A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 04

Total number of words is 4668
Total number of unique words is 1615
38.8 of words are in the 2000 most common words
50.7 of words are in the 5000 most common words
56.3 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
de richesse, lesquelles lui semblent les plus infranchissables de
toutes. Le faubourg Saint-Germain a bien aussi les siennes, mais moins
parlantes aux yeux et à l'imagination des «pannés». Ceux-ci auprès
d'une grande dame plus simple, plus facile à confondre avec une
petite bourgeoise, moins éloignée du peuple, n'éprouveront pas ce
sentiment de leur inégalité, presque de leur indignité, qu'ils ont
devant une Mme Swann. Sans doute, ces sortes de femmes ne sont pas
elles-mêmes frappées comme eux du brillant appareil dont elles sont
entourées, elles n'y font plus attention, mais c'est à force d'y être
habituées, c'est-à-dire d'avoir fini par le trouver d'autant plus
naturel, d'autant plus nécessaire, par juger les autres êtres selon
qu'ils sont plus ou moins initiés à ces habitudes du luxe: de sorte
que (la grandeur qu'elles laissent éclater en elles, qu'elles
découvrent chez les autres, étant toute matérielle, facile à
constater, longue à acquérir, difficile à compenser), si ces femmes
mettent un passant au rang le plus bas, c'est de la même manière
qu'elles lui sont apparues au plus haut, à savoir immédiatement, à
première vue, sans appel. Peut-être cette classe sociale particulière
qui comptait alors des femmes comme lady Israels mêlée à celles de
l'aristocratie et Mme Swann qui devait les fréquenter un jour, cette
classe intermédiaire, inférieure au faubourg Saint-Germain,
puisqu'elle le courtisait, mais supérieure à ce qui n'est pas du
faubourg Saint-Germain, et qui avait ceci de particulier que déjà
dégagée du monde des riches, elle était la richesse encore, mais la
richesse devenue ductile, obéissant à une destination, à une pensée
artistiques, l'argent malléable, poétiquement ciselé et qui sait
sourire, peut-être cette classe, du moins avec le même caractère et le
même charme, n'existe-t-elle plus. D'ailleurs, les femmes qui en
faisaient partie n'auraient plus aujourd'hui ce qui était la première
condition de leur règne, puisque avec l'âge elles ont, presque toutes,
perdu leur beauté. Or, autant que du faîte de sa noble richesse,
c'était du comble glorieux de son été mûr et si savoureux encore, que
Mme Swann, majestueuse, souriante et bonne, s'avançant dans l'avenue
du Bois, voyait comme Hypatie, sous la lente marche de ses pieds,
rouler les mondes. Des jeunes gens qui passaient la regardaient
anxieusement, incertains si leurs vagues relations avec elle (d'autant
plus qu'ayant à peine été présentés une fois à Swann ils craignaient
qu'il ne les reconnût pas), étaient suffisantes pour qu'ils se
permissent de la saluer. Et ce n'était qu'en tremblant devant les
conséquences, qu'ils s'y décidaient, se demandant si leur geste
audacieusement provocateur et sacrilège, attentant à l'inviolable
suprématie d'une caste, n'allait pas déchaîner des catastrophes ou
faire descendre le châtiment d'un dieu. Il déclenchait seulement,
comme un mouvement d'horlogerie, la gesticulation de petits
personnages salueurs qui n'étaient autres que l'entourage d'Odette, à
commencer par Swann, lequel soulevait son tube doublé de cuir vert,
avec une grâce souriante, apprise dans le faubourg Saint-Germain, mais
à laquelle ne s'alliait plus l'indifférence qu'il aurait eue
autrefois. Elle était remplacée (comme s'il était dans une certaine
mesure pénétré des préjugés d'Odette), à la fois par l'ennui d'avoir à
répondre à quelqu'un d'assez mal habillé, et par la satisfaction que
sa femme connût tant de monde, sentiment mixte qu'il traduisait en
disant aux amis élégants qui l'accompagnaient: «Encore un! Ma parole,
je me demande où Odette va chercher tous ces gens-là!» Cependant,
ayant répondu par un signe de tête au passant alarmé déjà hors de vue,
mais dont le cœur battait encore, Mme Swann se tournait vers moi:
«Alors, me disait-elle, c'est fini? Vous ne viendrez plus jamais voir
Gilberte? Je suis contente d'être exceptée et que vous ne me «dropiez»
pas tout à fait. J'aime vous voir, mais j'aimais aussi l'influence que
vous aviez sur ma fille. Je crois qu'elle le regrette beaucoup aussi.
