A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 08

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vous traitez des marquises!
--Oh! allez, elles n'ont rien de si extraordinaire. Tenez, j'y dîne
demain soir. Voulez-vous y aller à ma place? C'est de grand cœur.
Franchement, j'aime autant rester ici.
--Non, non!... on ne me révoquerait comme réactionnaire, s'écria le
président, riant aux larmes de sa plaisanterie. Mais vous aussi vous
êtes reçu à Féterne, ajouta-t-il en se tournant vers le notaire.
--Oh! je vais là les dimanches, on entre par une porte, on sort par
l'autre. Mais ils ne déjeunent pas chez moi comme chez le bâtonnier.
M. de Stermaria n'était pas ce jour-là à Balbec au grand regret du
bâtonnier. Mais insidieusement il dit au maître d'hôtel:
--Aimé, vous pourrez dire à M. de Stermaria qu'il n'est pas le seul
noble qu'il y ait eu dans cette salle à manger. Vous avez bien vu ce
monsieur qui a déjeuné avec moi ce matin? Hein? petites moustaches,
air militaire? Eh bien, c'est le marquis de Cambremer.
--Ah, vraiment? cela ne m'étonne pas!
--Ça lui montrera qu'il n'est pas le seul homme titré. Et attrape
donc! Il n'est pas mal de leur rabattre leur caquet à ces nobles. Vous
savez, Aimé, ne lui dites rien si vous voulez, moi, ce que j'en dis,
ce n'est pas pour moi; du reste, il le connaît bien.
Et le lendemain, M. de Stermaria qui savait que le bâtonnier avait
plaidé pour un de ses amis, alla se présenter lui-même.
--Nos amis communs, les de Cambremer, voulaient justement nous
réunir, nos jours n'ont pas coïncidé, enfin je ne sais plus, dit le
bâtonnier, qui comme beaucoup de menteurs s'imaginent qu'on ne
cherchera pas à élucider un détail insignifiant qui suffit pourtant
(si le hasard vous met en possession de l'humble réalité qui est en
contradiction avec lui) pour dénoncer un caractère et inspirer à
jamais la méfiance.
Comme toujours, mais plus facilement pendant que son père s'était
éloigné pour causer avec le bâtonnier, je regardais Mlle de Stermaria.
Autant que la singularité hardie et toujours belle de ses attitudes,
comme quand les deux coudes posés sur la table, elle élevait son verre
au-dessus de ses deux avant-bras, la sécheresse d'un regard vite
épuisé, la dureté foncière, familiale, qu'on sentait, mal recouverte
sous ses inflexions personnelles, au fond de sa voix, et qui avait
choqué ma grand'mère, une sorte de cran d'arrêt atavique auquel elle
revenait dès que dans un coup d'œil ou une intonation elle avait achevé
de donner sa pensée propre; tout cela ramenait la pensée de celui qui
la regardait vers la lignée qui lui avait légué cette insuffisance de
sympathie humaine, des lacunes de sensibilité, un manque d'ampleur
dans l'étoffe qui à tout moment faisait faute. Mais à certains regards
qui passaient un instant sur le fond si vite à sec de sa prunelle et
dans lesquels on sentait cette douceur presque humble que le goût
prédominant des plaisirs des sens donne à la plus fière, laquelle
bientôt ne reconnaît plus qu'un prestige, celui qu'a pour elle tout
être qui peut les lui faire éprouver, fût-ce un comédien ou un
saltimbanque pour lequel elle quittera peut-être un jour son mari; à
certaine teinte d'un rose sensuel et vif qui s'épanouissait dans ses
joues pâles, pareille à celle qui mettait son incarnat au cœur des
nymphéas blancs de la Vivonne, je croyais sentir qu'elle eût
facilement permis que je vinsse chercher sur elle le goût de cette vie
si poétique qu'elle menait en Bretagne, vie à laquelle, soit par trop
d'habitude, soit par distinction innée, soit par dégoût de la pauvreté
ou de l'avarice des siens, elle ne semblait pas trouver grand prix,
mais que pourtant elle contenait enclose en son corps. Dans la chétive
réserve de volonté qui lui avait été transmise et qui donnait à son
expression quelque chose de lâche, peut-être n'eût-elle pas trouvé les
ressources d'une résistance. Et surmonté d'une plume un peu démodée et
prétentieuse, le feutre gris qu'elle portait invariablement à chaque
repas me la rendait plus douce, non parce qu'il s'harmonisait avec son
