelque chose.
Cette insolence que je devinais chez M. de Saint-Loup, et tout ce
qu'elle impliquait de dureté naturelle se trouva vérifiée par son
attitude chaque fois qu'il passait à côté de nous, le corps aussi
inflexiblement élancé, la tête toujours aussi haute, le regard
impassible, ce n'est pas assez dire, aussi implacable, dépouillé de ce
vague respect qu'on a pour les droits d'autres créatures, même si
elles ne connaissent pas votre tante, et qui faisait que je n'étais pas
tout à fait le même devant une vieille dame que devant un bec de gaz.
Ces manières glacées étaient aussi loin des lettres charmantes que je
l'imaginais encore, il y a quelques jours, m'écrivant pour me dire sa
sympathie, qu'est loin de l'enthousiasme de la Chambre et du peuple
qu'il s'est représenté en train de soulever par un discours
inoubliable, la situation médiocre, obscure, de l'imaginatif qui après
avoir ainsi rêvassé tout seul, pour son compte, à haute voix, se
retrouve, les acclamations imaginaires une fois apaisées, gros Jean
comme devant. Quand Mme de Villeparisis sans doute pour tâcher
d'effacer la mauvaise impression que nous avaient causée ces dehors
révélateurs d'une nature orgueilleuse et méchante nous reparla de
l'inépuisable bonté de son petit-neveu (il était le fils d'une de ses
nièces et était un peu plus âgé que moi) j'admirai comme dans le
monde, au mépris de toute vérité, on prête des qualités de cœur à ceux
qui l'ont si sec, fussent-ils d'ailleurs aimables avec des gens
brillants, qui font partie de leur milieu. Mme de Villeparisis ajouta
elle-même, quoique indirectement, une confirmation aux traits
essentiels, déjà certains pour moi de la nature de son neveu, un jour
où je les rencontrai tous deux dans un chemin si étroit qu'elle ne put
faire autrement que de me présenter à lui. Il sembla ne pas entendre
qu'on lui nommait quelqu'un, aucun muscle de son visage ne bougea; ses
yeux où ne brilla pas la plus faible lueur de sympathie humaine,
montrèrent seulement dans l'insensibilité, dans l'inanité du regard,
une exagération à défaut de laquelle rien ne les eût différenciés de
miroirs sans vie. Puis fixant sur moi ces yeux durs comme s'il eût
voulu se renseigner sur moi, avant de me rendre mon salut, par un
brusque déclenchement qui sembla plutôt dû à un réflexe musculaire
qu'à un acte de volonté, mettant entre lui et moi le plus grand
intervalle possible, allongea le bras dans toute sa longueur, et me
tendit la main, à distance. Je crus qu'il s'agissait au moins d'un
duel, quand le lendemain il me fit passer sa carte. Mais il ne me
parla que de littérature, déclara après une longue causerie qu'il
avait une envie extrême de me voir plusieurs heures chaque jour. Il
n'avait pas, durant cette visite, fait preuve seulement d'un goût très
ardent pour les choses de l'esprit, il m'avait témoigné une sympathie
qui allait fort peu avec le salut de la veille. Quand je le lui eus vu
refaire chaque fois qu'on lui présentait quelqu'un, je compris que
c'était une simple habitude mondaine particulière à une certaine
partie de sa famille et à laquelle sa mère qui tenait à ce qu'il fût
admirablement bien élevé, avait plié son corps; il faisait ces
saluts-là sans y penser plus qu'à ses beaux vêtements, à ses beaux
cheveux; c'était une chose dénuée de la signification morale que je
lui avais donnée d'abord, une chose purement apprise, comme cette
autre habitude qu'il avait aussi de se faire présenter immédiatement
aux parents de quelqu'un qu'il connaissait, et qui était devenue chez
lui si instinctive que, me voyant le lendemain de notre rencontre, il
fonça sur moi et, sans me dire bonjour, me demanda de le nommer à ma
grand'mère qui était auprès de moi, avec la même rapidité fébrile que
si cette requête eût été due à quelque instinct défensif, comme le
geste de parer un coup ou de fermer les yeux devant un jet d'eau
bouillante et sans le préservatif de laquelle il y eût péril à
demeurer une seconde de plus.
