A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 02

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le salon. Elle pouvait d'ailleurs y retrouver, quoique en bien petit
nombre, quelques-uns des objets qu'Odette avait autrefois dans l'hôtel
de la rue Lapérouse, notamment ses animaux en matières précieuses, ses
fétiches.
Mais Mme Swann ayant appris d'un ami qu'elle vénérait le mot «tocard»--lequel
lui avait ouvert de nouveaux horizons parce qu'il désignait
précisément les choses que quelques années auparavant elle avait
trouvées «chic»--toutes ces choses-là successivement avaient suivi
dans leur retraite le treillage doré qui servait d'appui aux
chrysanthèmes, mainte bonbonnière de chez Giroux et le papier à
lettres à couronne (pour ne pas parler des louis en carton semés sur
les cheminées et que, bien avant qu'elle connut Swann, un homme de
goût lui avait conseillé de sacrifier). D'ailleurs dans le désordre
artiste, dans le pêle-mêle d'atelier, des pièces aux murs encore
peints de couleurs sombres qui les faisaient aussi différentes que
possible des salons blancs que Mme Swann eut un peu plus tard,
l'Extrême-Orient, reculait de plus en plus devant l'invasion du XVIIIe
siècle; et les coussins que, afin que je fusse plus «confortable», Mme
Swann entassait et pétrissait derrière mon dos étaient semés de
bouquets Louis XV, et non plus comme autrefois de dragons chinois.
Dans la chambre où on la trouvait le plus souvent et dont elle disait:
«Oui, je l'aime assez, je m'y tiens beaucoup; je ne pourrais pas vivre
au milieu de choses hostiles et pompier; c'est ici que je travaille»
(sans d'ailleurs préciser si c'était à un tableau, peut-être à un
livre, le goût d'en écrire commençait à venir aux femmes qui aiment à
faire quelque chose, et à ne pas être inutiles), elle était entourée
de Saxe (aimant cette dernière sorte de porcelaine, dont elle
prononçait le nom avec un accent anglais, jusqu'à dire à propos de
tout: c'est joli, cela ressemble à des fleurs de Saxe), elle redoutait
pour eux, plus encore que jadis pour ses magots et ses potiches, le
toucher ignorant des domestiques auxquels elle faisait expier les
transes qu'ils lui avaient données par des emportement auxquels Swann,
maître si poli et doux, assistait sans en être choqué. La vue lucide
de certaines infériorités n'ôte d'ailleurs rien à la tendresse;
celle-ci les fait au contraire trouver charmantes. Maintenant c'était
plus rarement dans des robes de chambre japonaises qu'Odette recevait
ses intimes, mais plutôt dans les soies claires et mousseuses de
peignoirs Watteau desquelles elle faisait le geste de caresser sur ses
seins l'écume fleurie, et dans lesquelles elle se baignait, se
prélassait, s'ébattait avec un tel air de bien-être, de
rafraîchissement de la peau, et des respirations si profondes, qu'elle
semblait les considérer non pas comme décoratives à la façon d'un
cadre, mais comme nécessaires de la même manière que le «tub» et le
«footing», pour contenter les exigences de sa physionomie et les
raffinements de son hygiène. Elle avait l'habitude de dire qu'elle se
passerait plus aisément de pain que d'art et de propreté, et qu'elle
eût été plus triste de voir brûler la _Joconde_ que des «foultitudes»
de personnes qu'elle connaissait. Théories qui semblaient paradoxales à
ses amies, mais la faisaient passer pour une femme supérieure auprès
d'elles et lui valaient une fois par semaine la visite du ministre de
Belgique, de sorte que dans le petit monde dont elle était le soleil,
chacun eût été bien étonné si l'on avait appris qu'ailleurs, chez les
Verdurin par exemple, elle passât pour bête. A cause de cette vivacité
d'esprit, Mme Swann préférait la société des hommes à celle des
femmes. Mais quand elle critiquait celles-ci c'était toujours en
cocotte, signalant en elles les défauts qui pouvaient leur nuire
auprès des hommes, de grosses attaches, un vilain teint, pas
d'orthographe, des poils aux jambes, une odeur pestilentielle, de faux
sourcils. Pour telle au contraire qui lui avait jadis montré de
l'indulgence et de l'amabilité, elle était plus tendre, surtout si
celle-là était malheureuse. Elle la défendait avec adresse et disait:
«On est injuste pour elle, car c'est une gentille femme, je vous
assure.»
