A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 06

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de ne pas trop souffrir dans ce lieu où mon manque total d'habitude
m'était rendu plus sensible encore par la vue de celle que semblait en
avoir au même moment une dame élégante à qui le directeur témoignait
son respect en prenant des familiarités avec le petit chien dont elle
était suivie, le jeune gandin qui, la plume au chapeau, rentrait en
demandant «s'il avait des lettres», tous ces gens pour qui c'était
regagner leur home que de gravir les degrés en faux marbre. Et en même
temps le regard de Minos, Eaque et Rhadamante (regard dans lequel je
plongeai mon âme dépouillée, comme dans un inconnu où plus rien ne la
protégeait), me fut jeté sévèrement par des messieurs qui, peu versés
peut-être dans l'art de «recevoir», portaient le titre de «chefs de
réception»; plus loin, derrière un vitrage clos, des gens étaient
assis dans un salon de lecture pour la description duquel il m'aurait
fallu choisir dans le Dante, tour à tour les couleurs qu'il prête au
Paradis et à l'Enfer, selon que je pensais au bonheur des élus qui
avaient le droit d'y lire en toute tranquillité, ou à la terreur que
m'eût causée ma grand'mère si, dans son insouci de ce genre
d'impressions, elle m'eût ordonné d'y pénétrer.
Mon impression de solitude s'accrut encore un moment après. Comme
j'avais avoué à ma grand'mère que je n'étais pas bien, que je croyais
que nous allions être obligés de revenir à Paris, sans protester elle
avait dit qu'elle sortait pour quelques emplettes, utiles aussi bien
si nous partions que si nous restions (et que je sus ensuite m'être
toutes destinées, Françoise ayant avec elle des affaires qui m'eussent
manqué); en l'attendant j'étais allé faire les cent pas dans les rues
encombrées d'une foule qui y maintenait une chaleur d'appartement et
où était encore ouverts la boutique du coiffeur et le salon d'un
pâtissier chez lequel des habitués prenaient des glaces, devant la
statue de Duguay-Trouin. Elle me causa à peu près autant de plaisir
que son image au milieu d'un «illustré» peut en procurer au malade
qui le feuillette dans le cabinet d'attente d'un chirurgien. Je
m'étonnais qu'il y eût des gens assez différents de moi pour que,
cette promenade dans la ville, le directeur eût pu me la conseiller
comme une distraction, et aussi pour que le lieu de supplice qu'est
une demeure nouvelle pût paraître à certains «un séjour de délices»
comme disait le prospectus de l'hôtel qui pouvait exagérer, mais
pourtant s'adressait à toute une clientèle dont il flattait les goûts.
Il est vrai qu'il invoquait, pour la faire venir au Grand-Hôtel de
Balbec, non seulement «la chère exquise» et le «coup d'œil féerique des
jardins du Casino», mais encore les «arrêts de Sa Majesté la Mode,
qu'on ne peut violer impunément sans passer pour un béotien, ce à quoi
aucun homme bien élevé ne voudrait s'exposer». Le besoin que j'avais
de ma grand'mère était grandi par ma crainte de lui avoir causé une
désillusion. Elle devait être découragée, sentir que si je ne
supportais pas cette fatigue c'était à désespérer qu'aucun voyage pût
me faire du bien. Je me décidai à rentrer l'attendre; le directeur
vint lui-même pousser un bouton: et un personnage encore inconnu de
moi, qu'on appelait «lift» (et qui à ce point le plus haut de l'hôtel
où serait le lanternon d'une église normande, était installé comme un
photographe derrière son vitrage ou comme un organiste dans sa
chambre), se mit à descendre vers moi avec l'agilité d'un écureuil
domestique, industrieux et captif. Puis en glissant de nouveau le long
d'un pilier il m'entraîna à sa suite vers le dôme de la nef
commerciale. A chaque étage, des deux côtés de petits escaliers de
communication, se dépliaient en éventails de sombres galeries, dans
lesquelles, portant un traversin, passait une femme de chambre.
