A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 10

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paysanne que je prendrais dans mes bras, n'étaient pas une chimère qui
ne correspondait à rien d'extérieur à moi, mais que toutes les filles
qu'on rencontrait, villageoises ou demoiselles étaient toutes prêtes à
en exaucer de pareils. Et dussé-je, maintenant que j'étais souffrant
et ne sortais pas seul, ne jamais pouvoir faire l'amour avec elles,
j'étais tout de même heureux comme un enfant né dans une prison ou
dans un hôpital et qui, ayant cru longtemps que l'organisme humain ne
peut digérer que du pain sec et des médicaments, a appris tout d'un
coup que les pêches, les abricots, le raisin, ne sont pas une simple
parure de la campagne, mais des aliments délicieux et assimilables.
Même si son geôlier ou son garde-malade ne lui permettent pas de
cueillir ces beaux fruits, le monde cependant lui paraît meilleur et
l'existence plus clémente. Car un désir nous semble plus beau, nous
nous appuyons à lui avec plus de confiance quand nous savons qu'en
dehors de nous la réalité s'y conforme, même si pour nous il n'est pas
réalisable. Et nous pensons avec plus de joie à une vie où, à
condition que nous écartions pour un instant de notre pensée le petit
obstacle accidentel et particulier qui nous empêche personnellement de
le faire, nous pouvons nous imaginer l'assouvissant. Pour les belles
filles qui passaient, du jour où j'avais su que leurs joues pouvaient
être embrassées, j'étais devenu curieux de leur âme. Et l'univers
m'avait paru plus intéressant.
La voiture de Mme de Villeparisis allait vite. A peine avais-je le
temps de voir la fillette qui venait dans notre direction; et pourtant—
comme la beauté des êtres n'est pas comme celle des choses, et que
nous sentons qu'elle est celle d'une créature unique, consciente et
volontaire--dès que son individualité, âme vague, volonté inconnue
de moi, se peignait en une petite image prodigieusement réduite, mais
complète, au fond de son regard distrait, aussitôt, mystérieuse
réplique des pollens tout préparés pour les pistils, je sentais
saillir en moi l'embryon aussi vague, aussi minuscule, du désir de ne
pas laisser passer cette fille, sans que sa pensée prît conscience de
ma personne, sans que j'empêchasse ses désirs d'aller à quelqu'un
d'autre, sans que je vinsse me fixer dans sa rêverie et saisir son
cœur. Cependant notre voiture s'éloignait, la belle fille était déjà
derrière nous, et comme elle ne possédait de moi aucune des notions qui
constituent une personne, ses yeux, qui m'avaient à peine vu, m'avaient
déjà oublié. Était-ce parce que je ne l'avais qu'entr'aperçue que je
l'avais trouvée si belle? Peut-être. D'abord l'impossibilité de
s'arrêter auprès d'une femme, le risque de ne pas la retrouver un
autre jour lui donnent brusquement le même charme qu'à un pays la
maladie ou la pauvreté qui nous empêchent de le visiter, ou qu'aux
jours si ternes qui nous restent à vivre le combat où nous
succomberons sans doute. De sorte que, s'il n'y avait pas l'habitude,
la vie devrait paraître délicieuse à des êtres qui seraient à chaque
heure menacés de mourir--c'est-à-dire à tous les hommes. Puis si
l'imagination est entraînée par le désir de ce que nous ne pouvons
posséder, son essor n'est pas limité par une réalité complètement
perçue dans ces rencontres où les charmes de la passante sont
généralement en relation directe avec la rapidité du passage. Pour peu
que la nuit tombe et que la voiture aille vite, à la campagne, dans
une ville, il n'y a pas un torse féminin mutilé comme un marbre
antique par la vitesse qui nous entraîne et le crépuscule qui le noie,
qui ne tire sur notre cœur, à chaque coin de route, du fond de chaque
boutique, les flèches de la Beauté, de la Beauté dont on serait
parfois tenté de se demander si elle est en ce monde autre chose que
la partie de complément qu'ajoute à une passante fragmentaire et
fugitive notre imagination surexcitée par le regret.