teint d'argent ou de rose, mais parce qu'en me la faisant supposer
pauvre, il la rapprochait de moi. Obligée à une attitude de convention
par la présence de son père, mais apportant déjà à la perception et au
classement des êtres qui étaient devant elle des principes autres que
lui, peut-être voyait-elle en moi non le rang insignifiant, mais le
sexe et l'âge. Si un jour M. de Stermaria était sorti sans elle,
surtout si Mme de Villeparisis en venant s'asseoir à notre table lui
avait donné de nous une opinion qui m'eût enhardi à m'approcher
d'elle, peut-être aurions-nous pu échanger quelques paroles, prendre
un rendez-vous, nous lier davantage. Et, un mois où elle serait restée
seule sans ses parents dans son château romanesque, peut-être
aurions-nous pu nous promener seuls le soir tous deux dans le
crépuscule où luiraient plus doucement au-dessus de l'eau assombrie
les fleurs roses des bruyères, sous les chênes battus par le
clapotement des vagues. Ensemble nous aurions parcouru cette île
empreinte pour moi de tant de charme parce qu'elle avait enfermé la
vie habituelle de Mlle de Stermaria et qu'elle reposait dans la
mémoire de ses yeux. Car il me semblait que je ne l'aurais vraiment
possédée que là, quand j'aurais traversé ces lieux qui l'enveloppaient
de tant de souvenirs--voile que mon désir voulait arracher et de
ceux que la nature interpose entre la femme et quelques êtres (dans la
même intention qui lui fait, pour tous, mettre l'acte de la
reproduction entre eux et le plus vif plaisir, et pour les insectes,
placer devant le nectar le pollen qu'ils doivent emporter) afin que
trompés par l'illusion de la posséder ainsi plus entière ils soient
forcés de s'emparer d'abord des paysages au milieu desquels elle vit
et qui, plus utiles pour leur imagination que le plaisir sensuel,
n'eussent pas suffi pourtant, sans lui, à les attirer.
Mais je dus détourner mes regards de Mlle de Stermaria, car déjà,
considérant sans doute que faire la connaissance d'une personnalité
importante était un acte curieux et bref qui se suffisait à lui-même
et qui pour développer tout l'intérêt qu'il comportait n'exigeait
qu'une poignée de mains et un coup d'œil pénétrant sans conversation
immédiate ni relations ultérieures, son père avait pris congé du
bâtonnier et retournait s'asseoir en face d'elle, en se frottant les
mains comme un homme qui vient de faire une précieuse acquisition.
Quant au bâtonnier, la première émotion de cette entrevue une fois
passée, comme les autres jours, on l'entendait par moments s'adressant
au maître d'hôtel:
--Mais moi je ne suis pas roi, Aimé; allez donc près du roi; dites,
Premier, cela a l'air très bon ces petites truites-là, nous allons en
demander à Aimé. Aimé cela me semble tout à fait recommandable ce
petit poisson que vous avez là-bas: vous allez nous apporter de cela,
Aimé, et à discrétion.
Il répétait tout le temps le nom d'Aimé, ce qui faisait que quand il
avait quelqu'un à dîner, son invité lui disait: «Je vois que vous êtes
tout à fait bien dans la maison» et croyait devoir aussi prononcer
constamment «Aimé» par cette disposition, où il entre à la fois de la
timidité, de la vulgarité et de la sottise, qu'ont certaines personnes
à croire qu'il est spirituel et élégant d'imiter à la lettre les gens
avec qui elles se trouvent. Il le répétait sans cesse, mais avec un
sourire, car il tenait à étaler à la fois ses bonnes relations avec le
maître d'hôtel et sa supériorité sur lui. Et le maître d'hôtel lui
aussi, chaque fois que revenait son nom, souriait d'un air attendri et
fier, montrant qu'il ressentait l'honneur et comprenait la
plaisanterie.
Si intimidants que fussent toujours pour moi les repas, dans ce vaste
restaurant, habituellement comble du Grand-Hôtel, ils le devenaient
davantage encore quand arrivait pour quelques jours le propriétaire
(ou directeur général élu par une société de commanditaires, je ne
sais) non seulement de ce palace mais de sept ou huit autres, situés
aux quatre coins de la France, et dans chacun desquels, faisant entre
eux la navette, il venait passer, de temps en temps, une semaine.
