A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 12

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tard, s'il me sentait triste ou mal disposé, une vigilance que, du
point de vue de ma santé pour laquelle plus d'endurcissement eût
peut-être été préférable, ma grand'mère trouvait presque excessive,
mais qui comme preuve d'affection pour moi la touchait profondément.
Il fut bien vite convenu entre lui et moi que nous étions devenus de
grands amis pour toujours, et il disait «notre amitié» comme s'il eût
parlé de quelque chose d'important et de délicieux qui eût existé en
dehors de nous-mêmes et qu'il appela bientôt--en mettant à part son
amour pour sa maîtresse--la meilleure joie de sa vie. Ces paroles me
causaient une sorte de tristesse, et j'étais embarrassé pour y
répondre, car je n'éprouvais à me trouver, à causer avec lui--et
sans doute c'eût été de même avec tout autre--rien de ce bonheur
qu'il m'était au contraire possible de ressentir quand j'étais sans
compagnon. Seul, quelquefois, je sentais affluer du fond de moi
quelqu'une de ces impressions qui me donnaient un bien-être délicieux.
Mais dès que j'étais avec quelqu'un, dès que je parlais à un ami, mon
esprit faisait volte-face, c'était vers cet interlocuteur et non vers
moi-même qu'il dirigeait ses pensées et quand elles suivaient ce sens
inverse, elles ne me procuraient aucun plaisir. Une fois que j'avais
quitté Saint-Loup, je mettais, à l'aide de mots, une sorte d'ordre
dans les minutes confuses que j'avais passées avec lui; je me disais
que j'avais un bon ami, qu'un bon ami est une chose rare et je
goûtais, à me sentir entouré de biens difficiles à acquérir, ce qui
était justement l'opposé du plaisir qui m'était naturel, l'opposé du
plaisir d'avoir extrait de moi-même et amené à la lumière quelque
chose qui y était caché dans la pénombre. Si j'avais passé deux ou
trois heures à causer avec Robert de Saint-Loup et qu'il eût admiré ce
que je lui avais dit, j'éprouvais une sorte de remords, de regret, de
fatigues de ne pas être resté seul et prêt enfin à travailler. Mais je
me disais qu'on n'est pas intelligent que pour soi-même, que les plus
grands ont désiré d'être appréciés, que je ne pouvais pas considérer
comme perdues des heures où j'avais bâti une haute idée de moi dans
l'esprit de mon ami, je me persuadais facilement que je devais en être
heureux et je souhaitais d'autant plus vivement que ce bonheur ne me
fût jamais enlevé que je ne l'avais pas ressenti. On craint plus que
de tous les autres la disparition des biens restés en dehors de nous
parce que notre coeur ne s'en est pas emparé. Je me sentais capable
d'exercer les vertus de l'amitié mieux que beaucoup (parce que je
ferais toujours passer le bien de mes amis avant ces intérêts
personnels auxquels d'autres sont attachés et qui ne comptaient pas
pour moi) mais non pas de connaître la joie par un sentiment qui, au
lieu d'accroître les différences qu'il y avait entre mon âme et celles
des autres--comme il y en a entre les âmes de chacun de nous--les
effacerait. En revanche par moment ma pensée démêlait en Saint-Loup un
être plus général que lui-même, le «noble», et qui comme un esprit
intérieur mouvait ses membres, ordonnait ses gestes et ses actions;
alors, à ces moments-là, quoique près de lui j'étais seul comme je
l'eusse été devant un paysage dont j'aurais compris l'harmonie. Il
n'était plus qu'un objet que ma rêverie cherchait à approfondir. A
retrouver toujours en lui cet être antérieur, séculaire, cet
aristocrate que Robert aspirait justement à ne pas être, j'éprouvais
une vive joie, mais d'intelligence, non d'amitié. Dans l'agilité
morale et physique qui donnait tant de grâce à son amabilité, dans
l'aisance avec laquelle il offrait sa voiture à ma grand'mère et l'y
faisait monter, dans son adresse à sauter du siège quand il avait peur
que j'eusse froid, pour jeter son propre manteau sur mes épaules, je
ne sentais pas seulement la souplesse héréditaire des grands chasseurs
qu'avaient été depuis des générations les ancêtres de ce jeune homme
qui ne prétendait qu'à l'intellectualité, leur dédain de la richesse
qui, subsistant chez lui à côté du goût qu'il avait d'elle rien que
pour pouvoir mieux fêter ses amis, lui faisait mettre si négligemment
son luxe à leurs pieds; j'y sentais surtout la certitude ou l'illusion
qu'avaient eu ces grands seigneurs d'être «plus que les autres», grâce
à quoi ils n'avaient pu léguer à Saint-Loup ce désir de montrer qu'on
est «autant que les autres», cette peur de paraître trop empressé, qui
lui était en effet vraiment inconnue et qui enlaidit de tant de
laideur et de gaucherie la plus sincère amabilité plébéienne.