Si j'avais pu descendre parler à la fille que nous croisions,
peut-être eussé-je été désillusionné par quelque défaut de sa peau que
de la voiture je n'avais pas distingué. (Et alors, tout effort pour
pénétrer dans sa vie m'eût semblé soudain impossible. Car la beauté
est une suite d'hypothèses que rétrécit la laideur en barrant la route
que nous voyions déjà s'ouvrir sur l'inconnu.) Peut-être un seul mot
qu'elle eût dit, un sourire, m'eussent fourni une clef, un chiffre
inattendus, pour lire l'expression de sa figure et de sa démarche, qui
seraient aussitôt devenues banales. C'est possible, car je n'ai jamais
rencontré dans la vie de filles aussi désirables que les jours où
j'étais avec quelque grave personne que malgré les mille prétextes que
j'inventais je ne pouvais quitter: quelques années après celle où
j'allai pour la première fois à Balbec, faisant à Paris une course en
voiture avec un ami de mon père et ayant aperçu une femme qui marchait
vite dans la nuit, je pensai qu'il était déraisonnable de perdre pour
une raison de convenances ma part de bonheur dans la seule vie qu'il
y ait sans doute, et sautant à terre sans m'excuser, je me mis à la
recherche de l'inconnue, la perdis au carrefour de deux rues, la
retrouvai dans une troisième, et me trouvai enfin, tout essoufflé,
sous un réverbère, en face de la vieille Mme Verdurin que j'évitais
partout et qui heureuse et surprise s'écria: «Oh! comme c'est aimable
d'avoir couru pour me dire bonjour.»
Cette année-là, à Balbec, au moment de ces rencontres, j'assurais à ma
grand'mère, à Mme de Villeparisis qu'à cause d'un grand mal de tête,
il valait mieux que je rentrasse seul à pied. Elles refusaient de me
laisser descendre. Et j'ajoutais la belle fille (bien plus difficile à
retrouver que ne l'est un monument, car elle était anonyme et mobile)
à la collection de toutes celles que je me promettais de voir de près.
Une pourtant se trouva repasser sous mes yeux, dans des conditions
telles que je crus que je pourrais la connaître comme je voudrais.
C'était une laitière qui vint d'une ferme apporter un supplément de
crème à l'hôtel. Je pensai qu'elle m'avait aussi reconnu et elle me
regardait, en effet, avec une attention qui n'était peut-être causée
que par l'étonnement que lui causait la mienne. Or le lendemain, jour
où je m'étais reposé toute la matinée quand Françoise vint ouvrir les
rideaux vers midi, elle me remit une lettre qui avait été déposée pour
moi à l'hôtel. Je ne connaissais personne à Balbec. Je ne doutai pas
que la lettre ne fût de la laitière. Hélas, elle n'était que de
Bergotte qui, de passage, avait essayé de me voir, mais ayant su que
je dormais m'avait laissé un mot charmant pour lequel le liftman avait
fait une enveloppe que j'avais cru écrite par la laitière. J'étais
affreusement déçu, et l'idée qu'il était plus difficile et plus
flatteur d'avoir une lettre de Bergotte ne me consolait en rien
qu'elle ne fût pas de la laitière. Cette fille-là même, je ne la
retrouvai pas plus que celles que j'apercevais seulement de la voiture
de Mme de Villeparisis. La vue et la perte de toutes accroissaient
l'état d'agitation où je vivais et je trouvais quelque sagesse aux
philosophes qui nous recommandent de borner nos désirs (si toutefois
ils veulent parler du désir des êtres, car c'est le seul qui puisse
laisser de l'anxiété, s'appliquant à de l'inconnu conscient. Supposer
que la philosophie veut parler du désir des richesses serait trop
absurde). Pourtant j'étais disposé à juger cette sagesse incomplète,
car je me disais que ces rencontres me faisaient trouver encore plus
beau un monde qui fait ainsi croître sur toutes les routes
campagnardes des fleurs à la fois singulières et communes, trésors
fugitifs de la journée, aubaines de la promenade, dont les
circonstances contingentes qui ne se reproduiraient peut-être pas
toujours m'avaient seules empêché de profiter, et qui donnent un goût
nouveau à la vie.
Mais peut-être, en espérant qu'un jour, plus libre, je pourrais
trouver sur d'autres routes de semblables filles, je commençais déjà à
fausser ce qu'a d'exclusivement individuel le désir de vivre auprès
d'une femme qu'on a trouvé jolie, et du seul fait que j'admettais la
possibilité de le faire naître artificiellement, j'en avais
implicitement reconnu l'illusion.
