A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 01

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MARCEL PROUST

A L'OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS

DEUXIÈME PARTIE

Cependant Mme Bontemps qui avait dit cent fois qu'elle ne voulait pas
aller chez les Verdurin, ravie d'être invitée aux mercredis, était en
train de calculer comment elle pourrait s'y rendre le plus de fois
possible. Elle ignorait que Mme Verdurin souhaitait qu'on n'en manquât
aucun; d'autre part, elle était de ces personnes peu recherchées, qui
quand elles sont conviées à des «séries» par une maîtresse de maison,
ne vont pas chez elle comme ceux qui savent faire toujours plaisir,
quand ils ont un moment et le désir de sortir; elles, au contraire, se
privent par exemple de la première soirée et de la troisième,
s'imaginant que leur absence sera remarquée et se réservent pour la
deuxième et la quatrième; à moins que leurs informations ne leur ayant
appris que la troisième sera particulièrement brillante, elles ne
suivent un ordre inverse, alléguant que «malheureusement la dernière
fois elles n'étaient pas libres». Telle Mme Bontemps supputait combien
il pouvait y avoir encore de mercredis avant Pâques et de quelle façon
elle arriverait à en avoir un de plus, sans pourtant paraître
s'imposer. Elle comptait sur Mme Cottard, avec laquelle elle allait
revenir, pour lui donner quelques indications. «Oh! Madame Bontemps,
je vois que vous vous levez, c'est très mal de donner ainsi le signal
de la fuite. Vous me devez une compensation pour n'être pas venue
jeudi dernier... Allons rasseyez-vous un moment. Vous ne ferez tout de
même plus d'autre visite avant le dîner. Vraiment vous ne vous laissez
pas tenter? ajoutait Mme Swann et tout en tendant une assiette de
gâteaux: Vous savez que ce n'est pas mauvais du tout ces petites
saletés-là. Ça ne paye pas de mine, mais goûtez-en, vous m'en direz des
nouvelles.--Au contraire, ça a l'air délicieux, répondait Mme
Cottard, chez vous, Odette, on n'est jamais à court de victuailles. Je
n'ai pas besoin de vous demander la marque de fabrique, je sais que
vous faites tout venir de chez Rebattet. Je dois dire que je suis plus
éclectique. Pour les petits fours, pour toutes les friandises, je
m'adresse souvent à Bourbonneux. Mais je reconnais qu'ils ne savent
pas ce que c'est qu'une glace. Rebattet, pour tout ce qui est glace,
bavaroise ou sorbet, c'est le grand art. Comme dirait mon mari, le _nec
plus ultra_.--Mais ceci est tout simplement fait ici. Vraiment non?--Je
ne pourrai pas dîner, répondait Mme Bontemps, mais je me rassieds
un instant, vous savez, moi j'adore causer avec une femme intelligente
comme vous.--Vous allez me trouver indiscrète, Odette, mais
j'aimerais savoir comment vous jugez le chapeau qu'avait Mme Trombert.
Je sais bien que la mode est aux grands chapeaux. Tout de même n'y
a-t-il pas un peu d'exagération. Et à côté de celui avec lequel elle
est venue l'autre jour chez moi, celui qu'elle portait tantôt était
microscopique.--Mais non je ne suis pas intelligente, disait Odette,
pensant que cela faisait bien. Je suis au fond une gobeuse, qui croit
tout ce qu'on lui dit, qui se fait du chagrin pour un rien.» Et elle
insinuait qu'elle avait, au commencement, beaucoup souffert d'avoir
épousé un homme comme Swann qui avait une vie de son côté et qui la
trompait. Cependant le Prince d'Agrigente ayant entendu les mots: «Je
ne suis pas intelligente», trouvait de son devoir de protester, mais
il n'avait pas d'esprit de répartie. «Taratata, s'écriait Mme
Bontemps, vous pas intelligente!--En effet je me disais: «Qu'est-ce
que j'entends?» disait le Prince en saisissant cette perche. Il faut
que mes oreilles m'aient trompé.--Mais non, je vous assure, disait
Odette, je suis au fond une petite bourgeoise très choquable, pleine
de préjugés, vivant dans son trou, surtout très ignorante.» Et pour
demander des nouvelles du baron de Charlus: «Avez-vous vu cher
baronet?» lui disait-elle.--Vous, ignorante, s'écriait Mme Bontemps!