Ce n'était pas seulement l'ameublement du salon d'Odette, c'était
Odette elle-même que Mme Cottard et tous ceux qui avaient fréquenté
Mme de Crécy auraient eu peine s'ils ne l'avaient pas vue depuis
longtemps à reconnaître. Elle semblait avoir tant d'années de moins
qu'autrefois. Sans doute, cela tenait en partie à ce qu'elle avait
engraissé, et devenue mieux portante, avait l'air plus calme,
frais, reposé, et d'autre part à ce que les coiffures nouvelles aux
cheveux lissés, donnaient plus d'extension à son visage qu'une poudre
rose animait, et où ses yeux et son profil, jadis trop saillants,
semblaient maintenant résorbés. Mais une autre raison de ce changement
consistait en ceci que, arrivée au milieu de la vie, Odette s'était
enfin découvert, ou inventé, une physionomie personnelle, un
«caractère» immuable, un «genre de beauté», et sur ses traits décousus--qui
pendant si longtemps, livrés aux caprices hasardeux et
impuissants de la chair, prenant à la moindre fatigue pour un instant des
années, une sorte de vieillesse passagère, lui avaient composé
tant bien que mal, selon son humeur et selon sa mine, un visage épars,
journalier, informe et charmant--avait appliqué ce type fixe, comme
une jeunesse immortelle.
Swann avait dans sa chambre, au lieu des belles photographies qu'on
faisait maintenant de sa femme, et où la même expression énigmatique
et victorieuse laissait reconnaître, quels que fussent la robe et le
chapeau, sa silhouette et son visage triomphants, un petit
daguerréotype ancien tout simple, antérieur à ce type, et duquel la
jeunesse et la beauté d'Odette, non encore trouvées par elle,
semblaient absentes. Mais sans doute Swann, fidèle ou revenu à une
conception différente, goûtait-il dans la jeune femme grêle aux yeux
pensifs, aux traits las, à l'attitude suspendue entre la marche et
l'immobilité, une grâce plus botticellienne. Il aimait encore en effet
à voir en sa femme un Botticelli. Odette qui au contraire cherchait
non à faire ressortir mais à compenser, à dissimuler ce qui, en
elle-même, ne lui plaisait pas, ce qui était peut-être, pour un
artiste, son «caractère», mais que, comme femme, elle trouvait des
défauts, ne voulait pas entendre parler de ce peintre. Swann possédait
une merveilleuse écharpe orientale, bleue et rose, qu'il avait achetée
parce que c'était exactement celle de la vierge du _Magnificat_. Mais
Mme Swann ne voulait pas la porter. Une fois seulement elle laissa son
mari lui commander une toilette toute criblée de pâquerettes, de
bluets, de myosotis et de campanules d'après la Primavera du
Printemps. Parfois, le soir, quand elle était fatiguée, il me faisait
remarquer tout bas comme elle donnait sans s'en rendre compte à ses
mains pensives, le mouvement délié, un peu tourmenté de la Vierge qui
trempe sa plume dans l'encrier que lui tend l'ange, avant d'écrire sur
le livre saint où est déjà tracé le mot _Magnificat_. Mais il ajoutait:
«Surtout ne le lui dites pas, il suffirait qu'elle le sût pour qu'elle
fît autrement.»