Le jour que Mme de Villeparisis nous mena à Carqueville où était cette
église couverte de lierre dont elle avait parlé et qui, bâtie sur un
tertre, domine le village, la rivière qui le traverse et qui a
conservé son petit pont du moyen âge, ma grand'mère, pensant que je
serais content d'être seul pour regarder le monument, proposa à son
amie d'aller goûter chez le pâtissier, sur la place qu'on apercevait
distinctement et qui sous sa patine dorée était comme une autre partie
d'un objet tout entier ancien. Il fut convenu que j'irais les y
retrouver. Dans le bloc de verdure devant lequel on me laissa, il
fallait pour reconnaître une église faire un effort qui me fît serrer
de plus près l'idée d'église; en effet, comme il arrive aux élèves qui
saisissent plus complètement le sens d'une phrase quand on les oblige
par la version ou par le thème à la dévêtir des formes auxquelles ils
sont accoutumés, cette idée d'église dont je n'avais guère besoin
d'habitude devant des clochers qui se faisaient reconnaître
d'eux-mêmes, j'étais obligé d'y faire perpétuellement appel pour ne
pas oublier, ici que le cintre de cette touffe de lierre était celui
d'une verrière ogivale, là, que la saillie des feuilles était due au
relief d'un chapiteau. Mais alors un peu de vent soufflait, faisait
frémir le porche mobile que parcouraient des remous propagés et
tremblants comme une clarté; les feuilles déferlaient les unes contre
les autres; et frissonnante, la façade végétale entraînait avec elle
les piliers onduleux, caressés et fuyants.
Comme je quittais l'église, je vis devant le vieux pont des filles du
village qui, sans doute parce que c'était un dimanche, se tenaient
attifées, interpellant les garçons qui passaient. Moins bien vêtue que
les autres, mais semblant les dominer par quelque ascendant--car
elle répondait à peine à ce qu'elles lui disaient--l'air plus grave
et plus volontaire, il y en avait une grande qui assise à demi sur le
rebord du pont, laissant pendre ses jambes, avait devant elle un petit
pot plein de poissons qu'elle venait probablement de pêcher. Elle
avait un teint bruni, des yeux doux, mais un regard dédaigneux de ce
qui l'entourait, un petit nez d'une forme fine et charmante. Mes
regards se posaient sur sa peau et mes lèvres à la rigueur pouvaient
croire qu'elles avaient suivi mes regards. Mais ce n'est pas seulement
son corps que j'aurais voulu atteindre, c'était aussi la personne qui
vivait en lui et avec laquelle il n'est qu'une sorte d'attouchement,
qui est d'attirer son attention, qu'une sorte de pénétration, y
éveiller une idée.
Et cet être intérieur de la belle pêcheuse, semblait m'être clos
encore, je doutais si j'y étais entré, même après que j'eus aperçu ma
propre image se refléter furtivement dans le miroir de son regard,
suivant un indice de réfraction qui m'était aussi inconnu que si je me
fusse placé dans le champ visuel d'une biche. Mais de même qu'il ne
m'eût pas suffi que mes lèvres prissent du plaisir sur les siennes
mais leur en donnassent, de même j'aurais voulu que l'idée de moi qui
entrerait en cet être, qui s'y accrocherait, n'amenât pas à moi
seulement son attention, mais son admiration, son désir, et le forçât
à garder mon souvenir jusqu'au jour où je pourrais le retrouver.
Cependant, j'apercevais à quelques pas la place où devait m'attendre
la voiture de Mme de Villeparisis. Je n'avais qu'un instant; et déjà
je sentais que les filles commençaient à rire de me voir ainsi arrêté.
J'avais cinq francs dans ma poche. Je les en sortis, et avant
d'expliquer à la belle fille la commission dont je la chargeais, pour
avoir plus de chance qu'elle m'écoutât, je tins un instant la pièce
devant ses yeux:
--Puisque vous avez l'air d'être du pays, dis-je à la pêcheuse,
est-ce que vous auriez la bonté de faire une petite course pour moi?
Il faudrait aller devant un pâtissier qui est paraît-il sur une place,
mais je ne sais pas où c'est, et où une voiture m'attend. Attendez!...
pour ne pas confondre vous demanderez si c'est la voiture de la
marquise de Villeparisis. Du reste vous verrez bien, elle a deux
chevaux.
