A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 05

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pas tout le cadre de la vitre, de sorte que le soleil pouvait glisser
sur le chêne ciré de la portière et le drap de la banquette (comme une
réclame beaucoup plus persuasive pour une vie mêlée à la nature que
celles accrochées trop haut dans le wagon, par les soins de la
Compagnie, et représentant des paysages dont je ne pouvais pas lire
les noms) la même clarté tiède et dormante qui faisait la sieste dans
les clairières.
Mais quand ma grand'mère croyait que j'avais les yeux fermés, je la
voyais par moments sous son voile à gros pois jeter un regard sur moi
puis le retirer, puis recommencer, comme quelqu'un qui cherche à
s'efforcer, pour s'y habituer, à un exercice qui lui est pénible.
Alors je lui parlais, mais cela ne semblait pas lui être agréable. Et
à moi pourtant ma propre voix me donnait du plaisir, et de même les
mouvements les plus insensibles, les plus intérieurs de mon corps.
Aussi je tâchais de les faire durer, je laissais chacune de mes
inflexions s'attarder longtemps aux mots, je sentais chacun de mes
regards se trouver bien là où il s'était posé et y rester au delà du
temps habituel. «Allons, repose-toi, me dit ma grand'mère. Si tu ne
peux pas dormir lis quelque chose.» Et elle me passa un volume de Mme
de Sévigné que j'ouvris, pendant qu'elle-même s'absorbait dans les
Mémoires de Madame de Beausergent. Elle ne voyageait jamais sans un
tome de l'une et de l'autre. C'était ses deux auteurs de prédilection.
Ne bougeant pas volontiers ma tête en ce moment et éprouvant un grand
plaisir à garder une position une fois que je l'avais prise, je restai
à tenir le volume de Mme de Sévigné sans l'ouvrir, et je n'abaissai
pas sur lui mon regard qui n'avait devant lui que le store bleu de la
fenêtre. Mais contempler ce store me paraissait admirable et je
n'eusse pas pris la peine de répondre à qui eût voulu me détourner de
ma contemplation. La couleur bleue du store me semblait, non peut-être
par sa beauté mais par sa vivacité intense, effacer à tel point toutes
les couleurs qui avaient été devant mes yeux depuis le jour de ma
naissance jusqu'au moment où j'avais fini d'avaler ma boisson et où
elle avait commencé de faire son effet, qu'à côté de ce bleu du store,
elles étaient pour moi aussi ternes, aussi nulles, que peut l'être
rétrospectivement l'obscurité où ils ont vécu pour les aveugles-nés
qu'on opère sur le tard et qui voient enfin les couleurs. Un vieil
employé vint nous demander nos billets. Les reflets argentés
qu'avaient les boutons en métal de sa tunique ne laissèrent pas de me
charmer. Je voulus lui demander de s'asseoir à côté de nous. Mais il
passa dans un autre wagon, et je songeai avec nostalgie à la vie des
cheminots, lesquels passant tout leur temps en chemin de fer, ne
devaient guère manquer un seul jour de voir ce vieil employé. Le
plaisir que j'éprouvais à regarder le store bleu et à sentir que ma
bouche était à demi ouverte commença enfin à diminuer. Je devins plus
mobile; je remuai un peu; j'ouvris le volume que ma grand'mère m'avait
tendu et je pus fixer mon attention sur les pages que je choisis çà et
là. Tout en lisant je sentais grandir mon admiration pour Mme de
Sévigné.
Il ne faut pas se laisser tromper par des particularités purement
formelles qui tiennent à l'époque, à la vie de salon et qui font que
certaines personnes croient qu'elles ont fait leur Sévigné quand elles
ont dit: «Mandez-moi ma bonne» ou «Ce comte me parut avoir bien de
l'esprit», ou «faner est la plus jolie chose du monde». Déjà Mme de
Simiane s'imagine ressembler à sa grand'mère parce qu'elle écrit: «M.
