A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 07

Total number of words is 4683
Total number of unique words is 1623
37.0 of words are in the 2000 most common words
48.8 of words are in the 5000 most common words
54.4 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
concentrer dans cet hôtel. Ils y conservaient toujours les mêmes
chambres, et, avec leurs femmes qui avaient des prétentions à
l'aristocratie, formaient un petit groupe, auquel s'étaient adjoints
un grand avocat et un grand médecin de Paris qui le jour du départ
leur disaient:
--Ah! c'est vrai, vous ne prenez pas le même train que nous, vous
êtes privilégiés, vous serez rendus pour le déjeuner.
--Comment, privilégiés? Vous qui habitez la capitale, Paris, la
grand ville, tandis que j'habite un pauvre chef-lieu de cent mille
âmes, il est vrai cent deux mille au dernier recensement; mais
qu'est-ce à côté de vous qui en comptez deux millions cinq cent mille?
et qui allez retrouver l'asphalte et tout l'éclat du monde parisien?
Ils le disaient avec un roulement d'r paysan, sans y mettre d'aigreur,
car c'étaient des lumières de leur province qui auraient pu comme
d'autres venir à Paris--on avait plusieurs fois offert au premier
président de Caen un siège à la Cour de cassation--mais avaient
préféré rester sur place, par amour de leur ville, ou de l'obscurité,
ou de la gloire, ou parce qu'ils étaient réactionnaires, et pour
l'agrément des relations de voisinage avec les châteaux. Plusieurs
d'ailleurs ne regagnaient pas tout de suite leur chef-lieu.
Car--comme la baie de Balbec était un petit univers à part au
milieu du grand, une corbeille des saisons où étaient rassemblés en
cercle les jours variés et les mois successifs, si bien que, non
seulement les jours où on apercevait Rivebelle, ce qui était signe
d'orage, on y distinguait du soleil sur les maisons pendant qu'il
faisait noir à Balbec, mais encore que quand les froids avaient gagné
Balbec, on était certain de trouver sur cette autre rive deux ou trois
mois supplémentaires de chaleur--ceux de ces habitués du Grand-Hôtel
dont les vacances commençaient tard ou duraient longtemps, faisaient,
quand arrivaient les pluies et les brumes, à l'approche de l'automne,
charger leurs malles sur une barque, et traversaient rejoindre l'été à
Rivebelle ou à Costedor. Ce petit groupe de l'hôtel de Balbec
regardait d'un air méfiant chaque nouveau venu, et, ayant l'air de ne
pas s'intéresser à lui, tous interrogeaient sur son compte leur ami le
maître d'hôtel. Car c'était le même--Aimé--qui revenait tous les
ans faire la saison et leur gardait leurs tables; et mesdames leurs
épouses, sachant que sa femme attendait un bébé, travaillaient après
les repas chacune à une pièce de la layette, tout en nous toisant avec
leur face à main, ma grand'mère et moi, parce que nous mangions des
œufs durs dans la salade, ce qui était réputé commun et ne se faisait
pas dans la bonne société d'Alençon. Ils affectaient une attitude de
méprisante ironie à l'égard d'un Français qu'on appelait Majesté et
qui s'était, en effet, proclamé lui-même roi d'un petit îlot de
l'Océanie peuplé par quelques sauvages. Il habitait l'hôtel avec sa
jolie maîtresse, sur le passage de qui, quand elle allait se baigner,
les gamins criaient: «Vive la reine!» parce qu'elle faisait pleuvoir
sur eux des pièces de cinquante centimes. Le premier président et le
bâtonnier ne voulaient même pas avoir l'air de la voir, et si
quelqu'un de leurs amis la regardait, ils croyaient devoir le prévenir
que c'était une petite ouvrière.
--Mais on m'avait assuré qu'à Ostende ils usaient de la cabine
royale.
--Naturellement! On la loue pour vingt francs. Vous pouvez la
prendre si cela vous fait plaisir. Et je sais pertinemment que, lui,
avait fait demander une audience au roi qui lui a fait savoir qu'il
n'avait pas à connaître ce souverain de Guignol.