Enfin, je ne veux pas vous tyranniser parce que vous n'auriez qu'à ne
plus vouloir me voir non plus!» «Odette, Sagan qui vous dit bonjour»,
faisait remarquer Swann à sa femme. Et, en effet, le prince faisant
comme dans une apothéose de théâtre, de cirque, ou dans un tableau
ancien, faire front à son cheval dans une magnifique apothéose,
adressait à Odette un grand salut théâtral et comme allégorique où
s'amplifiait toute la chevaleresque courtoisie du grand seigneur
inclinant son respect devant la Femme, fût-elle incarnée en une femme
que sa mère ou sa sœur ne pourraient pas fréquenter. D'ailleurs à tout
moment, reconnue au fond de la transparence liquide et du vernis
lumineux de l'ombre que versait sur elle son ombrelle, Mme Swann était
saluée par les derniers cavaliers attardés, comme cinématographiés au
galop sur l'ensoleillement blanc de l'avenue, hommes de cercle dont
les noms, célèbres pour le public--Antoine de Castellane, Adalbert
de Montmorency et tant d'autres--étaient pour Mme Swann des noms
familiers d'amis. Et, comme la durée moyenne de la vie--la
longévité relative--est beaucoup plus grande pour les souvenirs des
sensations poétiques que pour ceux des souffrances du cœur, depuis si
longtemps que se sont évanouis les chagrins que j'avais alors à cause
de Gilberte, il leur a survécu le plaisir que j'éprouve, chaque fois
que je veux lire, en une sorte de cadran solaire, les minutes qu'il y a
entre midi un quart et une heure, au mois de mai, à me revoir causant
ainsi avec Mme Swann, sous son ombrelle, comme sous le reflet d'un
berceau de glycines.
...
J'étais arrivé à une presque complète indifférence à l'égard de
Gilberte, quand deux ans plus tard je partis avec ma grand'mère pour
Balbec. Quand je subissais le charme d'un visage nouveau, quand
c'était à l'aide d'une autre jeune fille que j'espérais connaître les
cathédrales gothiques, les palais et les jardins de l'Italie, je me
disais tristement que notre amour, en tant qu'il est l'amour d'une
certaine créature, n'est peut-être pas quelque chose de bien réel,
puisque, si des associations de rêveries agréables ou douloureuses
peuvent le lier pendant quelque temps à une femme jusqu'à nous faire
penser qu'il a été inspiré par elle d'une façon nécessaire, en
revanche si nous nous dégageons volontairement ou à notre insu de ces
associations, cet amour comme s'il était au contraire spontané et
venait de nous seuls, renaît pour se donner à une autre femme.
Pourtant au moment de ce départ pour Balbec, et pendant les premiers
temps de mon séjour, mon indifférence n'était encore qu'intermittente.