C'était cela que je voulais qu'elle sût pour prendre une grande idée
de moi. Mais quand j'eus prononcé les mots «marquise» et «deux
chevaux», soudain j'éprouvai un grand apaisement. Je sentis que la
pêcheuse se souviendrait de moi et se dissiper, avec mon effroi de ne
pouvoir la retrouver, une partie de mon désir de la retrouver. Il me
semblait que je venais de toucher sa personne avec des lèvres
invisibles et que je lui avais plu. Et cette prise de force de son
esprit, cette possession immatérielle, lui avait ôté de son mystère
autant que fait la possession physique.
Nous descendîmes sur Hudimesnil; tout d'un coup je fus rempli de ce
bonheur profond que je n'avais pas souvent ressenti depuis Combray, un
bonheur analogue à celui que m'avaient donné, entre autres, les
clochers de Martinville. Mais cette fois il resta incomplet. Je venais
d'apercevoir, en retrait de la route en dos d'âne que nous suivions,
trois arbres qui devaient servir d'entrée à une allée couverte et
formaient un dessin que je ne voyais pas pour la première fois, je ne
pouvais arriver à reconnaître le lieu dont ils étaient comme détachés
mais je sentais qu'il m'avait été familier autrefois; de sorte que mon
esprit ayant trébuché entre quelque année lointaine et le moment
présent, les environs de Balbec vacillèrent et je me demandai si toute
cette promenade n'était pas une fiction, Balbec un endroit où je
n'étais jamais allé que par l'imagination, Mme de Villeparisis un
personnage de roman et les trois vieux arbres la réalité qu'on
retrouve en levant les yeux de dessus le livre qu'on était en train de
lire et qui vous décrivait un milieu dans lequel on avait fini par se
croire effectivement transporté.
Je regardais les trois arbres, je les voyais bien, mais mon esprit
sentait qu'ils recouvraient quelque chose sur quoi il n'avait pas
prise, comme sur ces objets placés trop loin dont nos doigts allongés
au bout de notre bras tendu, effleurent seulement par instant
l'enveloppe sans arriver à rien saisir. Alors on se repose un moment
pour jeter le bras en avant d'un élan plus fort et tâcher d'atteindre
plus loin. Mais pour que mon esprit pût ainsi se rassembler, prendre
son élan, il m'eût fallu être seul. Que j'aurais voulu pouvoir
m'écarter comme je faisais dans les promenades du côté de Guermantes
quand je m'isolais de mes parents. Il me semblait même que j'aurais dû
le faire. Je reconnaissais ce genre de plaisir qui requiert, il est
vrai, un certain travail de la pensée sur elle-même, mais à côté
duquel les agréments de la nonchalance qui vous fait renoncer à lui,
semblent bien médiocres. Ce plaisir, dont l'objet n'était que
pressenti, que j'avais à créer moi-même, je ne l'éprouvais que de
rares fois, mais à chacune d'elles il me semblait que les choses qui
s'étaient passées dans l'intervalle n'avaient guère d'importance et
qu'en m'attachant à la seule réalité je pourrais commencer enfin une
vraie vie. Je mis un instant ma main devant mes yeux pour pouvoir les
fermer sans que Mme de Villeparisis s'en aperçût. Je restai sans
penser à rien, puis de ma pensée ramassée, ressaisie avec plus de
force, je bondis plus avant dans la direction des arbres, ou plutôt
dans cette direction intérieure au bout de laquelle je les voyais en
moi-même. Je sentis de nouveau derrière eux le même objet connu mais
vague et que je ne pus ramener à moi. Cependant tous trois au fur et à
mesure que la voiture avançait, je les voyais s'approcher. Où les
avais-je déjà regardés? Il n'y avait aucun lieu autour de Combray où
une allée s'ouvrit ainsi. Le site qu'ils me rappelaient il n'y avait
pas de place pour lui davantage dans la campagne allemande où j'étais
allé une année avec ma grand'mère prendre les eaux. Fallait-il croire
qu'ils venaient d'années déjà si lointaines de ma vie que le paysage
qui les entourait avait été entièrement aboli dans ma mémoire et que,
comme ces pages qu'on est tout d'un coup ému de retrouver dans un
ouvrage qu'on s'imaginait n'avoir jamais lu, ils surnageaient seuls du