--Ah, vraiment, c'est intéressant! il y a tout de même des gens!...
Et sans doute tout cela était vrai, mais c'était aussi par ennui de
sentir que pour une bonne partie de la foule ils n'étaient, eux, que
de bons bourgeois qui ne connaissaient pas ce roi et cette reine
prodigues de leur monnaie, que le notaire, le président, le bâtonnier,
au passage de ce qu'ils appelaient un carnaval, éprouvaient tant de
mauvaise humeur et manifestaient tout haut une indignation au courant
de laquelle était leur ami le maître d'hôtel, qui, obligé de faire bon
visage aux souverains plus généreux qu'authentiques, cependant tout en
prenant leur commande, adressait de loin à ses vieux clients un
clignement d'œil significatif. Peut-être y avait-il aussi un peu de ce
même ennui d'être par erreur crus moins «chic» et de ne pouvoir
expliquer qu'ils l'étaient davantage, au fond du «Joli Monsieur!» dont
ils qualifiaient un jeune gommeux, fils poitrinaire et fêtard d'un
grand industriel et qui, tous les jours, dans un veston nouveau, une
orchidée à la boutonnière, déjeunait au champagne, et allait, pâle,
impassible, un sourire d'indifférence aux lèvres, jeter au Casino sur
la table de baccarat des sommes énormes «qu'il n'a pas les moyens de
perdre» disait d'un air renseigné le notaire au premier président
duquel la femme «tenait de bonne source» que ce jeune homme «fin de
siècle» faisait mourir de chagrin ses parents.
D'autre part, le bâtonnier et ses amis ne tarissaient pas de
sarcasmes, au sujet d'une vieille dame riche et titrée, parce qu'elle
ne se déplaçait qu'avec tout son train de maison. Chaque fois que la
femme du notaire et la femme du premier président la voyaient dans la
salle à manger au moment des repas, elles l'inspectaient insolemment
avec leur face à main du même air minutieux et défiant que si elle
avait été quelque plat au nom pompeux mais à l'apparence suspecte
qu'après le résultat défavorable d'une observation méthodique on fait
éloigner, avec un geste distant, et une grimace de dégoût.
Sans doute par là voulaient-elles seulement montrer que, s'il y avait
certaines choses dont elles manquaient--dans l'espèce certaines
prérogatives de la vieille dame, et être en relations avec elle--c'était
non pas parce qu'elles ne pouvaient, mais ne voulaient pas les
posséder. Mais elles avaient fini par s'en convaincre elles-mêmes; et
c'est la suppression de tout désir, de la curiosité pour les formes de
la vie qu'on ne connaît pas, de l'espoir de plaire à de nouveaux
êtres, remplacés chez ces femmes par un dédain simulé, par une
allégresse factice, qui avait l'inconvénient de leur faire mettre du
déplaisir sous l'étiquette de contentement et se mentir
perpétuellement à elles-mêmes, deux conditions pour qu'elles fussent
malheureuses. Mais tout le monde dans cet hôtel agissait sans doute de
la même manière qu'elles, bien que sous d'autres formes, et sacrifiait
sinon à l'amour-propre, du moins à certains principes d'éducations ou
à des habitudes intellectuelles, le trouble délicieux de se mêler à
une vie inconnue. Sans doute le microcosme dans lequel s'isolait la
vieille dame n'était pas empoisonné de virulentes aigreurs comme le
groupe où ricanaient de rage la femme du notaire et du premier
président. Il était au contraire embaumé d'un parfum fin et vieillot
mais qui n'était pas moins factice. Car au fond la vieille dame eût
probablement trouvé à séduire, à s'attacher, en se renouvelant pour
cela elle-même, la sympathie mystérieuse d'êtres nouveaux, un charme
dont est dénué le plaisir qu'il y a à ne fréquenter que des gens de
son monde et à se rappeler que, ce monde étant le meilleur qui soit,
le dédain mal informé d'autrui est négligeable. Peut-être sentait-elle
que, si elle était arrivée inconnue au Grand-Hôtel de Balbec elle eût
avec sa robe de laine noire et son bonnet démodé fait sourire quelque
noceur qui de son «rocking» eût murmuré «quelle purée!» ou surtout
quelque homme de valeur ayant gardé comme le premier président, entre
ses favoris poivre et sel, un visage frais et des yeux spirituels
comme elle les aimait, et qui eût aussitôt désigné à la lentille
rapprochante du face à main conjugal l'apparition de ce phénomène
insolite; et peut-être était-ce par inconsciente appréhension de cette
première minute qu'on sait courte mais qui n'est pas moins redoutée--comme
la première tête qu'on pique dans l'eau--que cette dame
envoyait d'avance un domestique mettre l'hôtel au courant de sa
personnalité et de ses habitudes, et coupant court aux salutations du
directeur gagnait avec une brièveté où il y avait plus de timidité que
d'orgueil sa chambre où des rideaux personnels remplaçant ceux qui
pendaient aux fenêtres, des paravents, des photographies, mettaient si
bien entre elle et le monde extérieur auquel il eût fallu s'adapter
la cloison de ses habitudes, que c'était son chez elle, au sein duquel
elle était restée, qui voyageait plutôt qu'elle-même...