J'appliquais à son visage rendu indécis par le crépuscule le masque
de mes rêves les plus passionnés, mais lisais dans son regard tourné
vers moi l'horreur de mon néant. Cependant pour dissiper, au cours de
l'interminable ascension, l'angoisse mortelle que j'éprouvais à
traverser en silence le mystère de ce clair-obscur sans poésie,
éclairé d'une seule rangée verticale de verrières que faisait l'unique
water-closet de chaque étage, j'adressai la parole au jeune organiste,
artisan de mon voyage et compagnon de ma captivité, lequel continuait
à tirer les registres de son instrument et à pousser les tuyaux. Je
m'excusai de tenir autant de place, de lui donner tellement de peine,
et lui demandai si je ne le gênais pas dans l'exercice d'un art, à
l'endroit duquel, pour flatter le virtuose, je fis plus que manifester
de la curiosité, je confessai ma prédilection. Mais il ne me répondit
pas, soit étonnement de mes paroles, attention à son travail, souci de
l'étiquette, dureté de son ouïe, respect du lieu, crainte du danger,
paresse d'intelligence ou consigne du directeur.
Il n'est peut-être rien qui donne plus l'impression de la réalité de
ce qui nous est extérieur, que le changement de la position, par
rapport à nous, d'une personne même insignifiante, avant que nous
l'ayons connue, et après. J'étais le même homme qui avait pris à la
fin de l'après-midi le petit chemin de fer de Balbec, je portais en
moi la même âme. Mais dans cette âme, à l'endroit où, à six heures, il
y avait avec l'impossibilité d'imaginer le directeur, le Palace, son
personnel, une attente vague et craintive du moment où j'arriverais,
se trouvaient maintenant les boutons extirpés dans la figure du
directeur cosmopolite (en réalité naturalisé Monégasque, bien qu'il
fût--comme il disait parce qu'il employait toujours des expressions
qu'il croyait distinguées, sans s'apercevoir qu'elles étaient
vicieuses--«d'originalité roumaine»)--son geste pour sonner le
lift, le lift lui-même, toute une frise de personnages de guignol
sortis de cette boîte de Pandore qu'était le Grand-Hôtel,
indéniables, inamovibles, et comme tout ce qui est réalisé,
stérilisants. Mais du moins ce changement dans lequel je n'étais pas
intervenu me prouvait qu'il s'était passé quelque chose d'extérieur à
moi--si dénuée d'intérêt que cette chose fût en soi--et j'étais
comme le voyageur qui, ayant eu le soleil devant lui en commençant une
course, constate que les heures sont passées, quand il le voit
derrière lui. J'étais brisé par la fatigue, j'avais la fièvre, je me
serais bien couché, mais je n'avais rien de ce qu'il eût fallu pour
cela. J'aurais voulu au moins m'étendre un instant sur le lit, mais à
quoi bon puisque je n'aurais pu y faire trouver de repos à cet
ensemble de sensations qui est pour chacun de nous son corps
conscient, sinon son corps matériel, et puisque les objets inconnus
qui l'encerclaient, en le forçant à mettre ses perceptions sur le pied
permanent d'une défensive vigilante, auraient maintenu mes regards,
mon ouïe, tous mes sens, dans une position aussi réduite et incommode
(même si j'avais allongé mes jambes) que celle du cardinal La Balue
dans la cage où il ne pouvait ni se tenir debout ni s'asseoir. C'est
notre attention qui met des objets dans une chambre, et l'habitude qui
les en retire, et nous y fait de la place. De la place, il n'y en
avait pas pour moi dans ma chambre de Balbec (mienne de nom
seulement), elle était pleine de choses qui ne me connaissant pas,
me rendirent le coup d'œil méfiant que je leur jetai et sans tenir
aucun compte de mon existence, témoignèrent que je dérangeais le
train-train de la leur. La pendule--alors qu'à la maison je
n'entendais la mienne que quelques secondes par semaine, seulement
quand je sortais d'une profonde méditation--continua sans
s'interrompre un instant à tenir dans une langue inconnue des propos
qui devaient être désobligeants pour moi, car les grands rideaux
violets l'écoutaient sans répondre, mais dans une attitude analogue à
celle des gens qui haussent les épaules pour montrer que la vue d'un
tiers les irrite. Ils donnaient à cette chambre si haute un caractère
quasi-historique qui eût pu la rendre appropriée à l'assassinat du duc
de Guise, et plus tard à une visite de touristes, conduits par un
guide de l'agence Cook, mais nullement à mon sommeil. J'étais
tourmenté par la présence de petites bibliothèques à vitrines, qui
couraient le long des murs, mais surtout par une grande glace à pieds,
arrêtée en travers de la pièce et avant le départ de laquelle je
sentais qu'il n'y aurait pas pour moi de détente possible. Je levais à
tout moment mes regards--que les objets de ma chambre de Paris ne
gênaient pas plus que ne faisaient mes propres prunelles, car ils
n'étaient plus que des annexes de mes organes, un agrandissement de
moi-même--vers le plafond surélevé de ce belvédère situé au sommet
de l'hôtel et que ma grand'mère avait choisi pour moi; et, jusque dans
cette région plus intime que celle où nous voyons et où nous
entendons, dans cette région où nous éprouvons la qualité des odeurs,
c'était presque à l'intérieur de mon moi que celle du vétiver venait
pousser dans mes derniers retranchements son offensive, à laquelle
j'opposais non sans fatigue la riposte inutile et incessante d'un
reniflement alarmé. N'ayant plus d'univers, plus de chambre, plus de
corps que menacé par les ennemis qui m'entouraient, qu'envahi jusque
dans les os par la fièvre, j'étais seul, j'avais envie de mourir.