Sauf à ces moments d'involontaire fléchissement où Swann essayait de
retrouver la mélancolique cadence botticellienne, le corps d'Odette
était maintenant découpé en une seule silhouette cernée tout entière
par une «ligne» qui, pour suivre le contour de la femme, avait
abandonné les chemins accidentés, les rentrants et les sortants
factices, les lacis, l'éparpillement composite des modes d'autrefois,
mais qui aussi, là où c'était l'anatomie qui se trompait en faisant
des détours inutiles en deçà ou au delà du tracé idéal, savait
rectifier d'un trait hardi les écarts de la nature, suppléer, pour
toute une partie du parcours, aux défaillances aussi bien de la chair
que des étoffes. Les coussins, le «strapontin» de l'affreuse
«tournure» avaient disparu ainsi que ces corsages à basques qui,
dépassant la jupe et raidis par des baleines avaient ajouté si
longtemps à Odette un ventre postiche et lui avaient donné l'air
d'être composée de pièces disparates qu'aucune individualité ne
reliait. La verticale des «effilés» et la courbe des ruches avaient
cédé la place à l'inflexion d'un corps qui faisait palpiter la soie
comme la sirène bat l'onde et donnait à la percaline une expression
humaine, maintenant qu'il s'était dégagé, comme une forme organisée et
vivante, du long chaos et de l'enveloppement nébuleux des modes
détrônées. Mais Mme Swann cependant avait voulu, avait su garder un
vestige de certaines d'entre elles, au milieu même de celles qui les
avaient remplacées. Quand le soir, ne pouvant travailler et étant
assuré que Gilberte était au théâtre avec des amies, j'allais à
l'improviste chez ses parents, je trouvais souvent Mme Swann dans
quelque élégant déshabillé dont la jupe, d'un de ces beaux tons
sombres, rouge foncé ou orange qui avaient l'air d'avoir une
signification particulière parce qu'ils n'étaient plus à la mode,
était obliquement traversée d'une rampe ajourée et large de dentelle
noire qui faisait penser aux volants d'autrefois. Quand par un jour
encore froid de printemps elle m'avait, avant ma brouille avec sa
fille, emmené au Jardin d'Acclimatation, sous sa veste qu'elle
entr'ouvrait plus ou moins selon qu'elle se réchauffait en marchant,
le «dépassant» en dents de scie de sa chemisette avait l'air du revers
entrevu de quelque gilet absent, pareil à l'un de ceux qu'elle avait
portés quelques années plus tôt et dont elle aimait que les bords
eussent ce léger déchiquetage; et sa cravate--de cet «écossais»
auquel elle était restée fidèle, mais en adoucissant tellement les
tons (le rouge devenu rose et le bleu lilas), que l'on aurait presque
cru à un de ces taffetas gorge de pigeon qui étaient la dernière
nouveauté--était nouée de telle façon sous son menton sans qu'on pût
voir où elle était attachée, qu'on pensait invinciblement à ces
«brides» de chapeaux, qui ne se portaient plus. Pour peu qu'elle sût
«durer» encore quelque temps ainsi, les jeunes gens, essayant de
comprendre ses toilettes, diraient: «Madame Swann, n'est-ce pas, c'est
toute une époque?» Comme dans un beau style qui superpose des formes
différentes et que fortifie une tradition cachée, dans la toilette de
Mme Swann, ces souvenirs incertains de gilets, ou de boucles, parfois
une tendance aussitôt réprimée au «saute en barque», et jusqu'à une
illusion lointaine et vague au «suivez-moi jeune homme», faisaient
circuler sous la forme concrète la ressemblance inachevée d'autres
plus anciennes qu'on n'aurait pu y trouver effectivement réalisées par
la couturière ou la modiste, mais auxquelles on pensait sans cesse, et
enveloppaient Mme Swann de quelque chose de noble--peut-être parce
que l'inutilité même de ces atours faisait qu'ils semblaient répondre
à un but plus qu'utilitaire, peut-être à cause du vestige conservé des
années passées, ou encore d'une sorte d'individualité vestimentaire,
particulière à cette femme et qui donnait à ses mises les plus
différentes un même air de famille. On sentait qu'elle ne s'habillait
pas seulement pour la commodité ou la parure de son corps; elle était
entourée de sa toilette comme de l'appareil délicat et spiritualisé
d'une civilisation.