Dès lors, ayant placé entre elle d'une part, le personnel de l'hôtel
et les fournisseurs de l'autre, ses domestiques qui recevaient à sa
place le contact de cette humanité nouvelle et entretenaient autour de
leur maîtresse l'atmosphère accoutumée, ayant mis ses préjugés entre
elle et les baigneurs, insoucieuse de déplaire à des gens que ses
amies n'auraient pas reçus, c'est dans son monde qu'elle continuait à
vivre par la correspondance avec ses amies, par le souvenir, par la
conscience intime qu'elle avait de sa situation, de la qualité de ses
manières, de la compétence de sa politesse. Et tous les jours, quand
elle descendait pour aller dans sa calèche faire une promenade, sa
femme de chambre qui portait ses affaires derrière elle, son valet de
pied qui la devançait semblaient comme ces sentinelles, qui aux portes
d'une ambassade, pavoisée aux couleurs du pays dont elle dépend,
garantissent pour elle, au milieu d'un sol étranger, le privilège de
son exterritorialité. Elle ne quitta pas sa chambre avant le milieu de
l'après-midi, le jour de notre arrivée, et nous ne l'aperçûmes pas dans
la salle à manger où le directeur, comme nous étions nouveaux venus,
nous conduisit, sous sa protection, à l'heure du déjeuner, comme un
gradé qui mène des bleus chez le caporal tailleur pour les faire
habiller; mais nous y vîmes, en revanche, au bout d'un instant un
hobereau et sa fille, d'une obscure mais très ancienne famille de
Bretagne, M. et Mlle de Stermaria dont on nous avait fait donner la
table, croyant qu'ils ne rentreraient que le soir. Venus seulement à
Balbec pour retrouver des châtelains qu'ils connaissaient dans le
voisinage, ils ne passaient dans la salle à manger de l'hôtel, entre
les invitations acceptées au dehors et les visites rendues que le
temps strictement nécessaire. C'était leur morgue qui les préservait
de toute sympathie humaine, de tout intérêt pour les inconnus assis
autour d'eux, et au milieu desquels M. de Stermaria gardait l'air
glacial, pressé, distant, rude, pointilleux et malintentionné, qu'on a
dans un buffet de chemin de fer au milieu de voyageurs qu'on n'a
jamais vus, qu'on ne reverra pas, et avec qui on ne conçoit d'autres
rapports que de défendre contre eux son poulet froid et son coin dans
le wagon. A peine commencions-nous à déjeuner qu'on vint nous faire
lever sur l'ordre de M. de Stermaria, lequel venait d'arriver et sans
le moindre geste d'excuse à notre adresse, pria à haute voix le maître
d'hôtel de veiller à ce qu'une pareille erreur ne se renouvelât pas,
car il lui était désagréable que «des gens qu'il ne connaissait pas»
eussent pris sa table.