livre oublié de ma première enfance. N'appartenaient-ils au contraire
qu'à ces paysages du rêve, toujours les mêmes, du moins pour moi chez
qui leur aspect étrange n'était que l'objectivation dans mon sommeil
de l'effort que je faisais pendant la veille, soit pour atteindre le
mystère dans un lieu derrière l'apparence duquel je le pressentais, comme
cela m'était arrivé si souvent du côté de Guermantes, soit pour
essayer de le réintroduire dans un lieu que j'avais désiré connaître
et qui du jour où je l'avais connu n'avait paru tout superficiel,
comme Balbec? N'étaient-ils qu'une image toute nouvelle détachée d'un
rêve de la nuit précédente mais déjà si effacée qu'elle me semblait
venir de beaucoup plus loin? Ou bien ne les avais-je jamais vus et
cachaient-ils derrière eux comme tels arbres, telle touffe d'herbes
que j'avais vus du côté de Guermantes, un sens aussi obscur, aussi
difficile à saisir qu'un passé lointain, de sorte que, sollicité par
eux d'approfondir une pensée, je croyais avoir à reconnaître un
souvenir. Ou encore ne cachaient-ils même pas de pensées et était-ce
une fatigue de ma vision qui me les faisait voir doubles dans le temps
comme on voit quelquefois double dans l'espace? Je ne savais.
Cependant ils venaient vers moi; peut-être apparition mythique, ronde
de sorcières ou de nornes qui me proposait ses oracles. Je crus plutôt
que c'étaient des fantômes du passé, de chers compagnons de mon
enfance, des amis disparus qui invoquaient nos communs souvenirs.
Comme des ombres ils semblaient me demander de les emmener avec moi,
de les rendre à la vie. Dans leur gesticulation naïve et passionnée,
je reconnaissais le regret impuissant d'un être aimé qui a perdu
l'usage de la parole, sent qu'il ne pourra nous dire ce qu'il veut et
que nous ne savons pas deviner. Bientôt à un croisement de routes, la
voiture les abandonna. Elle m'entraînait loin de ce que je croyais
seul vrai, de ce qui m'eût rendu vraiment heureux, elle ressemblait à
ma vie.
Je vis les arbres s'éloigner en agitant leurs bras désespérés,
semblant me dire: ce que tu n'apprends pas de nous aujourd'hui, tu ne
le sauras jamais. Si tu nous laisses retomber au fond de ce chemin
d'où nous cherchions à nous hisser jusqu'à toi, toute une partie de
toi-même que nous t'apportions tombera pour jamais au néant. En effet,
si dans la suite je retrouvai le genre de plaisir et d'inquiétude que
je venais de sentir encore une fois, et si un soir--trop tard, mais
pour toujours--je m'attachai à lui, de ces arbres eux-mêmes, en
revanche je ne sus jamais ce qu'ils avaient voulu m'apporter ni où je
les avais vus. Et quand la voiture ayant bifurqué, je leur tournai le
dos et cessai de les voir, tandis que Mme de Villeparisis, me
demandait pourquoi j'avais l'air rêveur, j'étais triste comme si je
venais de perdre un ami, de mourir moi-même, de renier un mort ou de
méconnaître un Dieu.
Il fallait songer au retour. Mme de Villeparisis qui avait un certain
sens de la nature, plus froid que celui de ma grand'mère mais qui sait
reconnaître, même en dehors des musées et des demeures aristocratiques,
la beauté simple et majestueuse de certaines choses anciennes, disait
au cocher de prendre la vieille route de Balbec, peu fréquentée, mais
plantée de vieux ormes qui nous semblaient admirables.
Une fois que nous connûmes cette vieille route, pour changer, nous
revînmes, à moins que nous ne l'eussions prise à l'aller, par une
autre qui traversait les bois de Chantereine et de Canteloup.
L'invisibilité des innombrables oiseaux qui s'y répondaient tout à
côté de nous dans les arbres donnait la même impression de repos qu'on
a les yeux fermés. Enchaîné à mon strapontin comme Prométhée sur son
rocher, j'écoutais mes Océanides. Et quand, par hasard, j'apercevais
l'un de ces oiseaux qui passait d'une feuille sous une autre, il y
avait si peu de lien apparent entre lui et ces chants que je ne
croyais pas voir la cause de ceux-ci dans ce petit corps sautillant,
étonné et sans regard.