Quand Gilberte, qui d'habitude donnait ses goûters le jour où recevait
sa mère, devait au contraire être absente et qu'à cause de cela je
pouvais aller au «Choufleury» de Mme Swann, je la trouvais vêtue de
quelque belle robe, certaines en taffetas, d'autres en faille, ou en
velours, ou en crêpe de Chine, ou en satin, ou en soie, et qui non
point lâches comme les déshabillés qu'elle revêtait ordinairement à la
maison, mais combinées comme pour la sortie au dehors, donnaient cet
après-midi-là à son oisiveté chez elle quelque chose d'alerte et
d'agissant. Et sans doute la simplicité hardie de leur coupe était
bien appropriée à sa taille et à ses mouvements dont les manches
avaient l'air d'être la couleur, changeante selon les jours; on aurait
dit qu'il y avait soudain de la décision dans le velours bleu, une
humeur facile dans le taffetas blanc, et qu'une sorte de réserve
suprême et pleine de distinction dans la façon d'avancer le bras
avait, pour devenir visible, revêtu l'apparence brillante du sourire
des grands sacrifices, du crêpe de Chine noir. Mais en même temps à
ces robes si vives, la complication des «garnitures» sans utilité
pratique, sans raison d'être visible, ajoutait quelque chose de
désintéressé, de pensif, de secret, qui s'accordait à la mélancolie
que Mme Swann gardait toujours au moins dans la cernure de ses yeux et
les phalanges de ses mains. Sous la profusion des porte-bonheur en
saphir, des trèfles à quatre feuilles d'émail, des médailles d'argent,
des médaillons d'or, des amulettes de turquoise, des chaînettes de
rubis, des châtaignes de topaze, il y avait dans la robe elle-même tel
dessin colorié poursuivant sur un empiècement rapporté son existence
antérieure, telle rangée de petits boutons de satin qui ne
boutonnaient rien et ne pouvaient pas se déboutonner, une soutache
cherchant à faire plaisir avec la minutie, la discrétion d'un rappel
délicat, lesquels, tout autant que les bijoux, avaient l'air--n'ayant
sans cela aucune justification possible--de déceler une
intention, d'être un gage de tendresse, de retenir une confidence, de
répondre à une superstition, de garder le souvenir d'une guérison,
d'un vœu, d'un amour ou d'une philippine. Et parfois, dans le velours
bleu du corsage un soupçon de crevé Henri II, dans la robe de satin
noir un léger renflement qui soit aux manches, près des épaules,
faisaient penser aux «gigots» 1830, soit, au contraire sous la jupe
«aux paniers» Louis XV, donnaient à la robe un air imperceptible
d'être un costume, et en insinuant sous la vie présente comme une
réminiscence indiscernable du passé, mêlaient à la personne de Mme
Swann le charme de certaines héroïnes historiques ou romanesques. Et
si je lui faisais remarquer: «Je ne joue pas au golf comme plusieurs
de mes amies, disait-elle. Je n'aurais aucune excuse à être comme
elles, vêtues de Sweaters.»
Dans la confusion du salon, revenant de reconduire une visite, ou
prenant une assiette de gâteaux pour les offrir à une autre, Mme Swann
en passant près de moi, me prenait une seconde à part: «Je suis
spécialement chargée par Gilberte de vous inviter à déjeuner pour
après-demain. Comme je n'étais pas certaine de vous voir, j'allais
vous écrire si vous n'étiez pas venu.» Je continuais à résister. Et
cette résistance me coûtait de moins en moins, parce qu'on a beau
aimer le poison qui vous fait du mal, quand on en est privé par
quelque nécessité, depuis déjà un certain temps, on ne peut pas ne pas
attacher quelque prix au repos qu'on ne connaissait plus, à l'absence
d'émotions et de souffrances. Si l'on n'est pas tout à fait sincère en
se disant qu'on ne voudra jamais revoir celle qu'on aime, on ne le
serait pas non plus en disant qu'on veut la revoir. Car, sans doute,
on ne peut supporter son absence qu'en se la promettant courte, en
pensant au jour où on se retrouvera, mais d'autre part on sent à quel
point ces rêves quotidiens d'une réunion prochaine et sans cesse
ajournée sont moins douloureux que ne serait une entrevue qui pourrait
être suivie de jalousie, de sorte que la nouvelle qu'on va revoir
celle qu'on aime donnerait une commotion peu agréable. Ce qu'on recule
maintenant de jour en jour, ce n'est plus la fin de l'intolérable
anxiété causée par la séparation, c'est le recommencement redouté
d'émotions sans issue. Comme à une telle entrevue on préfère le
souvenir docile qu'on complète à son gré de rêveries où celle qui,
dans la réalité, ne vous aime pas vous fait au contraire des
déclarations, quand vous êtes tout seul; ce souvenir qu'on peut
arriver en y mêlant peu à peu beaucoup de ce qu'on désire à rendre
aussi doux qu'on veut, comme on le préfère à l'entretien ajourné où on
aurait affaire à un être à qui on ne dicterait plus à son gré les
paroles qu'on désire, mais dont on subirait les nouvelles froideurs,
les violences inattendues. Nous savons tous, quand nous n'aimons plus,
que l'oubli, même le souvenir vague ne causent pas tant de souffrances
que l'amour malheureux. C'est d'un tel oubli anticipé que je préférais
sans me l'avouer, la reposante douceur.