Alors, presque au commencement du dîner, apparaissait chaque soir, à
l'entrée de la salle à manger, cet homme petit, à cheveux blancs, à
nez rouge, d'une impassibilité et d'une correction extraordinaires, et
qui était connu paraît-il, à Londres aussi bien qu'à Monte-Carlo, pour
un des premiers hôteliers de l'Europe. Une fois que j'étais sorti un
instant au commencement du dîner, comme en rentrant, je passai devant
lui, il me salua, mais avec une froideur dont je ne pus démêler si la
cause était la réserve de quelqu'un qui n'oublie pas ce qu'il est, ou
le dédain pour un client sans importance. Devant ceux qui en avaient
au contraire une très grande, le Directeur général s'inclinait avec
autant de froideur mais plus profondément, les paupières abaissées par
une sorte de respect pudique, comme s'il eût eu devant lui, à un
enterrement, le père de la défunte ou le Saint-Sacrement. Sauf pour
ces saluts glacés et rares, il ne faisait pas un mouvement comme pour
montrer que ses yeux étincelants qui semblaient lui sortir de la
figure, voyaient tout, réglaient tout, assuraient dans «le Dîner au
Grand-Hôtel» aussi bien le fini des détails que l'harmonie de
l'ensemble. Il se sentait évidemment plus que metteur en scène, que
chef d'orchestre, véritable généralissime. Jugeant qu'une
contemplation portée à son maximum d'intensité lui suffisait pour
s'assurer que tout était prêt, qu'aucune faute commise ne pouvait
entraîner la déroute, et pour prendre enfin ses responsabilités, il
s'abstenait non seulement de tout geste, même de bouger ses yeux
pétrifiés par l'attention qui embrassaient et dirigeaient la totalité
des opérations. Je sentais que les mouvements de ma cuiller eux-mêmes
ne lui échappaient pas, et s'éclipsât-il dès après le potage, pour
tout le dîner la revue qu'il venait de passer m'avait coupé l'appétit.
Le sien était fort bon, comme on pouvait le voir au déjeuner qu'il
prenait comme un simple particulier, à la même table que tout le
monde, dans la salle à manger. Sa table n'avait qu'une particularité,
c'est qu'à côté pendant qu'il mangeait, l'autre directeur, l'habituel,
restait debout tout le temps à faire la conversation. Car étant le
subordonné du Directeur général, il cherchait à le flatter et avait de
lui une grande peur. La mienne était moindre pendant ces déjeuners,
car perdu alors au milieu des clients, il mettait la discrétion d'un
général assis dans un restaurant où se trouvent aussi des soldats à ne
pas avoir l'air de s'occuper d'eux. Néanmoins quand le concierge,
entouré de ses «chasseurs», m'annonçait: «Il repart demain matin pour
Dinard. De là il va à Biarritz et après à Cannes», je respirais plus
librement.
Ma vie dans l'hôtel était rendue non seulement triste parce que je n'y
avais pas de relations, mais incommode, parce que Françoise en avait
noué de nombreuses. Il peut sembler qu'elles auraient dû nous
faciliter bien des choses. C'était tout le contraire. Les prolétaires
s'ils avaient quelque peine à être traités en personnes de
connaissance par Françoise et ne le pouvaient qu'à de certaines
conditions de grande politesse envers elle, en revanche, une fois
qu'ils y étaient arrivés, étaient les seules gens qui comptassent pour
elle. Son vieux code lui enseignait qu'elle n'était tenue à rien
envers les amis de ses maîtres, qu'elle pouvait si elle était pressée
envoyer promener une dame venue pour voir ma grand'mère. Mais envers
ses relations à elle, c'est-à-dire avec les rares gens du peuple admis