Alors ma grand'mère entra; et à l'expansion de mon cœur refoulé
s'ouvrirent aussitôt des espaces infinis.
Elle portait une robe de chambre de percale qu'elle revêtait à la
maison chaque fois que l'un de nous était malade (parce qu'elle s'y
sentait plus à l'aise, disait-elle, attribuant toujours à ce qu'elle
faisait des mobiles égoïstes), et qui était pour nous soigner, pour
nous veiller, sa blouse de servante et de garde, son habit de
religieuse. Mais tandis que les soins de celles-là, la bonté qu'elles
ont, le mérite qu'on leur trouve et la reconnaissance qu'on leur doit
augmentent encore l'impression qu'on a d'être, pour elles, un autre,
de se sentir seul, gardant pour soi la charge de ses pensées, de son
propre désir de vivre, je savais, quand j'étais avec ma grand'mère, si
grand chagrin qu'il y eût en moi, qu'il serait reçu dans une pitié
plus vaste encore; que tout ce qui était mien, mes soucis, mon
vouloir, serait, en ma grand'mère, étayé sur un désir de conservation
et d'accroissement de ma propre vie autrement fort que celui que
j'avais de moi-même; et mes pensées se prolongeaient en elle sans
subir de déviation parce qu'elles passaient de mon esprit dans le sien
sans changer de milieu, de personne. Et--comme quelqu'un qui veut
nouer sa cravate devant une glace sans comprendre que le bout qu'il
voit n'est pas placé par rapport à lui du côté où il dirige sa main,
ou comme un chien qui poursuit à terre l'ombre dansante d'un insecte--trompé
par l'apparence du corps comme on l'est dans ce monde où
nous ne percevons pas directement les âmes, je me jetai dans les bras
de ma grand'mère et je suspendis mes lèvres à sa figure comme si
j'accédais ainsi à ce cœur immense qu'elle m'ouvrait. Quand j'avais
ainsi ma bouche collée à ses joues, à son front, j'y puisais quelque
chose de si bienfaisant, de si nourricier, que je gardais
l'immobilité, le sérieux, la tranquille avidité d'un enfant qui tette.
Je regardais ensuite sans me lasser son grand visage découpé comme un
beau nuage ardent et calme, derrière lequel on sentait rayonner la
tendresse. Et tout ce qui recevait encore, si faiblement que ce fût,
un peu de ses sensations, tout ce qui pouvait ainsi être dit encore à
elle, en était aussitôt si spiritualisé, si sanctifié que de mes
paumes je lissais ses beaux cheveux à peine gris avec autant de
respect, de précaution et de douceur que si j'y avais caressé sa
bonté. Elle trouvait un tel plaisir dans toute peine qui m'en
épargnait une, et, dans un moment d'immobilité et de calme pour mes
membres fatigués, quelque chose de si délicieux, que quand, ayant vu
qu'elle voulait m'aider à me coucher et me déchausser, je fis le geste
de l'en empêcher et de commencer à me déshabiller moi-même, elle
arrêta d'un regard suppliant mes mains qui touchaient aux premiers
boutons de ma veste et de mes bottines.