Et certes dans le sentiment qui poussait une certaine actrice (plus
connue d'ailleurs à cause de son élégance, de son esprit, de ses
belles collections de porcelaine allemande que pour quelques rôles
joués à l'Odéon), son amant, jeune homme très riche pour lequel elle
s'était cultivée, et deux hommes très en vue de l'aristocratie, à faire
dans la vie bande à part, à ne voyager qu'ensemble, à prendre à Balbec
leur déjeuner, très tard, quand tout le monde avait fini; à passer la
journée dans leur salon à jouer aux cartes, il n'entrait aucune
malveillance, mais seulement les exigences du goût qu'ils avaient pour
certaines formes spirituelles de conversation, pour certains
raffinements de bonne chère, lequel leur faisait trouver plaisir à ne
vivre, à ne prendre leurs repas qu'ensemble, et leur eût rendu
insupportable la vie en commun avec des gens qui n'y avaient pas été
initiés. Même devant une table servie, ou devant une table à jeu,
chacun d'eux avait besoin de savoir que dans le convive ou le
partenaire qui était assis en face de lui, reposaient en suspens et
inutilisés un certain savoir qui permet de reconnaître la camelote
dont tant de demeures parisiennes se parent comme d'un «moyen âge» ou
d'une «Renaissance» authentiques et, en toutes choses, des critériums
communs à eux pour distinguer le bon et le mauvais. Sans doute ce
n'était plus, dans ces moments-là, que par quelque rare et drôle
interjection jetée au milieu du silence du repas ou de la partie, ou
par la robe charmante et nouvelle que la jeune actrice avait revêtue
pour déjeuner ou faire un poker, que se manifestait l'existence
spéciale dans laquelle ces amis voulaient partout rester plongés. Mais
en les enveloppant ainsi d'habitudes qu'ils connaissaient à fond, elle
suffisait à les protéger contre le mystère de la vie ambiante. Pendant
de longs après-midi, la mer n'était suspendue en face d'eux que comme
une toile d'une couleur agréable accrochée dans le boudoir d'un riche
célibataire, et ce n'était que dans l'intervalle des coups qu'un des
joueurs, n'ayant rien de mieux à faire, levait les yeux vers elle pour
en tirer une indication sur le beau temps ou sur l'heure, et rappeler
aux autres que le goûter attendait. Et le soir ils ne dînaient pas à
l'hôtel où les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière
dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et
merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population
ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits
bourgeois, invisibles dans l'ombre, s'écrasaient au vitrage pour
apercevoir, lentement balancée dans des remous d'or, la vie luxueuse de
ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons
et de mollusques étranges (une grande question sociale, de savoir si
la paroi de verre protègera toujours le festin des bêtes merveilleuses
et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne
viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger). En
attendant, peut-être parmi la foule arrêtée et confondue dans la nuit
y avait-il quelque écrivain, quelque amateur d'ichtyologie humaine,
qui, regardant les mâchoires de vieux monstres féminins se refermer
sur un morceau de nourriture engloutie, se complaisait à classer
ceux-ci par race, par caractères innés et aussi par ces caractères
acquis qui font qu'une vieille dame serbe dont l'appendice buccal est
d'un grand poisson de mer, parce que depuis son enfance elle vit dans
les eaux douces du faubourg Saint-Germain, mange la salade comme une
La Rochefoucauld.
A cette heure-là on apercevait les trois hommes en smoking attendant
la femme en retard laquelle bientôt, en une robe presque chaque fois
nouvelle et des écharpes choisies selon un goût particulier à son
amant, après avoir, de son étage, sonné le lift, sortait de l'ascenseur
comme d'une boîte de joujoux. Et tous les quatre qui trouvaient que le
phénomène international du Palace, implanté à Balbec, y avait fait
fleurir le luxe plus que la bonne cuisine, s'engouffraient dans une
voiture, allaient dîner à une demi-lieue de là dans un petit
restaurant réputé où ils avaient avec le cuisinier d'interminables
conférences sur la composition du menu et la confection des plats.