Souvent (notre vie étant si peu chronologique, interférant tant
d'anachronismes dans la suite des jours), je vivais dans ceux, plus
anciens que la veille ou l'avant-veille, où j'aimais Gilberte. Alors
ne plus la voir m'était soudain douloureux, comme c'eût été dans ce
temps-là. Le moi qui l'avait aimée, remplacé déjà presque entièrement
par un autre, resurgissait, et il m'était rendu beaucoup plus
fréquemment par une chose futile que par une chose importante. Par
exemple, pour anticiper sur mon séjour en Normandie, j'entendis à
Balbec un inconnu que je croisai sur la digue dire: «La famille du
directeur du ministère des Postes.» Or (comme je ne savais pas alors
l'influence que cette famille devait avoir sur ma vie), ce propos
aurait dû me paraître oiseux, mais il me causa une vive souffrance,
celle qu'éprouvait un moi, aboli pour une grande part depuis
longtemps, à être séparé de Gilberte. C'est que jamais je n'avais
repensé à une conversation que Gilberte avait eue devant moi avec son
père, relativement à la famille du «directeur du ministère des
Postes». Or, les souvenirs d'amour ne font pas exception aux lois
générales de la mémoire, elles-mêmes régies par les lois plus générales
de l'habitude. Comme celle-ci affaiblit tout, ce qui nous rappelle le
mieux un être, c'est justement ce que nous avions oublié (parce que
c'était insignifiant et que nous lui avions ainsi laissé toute sa
force). C'est pourquoi la meilleure part de notre mémoire est hors de
nous, dans un souffle pluvieux, dans l'odeur de renfermé d'une chambre
ou dans l'odeur d'une première flambée, partout où nous retrouvons de
nous-même ce que notre intelligence, n'en ayant pas l'emploi, avait
dédaigné, la dernière réserve du passé, la meilleure, celle qui quand
toutes nos larmes semblent taries, sait nous faire pleurer encore.
Hors de nous? En nous pour mieux dire, mais dérobée à nos propres
regards, dans un oubli plus ou moins prolongé. C'est grâce à cet oubli
seul que nous pouvons de temps à autre retrouver l'être que nous
fûmes, nous placer vis-à-vis des choses comme cet être l'était,
souffrir à nouveau, parce que nous ne sommes plus nous, mais lui, et
qu'il aimait ce qui nous est maintenant indifférent. Au grand jour de
la mémoire habituelle, les images du passé pâlissent peu à peu,
s'effacent, il ne reste plus rien d'elles, nous ne le retrouverions
plus. Ou plutôt nous ne le retrouverions plus, si quelques mots (comme
«directeur au ministère des Postes») n'avaient été soigneusement
enfermés dans l'oubli, de même qu'on dépose à la Bibliothèque
Nationale un exemplaire d'un livre qui sans cela risquerait de devenir
introuvable.
Mais cette souffrance et ce regain d'amour pour Gilberte ne furent pas
plus longs que ceux qu'on a en rêve, et cette fois, au contraire, parce
qu'à Balbec l'Habitude ancienne n'était plus là pour les faire durer.
Et si ces effets de l'Habitude semblent contradictoires, c'est qu'elle
obéit à des lois multiples. A Paris j'étais devenu de plus en plus
indifférent à Gilberte, grâce à l'Habitude. Le changement d'habitude,
c'est-à-dire la cessation momentanée de l'Habitude paracheva l'œuvre de
l'Habitude quand je partis pour Balbec. Elle affaiblit mais stabilise,
elle amène la désagrégation mais la fait durer indéfiniment. Chaque
jour depuis des années je calquais tant bien que mal mon état d'âme
sur celui de la veille. A Balbec un lit nouveau à côté duquel on
m'apportait le matin un petit déjeuner différent de celui de Paris ne
devait plus soutenir les pensées dont s'était nourri mon amour pour
Gilberte: il y a des cas (assez rares, il est vrai) où la sédentarité
immobilisant les jours, le meilleur moyen de gagner du temps, c'est de
changer de place. Mon voyage à Balbec fut comme la première sortie
d'un convalescent qui n'attendait plus qu'elle pour s'apercevoir qu'il
est guéri.
Ce voyage, on le ferait sans doute aujourd'hui en automobile, croyant
le rendre ainsi plus agréable. On verra, qu'accompli de cette façon,
il serait même en un sens plus vrai puisque on y suivrait de plus
près, dans une intimité plus étroite, les diverses gradations selon
lesquelles change la surface de la terre. Mais enfin le plaisir
spécifique du voyage n'est pas de pouvoir descendre en route et
s'arrêter quand on est fatigué, c'est de rendre la différence entre le
départ et l'arrivée non pas aussi insensible, mais aussi profonde
qu'on peut, de la ressentir dans sa totalité, intacte, telle quelle
était dans notre pensée quand notre imagination nous portait du lieu
où nous vivions jusqu'au cœur d'un lieu désiré, en un bond qui nous
semblait moins miraculeux parce qu'il franchissait une distance que
parce qu'il unissait deux individualités distinctes de la terre, qu'il
nous menait d'un nom à un autre nom, et que schématise (mieux qu'une
promenade où, comme on débarque où l'on veut, il n'y a guère plus
d'arrivée) l'opération mystérieuse qui s'accomplissait dans ces lieux
spéciaux, les gares, lesquels ne font pas partie pour ainsi
dire de la ville mais contiennent l'essence de sa personnalité de même
que sur un écriteau signalétique elles portent son nom.
