A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 13

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dit un jour: «Cher maître, et vous, cavalier aimé d'Arès, de
Saint-Loup-en-Bray, dompteur de chevaux, puisque je vous ai rencontré
sur le rivage d'Amphitrite, résonnant d'écume, près des tentes des
Ménier aux nefs rapides, voulez-vous tous deux venir dîner un jour de
la semaine chez mon illustre père, au cœur irréprochable?» Il nous
adressait cette invitation parce qu'il avait le désir de se lier plus
étroitement avec Saint-Loup qui le ferait, espérait-il, pénétrer dans
des milieux aristocratiques. Formé par moi, pour moi--ce souhait eût
paru à Bloch la marque du plus hideux snobisme, bien conforme à
l'opinion qu'il avait de tout un côté de ma nature qu'il ne jugeait
pas, jusqu'ici du moins, le principal; mais le même souhait, de sa
part, lui semblait la preuve d'une belle curiosité de son intelligence
désireuse de certains dépaysements sociaux où il pouvait peut-être
trouver quelque utilité littéraire. M. Bloch père quand son fils lui
avait dit qu'il amènerait à dîner un de ses amis, dont il avait
décliné sur un ton de satisfaction sarcastique le titre et le nom: «Le
marquis de Saint-Loup-en-Bray» avait éprouvé une commotion violente.
«Le marquis de Saint-Loup-en-Bray! Ah! bougre!» s'était-il écrié,
usant du juron qui était chez lui la marque la plus forte de la
déférence sociale. Et il avait jeté sur son fils, capable de s'être
fait de telles relations, un regard admiratif qui signifiait: «Il est
vraiment étonnant. Ce prodige est-il mon enfant?» et qui causa autant
de plaisir à mon camarade que si cinquante francs avaient été ajoutés
à sa pension mensuelle. Car Bloch était mal à l'aise chez lui et
sentait que son père le traitait de dévoyé parce qu'il vivait dans
l'admiration de Leconte de Lisle, Heredia et autres «bohèmes». Mais
des relations avec Saint-Loup-en-Bray dont le père avait été président
du Canal de Suez! (ah! bougre!) c'était un résultat «indiscutable». On
regretta d'autant plus d'avoir laissé à Paris, par crainte de
l'abîmer, le stéréoscope. Seul, M. Bloch, le père, avait l'art ou du
moins le droit de s'en servir. Il ne le faisait du reste que rarement,
à bon escient, les jours où il y avait gala et domestiques mâles en
extra. De sorte que de ces séances de stéréoscope émanaient pour ceux
qui y assistaient comme une distinction, une faveur de privilégiés, et
pour le maître de maison qui les donnait un prestige analogue à celui
que le talent confère et qui n'aurait pas pu être plus grand, si les
vues avaient été prises par M. Bloch lui-même et l'appareil de son
invention. «Vous n'étiez pas invité hier chez Salomon?» disait-on dans
la famille. «Non, je n'étais pas des élus! Qu'est-ce qu'il y avait?»
«Un grand tralala, le stéréoscope, toute la boutique.» «Ah! s'il y
avait le stéréoscope, je regrette, car il paraît que Salomon est
extraordinaire quand il le montre.» «Que veux-tu, dit M. Bloch à son
fils, il ne faut pas lui donner tout à la fois, comme cela il lui
restera quelque chose à désirer.» Il avait bien pensé dans sa
tendresse paternelle et pour émouvoir son fils à faire venir
l'instrument. Mais le «temps matériel» manquait, ou plutôt on avait
cru qu'il manquerait; mais nous dûmes faire remettre le dîner parce que
Saint-Loup ne put se déplacer, attendant un oncle qui allait venir
passer quarante-huit heures auprès de Mme de Villeparisis. Comme, très
adonné aux exercices physiques, surtout aux longues marches, c'était
en grande partie à pied, en couchant la nuit dans les fermes, que cet
oncle devait faire la route, depuis le château où il était en
villégiature, le moment où il arriverait à Balbec était assez
incertain. Et Saint-Loup n'osant bouger me chargea même d'aller porter
à Incauville, où était le bureau télégraphique, la dépêche que mon ami
envoyait quotidiennement à sa maîtresse. L'oncle qu'on attendait
s'appelait Palamède, d'un prénom qu'il avait hérité des princes de