à sa difficile amitié, le protocole le plus subtil et le plus absolu
réglait ses actions. Ainsi Françoise ayant fait la connaissance du
cafetier et d'une petite femme de chambre qui faisait des robes pour
une dame belge, ne remontait plus préparer les affaires de ma
grand'mère tout de suite après déjeuner, mais seulement une heure plus
tard parce que le cafetier voulait lui faire du café ou une tisane à
la caféterie, que la femme de chambre lui demandait de venir la
regarder coudre et que leur refuser eût été impossible et de ces
choses qui ne se font pas. D'ailleurs des égards particuliers étaient
dus à la petite femme de chambre qui était orpheline et avait été
élevée chez des étrangers auprès desquels elle allait passer parfois
quelques jours. Cette situation excitait la pitié de Françoise et
aussi son dédain bienveillant. Elle qui avait de la famille, une
petite maison qui lui venait de ses parents et où son frère élevait
quelques vaches, elle ne pouvait pas considérer comme son égale une
déracinée. Et comme cette petite espérait pour le 15 août aller voir
ses bienfaiteurs, Françoise ne pouvait se tenir de répéter: «Elle me
fait rire. Elle dit: j'espère d'aller chez moi pour le 15 août. Chez
moi, qu'elle dit! C'est seulement pas son pays, c'est des gens qui
l'ont recueillie, et ça dit chez moi comme si c'était vraiment chez
elle. Pauvre petite! quelle misère qu'elle peut bien avoir pour
qu'elle ne connaisse pas ce que c'est que d'avoir un chez soi.» Mais
si encore Françoise ne s'était liée qu'avec des femmes de chambre
amenées par des clients, lesquelles dînaient avec elle aux «courriers»
et devant son beau bonnet de dentelles et son fin profil la prenaient
pour quelque dame noble peut-être, réduite par les circonstances ou
poussée par l'attachement à servir de dame de compagnie à ma
grand'mère, si en un mot Françoise n'eût connu que des gens qui
n'étaient pas de l'hôtel, le mal n'eût pas été grand, parce qu'elle
n'eût pu les empêcher de nous servir à quelque chose, pour la raison
qu'en aucun cas, et même inconnus d'elle, ils n'auraient pu nous
servir à rien. Mais elle s'était liée aussi avec un sommelier, avec un
homme de la cuisine, avec une gouvernante d'étage. Et il en résultait
en ce qui concernait notre vie de tous les jours que, Françoise qui le
jour de son arrivée, quand elle ne connaissait encore personne sonnait
à tort et à travers pour la moindre chose, à des heures où ma
grand'mère et moi nous n'aurions pas osé le faire, et si nous lui en
faisions une légère observation répondait: «Mais on paye assez cher
pour ça», comme si elle avait payé elle-même; maintenant depuis
qu'elle était amie d'une personnalité de la cuisine, ce qui nous avait
paru de bon augure pour notre commodité, si ma grand'mère ou moi nous
avions froid aux pieds, Françoise, fût-il une heure tout à fait
normale, n'osait pas sonner; elle assurait que ce serait mal vu parce
que cela obligerait à rallumer les fourneaux, ou gênerait le dîner des
domestiques qui seraient mécontents. Et elle finissait par une
locution qui malgré la façon incertaine dont elle la prononçait n'en
était pas moins claire et nous donnait nettement tort: «Le fait
est...» Nous n'insistions pas, de peur de nous en faire infliger une,
bien plus grave: «C'est quelque chose!...» De sorte qu'en somme nous
ne pouvions plus avoir d'eau chaude parce que Françoise était devenue
l'amie de celui qui la faisait chauffer.