Les premiers rites d'exorcisme une fois accomplis, comme une fée
hargneuse dépouille sa première apparence et se pare de grâces
enchanteresses, je vis cet être dédaigneux devenir le plus aimable, le
plus prévenant jeune homme que j'eusse jamais rencontré. «Bon, me
dis-je, je me suis déjà trompé sur lui, j'avais été victime d'un
mirage, mais je n'ai triomphé du premier que pour tomber dans un
second car c'est un grand seigneur féru de noblesse et cherchant à le
dissimuler.» Or, toute la charmante éducation, toute l'amabilité de
Saint-Loup devait en effet, au bout de peu de temps, me laisser voir
un autre être mais bien différent de celui que je soupçonnais.
Ce jeune homme qui avait l'air d'un aristocrate et d'un sportsman
dédaigneux n'avait d'estime et de curiosité que pour les choses de
l'esprit, surtout pour ces manifestations modernistes de la
littérature et de l'art qui semblaient si ridicules à sa tante; il
était imbu d'autre part de ce qu'elle appelait les déclamations
socialistes, rempli du plus profond mépris pour sa caste et passait
des heures à étudier Nietzsche et Proudhon. C'était un de ces
«intellectuels» prompts à l'admiration qui s'enferment dans un livre,
soucieux seulement de haute pensée. Même, chez Saint-Loup, l'expression
de cette tendance très abstraite et qui l'éloignait tant de mes
préoccupations habituelles, tout en me paraissant touchante m'ennuyait
un peu. Je peux dire que, quand je sus bien qui avait été son père,
les jours où je venais de lire des mémoires tout nourris d'anecdotes
sur ce fameux comte de Marsantes en qui se résume l'élégance si
spéciale d'une époque déjà lointaine, l'esprit empli de rêveries,
désireux d'avoir des précisions sur la vie qu'avait menée M. de
Marsantes, j'enrageais que Robert de Saint-Loup au lieu de se
contenter d'être le fils de son père, au lieu d'être capable de me
guider dans le roman démodé qu'avait été l'existence de celui-ci, se
fût élevé jusqu'à l'amour de Nietzsche et de Proudhon. Son père n'eût
pas partagé mes regrets. Il était lui-même un homme intelligent,
excédant les bornes de sa vie d'homme du monde. Il n'avait guère eu le
temps de connaître son fils, mais avait souhaité qu'il valût mieux que
lui. Et je crois bien que contrairement au reste de la famille, il
l'eût admiré, se fût réjoui qu'il délaissât ce qui avait fait ses
minces divertissements pour d'austères méditations, et, sans en rien
dire, dans sa modestie de grand seigneur spirituel, eût lu en cachette
les auteurs favoris de son fils pour apprécier de combien Robert lui
était supérieur.
Il y avait, du reste, cette chose assez triste, c'est que si M. de
Marsantes, à l'esprit fort ouvert, eût apprécié un fils si différent de
lui, Robert de Saint-Loup parce qu'il était de ceux qui croient que le
mérite est attaché à certaines formes d'art et de vie, avait un
souvenir affectueux mais un peu méprisant d'un père qui s'était occupé
toute sa vie de chasse et de course, avait bâillé à Wagner et raffolé
d'Offenbach. Saint-Loup n'était pas assez intelligent pour comprendre
que la valeur intellectuelle n'a rien à voir avec l'adhésion à une
certaine formule esthétique, et il avait pour l'intellectualité de M.
de Marsantes, un peu le même genre de dédain qu'auraient pu avoir pour
Boieldieu ou pour Labiche, un fils Boieldieu ou un fils Labiche qui
eussent été des adeptes de la littérature la plus symbolique et de la
musique la plus compliquée. «J'ai très peu connu mon père, disait
Robert. Il paraît que c'était un homme exquis. Son désastre a été la
déplorable époque où il a vécu. Être né dans le faubourg Saint-Germain
et avoir vécu à l'époque de la _Belle-Hélène_, cela fait cataclysme dans
une existence. Peut-être petit bourgeois fanatique du «Ring» eût-il
donné tout autre chose. On me dit même qu'il aimait la littérature.