Pendant ce trajet la route bordée de pommiers qui part de Balbec
n'était pour eux que la distance qu'il fallait franchir--peu
distincte dans la nuit noire de celle qui séparait leurs domiciles
parisiens du Café Anglais ou de la Tour d'Argent--avant d'arriver au
petit restaurant élégant où, tandis que les amis du jeune homme riche
l'enviaient d'avoir une maîtresse si bien habillée, les écharpes de
celle-ci tendaient devant la petite société comme un voile parfumé et
souple, mais qui la séparait du monde.
Malheureusement pour ma tranquillité, j'étais bien loin d'être comme
tous ces gens. De beaucoup d'entre eux je me souciais; j'aurais voulu
ne pas être ignoré d'un homme au front déprimé, au regard fuyant entre
les œillères de ses préjugés et de son éducation, le grand seigneur de
la contrée, lequel n'était autre que le beau-frère de Legrandin, qui
venait quelquefois en visite à Balbec et, le dimanche, par la
garden-party hebdomadaire que sa femme et lui donnaient, dépeuplait
l'hôtel d'une partie de ses habitants, parce qu'un ou deux d'entre eux
étaient invités à ces fêtes, et parce que les autres pour ne pas avoir
l'air de ne pas l'être, choisissaient ce jour-là pour faire une
excursion éloignée. Il avait, d'ailleurs, été le premier jour fort mal
reçu à l'hôtel quand le personnel, frais débarqué de la Côte d'Azur,
ne savait pas encore qui il était. Non seulement il n'était pas
habillé en flanelle blanche, mais par vieille manière française et
ignorance de la vie des Palaces, entrant dans un hall où il y avait
des femmes, il avait ôté son chapeau dès la porte, ce qui avait fait
que le directeur n'avait même pas touché le sien pour lui répondre,
estimant que ce devait être quelqu'un de la plus humble extraction, ce
qu'il appelait un homme «sortant de l'ordinaire». Seule la femme du
notaire s'était sentie attirée vers le nouveau venu qui fleurait toute
la vulgarité gourmée des gens comme il faut et elle avait déclaré,
avec le fond de discernement infaillible et d'autorité sans réplique
d'une personne pour qui la première société du Mans n'a pas de
secrets, qu'on se sentait devant lui en présence d'un homme d'une
haute distinction, parfaitement bien élevé et qui tranchait sur tout
ce qu'on rencontrait à Balbec et qu'elle jugeait infréquentable tant
qu'elle ne le fréquentait pas. Ce jugement favorable qu'elle avait
porté sur le beau-frère de Legrandin tenait peut-être au terne aspect
de quelqu'un qui n'avait rien d'intimidant, peut-être à ce qu'elle
avait reconnu dans ce gentilhomme-fermier à allure de sacristain les
signes maçonniques de son propre cléricalisme.
J'avais beau avoir appris que les jeunes gens qui montaient tous les
jours à cheval devant l'hôtel étaient les fils du propriétaire véreux
d'un magasin de nouveautés et que mon père n'eût jamais consenti à
connaître, la «vie de bains de mer» les dressait, à mes yeux, en
statues équestres de demi-dieux, et le mieux que je pouvais espérer
était qu'ils ne laissassent jamais tomber leurs regards sur le pauvre
garçon que j'étais, qui ne quittait la salle à manger de l'hôtel que
pour aller s'asseoir sur le sable. J'aurais voulu inspirer de la
sympathie à l'aventurier même qui avait été roi d'une île déserte
en Océanie, même au jeune tuberculeux dont j'aimais à supposer qu'il
cachait sous ses dehors insolents une âme craintive et tendre qui eût
peut-être prodigué pour moi seul des trésors d'affection. D'ailleurs
(au contraire de ce qu'on dit d'habitude des relations de voyage)
comme être vu avec certaines personnes peut vous ajouter, sur une
plage où l'on retourne quelquefois, un coefficient sans équivalent dans
la vraie vie mondaine, il n'y a rien, non pas qu'on tienne aussi à
distance, mais qu'on cultive si soigneusement dans la vie de Paris,
que les amitiés de bains de mer. Je me souciais de l'opinion que
pouvaient avoir de moi toutes ces notabilités momentanées ou locales
que ma disposition à me mettre à la place des gens et à recréer leur
état d'esprit me faisait situer non à leur rang réel, à celui qu'ils
auraient occupé à Paris par exemple et qui eût été fort bas, mais à
celui qu'ils devaient croire le leur, et qui l'était à vrai dire à
Balbec où l'absence de commune mesure leur donnait une sorte de
supériorité relative et d'intérêt singulier. Hélas d'aucune de ces
personnes le mépris ne m'était aussi pénible que celui de M. de
Stermaria.