A la fin nous aussi, nous fîmes une relation, malgré mais par ma
grand'mère, car elle et Mme de Villeparisis tombèrent un matin l'une
sur l'autre dans une porte et furent obligées de s'aborder non sans
échanger au préalable des gestes de surprise, d'hésitation, exécuter
des mouvements de recul, de doute et enfin des protestations de
politesse et de joie comme dans certaines scènes de Molière où deux
acteurs monologuant depuis longtemps chacun de son côté à quelques pas
l'un de l'autre, sont censés ne pas s'être vus encore, et tout à coup
s'aperçoivent, n'en peuvent croire leurs yeux, entrecoupent leurs
propos, finalement parlent ensemble, le chœur ayant suivi le dialogue,
et se jettent dans les bras l'un de l'autre. Mme de Villeparisis par
discrétion voulut au bout d'un instant quitter ma grand'mère qui, au
contraire, préféra la retenir jusqu'au déjeuner, désirant apprendre
comment elle faisait pour avoir son courrier plus tôt que nous et de
bonnes grillades (car Mme de Villeparisis, très gourmande, goûtait
fort peu la cuisine de l'hôtel où l'on nous servait des repas que ma
grand'mère, citant toujours Mme de Sévigné, prétendait être «d'une
magnificence à mourir de faim»). Et la marquise prit l'habitude de
venir tous les jours, en attendant qu'on la servît, s'asseoir un moment
près de nous dans la salle à manger, sans permettre que nous nous
levions, que nous nous dérangions en rien. Tout au plus nous
attardions-nous souvent à causer avec elle, notre déjeuner fini, à ce
moment sordide où les couteaux traînent sur la nappe à côté des
serviettes défaites. Pour ma part, afin de garder, pour pouvoir aimer
Balbec, l'idée que j'étais sur la pointe extrême de la terre, je
m'efforçais de regarder plus loin, de ne voir que la mer, d'y chercher
des effets décrits par Baudelaire et de ne laisser tomber mes regards
sur notre table que les jours où y était servi quelque vaste poisson,
monstre marin, qui au contraire des couteaux et des fourchettes était
contemporain des époques primitives où la vie commençait à affluer
dans l'Océan, au temps des Cimmériens, et duquel le corps aux
innombrables vertèbres, aux nerfs bleus et roses, avait été construit
par la nature, mais selon un plan architectural, comme une polychrome
cathédrale de la mer.
Comme un coiffeur voyant un officier qu'il sert avec une considération
particulière, reconnaître un client qui vient d'entrer et entamer un
bout de causette avec lui, se réjouit en comprenant qu'ils sont du
même monde et ne peut s'empêcher de sourire en allant chercher le bol
de savon, car il sait que dans son établissement, aux besognes
vulgaires du simple salon de coiffure, s'ajoutent des plaisirs
sociaux, voire aristocratiques, tel Aimé, voyant que Mme de
Villeparisis avait retrouvé en nous d'anciennes relations, s'en allait
chercher nos rince-bouches avec le même sourire orgueilleusement
modeste et savamment discret de maîtresse de maison qui sait se
retirer à propos. On eût dit aussi un père heureux et attendri qui
veille sans le troubler sur le bonheur de fiançailles qui se sont
nouées à sa table. Du reste, il suffisait qu'on prononçât le nom d'une
personne titrée pour qu'Aimé parût heureux, au contraire de Françoise
devant qui on ne pouvait dire «le comte Un tel» sans que son visage
s'assombrît et que sa parole devînt sèche et brève, ce qui signifiait
qu'elle chérissait la noblesse, non pas moins que ne faisait Aimé,
mais davantage. Puis Françoise avait la qualité qu'elle trouvait chez
les autres le plus grand des défauts, elle était fière. Elle n'était
pas de la race agréable et pleine de bonhomie dont Aimé faisait
partie. Ils éprouvent, ils manifestent un vif plaisir quand on leur
raconte un fait plus ou moins piquant, mais inédit qui n'est pas dans
le journal. Françoise ne voulait pas avoir l'air étonné. On aurait dit
devant elle que l'archiduc Rodolphe, dont elle n'avait jamais
soupçonné l'existence, était non pas mort comme cela passait pour
assuré, mais vivant, qu'elle eût répondu «Oui», comme si elle le
savait depuis longtemps. Il est, d'ailleurs, à croire que pour que
même de notre bouche à nous, qu'elle appelait si humblement ses
maîtres et qui l'avions presque si entièrement domptée, elle ne pût
entendre, sans avoir à réprimer un mouvement de colère, le nom d'un
noble, il fallait que la famille dont elle était sortie occupât dans
son village une situation aisée, indépendante, et qui ne devait être
troublée dans la considération dont elle jouissait que par ces mêmes
nobles chez lesquels au contraire, dès l'enfance, un Aimé a servi
comme domestique, s'il n'y a pas été élevé par charité. Pour
Françoise, Mme de Villeparisis avait donc à se faire pardonner d'être
noble. Mais, en France du moins, c'est justement le talent, comme la
seule occupation, des grands seigneurs et des grandes dames.