Mais en tout genre, notre temps a la manie de vouloir ne montrer les
choses qu'avec ce qui les entoure dans la réalité, et par là de
supprimer l'essentiel, l'acte de l'esprit, qui les isola d'elle. On
«présente» un tableau au milieu de meubles, de bibelots, de tentures
de la même époque, fade décor qu'excelle à composer dans les hôtels
d'aujourd'hui la maîtresse de maison la plus ignorante la veille,
passant maintenant ses journées dans les archives et les bibliothèques
et au milieu duquel le chef-d'œuvre qu'on regarde tout en dînant ne
nous donne pas la même enivrante joie qu'on ne doit lui demander que
dans une salle de musée, laquelle symbolise bien mieux par sa nudité
et son dépouillement de toutes particularités, les espaces intérieurs
où l'artiste s'est abstrait pour créer.
Malheureusement ces lieux merveilleux que sont les gares, d'où l'on
part pour une destination éloignée, sont aussi des lieux tragiques,
car si le miracle s'y accomplit grâce auquel les pays qui n'avaient
encore d'existence que dans notre pensée vont être ceux au milieu
desquels nous vivrons, pour cette raison même il faut renoncer au
sortir de la salle d'attente à retrouver tout à l'heure la chambre
familière où l'on était il y a un instant encore. Il faut laisser
toute espérance de rentrer coucher chez soi, une fois qu'on s'est
décidé à pénétrer dans l'antre empesté par où l'on accède au mystère,
dans un de ces grands ateliers vitrés, comme celui de Saint-Lazare où
j'allai chercher le train de Balbec, et qui déployait au-dessus de la
ville éventrée un de ces immenses ciels crus et gros de menaces
amoncelées de drame, pareils à certains ciels, d'une modernité presque
parisienne, de Mantegna ou de Véronèse, et sous lequel ne pouvait
s'accomplir que quelque acte terrible et solennel comme un départ en
chemin de fer ou l'érection de la Croix.
Tant que je m'étais contenté d'apercevoir du fond de mon lit de Paris
l'église persane de Balbec au milieu des flocons de la tempête, aucune
objection à ce voyage n'avait été faite par mon corps. Elles avaient
commencé seulement quand il avait compris qu'il serait de la partie et
que le soir de l'arrivée on me conduirait à «ma» chambre qui lui
serait inconnue. Sa révolte était d'autant plus profonde que la veille
même du départ j'avais appris que ma mère ne nous accompagnerait pas,
mon père, retenu au ministère jusqu'au moment où il partirait pour
l'Espagne avec M. de Norpois, ayant préféré louer une maison dans les
environs de Paris. D'ailleurs la contemplation de Balbec ne me
semblait pas moins désirable parce qu'il fallait l'acheter au prix
d'un mal qui au contraire me semblait figurer et garantir la réalité
de l'impression que j'allais chercher, impression que n'aurait
remplacée aucun spectacle prétendu équivalent, aucun «panorama» que
j'eusse pu aller voir sans être empêché par cela même de rentrer
dormir dans mon lit. Ce n'était pas la première fois que je sentais
que ceux qui aiment et ceux qui ont du plaisir ne sont pas les mêmes.
Je croyais désirer aussi profondément Balbec que le docteur qui me
soignait et qui me dit s'étonnant, le matin du départ, de mon air
malheureux: «Je vous réponds que si je pouvais seulement trouver huit
jours pour aller prendre le frais au bord de la mer, je ne me ferais
pas prier. Vous allez avoir les courses, les régates, ce sera exquis.»