Cette route était pareille à bien d'autres de ce genre qu'on rencontre
en France, montant en pente assez raide, puis redescendant sur une
grande longueur. Au moment même, je ne lui trouvais pas un grand
charme, j'étais seulement content de rentrer. Mais elle devint pour
moi dans la suite une cause de joies en restant dans ma mémoire comme
une amorce où toutes les routes semblables sur lesquelles je passerais
plus tard au cours d'une promenade ou d'un voyage s'embrancheraient
aussitôt sans solution de continuité et pourraient, grâce à elle,
communiquer immédiatement avec mon cœur. Car dès que la voiture ou
l'automobile s'engagerait dans une de ces routes qui auraient l'air
d'être la continuation de celle que j'avais parcourue avec Mme de
Villeparisis, ce à quoi ma conscience actuelle se trouverait
immédiatement appuyée comme à mon passé le plus récent, ce serait
(toutes les années intermédiaires se trouvant abolies) les impressions
que j'avais eues par ces fins d'après-midi-là, en promenade près de
Balbec, quand les feuilles sentaient bon, que la brume s'élevait et
qu'au delà du prochain village on apercevrait entre les arbres le
coucher du soleil comme s'il avait été quelque localité suivante,
forestière, distante et qu'on n'atteindra pas le soir même. Raccordées
à celles que j'éprouvais maintenant dans un autre pays, sur une route
semblable, s'entourant de toutes les sensations accessoires de libre
respiration, de curiosité, d'indolence, d'appétit, de gaieté, qui leur
étaient communes, excluant toutes les autres, ces impressions se
renforceraient, prendraient la consistance d'un type particulier de
plaisir, et presque d'un cadre d'existence que j'avais d'ailleurs
rarement l'occasion de retrouver, mais dans lequel le réveil des
souvenirs mettait au milieu de la réalité matériellement perçue une
part assez grande de réalité évoquée, songée, insaisissable, pour me
donner, au milieu de ces régions où je passais, plus qu'un sentiment
esthétique, un désir fugitif mais exalté, d'y vivre désormais pour
toujours. Que de fois pour avoir simplement senti une odeur de
feuillée, être assis sur un strapontin en face de Mme de Villeparisis,
croiser la princesse de Luxembourg qui lui envoyait des bonjours de sa
voiture, rentrer dîner au Grand-Hôtel, ne m'est-il pas apparu comme un
de ces bonheurs ineffables que ni le présent ni l'avenir ne peuvent
nous rendre et qu'on ne goûte qu'une fois dans la vie.
Souvent le jour était tombé avant que nous fussions de retour.
Timidement je citais à Mme de Villeparisis en lui montrant la lune
dans le ciel, quelque belle expression de Chateaubriand ou de Vigny,
ou de Victor Hugo: «Elle répandait ce vieux secret de mélancolie» ou
«pleurant comme Diane au bord de ses fontaines» ou «L'ombre était
nuptiale, auguste et solennelle.»
--Et vous trouvez cela beau? me demandait-elle, génial comme vous
dites? Je vous dirai que je suis toujours étonnée de voir qu'on prend
maintenant au sérieux des choses que les amis de ces messieurs, tout
en rendant pleine justice à leurs qualités, étaient les premiers à
plaisanter. On ne prodiguait pas le nom de génie comme aujourd'hui, où
si vous dites à un écrivain qu'il n'a que du talent il prend cela pour
une injure. Vous me citez une grande phrase de M. de Chateaubriand sur
le clair de lune. Vous allez voir que j'ai mes raisons pour y être
réfractaire. M. de Chateaubriand venait bien souvent chez mon père. Il
était du reste agréable quand on était seul parce qu'alors il était
simple et amusant, mais dès qu'il y avait du monde, il se mettait à
poser et devenait ridicule; devant mon père, il prétendait avoir jeté
sa démission à la face du roi et dirigé le conclave, oubliant que mon
père avait été chargé par lui de supplier le roi de le reprendre; et
l'avait entendu faire sur l'élection du pape les pronostics les plus
insensés. Il fallait entendre sur ce fameux conclave M. de Blacas, qui
était un autre homme que M. de Chateaubriand. Quant aux phrases de
celui-ci sur le clair de lune elles étaient tout simplement devenues
une charge à la maison. Chaque fois qu'il faisait clair de lune autour
du château, s'il y avait quelque invité nouveau, on lui conseillait
d'emmener M. de Chateaubriand prendre l'air après le dîner. Quand ils
revenaient, mon père ne manquait pas de prendre à part l'invité: «M.