Françoise, obéissant à la tendance des domestiques qui recueillent
sans cesse sur les rapports de leurs maîtres avec les autres personnes
des observations fragmentaires dont ils tirent parfois des inductions
erronées--comme font les humains sur la vie des animaux--trouvait à
tout moment qu'on nous avait «manqué», conclusion à laquelle l'amenait
facilement, d'ailleurs, autant que son amour excessif pour nous, le
plaisir qu'elle avait à nous être désagréable. Mais ayant constaté,
sans erreur possible, les mille prévenances dont nous entourait et
dont l'entourait elle-même Mme de Villeparisis, Françoise l'excusa
d'être marquise et comme elle n'avait jamais cessé de lui savoir gré
de l'être, elle la préféra à toutes les personnes que nous
connaissions. C'est qu'aussi aucune ne s'efforçait d'être aussi
continuellement aimable. Chaque fois que ma grand'mère remarquait un
livre que Mme de Villeparisis lisait ou disait avoir trouvé beaux des
fruits que celle-ci avait reçus d'une amie, une heure après un valet
de chambre montait nous remettre livre ou fruits. Et quand nous la
voyions ensuite, pour répondre à nos remerciements, elle se contentait
de dire, ayant l'air de chercher une excuse à son présent dans quelque
utilité spéciale: «Ce n'est pas un chef-d'œuvre, mais les journaux
arrivent si tard, il faut bien avoir quelque chose à lire.» Ou: «C'est
toujours plus prudent d'avoir du fruit dont on est sûr au bord de la
mer.» «Mais il me semble que vous ne mangez jamais d'huîtres nous dit
Mme de Villeparisis, (augmentant l'impression de dégoût que j'avais à
cette heure-là, car la chair vivante des huîtres me répugnait encore
plus que la viscosité des méduses ne me ternissait la plage de
Balbec); elles sont exquises sur cette côte! Ah! je dirai à ma femme
de chambre d'aller prendre vos lettres en même temps que les miennes.
Comment, votre fille vous écrit _tous les jours_? Mais qu'est-ce que
vous pouvez trouver à vous dire!» Ma grand'mère se tut, mais on peut
croire que ce fut par dédain, elle qui répétait pour maman les mots de
Mme de Sévigné: «Dès que j'ai reçu une lettre, j'en voudrais tout à
l'heure une autre, je ne respire que d'en recevoir. Peu de gens sont
dignes de comprendre ce que je sens.» Et je craignais qu'elle
n'appliquât à Mme de Villeparisis la conclusion: «Je cherche ceux qui
sont de ce petit nombre et j'évite les autres.» Elle se rabattit sur
l'éloge des fruits que Mme de Villeparisis nous avait fait apporter la
veille. Et ils étaient en effet si beaux que le directeur, malgré la
jalousie de ses compotiers dédaignés, m'avait dit: «Je suis comme
vous, je suis plus frivole de fruit que de tout autre dessert.» Ma
grand'mère dit à son amie qu'elle les avait d'autant plus appréciés
que ceux qu'on servait à l'hôtel étaient généralement détestables. «Je
ne peux pas, ajouta-t-elle, dire comme Mme de Sévigné que si nous
voulions par fantaisie trouver un mauvais fruit, nous serions obligés
de le faire venir de Paris.--Ah, oui, vous lisez Mme de Sévigné. Je
vous vois depuis le premier jour avec ses lettres (elle oubliait
qu'elle n'avait jamais aperçu ma grand'mère dans l'hôtel avant de la
rencontrer dans cette porte). Est-ce que vous ne trouvez pas que
c'est un peu exagéré ce souci constant de sa fille, elle en parle trop
pour que ce soit bien sincère. Elle manque de naturel.» Ma grand'mère
trouva la discussion inutile et pour éviter d'avoir à parler des
choses qu'elle aimait devant quelqu'un qui ne pouvait les comprendre,
elle cacha, en posant son sac sur eux, les mémoires de Madame de
Beausergent.
Quand Mme de Villeparisis rencontrait Françoise au moment (que
celle-ci appelait «le midi») où, coiffée d'un beau bonnet et entourée
de la considération générale elle descendait «manger aux courriers»,
Mme de Villeparisis l'arrêtait pour lui demander de nos nouvelles. Et
Françoise, nous transmettant les commissions de la marquise: «Elle a
dit: «Vous leur donnerez bien le bonjour», contrefaisait la voix de
Mme de Villeparisis de laquelle elle croyait citer textuellement les
paroles, tout en ne les déformant pas moins que Platon celles de
Socrate ou saint Jean celles de Jésus. Françoise était naturellement
très touchée de ces attentions. Tout au plus ne croyait-elle pas ma
grand'mère et pensait-elle que celle-ci mentait dans un intérêt de
classe, les gens riches se soutenant les uns les autres, quand elle
assurait que Mme de Villeparisis avait été autrefois ravissante. Il
est vrai qu'il n'en subsistait que de bien faibles restes dont on
n'eût pu, à moins d'être plus artiste que Françoise, restituer la
beauté détruite. Car pour comprendre combien une vieille femme a pu
être jolie, il ne faut pas seulement regarder, mais traduire chaque
trait.