Quelquefois je me reprochais de prendre ainsi plaisir à considérer mon
ami comme une œuvre d'art, c'est-à-dire à regarder le jeu de toutes les
parties de son être comme harmonieusement réglé par une idée générale
à laquelle elles étaient suspendues mais qu'il ne connaissait pas et
qui par conséquent n'ajoutait rien à ses qualités propres, à cette
valeur personnelle d'intelligence et de moralité à quoi il attachait
tant de prix.
Et pourtant elle était, dans une certaine mesure, leur condition. C'est
parce qu'il était un gentilhomme que cette activité mentale, ces
aspirations socialistes, qui lui faisaient rechercher de jeunes
étudiants prétentieux et mal mis, avaient chez lui quelque chose de
vraiment pur et désintéressé qu'elles n'avaient pas chez eux. Se
croyant l'héritier d'une caste ignorante et égoïste, il cherchait
sincèrement à ce qu'ils lui pardonnassent ces origines aristocratiques
qui exerçaient sur eux au contraire une séduction et à cause
desquelles ils le recherchaient, tout en simulant à son égard la
froideur et même l'insolence. Il était ainsi amené à faire des avances
à des gens dont mes parents, fidèles à la sociologie de Combray,
eussent été stupéfaits qu'il ne se détournât pas. Un jour que nous
étions assis sur le sable, Saint-Loup et moi, nous entendîmes d'une
tente de toile contre laquelle nous étions, sortir des imprécations
contre le fourmillement d'Israélites qui infestait Balbec. «On ne peut
faire deux pas sans en rencontrer, disait la voix. Je ne suis pas par
principe irréductiblement hostile à la nationalité juive, mais ici il
y a pléthore. On n'entend que: «Dis donc Apraham, chai fu Chakop.» On
se croirait rue d'Aboukir.» L'homme qui tonnait ainsi contre Israël
sortit enfin de la tente, nous levâmes les yeux sur cet antisémite.
C'était mon camarade Bloch. Saint-Loup me demanda immédiatement de
rappeler à celui-ci qu'ils s'étaient rencontrés au Concours Général où
Bloch avait eu le prix d'honneur, puis dans une Université populaire.
Tout au plus souriais-je parfois de retrouver chez Robert les leçons
des jésuites dans la gêne que la peur de froisser faisait naître chez
lui, chaque fois que quelqu'un de ses amis intellectuels commettait
une erreur mondaine, faisait une chose ridicule à laquelle, lui,
Saint-Loup, n'attachait aucune importance, mais dont il sentait que
l'autre aurait rougi si l'on s'en était aperçu. Et c'était Robert qui
rougissait comme si ç'avait été lui le coupable, par exemple le jour
où Bloch lui promettant d'aller le voir à l'hôtel, ajouta:
--Comme je ne peux pas supporter d'attendre parmi le faux chic de ces
grands caravansérails, et que les tziganes me feraient trouver mal,
dites au «laïft» de les faire taire et de vous prévenir de suite.