Sicile ses ancêtres. Et plus tard quand je retrouvai dans mes lectures
historiques, appartenant à tel podestat ou tel prince de l'Église, ce
prénom même, belle médaille de la Renaissance--d'aucuns disaient un
véritable antique--toujours restée dans la famille, ayant glissé de
descendant en descendant depuis le cabinet du Vatican jusqu'à l'oncle
de mon ami, j'éprouvais le plaisir réservé à ceux qui ne pouvant faute
d'argent constituer un médaillier, une pinacothèque, recherchent les
vieux noms (noms de localités, documentaires et pittoresques comme une
carte ancienne, une vue cavalière, une enseigne ou un coutumier, noms
de baptême où résonne et s'entend, dans les belles finales françaises,
le défaut de langue, l'intonation d'une vulgarité ethnique, la
prononciation vicieuse selon lesquels nos ancêtres faisaient subir aux
mots latins et saxons des mutilations durables devenues plus tard les
augustes législatrices des grammaires) et en somme grâce à ces
collections de sonorités anciennes se donnent à eux-mêmes des
concerts, à la façon de ceux qui acquièrent des violes de gambe et des
violes d'amour pour jouer de la musique d'autrefois sur des
instruments anciens. Saint-Loup me dit que même dans la société
aristocratique la plus fermée, son oncle Palamède se distinguait
encore comme particulièrement difficile d'accès, dédaigneux, entiché
de sa noblesse, formant avec la femme de son frère et quelques autres
personnes choisies, ce qu'on appelait le cercle des Phénix. Là même il
était si redouté pour ses insolences qu'autrefois il était arrivé que
des gens du monde qui désiraient le connaître et s'étaient adressés à
son propre frère avaient essuyé un refus. «Non, ne me demandez pas de
vous présenter à mon frère Palamède. Ma femme, nous tous, nous nous y
attellerions, que nous ne pourrions pas. Ou bien vous risqueriez qu'il
ne soit pas aimable et je ne le voudrais pas.» Au Jockey, il avait
avec quelques amis désigné deux cents membres qu'ils ne se
laisseraient jamais présenter. Et chez le comte de Paris il était
connu sous le sobriquet du «Prince» à cause de son élégance et de sa
fierté.
Saint-Loup me parla de la jeunesse, depuis longtemps passée, de son
oncle. Il amenait tous les jours des femmes dans une garçonnière qu'il
avait en commun avec deux de ses amis, beaux comme lui, ce qui faisait
qu'on les appelait «les trois Grâces».
--Un jour un des hommes qui est aujourd'hui des plus en vue dans le
faubourg Saint-Germain, comme eût dit Balzac, mais qui dans une
première période assez fâcheuse montrait des goûts bizarres avait
demandé à mon oncle de venir dans cette garçonnière. Mais à peine
arrivé ce ne fut pas aux femmes, mais à mon oncle Palamède, qu'il se
mit à faire une déclaration. Mon oncle fit semblant de ne pas
comprendre, emmena sous un prétexte ses deux amis, ils revinrent,
prirent le coupable, le déshabillèrent, le frappèrent jusqu'au sang,
et par un froid de dix degrés au-dessous de zéro le jetèrent à coups
de pieds dehors où il fut trouvé à demi-mort, si bien que la justice
fit une enquête à laquelle le malheureux eut toute la peine du monde à
la faire renoncer. Mon oncle ne se livrerait plus aujourd'hui à une
exécution aussi cruelle et tu n'imagines pas le nombre d'hommes du
peuple, lui si hautain avec les gens du monde, qu'il prend en
affection, qu'il protège, quitte à être payé d'ingratitude. Ce sera un
domestique qui l'aura servi dans un hôtel et qu'il placera à Paris, ou
un paysan à qui il fera apprendre un métier. C'est même le côté assez
gentil qu'il y a chez lui, par contraste avec le côté mondain.»
Saint-Loup appartenait, en effet, à ce genre de jeunes gens du monde,
situés à une altitude où on a pu faire pousser ces expressions: «Ce
qu'il y a même d'assez gentil chez lui, son côté assez gentil»,
semences assez précieuses, produisant très vite une manière de
concevoir les choses dans laquelle on se compte pour rien, et le
«peuple» pour tout; en somme tout le contraire de l'orgueil plébéien.