Hé bien alors qu'est-ce que vous diriez du monde officiel, toutes ces
femmes d'Excellences, qui ne savent parler que de chiffons!... Tenez,
madame, pas plus tard qu'il y a huit jours je mets sur _Lohengrin_ la
ministresse de l'Instruction publique. Elle me répond: «_Lohengrin_?
Ah! oui, la dernière revue des Folies-Bergères, il paraît que c'est
tordant.» Hé bien! madame, qu'est-ce que vous voulez, quand on entend
des choses comme ça, ça vous fait bouillir. J'avais envie de la
gifler. Parce que j'ai mon petit caractère vous savez. Voyons,
monsieur, disait-elle en se tournant vers moi, est-ce que je n'ai pas
raison?--Écoutez, disait Mme Cottard, on est excusable de répondre un
peu de travers quand on est interrogée ainsi de but en blanc, sans
être prévenue. J'en sais quelque chose car Mme Verdurin a l'habitude
de nous mettre aussi le couteau sur la gorge.--A propos de Mme
Verdurin demandait Mme Bontemps à Mme Cottard, savez-vous qui il y
aura mercredi chez elle?... Ah! je me rappelle maintenant que nous
avons accepté une invitation pour mercredi prochain. Vous ne voulez
pas dîner de mercredi en huit avec nous? Nous irons ensemble chez
Madame Verdurin. Cela m'intimide d'entrer seule, je ne sais pas
pourquoi cette grande femme m'a toujours fait peur.--Je vais vous le
dire, répondait Mme Cottard, ce qui vous effraye chez Mme Verdurin,
c'est son organe. Que voulez-vous, tout le monde n'a pas un aussi joli
organe que Madame Swann. Mais le temps de prendre langue, comme dit la
Patronne, et la glace sera bientôt rompue. Car dans le fond elle est
très accueillante. Mais je comprends très bien votre sensation, ce
n'est jamais agréable de se trouver la première fois en pays perdu.--Vous
pourriez aussi dîner avec nous, disait Mme Bontemps à Mme Swann.
Après dîner on irait tous ensemble en Verdurin, faire Verdurin; et
même si ce devait avoir pour effet que la Patronne me fasse les gros
yeux et ne m'invite plus, une fois chez elle nous resterons toutes les
trois à causer entre nous, je sens que c'est ce qui m'amusera le
plus.» Mais cette affirmation ne devait pas être très véridique car
Mme Bontemps demandait: «Qui pensez-vous qu'il y aura de mercredi en
huit? Qu'est-ce qui se passera? Il n'y aura pas trop de monde, au
moins?--Moi, je n'irai certainement pas, disait Odette. Nous ne
ferons qu'une petite apparition au mercredi final. Si cela vous est
égal d'attendre jusque-là...» Mais Mme Bontemps ne semblait pas
séduite par cette proposition d'ajournement.