de la Boulie se porte à merveille, monsieur, et il est fort en état
d'entendre des nouvelles de sa mort», ou «Oh! mon cher marquis, que
votre lettre me plaît! Le moyen de ne pas y répondre», ou encore: «Il
me semble, monsieur, que vous me devez une réponse et moi des
tabatières de bergamote. Je m'en acquitte pour huit, il en viendra
d'autres...; jamais la terre n'en avait tant porté. C'est apparemment
pour vous plaire.» Et elle écrit dans ce même genre la lettre sur la
saignée, sur les citrons, etc., qu'elle se figure être des lettres de
Mme de Sévigné. Mais ma grand'mère qui était venue à celle-ci par le
dedans, par l'amour pour les siens, pour la nature, m'avait appris à
en aimer les vraies beautés, qui sont tout autres. Elles devaient
bientôt me frapper d'autant plus que Mme de Sévigné est une grande
artiste de la même famille qu'un peintre que j'allais rencontrer à
Balbec et qui eut une influence si profonde sur ma vision des choses,
Elstir. Je me rendis compte à Balbec que c'est de la même façon que
lui, qu'elle nous présente les choses, dans l'ordre de nos
perceptions, au lieu de les expliquer d'abord par leur cause. Mais
déjà cet après-midi-là, dans ce wagon, en relisant la lettre où
apparaît le clair de lune: «Je ne pus résister à la tentation, je mets
toutes mes coiffes et casques qui n'étaient pas nécessaires, je vais
dans ce mail dont l'air est bon comme celui de ma chambre; je trouve
mille coquecigrues, _des moines blancs et noirs, plusieurs religieuses
grises et blanches, du linge jeté par-ci par-là, des hommes ensevelis
tout droits contre des arbres_, etc.», je fus ravi par ce que j'eusse
appelé un peu plus tard (ne peint-elle pas les paysages de la même
façon que lui les caractères?) le côté Dostoïewski des _Lettres de
Madame de Sévigné_.
Quand le soir, après avoir conduit ma grand'mère et être resté
quelques heures chez son amie, j'eus repris seul le train, du moins je
ne trouvai pas pénible la nuit qui vint; c'est que je n'avais pas à la
passer dans la prison d'une chambre dont l'ensommeillement me
tiendrait éveillé; j'étais entouré par la calmante activité de tous
ces mouvements du train qui me tenaient compagnie, s'offraient à
causer avec moi si je ne trouvais pas le sommeil, me berçaient de
leurs bruits que j'accouplais comme le son des cloches à Combray
tantôt sur un rythme, tantôt sur un autre (entendant selon ma
fantaisie d'abord quatre doubles croches égales, puis une double
croche furieusement précipitée contre une noire); ils neutralisaient
la force centrifuge de mon insomnie en exerçant sur elle des pressions
contraires qui me maintenaient en équilibre et sur lesquelles mon
immobilité et bientôt mon sommeil se sentirent portés avec la même
impression rafraîchissante que m'aurait donnée le repos dû à la
vigilance de forces puissantes au sein de la nature et de la vie, si
j'avais pu pour un moment m'incarner en quelque poisson qui dort dans
la mer, promené dans son assoupissement par les courants et la vague,
ou en quelque aigle étendu sur le seul appui de la tempête.
Les levers de soleil sont un accompagnement des longs voyages en
chemin de fer, comme les œufs durs, les journaux illustrés, les jeux de
cartes, les rivières où des barques s'évertuent sans avancer. A un
moment où je dénombrais les pensées qui avaient rempli mon esprit
pendant les minutes précédentes, pour me rendre compte si je venais ou
non de dormir (et où l'incertitude même qui me faisait me poser la
question, était en train de me fournir une réponse affirmative), dans
le carreau de la fenêtre, au-dessus d'un petit bois noir, je vis des
nuages échancrés dont le doux duvet était d'un rose fixé, mort, qui ne
changera plus, comme celui qui teint les plumes de l'aile qui l'a
assimilé ou le pastel sur lequel l'a déposé la fantaisie du peintre.
Mais je sentais qu'au contraire cette couleur n'était ni inertie, ni
caprice, mais nécessité et vie. Bientôt s'amoncelèrent derrière elle
des réserves de lumière. Elle s'aviva, le ciel devint d'un incarnat
que je tâchais, en collant mes yeux à la vitre, de mieux voir car je
le sentais en rapport avec l'existence profonde de la nature, mais la
ligne du chemin de fer ayant changé de direction, le train tourna, la
scène matinale fut remplacée dans le cadre de la fenêtre par un
village nocturne aux toits bleus de clair de lune, avec un lavoir
encrassé de la nacre opaline de la nuit, sous un ciel encore semé de
toutes ses étoiles, et je me désolais d'avoir perdu ma bande de ciel
rose quand je l'aperçus de nouveau, mais rouge cette fois, dans la
fenêtre d'en face qu'elle abandonna à un deuxième coude de la voie
ferrée; si bien que je passais mon temps à courir d'une fenêtre à
l'autre pour rapprocher, pour rentoiler les fragments intermittents et
opposites de mon beau matin écarlate et versatile et en avoir une vue
totale et un tableau continu.