Il paraît qu'on ne peut se figurer comme il donnait le ton, comme il
faisait la loi à toute la société dans sa jeunesse. Pour lui en toute
circonstance il faisait ce qui lui paraissait le plus agréable, le
plus commode, mais aussitôt c'était imité par les snobs. S'il avait eu
soif au théâtre et s'était fait apporter à boire dans le fond de sa
loge, les petits salons qu'il y avait derrière chacune se
remplissaient, la semaine suivante, de rafraîchissements. Un été très
pluvieux où il avait un peu de rhumatisme il s'était commandé un
pardessus d'une vigogne souple mais chaude qui ne sert que pour faire
des couvertures de voyage et dont il avait respecté les raies bleues
et oranges. Les grands tailleurs se virent commander aussitôt par
leurs clients des pardessus bleus et frangés, à longs poils. Si pour
une raison quelconque il désirait ôter tout caractère de solennité à
un dîner dans un château où il passait une journée, et pour marquer
cette nuance n'avait pas apporté d'habits et s'était mis à table avec
le veston de l'après-midi, la mode devenait de dîner à la campagne en
veston. Que pour manger un gâteau il se servît, au lieu de sa cuiller,
d'une fourchette ou d'un couvert de son invention commandé par lui à
un orfèvre, ou de ses doigts, il n'était plus permis de faire
autrement. Il avait eu envie de réentendre certains quatuors de
Beethoven (car avec toutes ses idées saugrenues il est loin d'être
bête, et est fort doué) et avait fait venir des artistes pour les
jouer chaque semaine, pour lui et quelques amis. La grande élégance
fut cette année-là de donner des réunions peu nombreuses où on
entendait de la musique de chambre. Je crois d'ailleurs qu'il ne s'est
pas ennuyé dans la vie. Beau comme il a été, il a dû avoir des femmes!
Je ne pourrais pas vous dire d'ailleurs exactement lesquelles parce
qu'il est très discret. Mais je sais qu'il a bien trompé ma pauvre
tante. Ce qui n'empêche pas qu'il était délicieux avec elle, qu'elle
l'adorait, et qu'il l'a pleurée pendant des années. Quand il est à
Paris, il va encore au cimetière presque chaque jour.»
Le lendemain du jour où Robert m'avait ainsi parlé de son oncle tout
en l'attendant, vainement du reste, comme je passais seul devant le
casino en rentrant à l'hôtel, j'eus la sensation d'être regardé par
quelqu'un qui n'était pas loin de moi. Je tournai la tête et j'aperçus
un homme d'une quarantaine d'années, très grand et assez gros, avec
des moustaches très noires, et qui, tout en frappant nerveusement son
pantalon avec une badine, fixait sur moi des yeux dilatés par
l'attention. Par moments, ils étaient percés en tous sens par des
regards d'une extrême activité comme en ont seuls devant une personne
qu'ils ne connaissent pas des hommes à qui, pour un motif quelconque,
elle inspire des pensées qui ne viendraient pas à tout autre--par
exemple des fous ou des espions. Il lança sur moi une suprême œillade à
la fois hardie, prudente, rapide et profonde, comme un dernier coup
que l'on tire au moment de prendre la fuite, et après avoir regardé
tout autour de lui, prenant soudain un air distrait et hautain, par un
brusque revirement de toute sa personne il se tourna vers une affiche
dans la lecture de laquelle il s'absorba, en fredonnant un air et en
arrangeant la rose mousseuse qui pendait à sa boutonnière. Il sortit
de sa poche un calepin sur lequel il eut l'air de prendre en note le
titre du spectacle annoncé, tira deux ou trois fois sa montre, abaissa
sur ses yeux un canotier de paille noire dont il prolongea le rebord
avec sa main mise en visière comme pour voir si quelqu'un n'arrivait
pas, fit le geste de mécontentement par lequel on croit faire voir
qu'on a assez d'attendre, mais qu'on ne fait jamais quand on attend
réellement, puis rejetant en arrière son chapeau et laissant voir une
brosse coupée ras qui admettait cependant de chaque côté d'assez
longues ailes de pigeon ondulées, il exhala le souffle bruyant des
personnes qui ont non pas trop chaud mais le désir de montrer qu'elles
ont trop chaud. J'eus l'idée d'un escroc d'hôtel qui, nous ayant
peut-être déjà remarqués les jours précédents ma grand'mère et moi, et
préparant quelque mauvais coup, venait de s'apercevoir que je l'avais