Personnellement, je ne tenais pas beaucoup à ce que Bloch vînt à
l'hôtel. Il était à Balbec, non pas seul, malheureusement, mais avec
ses sœurs qui y avaient elles-mêmes beaucoup de parents et d'amis. Or
cette colonie juive était plus pittoresque qu'agréable. Il en était de
Balbec comme de certains pays, la Russie ou la Roumanie, où les cours
de géographie nous enseignent que la population israélite n'y jouit
point de la même faveur et n'y est pas parvenue au même degré
d'assimilation qu'à Paris par exemple. Toujours ensemble, sans mélange
d'aucun autre élément, quand les cousines et les oncles de Bloch, ou
leurs coreligionnaires mâles ou femelles se rendaient au Casino, les
unes pour le «bal», les autres bifurquant vers le baccarat, ils
formaient un cortège homogène en soi et entièrement dissemblable des
gens qui les regardaient passer et les retrouvaient là tous les ans
sans jamais échanger un salut avec eux, que ce fût la société des
Cambremer, le clan du premier président, ou des grands et petits
bourgeois, ou même de simples grainetiers de Paris, dont les filles,
belles, fières, moqueuses et françaises comme les statues de Reims,
n'auraient pas voulu se mêler à cette horde de fillasses mal élevées,
poussant le souci des modes de «bains de mer» jusqu'à toujours avoir
l'air de revenir de pêcher la crevette ou d'être en train de danser le
tango. Quant aux hommes, malgré l'éclat des smokings et des souliers
vernis, l'exagération de leur type faisait penser à ces recherches
dites «intelligentes» des peintres qui, ayant à illustrer les
Évangiles ou les Mille et Une Nuits, pensent au pays où la scène se
passe et donnent à saint Pierre ou à Ali-Baba précisément la figure
qu'avait le plus gros «ponte» de Balbec. Bloch me présenta ses sœurs,
auxquelles il fermait le bec avec la dernière brusquerie et qui
riaient aux éclats des moindres boutades de leur frère, leur
admiration et leur idole. De sorte qu'il est probable que ce milieu
devait renfermer comme tout autre, peut-être plus que tout autre,
beaucoup d'agréments, de qualités et de vertus. Mais pour les
éprouver, il eût fallu y pénétrer. Or, il ne plaisait pas, il le
sentait, il voyait là la preuve d'un antisémitisme contre lequel il
faisait front en une phalange compacte et close où personne d'ailleurs
ne songeait à se frayer un chemin.
Pour ce qui est de «laïft», cela avait d'autant moins lieu de me
surprendre que quelques jours auparavant, Bloch m'ayant demandé
pourquoi j'étais venu à Balbec (il lui semblait au contraire tout
naturel que lui-même y fût) et si c'était «dans l'espoir de faire de
belles connaissances», comme je lui avais dit que ce voyage répondait
à un de mes plus anciens désirs, moins profond pourtant que celui
d'aller à Venise, il avait répondu: «Oui, naturellement, pour boire
des sorbets avec les belles madames, tout en faisant semblant de lire
les _Stones of Venaïce_, de Lord John Ruskin, sombre raseur et l'un des
plus barbifiants bonshommes qui soient.» Bloch croyait donc évidemment
qu'en Angleterre, non seulement tous les individus du sexe mâle sont
lords, mais encore que la lettre _i_ s'y prononce toujours _aï_. Quant à
Saint-Loup, il trouvait cette faute de prononciation d'autant moins
grave qu'il y voyait surtout un manque de ces notions presque
mondaines que mon nouvel ami méprisait autant qu'il les possédait.
Mais la peur que Bloch apprenant un jour qu'on dit Venice et que
Ruskin n'était pas lord, crût rétrospectivement que Robert l'avait
trouvé ridicule, fit que ce dernier se sentit coupable comme s'il avait
manqué de l'indulgence dont il débordait, et que la rougeur qui
colorerait sans doute un jour le visage de Bloch à la découverte de
son erreur, il la sentit par anticipation et réversibilité monter au
sien. Car il pensait bien que Bloch attachait plus d'importance que
lui à cette faute. Ce que Bloch prouva quelque temps après, un jour
qu'il m'entendit prononcer «lift», en interrompant:
--Ah! on dit lift? Et d'un ton sec et hautain:
--Cela n'a
d'ailleurs aucune espèce d'importance. Phrase analogue à un réflexe,
la même chez tous les hommes qui ont de l'amour-propre, dans les plus
graves circonstances aussi bien que dans les plus infimes; dénonçant
alors aussi bien que dans celle-ci combien importante paraît la chose
en question à celui qui la déclare sans importance; phrase tragique
parfois qui la première de toutes s'échappe, si navrante alors, des
lèvres de tout homme un peu fier à qui on vient d'enlever la dernière
espérance à laquelle il se raccrochait, en lui refusant un service:
«Ah! bien, cela n'a aucune espèce d'importance, je m'arrangerai
autrement»; l'autre arrangement vers lequel il est sans aucune espèce
d'importance d'être rejeté étant quelquefois le suicide.