--Oh, je t'en prie, me dit-elle. C'est une telle joie pour ta
grand'mère. Et surtout ne manque pas de frapper au mur si tu as besoin
de quelque chose cette nuit, mon lit est adossé au tien, la cloison
est très mince. D'ici un moment quand tu seras couché fais-le, pour
voir si nous nous comprenons bien.
Et, en effet, ce soir-là, je frappai trois coups--que une semaine
plus tard quand je fus souffrant je renouvelai pendant quelques jours
tous les matins parce que ma grand'mère voulait me donner du lait de
bonne heure. Alors quand je croyais entendre qu'elle était réveillée--pour
qu'elle n'attendît pas et pût, tout de suite après, se
rendormir--je risquais trois petits coups, timidement, faiblement,
distinctement malgré tout, car si je craignais d'interrompre son
sommeil dans le cas où je me serais trompé et où elle eût dormi, je
n'aurais pas voulu non plus qu'elle continuât d'épier un appel qu'elle
n'aurait pas distingué d'abord et que je n'oserais pas renouveler. Et
à peine j'avais frappé mes coups que j'en entendais trois autres,
d'une intonation différente de ceux-là, empreints d'une calme
autorité, répétés à deux reprises pour plus de clarté et qui disaient:
«Ne t'agite pas, j'ai entendu, dans quelques instants je serai là»; et
bientôt après ma grand'mère arrivait. Je lui disais que j'avais eu
peur qu'elle ne m'entendît pas ou crût que c'était un voisin qui avait
frappé; elle riait:
--Confondre les coups de mon pauvre chou avec d'autres, mais entre
mille sa grand'mère les reconnaîtrait! Crois-tu donc qu'il y en ait
d'autres au monde qui soient aussi bêtas, aussi fébriles, aussi
partagés entre la crainte de me réveiller et de ne pas être compris.
Mais quand même elle se contenterait d'un grattement, on reconnaîtrait
tout de suite sa petite souris, surtout quand elle est aussi unique et
à plaindre que la mienne. Je l'entendais déjà depuis un moment qui
hésitait, qui se remuait dans le lit, qui faisait tous ses manèges.
Elle entr'ouvrait les persiennes; à l'annexe en saillie de l'hôtel, le
soleil était déjà installé sur les toits comme un couvreur matinal qui
commence tôt son ouvrage et l'accomplit en silence pour ne pas
réveiller la ville qui dort encore et de laquelle l'immobilité le fait
paraître plus agile. Elle me disait l'heure, le temps qu'il ferait,
que ce n'était pas la peine que j'allasse jusqu'à la fenêtre, qu'il y
avait de la brume sur la mer, si la boulangerie était déjà ouverte,
quelle était cette voiture qu'on entendait: tout cet insignifiant
lever de rideau, ce négligeable introït du jour auquel personne
n'assiste, petit morceau de vie qui n'était qu'à nous deux, que
j'évoquerais volontiers dans la journée devant Françoise ou des
étrangers en parlant du brouillard à couper au couteau qu'il y avait
eu le matin à six heures, avec l'ostentation non d'un savoir acquis,
mais d'une marque d'affection reçue par moi, seul; doux instant
matinal qui s'ouvrait comme une symphonie par le dialogue rythmé de
mes trois coups auquel la cloison pénétrée de tendresse et de joie,
devenue harmonieuse, immatérielle, chantant comme les anges, répondait
par trois autres coups, ardemment attendus, deux fois répétés, et où
elle savait transporter l'âme de ma grand'mère tout entière et la
promesse de sa venue, avec une allégresse d'annonciation et une
fidélité musicale. Mais cette première nuit d'arrivée, quand ma
grand'mère m'eut quitté, je recommençai à souffrir, comme j'avais déjà
souffert à Paris au moment de quitter la maison. Peut-être cet effroi
que j'avais--qu'ont tant d'autres--de coucher dans une chambre
inconnue, peut-être cet effroi, n'est-il que la forme la plus humble,
obscure, organique, presque inconsciente, de ce grand refus désespéré
qu'opposent les choses qui constituent le meilleur de notre vie
présente à ce que nous revêtions mentalement de notre acceptation la
formule d'un avenir où elles ne figurent pas; refus qui était au fond
de l'horreur que m'avait fait si souvent éprouver la pensée que mes
parents mourraient un jour, que les nécessités de la vie pourraient
m'obliger à vivre loin de Gilberte, ou simplement à me fixer
définitivement dans un pays où je ne verrais plus jamais mes amis;
refus qui était encore au fond de la difficulté que j'avais à penser à
ma propre mort ou à une survie comme celle que Bergotte promettait aux
hommes dans ses livres, dans laquelle je ne pourrais emporter mes
souvenirs, mes défauts, mon caractère qui ne se résignaient pas à
l'idée de ne plus être et ne voulaient pour moi ni du néant, ni d'une
éternité où ils ne seraient plus.