surpris pendant qu'il m'épiait; pour me donner le change, peut-être
cherchait-il seulement par sa nouvelle attitude à exprimer la
distraction et le détachement, mais c'était avec une exagération si
agressive que son but semblait, au moins autant que de dissiper les
soupçons que j'avais dû avoir, de venger une humiliation qu'à mon insu
je lui eusse infligée, de me donner l'idée non pas tant qu'il ne
m'avait pas vu, que celle que j'étais un objet de trop petite
importance pour attirer l'attention. Il cambrait sa taille d'un air de
bravade, pinçait les lèvres, relevait ses moustaches et dans son
regard ajustait quelque chose d'indifférent, de dur, de presque
insultant. Si bien que la singularité de son expression me le faisait
prendre tantôt pour un voleur, et tantôt pour un aliéné. Pourtant sa
mise extrêmement soignée était beaucoup plus grave et beaucoup plus
simple que celles de tous les baigneurs que je voyais à Balbec, et
rassurante pour mon veston si souvent humilié par la blancheur
éclatante et banale de leurs costumes de plage. Mais ma grand'mère
venait à ma rencontre, nous fîmes un tour ensemble et je l'attendais,
une heure après, devant l'hôtel où elle était rentrée un instant,
quand je vis sortir Mme de Villeparisis avec Robert de Saint-Loup et
l'inconnu qui m'avait regardé si fixement devant le casino. Avec la
rapidité d'un éclair son regard me traversa, ainsi qu'au moment où je
l'avais aperçu, et revint, comme s'il ne m'avait pas vu, se ranger, un
peu bas, devant ses yeux, émoussé comme le regard neutre qui feint de
ne rien voir au dehors et n'est capable de rien dire au dedans, le
regard qui exprime seulement la satisfaction de sentir autour de soi
les cils qu'il écarte de sa rondeur béate, le regard dévot et confit
qu'ont certains hypocrites, le regard fat qu'ont certains sots. Je vis
qu'il avait changé de costume. Celui qu'il portait était encore plus
sombre; et sans doute c'est que la véritable élégance est moins loin
de la simplicité que la fausse; mais il y avait autre chose: d'un peu
près on sentait que si la couleur était presque entièrement absente de
ces vêtements, ce n'était pas parce que celui qui l'en avait bannie y
était indifférent, mais plutôt parce que pour une raison quelconque il
se l'interdisait. Et la sobriété qu'ils laissaient paraître semblait
de celles qui viennent de l'obéissance à un régime, plutôt que du
manque de gourmandise. Un filet de vert sombre s'harmonisait, dans le
tissu du pantalon, à la rayure des chaussettes avec un raffinement qui
décelait la vivacité d'un goût maté partout ailleurs et à qui cette
seule concession avait été faite par tolérance, tandis qu'une tache
rouge sur la cravate était imperceptible comme une liberté qu'on n'ose
prendre.
--Comment allez-vous, je vous présente mon neveu, le baron de
Guermantes, me dit Mme de Villeparisis, pendant que l'inconnu, sans me
regarder, grommelant un vague: «Charmé», qu'il fit suivre de: «Heue,
heue, heue», pour donner à son amabilité quelque chose de forcé, et
repliant le petit doigt, l'index et le pouce, me tendait le troisième
doigt et l'annulaire, dépourvus de toute bague, que je serrai sous son
gant de Suède; puis sans avoir levé les yeux sur moi il se détourna
vers Mme de Villeparisis.
--Mon Dieu, est-ce que je perds la tête, dit celle-ci, voilà que je
t'appelle le baron de Guermantes. Je vous présente le baron de
Charlus. Après tout l'erreur n'est pas si grande, ajouta-t-elle, tu es
bien un Guermantes tout de même.
Cependant ma grand'mère sortait, nous fîmes route ensemble. L'oncle de
Saint-Loup ne m'honora non seulement pas d'une parole mais même d'un
regard. S'il dévisageait les inconnus (et pendant cette courte
promenade il lança deux ou trois fois son terrible et profond regard
en coup de sonde sur des gens insignifiants et de la plus modeste
extraction qui passaient), en revanche, il ne regardait à aucun
moment, si j'en jugeais par moi, les personnes qu'il connaissait--comme
un policier en mission secrète mais qui tient ses amis en dehors
de sa surveillance professionnelle. Les laissant causer ensemble, ma
grand'mère, Mme de Villeparisis et lui, je retins Saint-Loup en
arrière:
--Dites-moi, ai-je bien entendu, Madame de Villeparisis a dit à votre
oncle qu'il était un Guermantes.