Puis Bloch me dit des choses fort gentilles. Il avait certainement
envie d'être très aimable avec moi. Pourtant, il me demanda: «Est-ce
par goût de t'élever vers la noblesse--une noblesse très à-côté du
reste, mais tu es demeuré naïf--que tu fréquentes de
Saint-Loup-en-Bray? Tu dois être en train de traverser une jolie crise
de snobisme. Dis-moi es-tu snob? Oui n'est-ce pas?» Ce n'est pas que
son désir d'amabilité eût brusquement changé. Mais ce qu'on appelle en
un français assez incorrect «la mauvaise éducation» était son défaut,
par conséquent le défaut dont il ne s'apercevait pas, à plus forte
raison dont il ne crût pas que les autres pussent être choqués. Dans
l'humanité, la fréquence des vertus identiques pour tous, n'est pas
plus merveilleuse que la multiplicité des défauts particuliers à
chacun. Sans doute, ce n'est pas le bon sens qui est «la chose du
monde la plus répandue», c'est la bonté. Dans les coins les plus
lointains, les plus perdus, on s'émerveille de la voir fleurir
d'elle-même, comme dans un vallon écarté un coquelicot pareil à ceux
du reste du monde, lui qui ne les a jamais vus, et n'a jamais connu
que le vent qui fait frissonner parfois son rouge chaperon solitaire.
Même si cette bonté, paralysée par l'intérêt, ne s'exerce pas, elle
existe pourtant, et chaque fois qu'aucun mobile égoïste ne l'empêche
de le faire, par exemple, pendant la lecture d'un roman ou d'un
journal, elle s'épanouit, se tourne, même dans le cœur de celui qui,
assassin dans la vie, reste tendre comme amateur de feuilletons, vers
le faible, vers le juste et le persécuté. Mais la variété des défauts
n'est pas moins admirable que la similitude des vertus. Chacun a
tellement les siens que pour continuer à l'aimer, nous sommes obligés
de n'en pas tenir compte et de les négliger en faveur du reste. La
personne la plus parfaite a un certain défaut qui choque ou qui met en
rage. L'une est d'une belle intelligence, voit tout d'un point de vue
élevé, ne dit jamais de mal de personne, mais oublie dans sa poche les
lettres les plus importantes qu'elle vous a demandé elle-même de lui
confier, et vous fait manquer ensuite un rendez-vous capital, sans
vous faire d'excuses, avec un sourire, parce qu'elle met sa fierté à
ne jamais savoir l'heure. Un autre a tant de finesse, de douceur, de
procédés délicats, qu'il ne vous dit jamais de vous-même que les
choses qui peuvent vous rendre heureux, mais vous sentez qu'il en
tait, qu'il en ensevelit dans son coeur, où elles aigrissent, de toutes
différentes, et le plaisir qu'il a à vous voir lui est si cher qu'il
vous ferait crever de fatigue plutôt que de vous quitter. Un troisième
a plus de sincérité, mais la pousse jusqu'à tenir à ce que vous
sachiez, quand vous vous êtes excusé sur votre état de santé de ne pas
être allé le voir, que vous avez été vu vous rendant au théâtre et
qu'on vous a trouvé bonne mine, ou qu'il n'a pu profiter entièrement
de la démarche que vous avez faite pour lui, que d'ailleurs déjà trois
autres lui ont proposé de faire et dont il ne vous est ainsi que
légèrement obligé. Dans les deux circonstances, l'ami précédent aurait
fait semblant d'ignorer que vous étiez allé au théâtre et que d'autres
personnes eussent pu lui rendre le même service. Quant à ce dernier
ami il éprouve le besoin de répéter ou de révéler à quelqu'un ce qui
peut le plus vous contrarier, est ravi de sa franchise et vous dit
avec force: «Je suis comme cela.» Tandis que d'autres vous agacent par
leur curiosité exagérée, ou par leur incuriosité si absolue, que vous
pouvez leur parler des événements les plus sensationnels sans qu'ils
sachent de quoi il s'agit; que d'autres encore restent des mois à vous
répondre si votre lettre a trait à un fait qui concerne vous et non
eux, ou bien s'ils vous disent qu'ils vont venir vous demander quelque
chose et que vous n'osiez pas sortir de peur de les manquer, ne
viennent pas et vous laissent attendre des semaines parce que n'ayant
pas reçu de vous la réponse que leur lettre ne demandait nullement,
ils avaient cru vous avoir fâché. Et certains, consultant leur désir
et non le vôtre, vous parlent sans vous laisser placer un mot s'ils
sont gais et ont envie de vous voir, quelque travail urgent que vous
ayez à faire, mais s'ils se sentent fatigués par le temps, ou de
mauvaise humeur, vous ne pouvez pas tirer d'eux une parole, ils
opposent à vos efforts une inerte langueur et ne prennent pas plus la
peine de répondre, même par monosyllabes, à ce que vous dites que
s'ils ne vous avaient pas entendus. Chacun de nos amis a tellement ses