Car j'avais remarqué sa fille dès son entrée, son joli visage pâle et
presque bleuté, ce qu'il y avait de particulier dans le port de sa
haute taille, dans sa démarche, et qui m'évoquait avec raison son
hérédité, son éducation aristocratique et d'autant plus clairement que
je savais son nom--comme ces thèmes expressifs inventés par des
musiciens de génie et qui peignent splendidement le scintillement de
la flamme, le bruissement du fleuve et la paix de la campagne, pour
les auditeurs qui, en parcourant préalablement le livret, ont aiguillé
leur imagination dans la bonne voie. La «race» en ajoutant aux charmes
de Mlle de Stermaria l'idée de leur cause, les rendait plus
intelligibles, plus complets. Elle les faisait aussi plus désirables,
annonçant qu'ils étaient peu accessibles, comme un prix élevé ajoute à
la valeur d'un objet qui nous a plu. Et la tige héréditaire donnait à
ce teint composé de sucs choisis la saveur d'un fruit exotique ou d'un
cru célèbre.
Or, un hasard mit tout d'un coup entre nos mains le moyen de nous
donner à ma grand'mère et à moi, pour tous les habitants de l'hôtel,
un prestige immédiat. En effet, dès ce premier jour, au moment où la
vieille dame descendait de chez elle, exerçant, grâce au valet de pied
qui la précédait, à la femme de chambre qui courait derrière avec un
livre et une couverture oubliés, une action sur les âmes et excitant
chez tous une curiosité et un respect auxquels il fut visible
qu'échappait moins que personne M. de Stermaria, le directeur se
pencha vers ma grand'mère, et par amabilité (comme on montre le Shah
de Perse ou la Reine Ranavalo à un spectateur obscur qui ne peut
évidemment avoir aucune relation avec le puissant souverain, mais peut
trouver intéressant de l'avoir vu à quelques pas), il lui coula dans
l'oreille: «La Marquise de Villeparisis», cependant qu'au même moment
cette dame apercevant ma grand'mère ne pouvait retenir un regard de
joyeuse surprise.
On peut penser que l'apparition soudaine, sous les traits d'une petite
vieille, de la plus puissante des fées, ne m'aurait pas causé plus de
plaisir, dénué comme j'étais de tout recours pour m'approcher de Mlle
de Stermaria, dans un pays où je ne connaissais personne. J'entends
personne au point de vue pratique. Esthétiquement, le nombre des types
humains est trop restreint pour qu'on n'ait pas bien souvent, dans
quelque endroit qu'on aille, la joie de revoir des gens de
connaissance, même sans les chercher dans les tableaux des vieux
maîtres, comme faisait Swann. C'est ainsi que dès les premiers jours
de notre séjour à Balbec, il m'était arrivé de rencontrer Legrandin,
le concierge de Swann, et Mme Swann elle-même, devenus le premier
garçon de café, le second un étranger de passage que je ne revis pas,
et la dernière, un maître baigneur. Et une sorte d'aimantation attire
et retient si inséparablement les uns après les autres certains
caractères de physionomie et de mentalité que quand la nature
introduit ainsi une personne dans un nouveau corps, elle ne la mutile
pas trop. Legrandin changé en garçon de café gardait intacts sa
stature, le profil de son nez et une partie du menton; Mme Swann dans
le sexe masculin et la condition de maître baigneur avait été suivie
non seulement par sa physionomie habituelle, mais même par une
certaine manière de parler. Seulement elle ne pouvait pas m'être de
plus d'utilité entourée de sa ceinture rouge, et hissant, à la moindre
houle, le drapeau qui interdit les bains, car les maîtres-baigneurs
sont prudents, sachant rarement nager, qu'elle ne l'eût pu dans la
fresque de la _Vie de Moïse_ où Swann l'avait reconnue jadis sous les
traits de la fille de Jethro. Tandis que cette Mme de Villeparisis
était bien la véritable, elle n'avait pas été victime d'un
enchantement qui l'eût dépouillée de sa puissance, mais était capable
au contraire d'en mettre un à la disposition de la mienne qu'il
centuplerait, et grâce auquel, comme si j'avais été porté par les
ailes d'un oiseau fabuleux, j'allais franchir en quelques instants les
distances sociales infinies, au moins à Balbec, qui me séparaient
de Mlle de Stermaria.