--Mais oui, naturellement, c'est Palamède de Guermantes.
--Mais des mêmes Guermantes qui ont un château près de Combray et qui
prétendent descendre de Geneviève de Brabant?
--Mais absolument: mon oncle qui est on ne peut plus héraldique vous
répondrait que notre _cri_, notre cri de guerre qui devint ensuite
Passavant était d'abord Combraysis, dit-il en riant pour ne pas avoir
l'air de tirer vanité de cette prérogative du cri qu'avaient seules
les maisons quasi-souveraines, les grands chefs des bandes. Il est le
frère du possesseur actuel du château.
Ainsi s'apparentait et de tout près aux Guermantes, cette Mme de
Villeparisis, restée si longtemps pour moi la dame qui m'avait donné
une boîte de chocolat tenue par un canard, quand j'étais petit, plus
éloignée alors du côté de Guermantes que si elle avait été enfermée
dans le côté de Méséglise, moins brillante, moins haut située par moi
que l'opticien de Combray, et qui maintenant subissait brusquement une
de ces hausses fantastiques, parallèles aux dépréciations non moins
imprévues d'autres objets que nous possédons, lesquelles--les unes
comme les autres--introduisent dans notre adolescence et dans les
parties de notre vie où persiste un peu de notre adolescence, des
changements aussi nombreux que les métamorphoses d'Ovide.
--Est-ce qu'il n'y a pas dans ce château tous les bustes des anciens
seigneurs de Guermantes?
--Oui, c'est un beau spectacle, dit ironiquement Saint-Loup. Entre
nous je trouve toutes ces choses-là un peu falotes. Mais il y a à
Guermantes, ce qui est un peu plus intéressant! un portrait bien
touchant de ma tante par Carrière. C'est beau comme du Whistler ou du
Vélasquez, ajouta Saint-Loup qui dans son zèle de néophyte ne gardait
pas toujours très exactement l'échelle des grandeurs. Il y a aussi
d'émouvantes peintures de Gustave Moreau. Ma tante est la nièce de
votre amie Madame de Villeparisis, elle a été élevée par elle, et a
épousé son cousin qui était neveu aussi de ma tante Villeparisis, le
duc de Guermantes actuel.
--Et alors qu'est votre oncle?
--Il porte le titre de baron de Charlus. Régulièrement, quand mon
grand-oncle est mort, mon oncle Palamède aurait dû prendre le titre de
prince des Laumes, qui était celui de son frère avant qu'il devînt duc
de Guermantes, car dans cette famille-là ils changent de nom comme de
chemise. Mais mon oncle a sur tout cela des idées particulières. Et
comme il trouve qu'on abuse un peu des duchés italiens, grandesses
espagnoles, etc., et bien qu'il eût le choix entre quatre ou cinq
titres de prince il a gardé celui de baron de Charlus, par
protestation et avec une apparente simplicité où il y a beaucoup
d'orgueil. Aujourd'hui, dit-il, tout le monde est prince, il faut
pourtant bien avoir quelque chose qui vous distingue; je prendrai un
titre de prince quand je voudrai voyager incognito. Il n'y a pas selon
lui de titre plus ancien que celui de baron de Charlus; pour vous
prouver qu'il est antérieur à celui des Montmorency, qui se disaient
faussement les premiers barons de France, alors qu'ils l'étaient
seulement de l'Ile-de-France, où était leur fief, mon oncle vous
donnera des explications pendant des heures et avec plaisir parce que
quoi qu'il soit très fin, très doué, il trouve cela un sujet de
conversation tout à fait vivant, dit Saint-Loup avec un sourire. Mais
comme je ne suis pas comme lui, vous n'allez pas me faire parler
généalogie, je ne sais rien de plus assommant, de plus périmé,
vraiment l'existence est trop courte.
Je reconnaissais maintenant dans le regard dur qui m'avait fait
retourner tout à l'heure près du casino celui que j'avais vu fixé sur
moi à Tansonville au moment où Mme Swann avait appelé Gilberte.
--Mais parmi les nombreuses maîtresses que vous me disiez qu'avait
eues votre oncle, M. de Charlus, est-ce qu'il n'y avait pas Madame
Swann?