Quand Swann m'avait dit à Paris, un jour que j'étais particulièrement
souffrant: «Vous devriez partir pour ces délicieuses îles de
l'Océanie, vous verrez que vous n'en reviendrez plus», j'aurais voulu
lui répondre: «Mais alors je ne verrai plus votre fille, je vivrai au
milieu de choses et de gens qu'elle n'a jamais vus.» Et pourtant ma
raison me disait: «Qu'est-ce que cela peut faire, puisque tu n'en
seras pas affligé? Quand M. Swann te dit que tu ne reviendras pas, il
entend par là que tu ne voudras pas revenir, et puisque tu ne le
voudras pas, c'est que, là-bas, tu seras heureux.» Car ma raison
savait que l'habitude--l'habitude qui allait assumer maintenant
l'entreprise de me faire aimer ce logis inconnu, de changer de place
la glace, la nuance des rideaux, d'arrêter la pendule--se charge
aussi bien de nous rendre chers les compagnons qui nous avaient déplu
d'abord, de donner une autre forme aux visages, de rendre sympathique
le son d'une voix, de modifier l'inclination des cœurs. Certes ces
amitiés nouvelles pour des lieux et des gens ont pour trame l'oubli
des anciennes; mais justement ma raison pensait que je pouvais
envisager sans terreur la perspective d'une vie où je serais à jamais
séparé d'êtres dont je perdrais le souvenir, et c'est comme une
consolation qu'elle offrait à mon cœur une promesse d'oubli qui ne
faisait au contraire qu'affoler son désespoir. Ce n'est pas que notre
cœur ne doive éprouver lui aussi, quand la séparation sera consommée,
les effets analgésiques de l'habitude; mais jusque-là il continuera de
souffrir. Et la crainte d'un avenir où nous serons enlevés la vue et
l'entretien de ceux que nous aimons et d'où nous tirons aujourd'hui
notre plus chère joie, cette crainte, loin de se dissiper, s'accroît,
si à la douleur d'une telle privation nous pensons que s'ajoutera ce
qui pour nous semble actuellement plus cruel encore: ne pas la
ressentir comme une douleur, y rester indifférent; car alors notre moi
serait changé, ce ne serait plus seulement le charme de nos parents,
de notre maîtresse, de nos amis, qui ne serait plus autour de nous,
mais notre affection pour eux; elle aurait été si parfaitement
arrachée de notre cœur dont elle est aujourd'hui une notable part, que
nous pourrions nous plaire à cette vie séparée d'eux dont la pensée
nous fait horreur aujourd'hui; ce serait donc une vraie mort de
nous-même, mort suivie, il est vrai, de résurrection, mais en un moi
différent et jusqu'à l'amour duquel ne peuvent s'élever les parties de
l'ancien moi condamnées à mourir. Ce sont elles--même les plus
chétives, comme les obscurs attachements aux dimensions, à
l'atmosphère d'une chambre--qui s'effarent et refusent, en des
rébellions où il faut voir un mode secret, partiel, tangible et vrai
de la résistance à la mort, de la longue résistance désespérée et
quotidienne à la mort fragmentaire et successive telle qu'elle
s'insère dans toute la durée de notre vie, détachant de nous à chaque
moment des lambeaux de nous-mêmes sur la mortification desquels des
cellules nouvelles multiplieront. Et pour une nature nerveuse comme
était la mienne, c'est-à-dire chez qui les intermédiaires, les nerfs,
remplissent mal leurs fonctions, n'arrêtent pas dans sa route vers
la conscience, mais y laissent au contraire parvenir, distincte,
épuisante, innombrable et douloureuse, la plainte des plus humbles
éléments du moi qui vont disparaître, l'anxieuse alarme que
j'éprouvais sous ce plafond inconnu et trop haut, n'était que la
protestation d'une amitié qui survivait en moi, pour un plafond
familier et bas. Sans doute cette amitié disparaîtrait, une autre
ayant pris sa place (alors la mort, puis une nouvelle vie auraient,
sous le nom d'Habitude, accompli leur œuvre double); mais jusqu'à son
anéantissement, chaque soir elle souffrirait, et ce premier soir-là
surtout, mise en présence d'un avenir déjà réalisé où il n'y avait
plus de place pour elle, elle se révoltait, elle me torturait du cri
de ses lamentations chaque fois que mes regards, ne pouvant se
détourner de ce qui les blessait, essayaient de se poser au plafond
inaccessible.