D'ailleurs, ce qu'une telle cure de détachement psychique et
d'isolement peut avoir de pénible, le devient de moins en moins pour
une autre raison, c'est qu'elle affaiblit, en attendant de la guérir,
cette idée fixe qu'est un amour. Le mien était encore assez fort pour
que je tinsse à reconquérir tout mon prestige aux yeux de Gilberte,
lequel, par ma séparation volontaire devait, me semblait-il, grandir
progressivement, de sorte que chacune de ces calmes et tristes
journées où je ne la voyais pas, venant chacune après l'autre, sans
interruption, sans prescription (quand un fâcheux ne se mêlait pas de
mes affaires), était une journée non pas perdue, mais gagnée.
Inutilement gagnée peut-être, car bientôt on pourrait me déclarer
guéri. La résignation, modalité de l'habitude, permet à certaines
forces de s'accroître indéfiniment. Celles, si infimes que j'avais
pour supporter mon chagrin, le premier soir de ma brouille avec
Gilberte, avaient été portées depuis lors à une puissance
incalculable. Seulement la tendance de tout ce qui existe à se
prolonger, est parfois coupée de brusques impulsions auxquelles nous
nous concédons avec d'autant moins de scrupules de nous laisser aller
que nous savons pendant combien de jours, de mois, nous avons pu, nous
pourrions encore, nous priver. Et souvent, c'est quand la bourse où
l'on épargne va être pleine qu'on la vide tout d'un coup, c'est sans
attendre le résultat du traitement et quand déjà on s'est habitué à
lui, qu'on le cesse. Et un jour où Mme Swann me redisait ses
habituelles paroles sur le plaisir que Gilberte aurait à me voir,
mettant ainsi le bonheur dont je me privais déjà depuis si longtemps
comme à la portée de ma main, je fus bouleversé en comprenant qu'il
était encore possible de le goûter; et j'eus peine à attendre le
lendemain; je venais de me résoudre à aller surprendre Gilberte avant
son dîner.
Ce qui m'aida à patienter tout l'espace d'une journée fut un projet
que je fis. Du moment que tout était oublié, que j'étais réconcilié
avec Gilberte, je ne voulais plus la voir qu'en amoureux. Tous les
jours elle recevrait de moi les plus belles fleurs qui fussent. Et si
Mme Swann, bien qu'elle n'eût pas le droit d'être une mère trop
sévère, ne me permettait pas des envois de fleurs quotidiens, je
trouverais des cadeaux plus précieux et moins fréquents. Mes parents
ne me donnaient pas assez d'argent pour acheter des choses chères. Je
songeai à une grande potiche de vieux Chine qui me venait de ma tante
Léonie et dont maman prédisait chaque jour que Françoise allait venir
en lui disant: «A s'est décollée» et qu'il n'en resterait rien. Dans
ces conditions n'était-il pas plus sage de la vendre, de la vendre
pour pouvoir faire tout le plaisir que je voudrais à Gilberte? Il me
semblait que je pourrais bien en tirer mille francs. Je la fis
envelopper; l'habitude m'avait empêché de jamais la voir: m'en séparer
eut au moins un avantage qui fut de me faire faire sa connaissance. Je
l'emportai avec moi avant d'aller chez les Swann, et en donnant leur
adresse au cocher, je lui dis de prendre, par les Champs-Élysées, au
coin desquels était le magasin d'un grand marchand de chinoiseries que
connaissait mon père. A ma grande surprise, il m'offrit séance tenante
de la potiche non pas mille, mais dix mille francs. Je pris ces
billets avec ravissement; pendant toute une année, je pourrais combler
chaque jour Gilberte de roses et de lilas. Quand je fus remonté dans
la voiture en quittant le marchand, le cocher, tout naturellement,
comme les Swann demeuraient près du Bois, se trouva, au lieu du chemin
habituel, descendre l'avenue des Champs-Élysées. Il avait déjà dépassé
le coin de la rue de Berri, quand, dans le crépuscule, je crus
reconnaître, très près de la maison des Swann mais allant dans la
direction inverse et s'en éloignant, Gilberte qui marchait lentement,
quoique d'un pas délibéré, à côté d'un jeune homme avec qui elle
causait et duquel je ne pus distinguer le visage. Je me soulevai dans
la voiture, voulant faire arrêter, puis j'hésitai. Les deux promeneurs
étaient déjà un peu loin et les deux lignes douces et parallèles que
traçait leur lente promenade allaient s'estompant dans l'ombre
élyséenne. Bientôt j'arrivai devant la maison de Gilberte. Je fus reçu
par Mme Swann: «Oh! elle va être désolée, me dit-elle, je ne sais pas
comment elle n'est pas là. Elle a eu très chaud tantôt à un cours,
elle m'a dit qu'elle voulait aller prendre un peu l'air avec une de
ses amies.» «Je crois que je l'ai aperçue avenue des Champs-Élysées.»