défauts que pour continuer à l'aimer nous sommes obligés d'essayer de
nous consoler d'eux--en pensant à son talent, à sa bonté, à sa
tendresse--ou plutôt de ne pas en tenir compte en déployant pour
cela toute notre bonne volonté. Malheureusement notre complaisante
obstination à ne pas voir le défaut de notre ami est surpassée par
celle qu'il met à s'y adonner à cause de son aveuglement ou de celui
qu'il prête aux autres. Car il ne le voit pas ou croit qu'on ne le
voit pas. Comme le risque de déplaire vient surtout de la difficulté
d'apprécier ce qui passe ou non inaperçu, on devrait, au moins, par
prudence, ne jamais parler de soi, parce que c'est un sujet où on peut
être sûr que la vue des autres et la nôtre propre ne concordent
jamais. Si on a autant de surprises qu'à visiter une maison
d'apparence quelconque dont l'intérieur est rempli de trésors, de
pinces-monseigneur et de cadavres quand on découvre la vraie vie des
autres, l'univers réel sous l'univers apparent, on n'en éprouve pas
moins si, au lieu de l'image qu'on s'était faite de soi-même grâce à ce
que chacun nous en disait, on apprend par le langage qu'ils tiennent à
notre égard en notre absence quelle image entièrement différente ils
portaient en eux de nous et de notre vie. De sorte que chaque fois que
nous avons parlé de nous, nous pouvons être sûrs que nos inoffensives
et prudentes paroles, écoutées avec une politesse apparente et une
hypocrite approbation, ont donné lieu aux commentaires les plus
exaspérés ou les plus joyeux, en tous cas les moins favorables. Le
moins que nous risquions est d'agacer par la disproportion qu'il y a
entre notre idée de nous-mêmes et nos paroles, disproportion qui rend
généralement les propos des gens sur eux aussi risibles que ces
chantonnements des faux amateurs de musique qui éprouvent le besoin de
fredonner un air qu'ils aiment en compensant l'insuffisance de leur
murmure inarticulé par une mimique énergique et un air d'admiration
que ce qu'ils nous font entendre ne justifie pas. Et à la mauvaise
habitude de parler de soi et de ses défauts il faut ajouter, comme
faisant bloc avec elle, cette autre de dénoncer chez les autres des
défauts précisément analogues à ceux qu'on a. Or, c'est toujours de
ces défauts-là qu'on parle, comme si c'était une manière de parler de
soi, détournée, et qui joint au plaisir de s'absoudre celui d'avouer.
D'ailleurs il semble que notre attention toujours attirée sur ce qui
nous caractérise le remarque plus que toute autre chose chez les
autres. Un myope dit d'un autre: «Mais il peut à peine ouvrir les
yeux»; un poitrinaire a des doutes sur l'intégrité pulmonaire du plus
solide; un malpropre ne parle que des bains que les autres ne prennent
pas; un malodorant prétend qu'on sent mauvais; un mari trompé voit
partout des maris trompés; une femme légère des femmes légères; le
snob des snobs. Et puis chaque vice, comme chaque profession, exige et
développe un savoir spécial qu'on n'est pas fâché d'étaler. L'investi
dépiste les investis, le couturier invité dans le monde n'a pas encore
causé avec vous qu'il a déjà apprécié l'étoffe de votre vêtement et
que ses doigts brûlent d'en palper les qualités, et si après quelques
instants de conversation vous demandiez sa vraie opinion sur vous à un
odontalgiste, il vous dirait le nombre de vos mauvaises dents. Rien ne
lui paraît plus important, et à vous, qui avez remarqué les siennes,
plus ridicule. Et ce n'est pas seulement quand nous parlons de nous
que nous croyons les autres aveugles; nous agissons comme s'ils
l'étaient. Pour chacun de nous, un Dieu spécial est là qui lui cache
ou lui promet l'inversibilité de son défaut, de même qu'il ferme les
yeux et les narines aux gens qui ne se lavent pas sur la raie de
crasse qu'ils portent aux oreilles et l'odeur de transpiration qu'ils
gardent au creux des bras, et les persuade qu'ils peuvent impunément
promener l'une et l'autre dans le monde qui ne s'apercevra de rien. Et
ceux qui portent ou donnent en présent de fausses perles s'imaginent
qu'on les prendra pour des vraies. Bloch était mal élevé, névropathe,
snob et, appartenant à une famille peu estimée, supportait comme au fond
des mers les incalculables pressions que faisaient peser sur lui non
seulement les chrétiens de la surface, mais les couches superposées des
castes juives supérieures à la sienne, chacune accablant de son mépris
celle qui lui était immédiatement inférieure. Percer jusqu'à l'air
libre en s'élevant de famille juive en famille juive eût demandé à
Bloch plusieurs milliers d'années. Il valait mieux chercher à se
frayer une issue d'un autre côté.