Mais le lendemain matin!--après qu'un domestique fut venu m'éveiller
et m'apporter de l'eau chaude, et pendant que je faisais ma toilette
et essayais vainement de trouver les affaires dont j'avais besoin dans
ma malle d'où je ne tirais, pêle-mêle, que celles qui ne pouvaient me
servir à rien, quelle joie, pensant déjà au plaisir du déjeuner et de
la promenade, de voir dans la fenêtre et dans toutes les vitrines des
bibliothèques, comme dans les hublots d'une cabine de navire, la mer
nue, sans ombrages et pourtant à l'ombre sur une moitié de son étendue
que délimitait une ligne mince et mobile, et de suivre des yeux les
flots qui s'élançaient l'un après l'autre comme des sauteurs sur un
tremplin. A tous moments, tenant à la main la serviette raide et
empesée où était écrit le nom de l'hôtel et avec laquelle je faisais
d'inutiles efforts pour me sécher, je retournais près de la fenêtre
jeter encore un regard sur ce vaste cirque éblouissant et montagneux
et sur les sommets neigeux de ses vagues en pierre d'émeraude çà et là
polie et translucide, lesquelles avec une placide violence et un
froncement léonin laissaient s'accomplir et dévaler l'écoulement de
leurs pentes auxquelles le soleil ajoutait un sourire sans visage.
Fenêtre à laquelle je devais ensuite me mettre chaque matin comme au
carreau d'une diligence dans laquelle on a dormi, pour voir si pendant
la nuit s'est rapprochée ou éloignée une chaîne désirée--ici ces
collines de la mer qui avant de revenir vers nous en dansant, peuvent
reculer si loin que souvent ce n'était qu'après une longue plaine
sablonneuse que j'apercevais à une grande distance leurs premières
ondulations, dans un lointain transparent, vaporeux et bleuâtre comme
ces glaciers qu'on voit au fond des tableaux des primitifs toscans.
D'autres fois, c'était tout près de moi que le soleil riait sur ces
flots d'un vert aussi tendre que celui que conserve aux prairies
alpestres (dans les montagnes où le soleil s'étale çà et là comme un
géant qui en descendrait gaiement, par bonds inégaux, les pentes)
moins l'humidité du sol que la liquide mobilité de la lumière. Au
reste, dans cette brèche que la plage et les flots pratiquent au
milieu du monde pour du reste y faire passer, pour y accumuler la
lumière, c'est elle surtout, selon la direction d'où elle vient et que
suit notre œil, c'est elle qui déplace et situe les vallonnements de la
mer. La diversité de l'éclairage ne modifie pas moins l'orientation
d'un lieu, ne dresse pas moins devant nous de nouveaux buts qu'il nous
donne le désir d'atteindre, que ne ferait un trajet longuement et
effectivement parcouru en voyage. Quand le matin le soleil venait de
derrière l'hôtel, découvrant devant moi les grèves illuminées
jusqu'aux premiers contreforts de la mer, il semblait m'en montrer un
autre versant et m'engager à poursuivre, sur la route tournante de ses
rayons, un voyage immobile et varié à travers les plus beaux sites du
paysage accidenté des heures. Et dès ce premier matin le soleil me
désignait au loin d'un doigt souriant ces cimes bleues de la mer qui
n'ont de nom sur aucune carte géographique, jusqu'à ce qu'étourdi de
sa sublime promenade à la surface retentissante et chaotique de leurs
crêtes et de leurs avalanches, il vînt se mettre à l'abri du vent dans
ma chambre, se prélassant sur le lit défait et égrenant ses richesses
sur le lavabo mouillé, dans la malle ouverte, où par sa splendeur même
et son luxe déplacé, il ajoutait encore à l'impression du désordre.