Bien que les mérites spirituels d'un salon et son élégance soient
généralement en rapports inverses plutôt que directs, il faut croire,
puisque Swann trouvait Mme Bontemps agréable, que toute déchéance
acceptée a pour conséquence de rendre les gens moins difficiles sur
ceux avec qui ils sont résignés à se plaire, moins difficiles sur leur
esprit comme sur le reste. Et si cela est vrai, les hommes doivent,
comme les peuples, voir leur culture et même leur langage disparaître
avec leur indépendance. Un des effets de cette indulgence est
d'aggraver la tendance qu'à partir d'un certain âge on a à trouver
agréables les paroles qui sont un hommage à notre propre tour
d'esprit, à nos penchants, un encouragement à nous y livrer; cet
âge-là est celui où un grand artiste préfère à la société de génies
originaux celle d'élèves qui n'ont en commun avec lui que la lettre de
sa doctrine et par qui il est encensé, écouté; où un homme ou une
femme remarquables qui vivent pour un amour trouveront la plus
intelligente dans une réunion la personne peut-être inférieure, mais
dont une phrase aura montré qu'elle sait comprendre et approuver ce
qu'est une existence vouée à la galanterie, et aura ainsi chatouillé
agréablement la tendance voluptueuse de l'amant ou de la maîtresse;
c'était l'âge aussi où Swann, en tant qu'il était devenu le mari
d'Odette, se plaisait à entendre dire à Mme Bontemps que c'est ridicule
de ne recevoir que des duchesses (concluant de là, au contraire de ce
qu'il eût fait jadis chez les Verdurin, que c'était une bonne femme,
très spirituelle et qui n'était pas snob) et à lui raconter des
histoires qui la faisaient «tordre», parce qu'elle ne les connaissait
pas et que d'ailleurs elle «saisissait» vite, aimant à flatter et à
s'amuser. «Alors le docteur ne raffole pas comme vous, des fleurs?
demandait Mme Swann à Mme Cottard.--Oh! vous savez que mon mari est
un sage; il est modéré en toutes choses. Si, pourtant, il a une
passion.» L'œil brillant de malveillance, de joie et de curiosité:
«Laquelle, madame?» demandait Mme Bontemps. Avec simplicité, Mme
Cottard répondait: «La lecture.--Oh! c'est une passion de tout
repos chez un mari! s'écriait Mme Bontemps en étouffant un rire
satanique.--Quand le docteur est dans un livre, vous savez!--Hé
bien, madame, cela ne doit pas vous effrayer beaucoup...--Mais
si!... pour sa vue. Je vais aller le retrouver, Odette, et je
reviendrai au premier jour frapper à votre porte. A propos de vue,
vous a-t-on dit que l'hôtel particulier que vient d'acheter Mme
Verdurin sera éclairé à l'électricité? Je ne le tiens pas de ma petite
police particulière, mais d'une autre source: c'est l'électricien
lui-même, Mildé, qui me l'a dit. Vous voyez que je cite mes auteurs!
Jusqu'aux chambres qui auront leurs lampes électriques avec un
abat-jour qui tamisera la lumière. C'est évidemment un luxe charmant.
D'ailleurs nos contemporaines veulent absolument du nouveau, n'en
fût-il plus au monde. Il y a la belle-sœur d'une de mes amies qui a le
téléphone posé chez elle! Elle peut faire une commande à un
fournisseur sans sortir de son appartement! J'avoue que j'ai platement
intrigué pour avoir la permission de venir un jour parler devant
l'appareil. Cela me tente beaucoup, mais plutôt chez une amie que chez
moi. Il me semble que je n'aimerais pas avoir le téléphone à domicile.
Le premier amusement passé, cela doit être vrai casse-tête. Allons,
Odette, je me sauve, ne retenez plus Mme Bontemps puisqu'elle se
charge de moi, il faut absolument que je m'arrache, vous me faites
faire du joli, je vais être rentrée après mon mari!»