Quand Bloch me parla de la crise de snobisme que je devais traverser
et me demanda de lui avouer que j'étais snob, j'aurais pu lui
répondre: «Si je l'étais, je ne te fréquenterais pas.» Je lui dis
seulement qu'il était peu aimable. Alors il voulut s'excuser mais
selon le mode qui est justement celui de l'homme mal élevé, lequel est
trop heureux en revenant sur ses paroles de trouver une occasion de
les aggraver. «Pardonne-moi, me disait-il maintenant chaque fois qu'il
me rencontrait, je t'ai chagriné, torturé, j'ai été méchant à plaisir.
Et pourtant--l'homme en général et ton ami en particulier est un si
singulier animal--tu ne peux imaginer, moi qui te taquine si
cruellement, la tendresse que j'ai pour toi. Elle va souvent quand je
pense à toi, jusqu'aux larmes.» Et il fit entendre un sanglot.
Ce qui m'étonnait plus chez Bloch que ses mauvaises manières, c'était
combien la qualité de sa conversation était inégale. Ce garçon si
difficile, qui des écrivains les plus en vogue disait: «C'est un sombre
idiot, c'est tout à fait un imbécile», par moments racontait avec une
grande gaieté des anecdotes qui n'avaient rien de drôle et citait
comme «quelqu'un de vraiment curieux», tel homme entièrement médiocre.
Cette double balance pour juger de l'esprit, de la valeur, de
l'intérêt des êtres, ne laissa pas de m'étonner jusqu'au jour où je
connus M. Bloch père.
Je n'avais pas cru que nous serions jamais admis à le connaître, car
Bloch fils avait mal parlé de moi à Saint-Loup et de Saint-Loup à moi.
Il avait notamment dit à Robert que j'étais (toujours) affreusement
snob. «Si, si, il est enchanté de connaître M. LLLLegrandin», dit-il.
Cette manière de détacher un mot était chez Bloch le signe à la fois
de l'ironie et de la littérature. Saint-Loup qui n'avait jamais
entendu le nom de Legrandin s'étonna: «Mais qui est-ce?»--«Oh! c'est
quelqu'un de _très bien_», répondit Bloch en riant et en mettant
frileusement ses mains dans les poches de son veston, persuadé qu'il
était en ce moment en train de contempler le pittoresque aspect d'un
extraordinaire gentilhomme provincial auprès de quoi ceux de Barbey
d'Aurevilly n'étaient rien. Il se consolait de ne pas savoir peindre
M. Legrandin en lui donnant plusieurs L et en savourant ce nom comme
un vin de derrière les fagots. Mais ces jouissances subjectives
restaient inconnues aux autres. S'il dit à Saint-Loup du mal de moi,
d'autre part il ne m'en dit pas moins de Saint-Loup. Nous avions connu
le détail de ces médisances chacun dès le lendemain, non que nous nous
les fussions répétées l'un à l'autre, ce qui nous eût semblé très
coupable, mais paraissait si naturel et presque si inévitable à Bloch
que dans son inquiétude, et tenant pour certain qu'il ne ferait
qu'apprendre à l'un ou à l'autre ce qu'ils allaient savoir, il préféra
prendre les devants, et emmenant Saint-Loup à part lui avoua qu'il
avait dit du mal de lui, exprès, pour que cela lui fût redit, lui jura
«par le Kroniôn Zeus, gardien des serments», qu'il l'aimait, qu'il
donnerait sa vie pour lui et essuya une larme. Le même jour, il
s'arrangea pour me voir seul, me fit sa confession, déclara qu'il
avait agi dans mon intérêt parce qu'il croyait qu'un certain genre de
relations mondaines m'était néfaste et que je «valais mieux que cela».