Malheureusement, s'il y avait quelqu'un qui, plus que quiconque, vécût
enfermé dans son univers particulier, c'était ma grand'mère. Elle ne
m'aurait même pas méprisé, elle ne m'aurait pas compris, si elle avait
su que j'attachais de l'importance à l'opinion, que j'éprouvais de
l'intérêt pour la personne, de gens dont elle ne remarquait seulement
pas l'existence et dont elle devait quitter Balbec sans avoir retenu
le nom; je n'osais pas lui avouer que si ces mêmes gens l'avaient vu
causer avec Mme de Villeparisis, j'en aurais eu un grand plaisir,
parce que je sentais que la marquise avait du prestige dans l'hôtel et
que son amitié nous eût posés aux yeux de M. de Stermaria. Non
d'ailleurs que l'amie de ma grand'mère me représentât le moins du
monde une personne de l'aristocratie: j'étais trop habitué à son nom
devenu familier à mes oreilles avant que mon esprit s'arrêtât sur lui,
quand tout enfant je l'entendais prononcer à la maison; et son titre
n'y ajoutait qu'une particularité bizarre comme aurait fait un prénom
peu usité, ainsi qu'il arrive dans les noms de rue où on n'aperçoit
rien de plus noble, dans la rue Lord-Byron, dans la si populaire et
vulgaire rue Rochechouart, ou dans la rue de Gramont que dans la rue
Léonce-Reynaud ou la rue Hippolyte-Lebas. Mme de Villeparisis ne me
faisait pas plus penser à une personne d'un monde spécial, que son
cousin Mac-Mahon que je ne différenciais pas de M. Carnot, président
de la République, comme lui, et de Raspail dont Françoise avait acheté
la photographie avec celle de Pie IX. Ma grand'mère avait pour
principe qu'en voyage on ne doit plus avoir de relations, qu'on ne va
pas au bord de la mer pour voir des gens, qu'on a tout le temps pour
cela à Paris, qu'ils vous feraient perdre en politesses, en banalités,
le temps précieux qu'il faut passer tout entier au grand air, devant
les vagues; et trouvant plus commode de supposer que cette opinion
était partagée par tout le monde et qu'elle autorisait entre de vieux
amis que le hasard mettait en présence dans le même hôtel la fiction
d'un incognito réciproque, au nom que lui cita le directeur, elle se
contenta de détourner les yeux et eut l'air de ne pas voir Mme de
Villeparisis qui, comprenant que ma grand'mère ne tenait pas à faire
de reconnaissances, regarda à son tour dans le vague. Elle s'éloigna,
et je restai dans mon isolement comme un naufragé de qui a paru
s'approcher un vaisseau, lequel a disparu ensuite sans s'être arrêté.
Elle prenait aussi ses repas dans la salle à manger, mais à l'autre
bout. Elle ne connaissait aucune des personnes qui habitaient l'hôtel
ou y venaient en visite, pas même M. de Cambremer; en effet, je vis
qu'il ne la saluait pas, un jour où il avait accepté avec sa femme une
invitation à déjeuner du bâtonnier, lequel, ivre de l'honneur d'avoir
le gentilhomme à sa table, évitait ses amis des autres jours et se
contentait de leur adresser de loin un clignement d'œil pour faire à
cet événement historique une allusion toutefois assez discrète pour
qu'elle ne pût pas être interprétée comme une invite à s'approcher.