Mais on ne peut pas savoir puisque ce qu'il entendait par littérature,
se compose d'œuvres périmées.» Et pour ce qui était de moi, si je
trouvais Saint-Loup un peu sérieux, lui ne comprenait pas que je ne le
fusse pas davantage. Ne jugeant chaque chose qu'au poids
d'intelligence qu'elle contient, ne percevant pas les enchantements
d'imagination que me donnaient certaines qu'il jugeait frivoles, il
s'étonnait que moi--moi à qui il s'imaginait être tellement
inférieur--je pusse m'y intéresser.
Dès les premiers jours Saint-Loup fit la conquête de ma grand'mère,
non seulement par la bonté incessante qu'il s'ingéniait à nous
témoigner à tous deux, mais par le naturel qu'il y mettait comme en
toutes choses. Or, le naturel--sans doute parce que, sous l'art de
l'homme, il laisse sentir la nature--était la qualité que ma
grand'mère préférait à toutes, tant dans les jardins où elle n'aimait
pas qu'il y eût, comme dans celui de Combray, de plates-bandes trop
régulières, qu'en cuisine où elle détestait ces «pièces montées» dans
lesquelles on reconnaît à peine les aliments qui ont servi à les
faire, ou dans l'interprétation pianistique qu'elle ne voulait pas
trop fignolée, trop léchée, ayant même eu pour les notes accrochées,
pour les fausses notes de Rubinstein, une complaisance particulière.
Ce naturel elle le goûtait jusque dans les vêtements de Saint-Loup,
d'une élégance souple sans rien de «gommeux» ni de «compassé», sans
raideur et sans empois. Elle prisait davantage encore ce jeune homme
riche dans la façon négligente et libre qu'il avait de vivre dans le
luxe sans «sentir l'argent», sans airs importants; elle retrouvait
même le charme de ce naturel dans l'incapacité que Saint-Loup avait
gardée--et qui généralement disparaît avec l'enfance en même temps que
certaines particularités physiologiques de cet âge--d'empêcher son
visage de refléter une émotion. Quelque chose qu'il désirait par
exemple et sur quoi il n'avait pas compté, ne fût-ce qu'un compliment,
faisait se dégager en lui un plaisir si brusque, si brûlant, si
volatile, si expansif, qu'il lui était impossible de le contenir et de
le cacher; une grimace de plaisir s'emparait irrésistiblement de son
visage; la peau trop fine de ses joues laissait transparaître une vive
rougeur, ses yeux reflétaient la confusion et la joie; et ma
grand'mère était infiniment sensible à cette gracieuse apparence de
franchise et d'innocence, laquelle d'ailleurs chez Saint-Loup, au
moins à l'époque où je me liai avec lui, ne trompait pas. Mais j'ai
connu un autre être, et il y en a beaucoup, chez lequel la sincérité
physiologique de cet incarnat passager n'excluait nullement la
duplicité morale; bien souvent il prouve seulement la vivacité avec
laquelle ressentent le plaisir, jusqu'à être désarmées devant lui et à
être forcées de le confesser aux autres, des natures capables des plus
viles fourberies. Mais où ma grand'mère adorait surtout le naturel de
Saint-Loup, c'était dans sa façon d'avouer sans aucun détour la
sympathie qu'il avait pour moi, et pour l'expression de laquelle il
avait de ces mots comme elle n'eût pas pu en trouver elle-même,
disait-elle, de plus justes et vraiment aimants, des mots qu'eussent
contresignés «Sévigné et Beausergent»; il ne se gênait pas pour
plaisanter mes défauts--qu'il avait démêlés avec une finesse dont
elle était amusée--mais comme elle-même aurait fait, avec tendresse,
exaltant au contraire mes qualités avec une chaleur, un abandon qui ne
connaissait pas les réserves et la froideur grâce auxquelles les
jeunes gens de son âge croient généralement se donner de l'importance.
Et il montrait à prévenir mes moindres malaises, à remettre des
couvertures sur mes jambes si le temps fraîchissait sans que je m'en
fusse aperçu, à s'arranger sans le dire à rester le soir avec moi plus
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