Puis, me prenant la main avec un attendrissement d'ivrogne, bien que
son ivresse fût purement nerveuse: «Crois-moi, dit-il, et que la noire
Ker me saisisse à l'instant et me fasse franchir les portes d'Hadès,
odieux aux hommes, si hier en pensant à toi, à Combray, à ma tendresse
infinie pour toi, à telles après-midi en classe que tu ne te rappelles
même pas, je n'ai pas sangloté toute la nuit. Oui, toute la nuit, je
te le jure, et hélas, je le sais, car je connais les âmes, tu ne me
croiras pas.» Je ne le croyais pas, en effet, et à ces paroles que je
sentais inventées à l'instant même et au fur et à mesure qu'il
parlait, son serment «par la Ker» n'ajoutait pas un grand poids, le
culte hellénique étant chez Bloch purement littéraire. D'ailleurs dès
qu'il commençait à s'attendrir et désirait qu'on s'attendrît sur un
fait faux, il disait: «Je te le jure», plus encore pour la volupté
hystérique de mentir que dans l'intérêt de faire croire qu'il disait
la vérité. Je ne croyais pas ce qu'il me disait, mais je ne lui en
voulais pas, car je tenais de ma mère et de ma grand'mère d'être
incapable de rancune, même contre de bien plus grands coupables et de
ne jamais condamner personne.
Ce n'était du reste pas absolument un mauvais garçon que Bloch, il
pouvait avoir de grandes gentillesses. Et depuis que la race de
Combray, la race d'où sortaient des êtres absolument intacts comme ma
grand'mère et ma mère, semble presque éteinte, comme je n'ai plus
guère le choix qu'entre d'honnêtes brutes, insensibles et loyales, et
chez qui le simple son de la voix montre bien vite qu'ils ne se
soucient en rien de votre vie--et une autre espèce d'hommes qui tant
qu'ils sont auprès de vous vous comprennent, vous chérissent,
s'attendrissent jusqu'à pleurer, prennent leur revanche quelques
heures plus tard en faisant une cruelle plaisanterie sur vous, mais
vous reviennent, toujours aussi compréhensifs, aussi charmants, aussi
momentanément assimilés à vous-même, je crois que c'est cette dernière
sorte d'hommes dont je préfère, sinon la valeur morale, du moins la
société.
--Tu ne peux t'imaginer ma douleur quand je pense à toi, reprit Bloch.
Au fond, c'est un côté assez juif chez moi, ajouta-t-il ironiquement
en rétrécissant sa prunelle comme s'il s'agissait de doser au
microscope une quantité infinitésimale de «sang juif» et comme aurait
pu le dire--mais ne l'eût pas dit--un grand seigneur français qui
parmi ses ancêtres tous chrétiens eût pourtant compté Samuel Bernard
ou plus anciennement encore la Sainte Vierge de qui prétendent
descendre, dit-on, les Lévy--qui reparaît: «J'aime assez,
ajouta-t-il, faire ainsi dans mes sentiments la part, assez mince
d'ailleurs, qui peut tenir à mes origines juives.» Il prononça cette
phrase parce que cela lui paraissait à la fois spirituel et brave de
dire la vérité sur sa race, vérité que par la même occasion il
s'arrangeait à atténuer singulièrement, comme les avares qui se
décident à acquitter leurs dettes mais n'ont le courage d'en payer que
la moitié. Le genre de fraudes qui consiste à avoir l'audace de
proclamer la vérité, mais en y mêlant, pour une bonne part, des
mensonges qui la falsifient, est plus répandu qu'on ne pense et même
chez ceux qui ne le pratiquent pas habituellement, certaines crises
dans la vie, notamment celles où une liaison amoureuse est en jeu,
leur donnent l'occasion de s'y livrer.
Toutes ces diatribes confidentielles de Bloch à Saint-Loup contre moi,
à moi contre Saint-Loup finirent par une invitation à dîner. Je ne
suis pas bien sûr qu'il ne fit pas d'abord une tentative pour avoir
Saint-Loup seul. La vraisemblance rend cette tentative probable, le
succès ne la couronna pas, car ce fut à moi et à Saint-Loup que Bloch
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