--Oh! pas du tout! C'est-à-dire qu'il est un grand ami de Swann et
l'a toujours beaucoup soutenu. Mais on n'a jamais dit qu'il fût
l'amant de sa femme. Vous causeriez beaucoup d'étonnement dans le
monde si vous aviez l'air de croire cela.
Je n'osais lui répondre qu'on en aurait éprouvé bien plus à Combray si
j'avais eu l'air de ne pas le croire.
Ma grand'mère fut enchantée de M. de Charlus. Sans doute il attachait
une extrême importance à toutes les questions de naissance et de
situation mondaine, et ma grand'mère l'avait remarqué, mais sans rien
de cette sévérité où entrent d'habitude une secrète envie et
l'irritation de voir un autre se réjouir d'avantages qu'on voudrait et
qu'on ne peut posséder. Comme au contraire ma grand'mère contente de
son sort et ne regrettant nullement de ne pas vivre dans une société
plus brillante, ne se servait que de son intelligence pour observer
les travers de M. de Charlus, elle parlait de l'oncle de Saint-Loup
avec cette bienveillance détachée, souriante, presque sympathique, par
laquelle nous récompensons l'objet de notre observation désintéressée
du plaisir qu'elle nous procure, et d'autant plus que cette fois
l'objet était un personnage dont elle trouvait que les prétentions
sinon légitimes, du moins pittoresques, le faisaient assez vivement
trancher sur les personnes qu'elle avait généralement l'occasion de
voir. Mais c'était surtout en faveur de l'intelligence et de la
sensibilité qu'on devinait extrêmement vives chez M. de Charlus, au
contraire de tant de gens du monde dont se moquait Saint-Loup, que ma
grand'mère lui avait si aisément pardonné son préjugé aristocratique.
Celui-ci n'avait pourtant pas été sacrifié par l'oncle, comme par le
neveu, à des qualités supérieures. M. de Charlus l'avait plutôt
concilié avec elles. Possédant comme descendant des ducs de Nemours et
des princes de Lamballe, des archives, des meubles, des tapisseries,
des portraits faits pour ses aïeux par Raphaël, par Velasquez, par
Boucher, pouvant dire justement qu'il visitait un musée et une
incomparable bibliothèque, rien qu'en parcourant ses souvenirs de
famille, il plaçait au contraire au rang d'où son neveu l'avait fait
déchoir, tout l'héritage de l'aristocratie. Peut-être aussi moins
idéologue que Saint-Loup, se payant moins de mots, plus réaliste
observateur des hommes, ne voulait-il pas négliger un élément
essentiel de prestige à leurs yeux et qui, s'il donnait à son
imagination des jouissances désintéressées, pouvait être souvent pour
son activité utilitaire un adjuvant puissamment efficace. Le débat
reste ouvert entre les hommes de cette sorte et ceux qui obéissent à
l'idéal intérieur qui les pousse à se défaire de ces avantages pour
chercher uniquement à le réaliser, semblables en cela aux peintres,
aux écrivains qui renoncent à leur virtuosité, aux peuples artistes qui
se modernisent, aux peuples guerriers prenant l'initiative du
désarmement universel, aux gouvernements absolus qui se font
démocratiques et abrogent de dures lois, bien souvent sans que la
réalité récompense leur noble effort; car les uns perdent leur talent,
les autres leur prédominance séculaire; le pacifisme multiplie
quelquefois les guerres et l'indulgence la criminalité. Si les efforts
de sincérité et d'émancipation de Saint-Loup ne pouvaient être trouvés
que très nobles, à juger par le résultat extérieur, il était permis de
se féliciter qu'ils eussent fait défaut chez M. de Charlus, lequel
avait fait transporter chez lui une grande partie des admirables
boiseries de l'hôtel Guermantes au lieu de les échanger comme son
neveu contre un mobilier modern-style, des Lebourg et des Guillaumin.