--Il faudra que je pense une fois à lui demander si je me trompe et si
elle n'a pas quelque parenté avec les Guermantes, me dit ma
grand'mère qui excita par là mon indignation. Comment aurais-je pu
croire à une communauté d'origine entre deux noms qui étaient entrés
en moi l'un par la porte basse et honteuse de l'expérience, l'autre
par la porte d'or de l'imagination?
On voyait souvent passer depuis quelques jours, en pompeux équipage,
grande, rousse, belle, avec un nez un peu fort, la princesse de
Luxembourg qui était en villégiature pour quelques semaines dans le
pays. Sa calèche s'était arrêtée devant l'hôtel, un valet de pied
était venu parler au directeur, était retourné à la voiture et avait
rapporté des fruits merveilleux (qui unissaient dans une seule
corbeille, comme la baie elle-même, diverses saisons), avec une carte:
«La princesse de Luxembourg», où étaient écrits quelques mots au
crayon. A quel voyageur princier demeurant ici incognito, pouvaient
être destinés ces prunes glauques, lumineuses et sphériques comme
était à ce moment-là la rotondité de la mer, des raisins transparents
suspendus au bois desséché comme une claire journée d'automne, des
poires d'un outre-mer céleste? Car ce ne pouvait être à l'amie de ma
grand'mère que la princesse avait voulu faire visite. Pourtant le
lendemain soir Mme de Villeparisis nous envoya la grappe de raisins
fraîche et dorée et des prunes et des poires que nous reconnûmes
aussi, quoique les prunes eussent passé, comme la mer à l'heure de
notre dîner, au mauve et que dans l'outre-mer des poires flottassent
quelques formes de nuages roses. Quelques jours après nous
rencontrâmes Mme de Villeparisis en sortant du concert symphonique qui
se donnait le matin sur la plage. Persuadé que les œuvres que j'y
entendais (le Prélude de _Lohengrin_, l'ouverture de _Tannhauser_, etc.)
exprimaient les vérités les plus hautes, je tâchais de m'élever autant
que je pouvais pour atteindre jusqu'à elles, je tirais de moi pour les
comprendre, je leur remettais tout ce que je recélais alors de
meilleur, de plus profond.
Or, en sortant du concert, comme, en reprenant le chemin qui va vers
l'hôtel, nous nous étions arrêtés un instant sur la digue, ma
grand'mère et moi, pour échanger quelques mots avec Mme de
Villeparisis qui nous annonçait qu'elle avait commandé pour nous à
l'hôtel des «Croque-Monsieur» et des œufs à la crème, je vis de loin
venir dans notre direction la princesse de Luxembourg, à demi-appuyée
sur une ombrelle de façon à imprimer à son grand et merveilleux corps
cette légère inclinaison, à lui faire dessiner cette arabesque si
chère aux femmes qui avaient été belles sous l'Empire et qui savaient,
les épaules tombantes, le dos remonté, la hanche creuse, la jambe
tendue, faire flotter mollement leur corps comme un foulard, autour de
l'armature d'une invisible tige inflexible et oblique, qui l'aurait
traversé. Elle sortait tous les matins faire son tour de plage presque
à l'heure où tout le monde après le bain remontait pour déjeuner, et
comme le sien était seulement à une heure et demie, elle ne rentrait à
sa villa que longtemps après que les baigneurs avaient abandonné la
digue déserte et brûlante. Mme de Villeparisis présenta ma grand'mère,
voulut me présenter, mais dut me demander mon nom, car elle ne se le
rappelait pas. Elle ne l'avait peut-être jamais su, ou en tous cas
avait oublié depuis bien des années à qui ma grand'mère avait marié sa
fille. Ce nom parut faire une vive impression sur Mme de Villeparisis.
Cependant la princesse de Luxembourg nous avait tendu la main et, de
temps en temps, tout en causant avec la marquise, elle se détournait
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