Le paysage devint accidenté, abrupt, le train s'arrêta à une petite
gare entre deux montagnes. On ne voyait au fond de la gorge, au bord
du torrent, qu'une maison de garde enfoncée dans l'eau qui coulait au
ras des fenêtres. Si un être peut être le produit d'un sol dont on
goûte en lui le charme particulier, plus encore que la paysanne que
j'avais tant désiré voir apparaître quand j'errais seul du côté de
Méséglise, dans les bois de Roussainville, ce devait être la grande
fille que je vis sortir de cette maison et, sur le sentier
qu'illuminait obliquement le soleil levant, venir vers la gare en
portant une jarre de lait. Dans la vallée à qui ces hauteurs cachaient
le reste du monde, elle ne devait jamais voir personne que dans ces
trains qui ne s'arrêtaient qu'un instant. Elle longea les wagons,
offrant du café au lait à quelques voyageurs réveillés. Empourpré des
reflets du matin, son visage était plus rose que le ciel. Je ressentis
devant elle ce désir de vivre qui renaît en nous chaque fois que nous
prenons de nouveau conscience de la beauté et du bonheur. Nous
oublions toujours qu'ils sont individuels et, leur substituant dans
notre esprit un type de convention que nous formons en faisant une
sorte de moyenne entre les différents visages qui nous ont plu, entre
les plaisirs que nous avons connus, nous n'avons que des images
abstraites qui sont languissantes et fades parce qu'il leur manque
précisément ce caractère d'une chose nouvelle, différente de ce que
nous avons connu, ce caractère qui est propre à la beauté et au
bonheur. Et nous portons sur la vie un jugement pessimiste et que nous
supposons juste, car nous avons cru y faire entrer en ligne de compte
le bonheur et la beauté quand nous les avons omis et remplacés par des
synthèses où d'eux il n'y a pas un seul atome. C'est ainsi que bâille
d'avance d'ennui un lettré à qui on parle d'un nouveau «beau livre»,
parce qu'il imagine une sorte de composé de tous les beaux livres
qu'il a lus, tandis qu'un beau livre est particulier, imprévisible, et
n'est pas fait de la somme de tous les chefs-d'œuvre précédents mais de
quelque chose que s'être parfaitement assimilé cette somme ne suffit
nullement à faire trouver, car c'est justement en dehors d'elle. Dès
qu'il a eu connaissance de cette nouvelle œuvre, le lettré, tout à
l'heure blasé, se sent de l'intérêt pour la réalité qu'elle dépeint.
Telle, étrangère aux modèles de beauté que dessinait ma pensée quand
je me trouvais seul, la belle fille me donna aussitôt le goût d'un
certain bonheur (seule forme, toujours particulière, sous laquelle
nous puissions connaître le goût du bonheur), d'un bonheur qui se
réaliserait en vivant auprès d'elle. Mais ici encore la cessation
momentanée de l'Habitude agissait pour une grande part. Je faisais
bénéficier la marchande de lait de ce que c'était mon être complet,
apte à goûter de vives jouissances, qui était en face d'elle. C'est
d'ordinaire avec notre être réduit au minimum que nous vivons, la
plupart de nos facultés restent endormies parce qu'elles se reposent
sur l'habitude qui sait ce qu'il y a à faire et n'a pas besoin
d'elles. Mais par ce matin de voyage l'interruption de la routine de
mon existence, le changement de lieu et d'heure avaient rendu leur
présence indispensable. Mon habitude qui étaient sédentaire et n'était
pas matinale, faisait défaut, et toutes mes facultés étaient accourues
pour la remplacer, rivalisant entre elles de zèle--s'élevant
toutes, comme des vagues à un même niveau inaccoutumé--de la plus
basse, à la plus noble, de la respiration, de l'appétit, et de la
circulation sanguine à la sensibilité et à l'imagination. Je ne sais
si, en me faisant croire que cette fille n'était pas pareille aux
autres femmes, le charme sauvage de ces lieux ajoutait au sien, mais
elle le leur rendait. La vie m'aurait paru délicieuse si seulement
j'avais pu, heure par heure, la passer avec elle, l'accompagner
jusqu'au torrent, jusqu'à la vache, jusqu'au train, être toujours à
ses côtés, me sentir connu d'elle, ayant ma place dans sa pensée. Elle
m'aurait initié aux charmes de la vie rustique et des premières heures
du jour. Je lui fis signe qu'elle vînt me donner du café au lait.