Il n'en était pas moins vrai que l'idéal de M. de Charlus était fort
factice, et si cette épithète peut être rapprochée du mot idéal, tout
autant mondain qu'artistique. A quelques femmes de grande beauté et de
rare culture dont les aïeules avaient été deux siècles plus tôt mêlées
à toute la gloire et à toute l'élégance de l'ancien régime, il
trouvait une distinction qui le faisait pouvoir se plaire seulement
avec elles, et sans doute l'admiration qu'il leur avait vouée était
sincère, mais de nombreuses réminiscences d'histoire et d'art évoquées
par leurs noms y entraient pour une grande part, comme des souvenirs
de l'antiquité sont une des raisons du plaisir qu'un lettré trouve à
lire une ode d'Horace peut-être inférieure à des poèmes de nos jours
qui laisseraient ce même lettré indifférent. Chacune de ces femmes à
côté d'une jolie bourgeoise était pour lui ce qu'est à une toile
contemporaine représentant une route ou une noce, ces tableaux anciens
dont on sait l'histoire, depuis le Pape ou le Roi qui les
commandèrent, en passant par tels personnages auprès de qui leur
présence, par don, achat, prise ou héritage nous rappelle quelque
événement ou tout au moins quelque alliance d'un intérêt historique,
par conséquent des connaissances que nous avons acquises, leur donne
une nouvelle utilité, augmente le sentiment de la richesse des
possessions de notre mémoire ou de notre érudition. M. de Charlus se
félicitait qu'un préjugé analogue au sien, en empêchant ces quelques
grandes dames de frayer avec des femmes d'un sang moins pur, les
offrît à son culte intactes, dans leur noblesse inaltérée, comme telle
façade du XVIIIe siècle soutenue par ses colonnes plates de marbre
rose et à laquelle les temps nouveaux n'ont rien changé.
M. de Charlus célébrait la véritable noblesse d'esprit et de cœur de
ces femmes, jouant ainsi sur le mot par une équivoque qui le trompait
lui-même et où résidait le mensonge de cette conception bâtarde, de
cet ambigu d'aristocratie, de générosité et d'art, mais aussi sa
séduction, dangereuse pour des êtres comme ma grand'mère à qui le
préjugé plus grossier mais plus innocent d'un noble qui ne regarde
qu'aux quartiers et ne se soucie pas du reste, eût semblé trop
ridicule, mais qui était sans défense dès que quelque chose se
présentait sous les dehors d'une supériorité spirituelle, au point
qu'elle trouvait les princes enviables par-dessus tous les hommes,
parce qu'ils purent avoir un La Bruyère, un Fénelon comme précepteurs.
Devant le Grand-Hôtel, les trois Guermantes nous quittèrent; ils
allaient déjeuner chez la princesse de Luxembourg. Au moment où ma
grand'mère disait au revoir à Mme de Villeparisis et Saint-Loup à ma
grand'mère, M. de Charlus qui jusque-là ne m'avait pas adressé la
parole, fit quelques pas en arrière et arrivé à côté de moi: «Je
prendrai le thé ce soir après dîner dans l'appartement de ma tante
Villeparisis, me dit-il. J'espère que vous me ferez le plaisir de
venir avec Madame votre grand'mère.» Et il rejoignit la marquise.
Quoique ce fût dimanche, il n'y avait pas plus de fiacres devant
l'hôtel qu'au commencement de la saison. La femme du notaire en
particulier trouvait que c'était bien des frais que de louer chaque
fois une voiture pour ne pas aller chez les Cambremer, et elle se
contentait de rester dans sa chambre.
--Est-ce que Mme Blandais est souffrante? demandait-on au notaire, on
ne l'a pas vue aujourd'hui.
--Elle a un peu mal à la tête, la chaleur, cet orage. Il lui suffit
d'un rien; mais je crois que vous la verrez ce soir. Je lui ai
conseillé de descendre. Cela ne peut lui faire que du bien.
J'avais pensé qu'en nous invitant ainsi chez sa tante, que je ne
doutais pas qu'il eût prévenue, M. de Charlus eût voulu réparer
l'impolitesse qu'il m'avait témoignée pendant la promenade du matin.
Mais quand arrivé dans le salon de Mme de Villeparisis, je voulus
saluer le neveu de celle-ci, j'eus beau tourner autour de lui qui,
d'une voix aiguë, racontait une histoire assez malveillante pour un de
ses parents, je ne pus pas attraper son regard; je me décidai à lui
dire bonjour et assez fort, pour l'avertir de ma présence, mais je
compris qu'il l'avait remarquée, car avant même qu'aucun mot ne fût
sorti de mes lèvres, au moment où je m'inclinais je vis ses deux
doigts tendus pour que je les serrasse, sans qu'il eût tourné les yeux
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