«Je ne pense pas que ce fût elle. En tous cas ne le dites pas à son
père, il n'aime pas qu'elle sorte à ces heures-là. _Good evening_.» Je
partis, dis au cocher de reprendre le même chemin, mais ne retrouvai
pas les deux promeneurs. Où avaient-ils été? Que se disaient-ils dans
le soir, de cet air confidentiel?
Je rentrai, tenant avec désespoir les dix mille francs inespérés qui
avaient dû me permettre de faire tant de petits plaisirs à cette
Gilberte que, maintenant, j'étais décidé à ne plus revoir. Sans doute,
cet arrêt chez le marchand de chinoiseries m'avait réjoui en me
faisant espérer que je ne verrais plus jamais mon amie que contente de
moi et reconnaissante. Mais si je n'avais pas fait cet arrêt, si la
voiture n'avait pas pris par l'avenue des Champs-Élysées, je n'eusse
pas rencontré Gilberte et ce jeune homme. Ainsi un même fait porte des
rameaux opposites et le malheur qu'il engendre annule le bonheur qu'il
avait causé. Il m'était arrivé le contraire de ce qui se produit si
fréquemment. On désire une joie, et le moyen matériel de l'atteindre
fait défaut. «Il est triste, a dit La Bruyère, d'aimer sans une grande
fortune.» Il ne reste plus qu'à essayer d'anéantir peu à peu le désir
de cette joie. Pour moi, au contraire, le moyen matériel avait été
obtenu, mais, au même moment, sinon par un effet logique, du moins par
une conséquence fortuite de cette réussite première, la joie avait été
dérobée. Il semble, d'ailleurs, qu'elle doive nous l'être toujours.
D'ordinaire, il est vrai, pas dans la même soirée où nous avons acquis
ce qui la rend possible. Le plus souvent nous continuons de nous
évertuer et d'espérer quelque temps. Mais le bonheur ne peut jamais
avoir lieu. Si les circonstances arrivent à être surmontées, la nature
transporte la lutte du dehors au dedans et fait peu à peu changer
assez notre coeur pour qu'il désire autre chose que ce qu'il va
posséder. Et si la péripétie a été si rapide que notre cœur n'a pas eu
le temps de changer, la nature ne désespère pas pour cela de nous
vaincre, d'une manière plus tardive il est vrai, plus subtile, mais
aussi efficace. C'est alors à la dernière seconde que la possession du
bonheur nous est enlevée, ou plutôt c'est cette possession même que
par une ruse diabolique la nature charge de détruire le bonheur. Ayant
échoué dans tout ce qui était du domaine des faits et de la vie, c'est
une impossibilité dernière, l'impossibilité psychologique du bonheur
que la nature crée. Le phénomène du bonheur ne se produit pas ou donne
lieu aux réactions les plus amères.
Je serrai les dix mille francs. Mais ils ne me servaient plus à rien.
Je les dépensai du reste encore plus vite que si j'eusse envoyé tous
les jours des fleurs à Gilberte, car quand le soir venait, j'étais si
malheureux que je ne pouvais rester chez moi et allais pleurer dans
les bras de femmes que je n'aimais pas. Quant à chercher à faire un
plaisir quelconque à Gilberte, je ne le souhaitais plus; maintenant
retourner dans la maison de Gilberte n'eût pu que me faire souffrir.