J'avais besoin d'être remarqué d'elle. Elle ne me vit pas, je
l'appelai. Au-dessus de son corps très grand, le teint de sa figure
était si doré et si rose qu'elle avait l'air d'être vue à travers un
vitrail illuminé. Elle revint sur ses pas, je ne pouvais détacher mes
yeux de son visage de plus en plus large, pareil à un soleil qu'on
pourrait fixer et qui s'approcherait jusqu'à venir tout près de vous,
se laissant regarder de près, vous éblouissant d'or et de rouge. Elle
posa sur moi son regard perçant, mais comme les employés fermaient les
portières, le train se mit en marche; je la vis quitter la gare et
reprendre le sentier, il faisait grand jour maintenant: je m'éloignais
de l'aurore. Que mon exaltation eût été produite par cette fille, ou
au contraire eût causé la plus grande partie du plaisir que j'avais eu
à me trouver près d'elle, en tous cas elle était si mêlée à lui, que
mon désir de la revoir était avant tout le désir moral de ne pas
laisser cet état d'excitation périr entièrement, de ne pas être séparé
à jamais de l'être qui y avait, même à son insu, participé. Ce n'est
pas seulement que cet état fût agréable. C'est surtout que (comme la
tension plus grande d'une corde ou la vibration plus rapide d'un nerf
produit une sonorité ou une couleur différente) il donnait une autre
tonalité à ce que je voyais, il m'introduisait comme acteur dans un
univers inconnu et infiniment plus intéressant; cette belle fille que
j'apercevais encore, tandis que le train accélérait sa marche, c'était
comme une partie d'une vie autre que celle que je connaissais, séparée
d'elle par un liseré, et où les sensations qu'éveillaient les objets
n'étaient plus les mêmes; et d'où sortir maintenant eût été comme
mourir à moi-même. Pour avoir la douceur de me sentir du moins attaché
à cette vie il eût suffi que j'habitasse assez près de la petite
station pour pouvoir venir tous les matins demander du café au lait à
cette paysanne. Mais, hélas! elle serait toujours absente de l'autre
vie vers laquelle je m'en allais de plus en plus vite et que je ne me
résignais à accepter qu'en combinant des plans qui me permettraient un
jour de reprendre ce même train et de m'arrêter à cette même gare,
projet qui avait aussi l'avantage de fournir un aliment à la
disposition intéressée, active, pratique, machinale, paresseuse,
centrifuge qui est celle de notre esprit car il se détourne volontiers
de l'effort qu'il faut pour approfondir en soi-même, d'une façon
générale et désintéressée, une impression agréable que nous avons eue.
Et comme d'autre part nous voulons continuer à penser à elle, il
préfère l'imaginer dans l'avenir, préparer habilement les
circonstances qui pourront la faire renaître, ce qui ne nous apprend
rien sur son essence, mais nous évite la fatigue de la recréer en
nous-même et nous permet d'espérer la recevoir de nouveau du dehors.
Certains noms de villes, Vezelay ou Chartres, Bourges ou Beauvais
servent à désigner, par abréviation, leur église principale. Cette
acception partielle où nous le prenons si souvent, finit--s'il
s'agit de lieux que nous ne connaissons pas encore--par sculpter le
nom tout entier qui dès lors quand nous voudrons y faire entrer l'idée
de la ville--de la ville que nous n'avons jamais vue--lui
imposera--comme un moule--les mêmes ciselures, et du même style,
en fera une sorte de grande cathédrale. Ce fut pourtant à une station
de chemin de fer, au-dessus d'un buffet, en lettres blanches sur un
avertisseur bleu, que je lus le nom, presque de style persan, de
Balbec. Je traversai vivement la gare et le boulevard qui y
aboutissait, je demandai la grève pour ne voir que l'église et la mer;
on n'avait pas l'air de comprendre ce que je voulais dire.