Pour moi j'avais déjà appris, et même bien avant d'aller entendre la
Berma, que quelle que fût la chose que j'aimerais, elle ne serait
jamais placée qu'au terme d'une poursuite douloureuse au cours de
laquelle il me faudrait d'abord sacrifier mon plaisir à ce bien
suprême, au lieu de l'y chercher.
Ma grand'mère concevait naturellement notre départ d'une façon un peu
différente et toujours aussi désireuse qu'autrefois de donner aux
présents qu'on me faisait un caractère artistique, avait voulu pour
m'offrir de ce voyage une «épreuve» en partie ancienne, que nous
refissions moitié en chemin de fer, moitié en voiture le trajet
qu'avait suivi Mme de Sévigné quand elle était allée de Paris à
«L'Orient» en passant par Chaulnes et par «le Pont-Audemer». Mais ma
grand'mère avait été obligée de renoncer à ce projet, sur la défense
de mon père, qui savait, quand elle organisait un déplacement en vue
de lui faire rendre tout le profit intellectuel qu'il pouvait
comporter, combien on pouvait pronostiquer de trains manqués, de
bagages perdus, de maux de gorge et de contraventions. Elle se
réjouissait du moins à la pensée que jamais au moment d'aller sur la
plage, nous ne serions exposés à en être empêchés par la survenue de
ce que sa chère Sévigné appelle une chienne de carrossée, puisque nous
ne connaîtrions personne à Balbec, Legrandin ne nous ayant pas offert
de lettre d'introduction pour sa sœur. (Abstention qui n'avait pas été
appréciée de même par mes tantes Céline et Victoire lesquelles ayant
connu jeune fille celle qu'elles n'avaient appelée jusqu'ici, pour
marquer cette intimité d'autrefois que «Renée de Cambremer», et
possédant encore d'elle de ces cadeaux qui meublent une chambre et la
conversation mais auxquels la réalité actuelle ne correspond pas,
croyaient venger notre affront en ne prononçant plus jamais chez Mme
Legrandin mère, le nom de sa fille, et se bornant à se congratuler une
fois sorties par des phrases comme: «Je n'ai pas fait allusion à qui
tu sais», «je crois qu'_on_ aura compris».)
Donc nous partirions simplement de Paris par ce train de une heure
vingt-deux que je m'étais plu trop longtemps à chercher dans
l'indicateur des chemins de fer, où il me donnait chaque fois
l'émotion, presque la bienheureuse illusion du départ, pour ne pas me
figurer que je le connaissais. Comme la détermination dans notre
imagination des traits d'un bonheur tient plutôt à l'identité des
désirs qu'il nous inspire, qu'à la précision des renseignements que
nous avons sur lui, je croyais connaître celui-là dans ses détails, et
je ne doutais pas que j'éprouverais dans le wagon un plaisir spécial
quand la journée commencerait à fraîchir, que je contemplerais tel
effet à l'approche d'une certaine station; si bien que ce train
réveillant toujours en moi les images des mêmes villes que
j'enveloppais dans la lumière de ces heures de l'après-midi qu'il
traverse, me semblait différent de tous les autres trains; et j'avais
fini comme on fait souvent pour un être qu'on n'a jamais vu mais dont
on se plaît à s'imaginer qu'on a conquis l'amitié, par donner une
physionomie particulière et immuable à ce voyageur artiste et blond
qui m'aurait emmené sur sa route, et à qui j'aurais dit adieu au pied
de la cathédrale de Saint-Lô, avant qu'il se fût éloigné vers le
couchant.
Comme ma grand'mère ne pouvait se résoudre à aller «tout bêtement» à
Balbec, elle s'arrêterait vingt-quatre heures chez une de ses amies,
de chez laquelle je repartirais le soir même pour ne pas déranger, et
aussi de façon à voir dans la journée du lendemain l'église de Balbec,
qui, avions-nous appris, était assez éloignée de Balbec-Plage, et où
je ne pourrais peut-être pas aller ensuite au début de mon traitement
de bains. Et peut-être était-il moins pénible pour moi de sentir
l'objet admirable de mon voyage placé avant la cruelle première nuit
où j'entrerais dans une demeure nouvelle et accepterais d'y vivre.