Et moi aussi, il fallait que je rentrasse, avant d'avoir goûté à ces
plaisirs de l'hiver, desquels les chrysanthèmes m'avaient semblé être
l'enveloppe éclatante. Ces plaisirs n'étaient pas venus et cependant
Mme Swann n'avait pas l'air d'attendre encore quelque chose. Elle
laissait les domestiques emporter le thé comme elle aurait annoncé:
«On ferme!» Et elle finissait par me dire: «Alors, vraiment, vous
partez? Hé bien, _good bye!_» Je sentais que j'aurais pu rester sans
rencontrer ces plaisirs inconnus et que ma tristesse n'était pas seule
à m'avoir privé d'eux. Ne se trouvaient-ils donc pas situés sur cette
route battue des heures, qui mènent toujours si vite à l'instant du
départ, mais plutôt sur quelque chemin de traverse inconnu de moi et
par où il eût fallu bifurquer? Du moins le but de ma visite était
atteint, Gilberte saurait que j'étais venu chez ses parents quand elle
n'était pas là, et que j'y avais, comme n'avait cessé de le répéter
Mme Cottard, fait d'emblée, de prime abord, la conquête de Mme
Verdurin. «Il faut, m'avait dit la femme du docteur qui ne l'avait jamais
vue faire «autant de frais», que vous ayez
ensemble des atomes crochus.» Gilberte saurait que j'avais parlé d'elle
comme je devais le faire, avec tendresse, mais que je n'avais pas
cette incapacité de vivre sans que nous nous vissions que je croyais à
la base de l'ennui qu'elle avait éprouvé ces derniers temps auprès de
moi. J'avais dit à Mme Swann que je ne pouvais plus me trouver avec
Gilberte. Je l'avais dit comme si j'avais décidé pour toujours de ne
plus la voir. Et la lettre que j'allais envoyer à Gilberte serait
conçue dans le même sens. Seulement à moi-même pour me donner courage
je ne me proposais qu'un suprême et court effort de peu de jours. Je
me disais: «C'est le dernier rendez-vous d'elle que je refuse,
j'accepterai le prochain.» Pour me rendre la séparation moins
difficile à réaliser, je ne me la présentais pas comme définitive.
Mais je sentais bien qu'elle le serait.
Le 1er janvier me fut particulièrement douloureux cette année-là. Tout
l'est sans doute, qui fait date et anniversaire, quand on est
malheureux. Mais si c'est par exemple d'avoir perdu un être cher, la
souffrance consiste seulement dans une comparaison plus vive avec le
passé. Il s'y ajoutait dans mon cas l'espoir informulé que Gilberte,
ayant voulu me laisser l'initiative des premiers pas et constatant que
je ne les avais pas faits, n'avait attendu que le prétexte du 1er
janvier pour m'écrire: «Enfin, qu'y a-t-il? je suis folle de vous,
venez que nous nous expliquions franchement, je ne peux pas vivre sans
vous voir.» Dès les derniers jours de l'année cette lettre me parut
probable. Elle ne l'était peut-être pas, mais, pour que nous la
croyions telle, le désir, le besoin que nous en avons suffit. Le
soldat est persuadé qu'un certain délai indéfiniment prolongeable lui
sera accordé avant qu'il soit tué, le voleur avant qu'il soit pris,
les hommes en général avant qu'ils aient à mourir. C'est là l'amulette
qui préserve les individus--et parfois les peuples--non du danger
mais de la peur du danger, en réalité de la croyance au danger, ce qui
dans certains cas permet de les braver sans qu'il soit besoin d'être
brave. Une confiance de ce genre, et aussi peu fondée, soutient
l'amoureux qui compte sur une réconciliation, sur une lettre. Pour que
je n'eusse pas attendu celle-là, il eût suffi que j'eusse cessé de la
souhaiter. Si indifférent qu'on sache que l'on est à celle qu'on aime
encore, on lui prête une série de pensées--fussent-elles