Balbec-le-vieux, Balbec-en-terre, où je me trouvais, n'était ni une
plage ni un port. Certes, c'était bien dans la mer que les pêcheurs
avaient trouvé, selon la légende, le Christ miraculeux dont un vitrail
de cette église qui était à quelques mètres de moi racontait la
découverte; c'était bien de falaises battues par les flots qu'avait
été tirée la pierre de la nef et des tours. Mais cette mer, qu'à cause
de cela j'avais imaginée venant mourir au pied du vitrail, était à
plus de cinq lieues de distance, à Balbec-plage, et, à côté de sa
coupole, ce clocher que, parce que j'avais lu qu'il était lui-même une
âpre falaise normande où s'amassaient les grains, où tournoyaient les
oiseaux, je m'étais toujours représenté comme recevant à sa base la
dernière écume des vagues soulevées, il se dressait sur une place où
était l'embranchement de deux lignes de tramways, en face d'un Café
qui portait, écrit en lettres d'or, le mot «Billard»; il se détachait
sur un fond de maisons aux toits desquelles ne se mêlait aucun mât. Et
l'église--entrant dans mon attention avec le Café, avec le passant
à qui il avait fallu demander mon chemin, avec la gare où j'allais
retourner--faisait un avec tout le reste, semblait un accident, un
produit de cette fin d'après-midi, dans laquelle la coupe moelleuse et
gonflée sur le ciel était comme un fruit dont la même lumière qui
baignait les cheminées des maisons mûrissait la peau rose, dorée et
fondante. Mais je ne voulus plus penser qu'à la signification
éternelle des sculptures, quand je reconnus les Apôtres dont j'avais
vu les statues moulées au musée du Trocadéro et qui des deux côtés de
la Vierge, devant la baie profonde du porche m'attendaient comme pour
me faire honneur. La figure bienveillante, camuse et douce, le dos
voûté, ils semblaient s'avancer d'un air de bienvenue en chantant
l'_Alleluia_ d'un beau jour. Mais on s'apercevait que leur expression
était immuable comme celle d'un mort et ne se modifiait que si on
tournait autour d'eux. Je me disais: c'est ici, c'est l'église de
Balbec. Cette place qui a l'air de savoir sa gloire est le seul lieu
du monde qui possède l'église de Balbec. Ce que j'ai vu jusqu'ici
c'était des photographies de cette église, et, de ces Apôtres, de
cette Vierge du porche si célèbres, les moulages seulement. Maintenant
c'est l'église elle-même, c'est la statue elle-même, ce sont elles;
elles, les uniques, c'est bien plus.
C'était moins aussi peut-être. Comme un jeune homme un jour d'examen
ou de duel, trouve le fait sur lequel on l'a interrogé, la balle qu'il
a tirée, bien peu de chose, quand il pense aux réserves de science et
de courage qu'il possède et dont il aurait voulu faire preuve, de même
mon esprit qui avait dressé la Vierge du Porche hors des reproductions
que j'en avais eues sous les yeux, inaccessible aux vicissitudes qui
pouvaient menacer celles-ci, intacte si on les détruisait, idéale,
ayant une valeur universelle, s'étonnait de voir la statue qu'il avait
mille fois sculptée réduite maintenant à sa propre apparence de
pierre, occupant par rapport à la portée de mon bras une place où elle
avait pour rivales une affiche électorale et la pointe de ma canne,
enchaînée à la Place, inséparable du débouché de la grand'rue, ne
pouvant fuir les regards du café et du bureau d'omnibus, recevant sur
son visage la moitié du rayon de soleil couchant--et bientôt, dans
quelques heures de la clarté du réverbère--dont le bureau du
Comptoir d'Escompte recevait l'autre moitié, gagnée en même temps que
cette succursale d'un établissement de crédit, par le relent des
cuisines du pâtissier, soumise à la tyrannie du Particulier au point
que, si j'avais voulu tracer ma signature sur cette pierre, c'est
elle, la Vierge illustre que jusque-là j'avais douée d'une existence
générale et d'une intangible beauté, la Vierge de Balbec, l'unique (ce
qui, hélas! voulait dire la seule), qui, sur son corps encrassé de la
même suie que les maisons voisines, aurait, sans pouvoir s'en défaire,
montré à tous les admirateurs venus là pour la contempler la trace de
mon morceau de craie et les lettres de mon nom, et c'était elle enfin
l'œuvre d'art immortelle et si longtemps désirée, que je trouvais,
métamorphosée ainsi que l'église elle-même, en une petite vieille de
pierre dont je pouvais mesurer la hauteur et compter les rides.