Mais il avait fallu d'abord quitter l'ancienne; ma mère avait arrangé
de s'installer ce jour-là même à Saint-Cloud, et elle avait pris, ou
feint de prendre, toutes ses dispositions pour y aller directement
après nous avoir conduits à la gare, sans avoir à repasser par la
maison où elle craignait que je ne voulusse, au lieu de partir pour
Balbec, rentrer avec elle. Et même sous le prétexte d'avoir beaucoup à
faire dans la maison qu'elle venait de louer et d'être à court de
temps, en réalité pour m'éviter la cruauté de ce genre d'adieux, elle
avait décidé de ne pas rester avec nous jusqu'à ce départ du train où,
dissimulée auparavant dans des allées et venues et des préparatifs qui
n'engagent pas définitivement, une séparation apparaît brusquement
impossible à souffrir, alors qu'elle n'est déjà plus possible à
éviter, concentrée tout entière dans un instant immense de lucidité
impuissante et suprême.
Pour la première fois je sentais qu'il était possible que ma mère
vécût sans moi, autrement que pour moi, d'une autre vie. Elle allait
habiter de son côté avec mon père à qui peut-être elle trouvait que ma
mauvaise santé, ma nervosité, rendaient l'existence un peu compliquée
et triste. Cette séparation me désolait davantage parce que je me
disais qu'elle était probablement pour ma mère le terme des déceptions
successives que je lui avais causées, qu'elle m'avait tues et après
lesquelles elle avait compris la difficulté de vacances communes; et
peut-être aussi le premier essai d'une existence à laquelle elle
commençait à se résigner pour l'avenir, au fur et à mesure que les
années viendraient pour mon père et pour elle, d'une existence où je
la verrais moins, où, ce qui même dans mes cauchemars ne m'était jamais
apparu, elle serait déjà pour moi un peu étrangère, une dame qu'on
verrait rentrer seule dans une maison où je ne serais pas, demandant
au concierge s'il n'y avait pas de lettres de moi.
Je pus à peine répondre à l'employé qui voulut me prendre ma valise.
Ma mère essayait pour me consoler des moyens qui lui paraissaient les
plus efficaces. Elle croyait inutile d'avoir l'air de ne pas voir mon
chagrin, elle le plaisantait doucement:
--Eh bien, qu'est-ce que dirait l'église de Balbec si elle savait
que c'est avec cet air malheureux qu'on s'apprête à aller la voir?
Est-ce cela le voyageur ravi dont parle Ruskin? D'ailleurs, je saurai
si tu as été à la hauteur des circonstances, même loin je serai encore
avec mon petit loup. Tu auras demain une lettre de ta maman.
--Ma fille, dit ma grand'mère, je te vois comme Mme de Sévigné, une
carte devant les yeux et ne nous quittant pas un instant.
Puis maman cherchait à me distraire, elle me demandait ce que je
commanderais pour dîner, elle admirait Françoise, lui faisait
compliment d'un chapeau et d'un manteau qu'elle ne reconnaissait pas,
bien qu'ils eussent jadis excité son horreur quand elle les avait vus
neufs sur ma grand'tante, l'un avec l'immense oiseau qui le
surmontait, l'autre chargé de dessins affreux et de jais. Mais le
manteau étant hors d'usage, Françoise l'avait fait retourner et
exhibait un envers de drap uni d'un beau ton. Quant à l'oiseau, il y
avait longtemps que, cassé, il avait été mis au rancart. Et, de même
qu'il est quelquefois troublant de rencontrer les raffinements vers
lesquels les artistes les plus conscients s'efforcent, dans une
chanson populaire, à la façade de quelque maison de paysan qui fait
épanouir au-dessus de la porte une rose blanche ou soufrée juste à la
place qu'il fallait--de même le nœud de velours, la coque de ruban
qui eussent ravi dans un portrait de Chardin ou de Whistler, Françoise
les avait placés avec un goût infaillible et naïf sur le chapeau
devenu charmant.