d'indifférence--une intention de les manifester, une complication de
vie intérieure où l'on est l'objet peut-être d'une antipathie, mais
aussi d'une attention permanentes. Pour imaginer au contraire ce qui
se passait en Gilberte, il eût fallu que je pusse tout simplement
anticiper dès ce 1er janvier-là ce que j'eusse ressenti celui d'une
des années suivantes, et où l'attention, ou le silence, ou la
tendresse, ou la froideur de Gilberte eussent passé à peu près
inaperçus à mes yeux et où je n'eusse pas songé, pas même pu songer à
chercher la solution de problèmes qui auraient cessé de se poser pour
moi. Quand on aime l'amour est trop grand pour pouvoir être contenu
tout entier en nous; il irradie vers la personne aimée, rencontre en
elle une surface qui l'arrête, le force à revenir vers son point de
départ; et c'est ce choc en retour de notre propre tendresse que nous
appelons les sentiments de l'autre et qui nous charme plus qu'à
l'aller, parce que nous ne connaissons pas qu'elle vient de nous. Le
1er janvier sonna toutes ses heures sans qu'arrivât cette lettre de
Gilberte. Et comme j'en reçus quelques-unes de vœux tardifs ou retardés
par l'encombrement des courriers à ces dates-là, le 3 et le 4 janvier,
j'espérais encore, de moins en moins pourtant. Les jours qui
suivirent, je pleurai beaucoup. Certes cela tenait à ce qu'ayant été
moins sincère que je ne l'avais cru quand j'avais renoncé à Gilberte,
j'avais gardé cet espoir d'une lettre d'elle pour la nouvelle année.
Et le voyant épuisé avant que j'eusse eu le temps de me précautionner
d'un autre, je souffrais comme un malade qui a vidé sa fiole de
morphine sans en avoir sous la main une seconde. Mais peut-être en moi--et
ces deux explications ne s'excluent pas, car un seul sentiment
est quelquefois fait de contraires--l'espérance que j'avais de
recevoir enfin une lettre, avait-elle rapproché de moi l'image de
Gilberte, recréé les émotions que l'attente de me trouver près d'elle,
sa vue, sa manière d'être avec moi, me causaient autrefois. La
possibilité immédiate d'une réconciliation avait supprimé cette chose
de l'énormité de laquelle nous ne nous rendons pas compte--la
résignation. Les neurasthéniques ne peuvent croire les gens qui leur
assurent qu'ils seront à peu près calmés en restant au lit sans
recevoir de lettres, sans lire de journaux. Ils se figurent que ce
régime ne fera qu'exaspérer leur nervosité. De même les amoureux, le
considérant du sein d'un état contraire, n'ayant pas commencé de
l'expérimenter, ne peuvent croire à la puissance bienfaisante du
renoncement.
A cause de la violence de mes battements de cœur on me fit diminuer la
caféine, ils cessèrent. Alors je me demandai si ce n'était pas un peu
à elle qu'était due cette angoisse que j'avais éprouvée quand je
m'étais à peu près brouillé avec Gilberte, et que j'avais attribuée
chaque fois qu'elle se renouvelait à la souffrance de ne plus voir mon
amie, ou de risquer de ne la voir qu'en proie à la même mauvaise
humeur. Mais si ce médicament avait été à l'origine des souffrances
que mon imagination eût alors faussement interprétées (ce qui n'aurait
rien d'extraordinaire, les plus cruelles peines morales ayant souvent pour
cause chez les amants, l'habitude physique de la femme avec qui ils vivent),
c'était à la façon du philtre qui longtemps après avoir été absorbé
continue à lier Tristan à Yseult. Car l'amélioration physique que la
diminution de la caféine amena presque immédiatement chez moi n'arrêta
pas l'évolution de chagrin que l'absorption du toxique avait peut-être
sinon créé, du moins su rendre plus aigu.