L'heure passait, il fallait retourner à la gare où je devais attendre
ma grand'mère et Françoise pour gagner ensemble Balbec-Plage. Je me
rappelais ce que j'avais lu sur Balbec, les paroles de Swann: «C'est
délicieux, c'est aussi beau que Sienne.» Et n'accusant de ma déception
que des contingences, la mauvaise disposition où j'étais, ma fatigue,
mon incapacité de savoir regarder, j'essayais de me consoler en
pensant qu'il restait d'autres villes encore intactes pour moi, que je
pourrais prochainement peut-être pénétrer, comme au milieu d'une pluie
de perles, dans le frais gazouillis des égouttements de Quimperlé,
traverser le reflet verdissant et rose qui baignait Pont-Aven; mais
pour Balbec dès que j'y étais entré ç'avait été comme si j'avais
entr'ouvert un nom qu'il eût fallu tenir hermétiquement clos et où,
profitant de l'issue que je leur avais imprudemment offerte en
chassant toutes les images qui y vivaient jusque-là, un tramway, un
café, les gens qui passaient sur la place, la succursale du Comptoir
d'Escompte, irrésistiblement poussés par une pression externe et une
force pneumatique, s'étaient engouffrés à l'intérieur des syllabes
qui, refermées sur eux, les laissaient maintenant encadrer le porche
de l'église persane et ne cesseraient plus de les contenir.
Dans le petit chemin de fer d'intérêt local qui devait nous conduire à
Balbec-Plage, je retrouvai ma grand'mère mais l'y retrouvai seule--car
elle avait imaginé de faire partir avant elle pour que tout fût
préparé d'avance (mais lui ayant donné un renseignement faux n'avait
réussi qu'à faire partir dans une mauvaise direction), Françoise qui
en ce moment sans s'en douter filait à toute vitesse sur Nantes et se
réveillerait peut-être à Bordeaux. A peine fus-je assis dans le
wagon rempli par la lumière fugitive du couchant et par la chaleur
persistante de l'après-midi (la première, hélas! me permettant de voir
en plein sur le visage de ma grand'mère combien la seconde l'avait
fatiguée), elle me demanda: «Hé bien, Balbec?» avec un sourire si
ardemment éclairé par l'espérance du grand plaisir qu'elle pensait que
j'avais éprouvé, que je n'osai pas lui avouer tout d'un coup ma
déception. D'ailleurs, l'impression que mon esprit avait recherchée
m'occupait moins au fur et à mesure que se rapprochait le lieu auquel
mon corps aurait à s'accoutumer. Au terme, encore éloigné de plus
d'une heure, de ce trajet, je cherchais à imaginer le directeur de
l'hôtel de Balbec pour qui j'étais, en ce moment, inexistant, et
j'aurais voulu me présenter à lui dans une compagnie plus prestigieuse
que celle de ma grand'mère qui allait certainement lui demander des
rabais. Il m'apparaissait empreint d'une morgue certaine, mais très
vague de contours.
A tout moment le petit chemin de fer nous arrêtait à l'une des
stations qui précédaient Balbec-Plage et dont les noms mêmes
(Incarville, Marcouville, Doville, Pont-à-Couleuvre, Arambouville,
Saint-Mars-le-Vieux, Hermonville, Maineville) me semblaient étranges,
alors que lus dans un livre ils auraient eu quelque rapport avec les
noms de certaines localités qui étaient voisines de Combray. Mais à
l'oreille d'un musicien deux motifs, matériellement composés de
plusieurs des mêmes notes, peuvent ne présenter aucune ressemblance,
s'ils diffèrent par la couleur de l'harmonie et de l'orchestration. De
même, rien moins que ces tristes noms faits de sable, d'espace trop
aéré et vide, et de sel, au-dessus desquels le mot ville s'échappait
comme vole dans pigeon-vole, ne me faisait penser à ces autres noms de
Roussainville ou de Martinville, qui parce que je les avais entendu
prononcer si souvent par ma grand'tante à table, dans la «salle»,
avaient acquis un certain charme sombre où s'étaient peut-être
mélangés des extraits du goût des confitures, de l'odeur du feu de
bois et du papier d'un livre de Bergotte, de la couleur de grès de la
maison d'en face, et qui, aujourd'hui encore, quand ils remontent
comme une bulle gazeuse, du fond de ma mémoire, conservent leur vertu
spécifique à travers les couches superposées de milieux différents
qu'ils ont à franchir avant d'atteindre jusqu'à la surface.