--Eh bien, j'espère que vous vous mettez bien, que vous êtes un homme
chic, lui dit le soir la femme du premier président.
--Chic? pourquoi? demanda le bâtonnier, dissimulant sa joie sous un
étonnement exagéré; à cause de mes invités? dit-il en sentant qu'il
était incapable de feindre plus longtemps; mais qu'est-ce que ça a de
chic d'avoir des amis à déjeuner? Faut bien qu'ils déjeunent quelque
part!
--Mais si, c'est chic! C'était bien les _de_ Cambremer, n'est-ce pas?
Je les ai bien reconnus. C'est une marquise. Et authentique. Pas par
les femmes.
--Oh! c'est une femme bien simple, elle est charmante, on ne fait
pas moins de façons. Je pensais que vous alliez venir, je vous faisais
des signes... je vous aurais présenté! dit-il en corrigeant par une
légère ironie l'énormité de cette proposition comme Assuérus quand il
dit à Esther: «Faut-il de mes États vous donner la moitié!»
--Non, non, non, non, nous restons cachés, comme l'humble violette.
--Mais vous avez eu tort, je vous le répète, répondit le bâtonnier
enhardi maintenant que le danger était passé. Ils ne vous auraient pas
mangés. Allons-nous faire notre petit bésigue?
--Mais volontiers, nous n'osions pas vous le proposer, maintenant que
You have read 1 text from French literature.
Next - A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 08
  • Parts
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 01
    Total number of words is 4703
    Total number of unique words is 1511
    39.9 of words are in the 2000 most common words
    51.4 of words are in the 5000 most common words
    56.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 02
    Total number of words is 4676
    Total number of unique words is 1625
    37.3 of words are in the 2000 most common words
    47.9 of words are in the 5000 most common words
    52.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 03
    Total number of words is 4713
    Total number of unique words is 1575
    36.9 of words are in the 2000 most common words
    49.3 of words are in the 5000 most common words
    54.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 04
    Total number of words is 4668
    Total number of unique words is 1615
    38.8 of words are in the 2000 most common words
    50.7 of words are in the 5000 most common words
    56.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 05
    Total number of words is 4771
    Total number of unique words is 1698
    37.8 of words are in the 2000 most common words
    49.1 of words are in the 5000 most common words
    54.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 06
    Total number of words is 4706
    Total number of unique words is 1706
    36.5 of words are in the 2000 most common words
    47.6 of words are in the 5000 most common words
    53.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 07
    Total number of words is 4683
    Total number of unique words is 1623
    37.0 of words are in the 2000 most common words
    48.8 of words are in the 5000 most common words
    54.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 08
    Total number of words is 4690
    Total number of unique words is 1581
    40.2 of words are in the 2000 most common words
    50.5 of words are in the 5000 most common words
    56.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 09
    Total number of words is 4644
    Total number of unique words is 1655
    36.0 of words are in the 2000 most common words
    48.6 of words are in the 5000 most common words
    53.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 10
    Total number of words is 4750
    Total number of unique words is 1585
    37.8 of words are in the 2000 most common words
    49.5 of words are in the 5000 most common words
    54.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 11
    Total number of words is 4720
    Total number of unique words is 1609
    37.9 of words are in the 2000 most common words
    49.4 of words are in the 5000 most common words
    55.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 12
    Total number of words is 4768
    Total number of unique words is 1639
    37.0 of words are in the 2000 most common words
    49.6 of words are in the 5000 most common words
    54.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 13
    Total number of words is 4689
    Total number of unique words is 1644
    36.5 of words are in the 2000 most common words
    47.9 of words are in the 5000 most common words
    53.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 14
    Total number of words is 3287
    Total number of unique words is 1147
    44.8 of words are in the 2000 most common words
    56.0 of words are in the 5000 most common words
    60.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.