Même revoir Gilberte, qui m'eût été si délicieux la veille ne m'eût
plus suffi. Car j'aurais été inquiet tout le temps où je n'aurais pas
été près d'elle. C'est ce qui fait qu'une femme par toute nouvelle
souffrance qu'elle nous inflige, souvent sans le savoir, augmente son
pouvoir sur nous, mais aussi nos exigences envers elle. Par ce mal
qu'elle nous a fait, la femme nous cerne de plus en plus, redouble nos
chaînes, mais aussi celles dont il nous aurait jusque-là semblé
suffisant de la garrotter pour que nous nous sentions tranquilles. La
veille encore, si je n'avais pas cru ennuyer Gilberte, je me serais
contenté de réclamer de rares entrevues, lesquelles maintenant ne
m'eussent plus contenté et que j'eusse remplacées par bien d'autres
conditions. Car en amour, au contraire de ce qui se passe après les
combats, on les fait plus dures, on ne cesse de les aggraver, plus on
est vaincu, si toutefois on est en situation de les imposer. Ce
n'était pas mon cas à l'égard de Gilberte. Aussi je préférai d'abord
ne pas retourner chez sa mère. Je continuais bien à me dire que
Gilberte ne m'aimait pas, que je le savais depuis assez longtemps, que
je pouvais la revoir si je voulais, et, si je ne le voulais pas,
l'oublier à la longue. Mais ces idées, comme un remède qui n'agit pas
contre certaines affections, étaient sans aucune espèce de pouvoir
efficace contre ces deux lignes parallèles que je revoyais de temps à
autre, de Gilberte et du jeune homme s'enfonçant à petits pas dans
l'avenue des Champs-Élysées. C'était un mal nouveau, qui lui aussi
finirait par s'user, c'était une image qui un jour se présenterait à
mon esprit entièrement décantée de tout ce qu'elle contenait de nocif,
comme ces poisons mortels qu'on manie sans danger, comme un peu de
dynamite à quoi on peut allumer sa cigarette sans crainte d'explosion.
En attendant, il y avait en moi une autre force qui luttait de toute
sa puissance, contre cette force malsaine qui me représentait sans
changement la promenade de Gilberte dans le crépuscule: pour briser
les assauts renouvelés de ma mémoire, travaillait utilement en sens
inverse mon imagination. La première de ces deux forces, certes,
continuait à me montrer ces deux promeneurs de l'avenue des
Champs-Élysées, et m'offrait d'autres images désagréables, tirées du
passé, par exemple Gilberte haussant les épaules quand sa mère lui
demandait de rester avec moi. Mais la seconde force, travaillant sur
le canevas de mes espérances, dessinait un avenir bien plus
complaisamment développé que ce pauvre passé en somme si restreint.
Pour une minute où je revoyais Gilberte maussade, combien n'y en
avait-il pas où je combinais une démarche qu'elle ferait faire pour
notre réconciliation, pour nos fiançailles peut-être. Il est vrai que
cette force que l'imagination dirigeait vers l'avenir, elle la puisait
malgré tout dans le passé. Au fur et à mesure que s'effacerait mon
ennui que Gilberte eût haussé les épaules, diminuerait aussi le
souvenir de son charme, souvenir qui me faisait souhaiter qu'elle
revînt vers moi. Mais j'étais encore bien loin de cette mort du passé.
J'aimais toujours celle qu'il est vrai que je croyais détester. Mais
chaque fois qu'on me trouvait bien coiffé, ayant bonne mine, j'aurais
voulu qu'elle fût là. J'étais irrité du désir que beaucoup de gens
manifestèrent à cette époque de me recevoir et chez lesquels je
refusai d'aller. Il y eut une scène à la maison parce que je
n'accompagnai pas mon père à un dîner officiel où il devait y avoir
les Bontemps avec leur nièce Albertine, petite jeune fille, presque
encore enfant. Les différentes périodes de notre vie se chevauchent
ainsi l'une l'autre. On refuse dédaigneusement, à cause de ce qu'on
aime et qui vous sera un jour si égal, de voir ce qui vous est égal
aujourd'hui, qu'on aimera demain, qu'on aurait peut-être pu, si on
avait consenti à le voir, aimer plus tôt, et qui eût ainsi abrégé vos
souffrances actuelles, pour les remplacer il est vrai par d'autres.
Les miennes allaient se modifiant. J'avais l'étonnement d'apercevoir
au fond de moi-même, un jour un sentiment, le jour suivant un autre,
généralement inspirés par telle espérance ou telle crainte relatives à
Gilberte, la Gilberte que je portais en moi. J'aurais dû me dire que
l'autre, la réelle, était peut-être entièrement différente de
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