C'étaient, dominant la mer lointaine du haut de leur dune, ou
s'accommodant déjà pour la nuit au pied de collines d'un vert cru et
d'une forme désobligeante, comme celle du canapé d'une chambre d'hôtel
où l'on vient d'arriver, composées de quelques villas que prolongeait
un terrain de tennis et quelquefois un casino dont le drapeau claquait
au vent fraîchissant, évidé et anxieux, de petites stations qui me
montraient pour la première fois leurs hôtes habituels, mais me les
montraient par leur dehors--des joueurs de tennis en casquettes
blanches, le chef de gare vivant là, près de ses tamaris et de ses
roses, une dame, coiffée d'un «canotier», qui, décrivant le tracé
quotidien d'une vie que je ne connaîtrais jamais, rappelait son
lévrier qui s'attardait et rentrait dans son chalet où la lampe était
déjà allumée--et qui blessaient cruellement de ces images
étrangement usuelles et dédaigneusement familières, mes regards
inconnus et mon cœur dépaysé. Mais combien ma souffrance s'aggrava
quand nous eûmes débarqué dans le hall du grand hôtel de Balbec, en
face de l'escalier monumental qui imitait le marbre, et pendant que ma
grand'mère, sans souci d'accroître l'hostilité et le mépris des
étrangers au milieu desquels nous allions vivre, discutait les
«conditions» avec le directeur, sorte de poussah à la figure et à la
voix pleines de cicatrices (qu'avait laissées l'extirpation sur l'une,
de nombreux boutons, sur l'autre des divers accents dus à des origines
lointaines et à une enfance cosmopolite), au smoking de mondain, au
regard de psychologue, prenant généralement à l'arrivée de
l'«omnibus», les grands seigneurs pour des râleux et les rats d'hôtel
pour des grands seigneurs. Oubliant sans doute que lui-même ne
touchait pas cinq cent francs d'appointements mensuels, il méprisait
profondément les personnes pour qui cinq cents francs ou plutôt comme
il disait «vingt-cinq louis» est «une somme» et les considérait comme
faisant partie d'une race de parias à qui n'était pas destiné le Grand
Hôtel. Il est vrai que dans ce Palace même, il y avait des gens qui ne
payaient pas très cher tout en étant estimés du directeur, à condition
que celui-ci fût certain qu'ils regardaient à dépenser non pas par
pauvreté mais par avarice. Elle ne saurait en effet rien ôter au
prestige, puisqu'elle est un vice et peut par conséquent se rencontrer
dans toutes les situations sociales. La situation sociale était la
seule chose à laquelle le directeur fît attention, la situation
sociale, ou plutôt les signes qui lui paraissaient impliquer qu'elle
était élevée, comme de ne pas se découvrir en entrant dans le hall, de
porter des knickerbockers, un paletot à taille, et de sortir un cigare
ceint de pourpre et d'or d'un étui en maroquin écrasé (tous avantages,
hélas! qui me faisaient défaut). Il émaillait ses propos commerciaux
d'expressions choisies, mais à contre-sens.
Tandis que j'entendais ma grand'mère, sans se froisser qu'il l'écoutât
son chapeau sur la tête et tout en sifflotant, lui demander avec une
intonation artificielle: «Et quels sont... vos prix?... Oh! beaucoup
trop élevés pour mon petit budget», attendant sur une banquette, je me
réfugiais au plus profond de moi-même, je m'efforçais d'émigrer dans
des pensées éternelles, de ne laisser rien de moi, rien de vivant, à
la surface de mon corps--insensibilisée comme l'est celle des
animaux qui par inhibition font les morts quand on les blesse--afin
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