Seulement, quand le milieu du mois de janvier approcha, une fois
déçues mes espérances d'une lettre pour le jour de l'an et la douleur
supplémentaire qui avait accompagné leur déception une fois calmée, ce
fut mon chagrin d'avant «les Fêtes» qui recommença. Ce qu'il y avait
peut-être encore en lui de plus cruel, c'est que j'en fusse moi-même
l'artisan inconscient, volontaire, impitoyable et patient. La seule
chose à laquelle je tinsse, mes relations avec Gilberte, c'est moi qui
travaillais à les rendre impossibles en créant peu à peu, par la
séparation prolongée d'avec mon amie, non pas son indifférence, mais
ce qui reviendrait finalement au même, la mienne. C'était à un long et
cruel suicide du moi qui en moi-même aimait Gilberte que je
m'acharnais avec continuité, avec la clairvoyance non seulement de ce
que je faisais dans le présent, mais de ce qui en résulterait pour
l'avenir: je savais non pas seulement que dans un certain temps je
n'aimerais plus Gilberte, mais encore qu'elle-même le regretterait, et
que les tentatives qu'elle ferait alors pour me voir seraient aussi
vaines que celles d'aujourd'hui, non plus parce que je l'aimerais
trop mais parce que j'aimerais certainement une autre femme que je
resterais à désirer, à attendre, pendant des heures dont je n'oserais
pas distraire une parcelle pour Gilberte qui ne me serait plus rien.
Et sans doute en ce moment même, où (puisque j'étais résolu à ne plus
la voir, à moins d'une demande formelle d'explications, d'une complète
déclaration d'amour de sa part, lesquelles n'avaient plus aucune
chance de venir) j'avais déjà perdu Gilberte, et l'aimais davantage,
je sentais tout ce qu'elle était pour moi, mieux que l'année
précédente, quand passant tous mes après-midi avec elle, selon que je
voulais, je croyais que rien ne menaçait notre amitié, sans doute en
ce moment l'idée que j'éprouverais un jour les mêmes sentiments pour
une autre m'était odieuse, car cette idée m'enlevait outre Gilberte,
mon amour et ma souffrance. Mon amour, ma souffrance, où en pleurant
j'essayais de saisir justement ce qu'était Gilberte, et desquels il me
fallait reconnaître qu'ils ne lui appartenaient pas spécialement et
seraient, tôt ou tard, le lot de telle ou telle femme. De sorte--c'était
du moins alors ma manière de penser--qu'on est toujours
détaché des êtres: quand on aime, on sent que cet amour ne porte pas
leur nom, pourra dans l'avenir renaître, aurait même pu, même dans le
passé, naître pour une autre et non pour celle-là. Et dans le temps où
l'on n'aime pas, si l'on prend philosophiquement son parti de ce qu'il
y a de contradictoire dans l'amour, c'est que cet amour dont on parle
à son aise on ne l'éprouve pas alors, donc on ne le connaît pas, la
connaissance en ces matières étant intermittente et ne survivant pas à
la présence effective du sentiment. Cet avenir où je n'aimerais plus
Gilberte et que ma souffrance m'aidait à deviner sans que mon
imagination pût encore se le représenter clairement, certes il eût été
temps encore d'avertir Gilberte qu'il se formerait peu à peu, que sa
venue était sinon imminente, du moins inéluctable, si elle-même,
Gilberte, ne venait pas à mon aide et ne détruisait pas dans son germe
ma future indifférence. Combien de fois ne fus-je pas sur le point
d'écrire, ou d'aller dire à Gilberte: «Prenez garde, j'en ai pris la
résolution, la démarche que je fais est une démarche suprême. Je vous
vois pour la dernière fois. Bientôt je ne vous aimerai plus.» A quoi
bon? De quel droit eussé-je reproché à Gilberte une indifférence que,
sans me croire coupable pour cela, je manifestais à tout ce qui
n'était pas elle? La dernière fois! A moi, cela me paraissait quelque
chose d'immense, parce que j'aimais Gilberte. A elle cela lui eût fait
sans doute autant d'impression que ces lettres où des amis demandent à
nous faire une visite avant de s'expatrier, visite que, comme aux
ennuyeuses femmes qui nous aiment, nous leur refusons parce que nous
avons des plaisirs devant nous. Le temps dont nous disposons chaque
jour est élastique; les passions que nous ressentons le dilatent,
celles que nous inspirons le rétrécissent et l'habitude le remplit.