Pour remonter à un temps plus ancien, la modestie et l'honnêteté qui
donnaient souvent de la noblesse au visage de notre vieille
servante ayant gagné les vêtements que, en femme réservée mais sans
bassesse, qui sait «tenir son rang et garder sa place», elle avait
revêtus pour le voyage afin d'être digne d'être vue avec nous sans
avoir l'air de chercher à se faire voir,--Françoise dans le drap
cerise mais passé de son manteau et les poils sans rudesse de son
collet de fourrure, faisait penser à quelqu'une de ces images d'Anne
de Bretagne peintes dans des livres d'Heures par un vieux maître, et
dans lesquelles tout est si bien en place, le sentiment de l'ensemble
s'est si également répandu dans toutes les parties que la riche et
désuète singularité du costume exprime la même gravité pieuse que les
yeux, les lèvres et les mains.
On n'aurait pu parler de pensée à propos de Françoise. Elle ne savait
rien, dans ce sens total où ne rien savoir équivaut à ne rien
comprendre, sauf les rares vérités que le cœur est capable d'atteindre
directement. Le monde immense des idées n'existait pas pour elle. Mais
devant la clarté de son regard, devant les lignes délicates de ce nez,
de ces lèvres, devant tous ces témoignages absents de tant d'êtres
cultivés chez qui ils eussent signifié la distinction suprême, le
noble détachement d'un esprit d'élite, on était troublé comme devant
le regard intelligent et bon d'un chien à qui on sait pourtant que
sont étrangères toutes les conceptions des hommes, et on pouvait se
demander s'il n'y a pas parmi ces autres humbles frères, les paysans,
des êtres qui sont comme les hommes supérieurs du monde des simples
d'esprit, ou plutôt qui, condamnés par une injuste destinée à vivre
parmi les simples d'esprit, privés de lumière, mais qui pourtant plus
naturellement, plus essentiellement apparentés aux natures d'élite que
ne le sont la plupart des gens instruits, sont comme des membres
dispersés, égarés, privés de raison, de la famille sainte, des
parents, restés en enfance, des plus hautes intelligences, et auxquels--comme
il apparaît dans la lueur impossible à méconnaître de leurs
yeux où pourtant elle ne s'applique à rien--il n'a manqué, pour
avoir du talent, que du savoir.
Ma mère voyant que j'avais peine à contenir mes larmes, me disait:
«Régulus avait coutume dans les grandes circonstances... Et puis ce
n'est pas gentil pour ta maman. Citons Madame de Sévigné, comme ta
grand'mère: «Je vais être obligée de me servir de tout le courage que
tu n'as pas.» Et se rappelant que l'affection pour autrui détourne des
douleurs égoïstes, elle tâchait de me faire plaisir en me disant
qu'elle croyait que son trajet de Saint-Cloud s'effectuerait bien,
qu'elle était contente du fiacre qu'elle avait gardé, que le cocher
était poli, et la voiture confortable. Je m'efforçais de sourire à ces
détails et j'inclinais la tête d'un air d'acquiescement et de
satisfaction. Mais ils ne m'aidaient qu'à me représenter avec plus de
vérité le départ de Maman et c'est le cœur serré que je la regardais
comme si elle était déjà séparée de moi, sous ce chapeau de paille
rond qu'elle avait acheté pour la campagne, dans une robe légère
qu'elle avait mise à cause de cette longue course par la pleine
chaleur, et qui la faisaient autre, appartenant déjà à la villa de
«Montretout» où je ne la verrais pas.
Pour éviter les crises de suffocation que me donnerait le voyage, le
médecin m'avait conseillé de prendre au moment du départ un peu trop
de bière ou de cognac, afin d'être dans un état qu'il appelait
«euphorie», où le système nerveux est momentanément moins vulnérable.
J'étais encore incertain si je le ferais, mais je voulais au moins que
ma grand'mère reconnût qu'au cas où je m'y déciderais, j'aurais pour
moi le droit et la sagesse. Aussi j'en parlais comme si mon hésitation
ne portait que sur l'endroit où je boirais de l'alcool, buffet ou
wagon-bar. Mais aussitôt à l'air de blâme que prit le visage de ma
grand'mère et de ne pas même vouloir s'arrêter à cette idée: «Comment,
m'écriai-je, me résolvant soudain à cette action d'aller boire, dont
l'exécution devenait nécessaire à prouver ma liberté puisque son
annonce verbale n'avait pu passer sans protestation, comment tu sais
combien je suis malade, tu sais ce que le médecin m'a dit, et voilà le
conseil que tu me donnes!»