de Chateaubriand a été bien éloquent?--Oh! oui.--Il vous a parlé
du clair de lune.--Oui, comment savez-vous?--Attendez, ne vous
a-t-il pas dit, et il lui citait la phrase.--Oui, mais par quel
mystère.--Et il vous a parlé même du clair de lune dans la
campagne romaine.--Mais vous êtes sorcier.» Mon père n'était pas
sorcier, mais M. de Chateaubriand se contentait de servir toujours un
même morceau tout préparé.
Au nom de Vigny elle se mit à rire.
--Celui qui disait: «Je suis le comte Alfred de Vigny.» On est comte
ou on n'est pas comte, ça n'a aucune espèce d'importance.
Et peut-être trouvait-elle que cela en avait tout de même un peu, car
elle ajoutait:
--D'abord je ne suis pas sûre qu'il le fût, et il était en tout cas
de très petite souche, ce monsieur qui a parlé dans ses vers de son
«cimier de gentilhomme». Comme c'est de bon goût et comme c'est
intéressant pour le lecteur! C'est comme Musset, simple bourgeois de
Paris, qui disait emphatiquement: «L'épervier d'or dont mon casque est
armé.» Jamais un vrai grand seigneur ne dit de ces choses-là. Au moins
Musset avait du talent comme poète. Mais à part _Cinq-Mars_ je n'ai
jamais rien pu lire de M. de Vigny, l'ennui me fait tomber le livre
des mains. M. Molé, qui avait autant d'esprit et de tact que M. de
Vigny en avait peu, l'a arrangé de belle façon en le recevant à
l'Académie. Comment, vous ne connaissez pas son discours? C'est un
chef-d'œuvre de malice et d'impertinence.
Elle reprochait à Balzac
qu'elle s'étonnait de voir admiré par ses neveux, d'avoir prétendu
peindre une société «où il n'était pas reçu», et dont il a raconté
mille invraisemblances. Quant à Victor Hugo, elle nous disait que M.
de Bouillon, son père, qui avait des camarades dans la jeunesse
romantique, était entré grâce à eux à la première d'_Hernani_ mais qu'il
n'avait pu rester jusqu'au bout, tant il avait trouvé ridicule, les
vers de cet écrivain doué mais exagéré et qui n'a reçu le titre de
grand poète qu'en vertu d'un marché fait, et comme récompense de
l'indulgence intéressée qu'il a professée pour les dangereuses
divagations des socialistes.
Nous apercevions déjà l'hôtel, ses lumières si hostiles le premier
soir, à l'arrivée, maintenant protectrices et douces, annonciatrices
du foyer. Et quand la voiture arrivait près de la porte, le concierge,
les grooms, le lift, empressés, naïfs, vaguement inquiets de notre
retard, massés sur les degrés à nous attendre, étaient devenus
familiers, de ces êtres qui changent tant de fois au cours de notre
vie, comme nous changeons nous-mêmes, mais dans lesquels au moment où
ils sont pour un temps le miroir de nos habitudes, nous trouvons de la
douceur à nous sentir fidèlement et amicalement reflétés. Nous les
préférons à des amis que nous n'avons pas vus depuis longtemps, car
ils contiennent davantage de ce que nous sommes actuellement. Seul «le
chasseur», exposé au soleil dans la journée avait été rentré pour ne
pas supporter la rigueur du soir, et emmailloté de lainages, lesquels
joints à l'éplorement orangé de sa chevelure, et à la fleur
curieusement rose de ses joues, faisaient au milieu du hall vitré,
penser à une plante de serre qu'on protège contre le froid. Nous
descendions de voiture, aidés par beaucoup plus de serviteurs qu'il
n'était nécessaire, mais ils sentaient l'importance de la scène et se
croyaient obligés d'y jouer un rôle. J'étais affamé. Aussi, souvent
pour ne pas retarder le moment de dîner, je ne remontais pas dans la
chambre qui avait fini par devenir si réellement mienne que revoir les
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