D'ailleurs, j'aurais eu beau parler à Gilberte, elle ne m'aurait pas
entendu. Nous nous imaginons toujours, quand nous parlons, que ce sont
nos oreilles, notre esprit qui écoutent. Mes paroles ne seraient
parvenues à Gilberte que déviées, comme si elles avaient eu à
traverser le rideau mouvant d'une cataracte avant d'arriver à mon
amie, méconnaissables, rendant un son ridicule, n'ayant plus aucune
espèce de sens. La vérité qu'on met dans les mots ne se fraye pas son
chemin directement, n'est pas douée d'une évidence irrésistible. Il
faut qu'assez de temps passe pour qu'une vérité de même ordre ait pu
se former en eux. Alors l'adversaire politique qui, malgré tous les
raisonnements et toutes les preuves, tenait le sectateur de la doctrine
opposée pour un traître, partage lui-même la conviction détestée à
laquelle celui qui cherchait inutilement à la répandre ne tient plus.
Alors, le chef-d'oeuvre qui pour les admirateurs qui le lisaient haut
semblait montrer en soi les preuves de son excellence et n'offrait à
ceux qui écoutaient qu'une image insane ou médiocre, sera par eux
proclamé chef-d'œuvre, trop tard pour que l'auteur puisse l'apprendre.
Pareillement en amour les barrières, quoi qu'on fasse, ne peuvent être
brisées du dehors par celui qu'elles désespèrent; et c'est quand il ne
se souciera plus d'elles, que, tout à coup, par l'effet du travail
venu d'un autre côté, accompli à l'intérieur de celle qui n'aimait
pas, ces barrières, attaquées jadis sans succès, tomberont sans
utilité. Si j'étais venu annoncer à Gilberte mon indifférence future
et le moyen de la prévenir, elle aurait induit de cette démarche que
mon amour pour elle, le besoin que j'avais d'elle, étaient encore plus
grands qu'elle n'avait cru, et son ennui de me voir en eût été
augmenté. Et il est bien vrai, du reste, que c'est cet amour qui
m'aidait, par les états d'esprit disparates qu'il faisait se succéder
en moi, à prévoir, mieux qu'elle, la fin de cet amour. Pourtant, un
tel avertissement, je l'eusse peut-être adressé, par lettre ou de vive
voix, à Gilberte, quand assez de temps eût passé, me la rendant ainsi,
il est vrai, moins indispensable, mais aussi ayant pu lui prouver
qu'elle ne me l'était pas. Malheureusement, certaines personnes bien
ou mal intentionnées lui parlèrent de moi d'une façon qui dut lui
laisser croire qu'elles le faisaient à ma prière. Chaque fois que
j'appris ainsi que Cottard, ma mère elle-même, et jusqu'à M. de
Norpois avaient, par de maladroites paroles, rendu inutile tout le
sacrifice que je venais d'accomplir, gâché tout le résultat de ma
réserve en me donnant faussement l'air d'en être sorti, j'avais un
double ennui. D'abord je ne pouvais plus faire dater que de ce jour-là
ma pénible et fructueuse abstention que les fâcheux avaient à mon insu
interrompue et, par conséquent, annihilée. Mais, de plus, j'eusse eu
moins de plaisir à voir Gilberte qui me croyait maintenant non plus
dignement résigné, mais manœuvrant dans l'ombre pour une entrevue
qu'elle avait dédaigné d'accorder. Je maudissais ces vains bavardages
de gens qui souvent, sans même l'intention de nuire ou de rendre
service, pour rien, pour parler, quelquefois parce que nous n'avons
pas pu nous empêcher de le faire devant eux et qu'ils sont indiscrets
(comme nous), nous causent, à point nommé, tant de mal. Il est vrai
que dans la funeste besogne accomplie pour la destruction de notre
amour, ils sont loin de jouer un rôle égal à deux personnes qui ont
pour habitude l'une par excès de bonté et l'autre de méchanceté de
tout défaire au moment que tout allait s'arranger. Mais ces deux
personnes-là, nous ne leur en voulons pas comme aux inopportuns
Cottard, car la dernière, c'est la personne que nous aimons et la
première, c'est nous-même.