Hélas, le vent de mer, une heure plus tard, dans la grande salle à
manger--tandis que nous déjeunions et que, de la gourde de cuir
d'un citron, nous répandions quelques gouttes d'or sur deux soles qui
bientôt laissèrent dans nos assiettes le panache de leurs arêtes,
frisé comme une plume et sonore comme une cithare--il parut cruel à
ma grand'mère de n'en pas sentir le souffle vivifiant à cause du
châssis transparent mais clos qui, comme une vitrine, nous séparait de
la plage tout en nous la laissant entièrement voir et dans lequel le
ciel entrait si complètement que son azur avait l'air d'être la
couleur des fenêtres et ses nuages blancs un défaut du verre. Me
persuadant que j'étais «assis sur le môle» ou au fond du «boudoir»
dont parle Baudelaire, je me demandais si son «soleil rayonnant sur
la mer» ce n'était pas--bien différent du rayon du soir, simple et
superficiel comme un trait doré et tremblant--celui qui en ce moment
brûlait la mer comme une topaze, la faisait fermenter, devenir blonde
et laiteuse comme de la bière, écumante comme du lait, tandis que par
moments s'y promenaient çà et là de grandes ombres bleues, que quelque
Dieu semblait s'amuser à déplacer en bougeant un miroir dans le ciel.
Malheureusement ce n'était pas seulement par son aspect que différait
de la «salle» de Combray donnant sur les maisons d'en face, cette
salle à manger de Balbec, nue, emplie de soleil vert comme l'eau d'une
piscine, et à quelques mètres de laquelle la marée pleine et le grand
jour élevaient, comme devant la cité céleste, un rempart indestructible
et mobile d'émeraude et d'or. A Combray, comme nous étions connus de
tout le monde, je ne me souciais de personne. Dans la vie de bains de
mer on ne connaît que ses voisins. Je n'étais pas encore assez âgé et
j'étais resté trop sensible pour avoir renoncé au désir de plaire aux
êtres et de les posséder. Je n'avais pas l'indifférence plus noble
qu'aurait éprouvée un homme du monde à l'égard des personnes qui
déjeunaient dans la salle à manger, ni des jeunes gens et des jeunes
filles passant sur la digue, avec lesquels je souffrais de penser que
je ne pourrais pas faire d'excursions, moins pourtant que si ma
grand'mère, dédaigneuse des formes mondaines et ne s'occupant que de
ma santé, leur avait adressé la demande, humiliante pour moi, de
m'agréer comme compagnon de promenade. Soit qu'ils rentrassent vers
quelque chalet inconnu, soit qu'ils en sortissent pour se rendre
raquette en mains à un terrain de tennis, ou montassent sur des
chevaux dont les sabots me piétinaient le cœur, je les regardais avec
une curiosité passionnée, dans cet éclairage aveuglant de la plage où
les proportions sociales sont changées, je suivais tous leurs
mouvements à travers la transparence de cette grande baie vitrée qui
laissait passer tant de lumière. Mais elle interceptait le vent et
c'était un défaut à l'avis de ma grand'mère qui, ne pouvant supporter
l'idée que je perdisse le bénéfice d'une heure d'air, ouvrit
subrepticement un carreau et fit envoler du même coup avec les menus,
les journaux, voiles et casquettes de toutes les personnes qui étaient
en train de déjeuner; elle-même, soutenue par le souffle céleste,
restait calme et souriante comme sainte Blandine, au milieu des
invectives qui, augmentant mon impression d'isolement et de tristesse,
réunissaient contre nous les touristes méprisants, dépeignés et
furieux.
Pour une certaine partie--ce qui, à Balbec, donnait à la population,
d'ordinaire banalement riche et cosmopolite, de ces sortes d'hôtels de
grand luxe, un caractère régional assez accentué--ils se composaient
de personnalités éminentes des principaux départements de cette partie
de la France, d'un premier président de Caen, d'un bâtonnier de
Cherbourg, d'un grand notaire du Mans qui, à l'époque des vacances,
partant des points sur lesquels toute l'année ils étaient disséminés
en tirailleurs ou comme des pions au jeu de dames, venaient se
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