Quand j'eus expliqué mon malaise à ma grand'mère, elle eut un air si
désolé, si bon, en répondant: «Mais alors, va vite chercher de la
bière ou une liqueur, si cela doit te faire du bien» que je me jetai
sur elle et la couvris de baisers. Et si j'allai cependant boire
beaucoup trop dans le bar du train, ce fut parce que je sentais que
sans cela j'aurais un accès trop violent et que c'est encore ce qui la
peinerait le plus. Quand, à la première station, je remontai dans notre
wagon, je dis à ma grand'mère combien j'étais heureux d'aller à
Balbec, que je sentais que tout s'arrangerait bien, qu'au fond je
m'habituerais vite à être loin de maman, que ce train était agréable,
l'homme du bar et les employés si charmants que j'aurais voulu refaire
souvent ce trajet pour avoir la possibilité de les revoir. Ma
grand'mère cependant ne paraissait pas éprouver la même joie que moi
de toutes ces bonnes nouvelles. Elle me répondit en évitant de me
regarder:
--Tu devrais peut-être essayer de dormir un peu, et tourna les yeux
vers la fenêtre dont nous avions baissé le rideau qui ne remplissait
You have read 1 text from French literature.
Next - A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 05
  • Parts
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 01
    Total number of words is 4703
    Total number of unique words is 1511
    39.9 of words are in the 2000 most common words
    51.4 of words are in the 5000 most common words
    56.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 02
    Total number of words is 4676
    Total number of unique words is 1625
    37.3 of words are in the 2000 most common words
    47.9 of words are in the 5000 most common words
    52.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 03
    Total number of words is 4713
    Total number of unique words is 1575
    36.9 of words are in the 2000 most common words
    49.3 of words are in the 5000 most common words
    54.9 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 04
    Total number of words is 4668
    Total number of unique words is 1615
    38.8 of words are in the 2000 most common words
    50.7 of words are in the 5000 most common words
    56.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 05
    Total number of words is 4771
    Total number of unique words is 1698
    37.8 of words are in the 2000 most common words
    49.1 of words are in the 5000 most common words
    54.3 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 06
    Total number of words is 4706
    Total number of unique words is 1706
    36.5 of words are in the 2000 most common words
    47.6 of words are in the 5000 most common words
    53.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 07
    Total number of words is 4683
    Total number of unique words is 1623
    37.0 of words are in the 2000 most common words
    48.8 of words are in the 5000 most common words
    54.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 08
    Total number of words is 4690
    Total number of unique words is 1581
    40.2 of words are in the 2000 most common words
    50.5 of words are in the 5000 most common words
    56.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 09
    Total number of words is 4644
    Total number of unique words is 1655
    36.0 of words are in the 2000 most common words
    48.6 of words are in the 5000 most common words
    53.8 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 10
    Total number of words is 4750
    Total number of unique words is 1585
    37.8 of words are in the 2000 most common words
    49.5 of words are in the 5000 most common words
    54.4 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 11
    Total number of words is 4720
    Total number of unique words is 1609
    37.9 of words are in the 2000 most common words
    49.4 of words are in the 5000 most common words
    55.2 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 12
    Total number of words is 4768
    Total number of unique words is 1639
    37.0 of words are in the 2000 most common words
    49.6 of words are in the 5000 most common words
    54.7 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 13
    Total number of words is 4689
    Total number of unique words is 1644
    36.5 of words are in the 2000 most common words
    47.9 of words are in the 5000 most common words
    53.6 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
  • A l'ombre des jeunes filles en fleurs — Deuxième partie - 14
    Total number of words is 3287
    Total number of unique words is 1147
    44.8 of words are in the 2000 most common words
    56.0 of words are in the 5000 most common words
    60.1 of words are in the 8000 most common words
    Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.