Cependant, comme presque chaque fois que j'allais la voir, Mme Swann
m'invitait à venir goûter avec sa fille et me disait de répondre
directement à celle-ci, j'écrivais souvent à Gilberte, et dans cette
correspondance je ne choisissais pas les phrases qui eussent pu, me
semblait-il la persuader, je cherchais seulement à frayer le lit le
plus doux au ruissellement de mes pleurs. Car le regret comme le désir
ne cherche pas à s'analyser, mais à se satisfaire; quand on commence
d'aimer on passe le temps non à savoir ce qu'est son amour, mais à
préparer les possibilités des rendez-vous du lendemain. Quand on
renonce, on cherche non à connaître son chagrin, mais à offrir de lui
à celle qui le cause l'expression qui nous paraît la plus tendre. On
dit les choses qu'on éprouve le besoin de dire et que l'autre ne
comprendra pas, on ne parle que pour soi-même. J'écrivais: «J'avais
cru que ce ne serait pas possible. Hélas, je vois que ce n'est pas si
difficile.» Je disais aussi: «Je ne vous verrai probablement plus», je
le disais en continuant à me garder d'une froideur qu'elle eût pu
croire affectée, et ces mots, en les écrivant, me faisaient pleurer,
parce que je sentais qu'ils exprimaient non ce que j'aurais voulu
croire, mais ce qui arriverait en réalité. Car à la prochaine demande
de rendez-vous qu'elle me ferait adresser, j'aurais encore comme cette
fois le courage de ne pas céder et, de refus en refus, j'arriverais
peu à peu au moment où à force de ne plus l'avoir vue je ne désirerais
pas la voir. Je pleurais mais je trouvais le courage, je connaissais
la douceur, de sacrifier le bonheur d'être auprès d'elle à la
possibilité de lui paraître agréable un jour, un jour où, hélas! lui
paraître agréable me serait indifférent. L'hypothèse même, pourtant si
peu vraisemblable, qu'en ce moment, comme elle l'avait prétendu
pendant la dernière visite que je lui avais faite, elle m'aimât, que
ce que je prenais pour l'ennui qu'on éprouve auprès de quelqu'un dont
on est las, ne fût dû qu'à une susceptibilité jalouse, à une feinte
d'indifférence analogue à la mienne, ne faisait que rendre ma
résolution moins cruelle. Il me semblait alors que dans quelques
années, après que nous nous serions oubliés l'un l'autre, quand je
pourrais rétrospectivement lui dire que cette lettre qu'en ce moment
j'étais en train de lui écrire n'avait été nullement sincère, elle me
répondrait: «Comment, vous, vous m'aimiez? Si vous saviez comme je
l'attendais, cette lettre, comme j'espérais un rendez-vous, comme elle
me fit pleurer.» La pensée, pendant que je lui écrivais, aussitôt
rentré de chez sa mère, que j'étais peut-être en train de consommer
précisément ce malentendu-là, cette pensée par sa tristesse même, par
le plaisir d'imaginer que j'étais aimé de Gilberte, me poussait à
continuer ma lettre.
Si, au moment de quitter Mme Swann quand son «thé» finissait, je
pensais à ce que j'allais écrire à sa fille, Mme Cottard elle, en s'en
allant, avait eu des pensées d'un caractère tout différent. Faisant sa
«petite inspection», elle n'avait pas manqué de féliciter Mme Swann
sur les meubles nouveaux, les récentes «acquisitions» remarquées dans
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