Sésame et les lys: des trésors des rois, des jardins des reines - 09

Total number of words is 4640
Total number of unique words is 1553
35.7 of words are in the 2000 most common words
48.2 of words are in the 5000 most common words
53.3 of words are in the 8000 most common words
Each bar represents the percentage of words per 1000 most common words.
métaphore: «Vous bavardez avec votre valet d'écurie quand les rois
vous attendent.» Hé bien, quand nous avons lu les derniers livres de
M. Mæterlinck, si sages, fondant uniquement la beauté sur
l'intelligence et sur la sincérité, tout nourris d'une pensée si
forte, si originale, si nous nous demandons ce que nous y avons trouvé
de plus beau, ce sera telle phrase qui ne reflète aucune grande
pensée, ne nous en découvre et ne nous en révèle aucune, telle
phrase purement singulière et sans signification spirituelle
intéressante. Ainsi par exemple plus que d'autres phrases habitées par
une grande et neuve pensée qui ne suffira pas à les rendre
belles--nous aimerons celle-ci (M. Mæterlinck veut exprimer cette idée
très ordinaire qu'il y a quelquefois une justice accidentelle): «comme
il se peut qu'une flèche, lancée par un aveugle dans une foule,
atteigne par hasard un parricide». L'idée n'est pas évidemment une
des plus profondes qu'ait eues M. Mæterlinck. Mais l'espèce de tableau
de Thierry Bouts ou de Breughel qu'elle peint devant nos yeux est
admirable, bien que d'une beauté irrationnelle. Qu'y a-t-il de plus
beau dans la vie des abeilles: peut-être une certaine couleur
«azurée» des belles heures de l'été. Dans la Vie des Abeilles
encore, dans le Temple Enseveli, ce qui reste le lus précieux sont tels
tableaux où apparaît le Sage qui fit aimer à l'auteur les abeilles et
les fleurs démodées, ou bien l'ouvrier qui contemple le soleil du haut
des remparts, et qui accentuent pour nous la parenté, avec son ancêtre
Mantouan, du Virgile des Flandres. Mæterlinck a ajouté un admirable
philosophe au merveilleux écrivain qu'il était. Mais et même si,
comme je le crois, cet écrivain est devenu encore plus grand, son ami
le philosophe n'y a été pour rien. On sent très bien que ce n'est pas
parce que le penseur s'est développé que l'écrivain a grandi.
Conclusion: la beauté du style est au fond irrationnelle. Nous avons
donc fait à Ruskin une querelle injuste, mais non vaine puisqu'elle
nous a permis de découvrir pourquoi il avait au fond raison. (Note du
traducteur.)
(_a_) Ruskin moins que tout autre. «Les biographes de Ruskin, dit
l'homme qui a le mieux parlé de Ruskin et qui l'a fait connaitre en
France, M. Robert de la Sizeranne, dans la Préface qu'il a écrite pour
la belle traduction des Pierres de Venise de MMe P. Grémieux, les
biographes de Ruskin savent que ce n'est pas dans les salons qu'il faut
aller chercher sur lui des souvenirs personnels, mais chez... des
maçons, des charpentiers, des bouquinistes, des bedeaux et des
gondoliers. M. Ugo Ojetti a retrouvé et publié les lettres de Ruskin
à son gondolier.»]
[Note 40: Voir plus bas la note de la page 78 sur cet emploi du prénom
chez Ruskin.]
[Note 41: En réalité la place que nous désirons occuper dans la
société des morts ne nous donne nullement le droit de désirer en
occuper une dans la société des vivants. La vertu de ceci devrait nous
détacher de cela. Et si la lecture et l'admiration ne nous détachent
pas de l'ambition (je ne parle bien entendu que de l'ambition vulgaire,
celle que Ruskin appelle «désir d'avoir une bonne situation dans le
monde et dans la vie»), c'est un sophisme de dire que nous nous sommes
acquis par les premières le droit de sacrifier à la seconde. Un homme
n'a pas plus de titres à être «reçu dans la bonne société» ou du
moins à désirer l'être, parce qu'il est plus intelligent et plus
cultivé. C'est là un de ces sophismes que la vanité des gens
intelligents va chercher dans l'arsenal de leur intelligence pour
justifier leurs penchants les plus vils. Cela reviendrait à dire que
d'être devenu plus intelligent, crée des droits à l'être moins. Tout
simplement diverses personnes se côtoient au sein de chacun de nous,
et la vie de plus d'un homme supérieur n'est souvent que la coexistence
d'un philosophe et d'un snob. En réalité il y a bien peu de
philosophes et d'artistes qui soient absolument détachés de l'ambition
et du respect du pouvoir, «des gens place». Et chez ceux qui sont plus
délicats ou plus rassasiés, le snobisme se substitue à l'ambition et
au respect du pouvoir, comme la superstition s'élève sur la ruine des
croyances religieuses. La nature morale n'y gagne rien. D'un philosophe
mondain ou d'un philosophe intimidé par un ministre, c'est encore le
second qui est le plus innocent. (Note du traducteur.)]
[Note 42: Cf. Emerson: «Il en est d'un bon livre comme d'une bonne
société. Introduisez un être vil parmi des êtres supérieurs--cela
ne servira à rien; il n'est pas, il ne deviendra pas leur égal; chaque
société, se protège elle-même; la compagnie peut se rassurer, cet
intrus dont le corps est ici pourtant, n'est pas devenu un membre de la
société.» (Note du traducteur.)]
[Note 43: Cette idée choque en nous un lieu commun très répandu et
qui est d'ailleurs peut-être aussi vrai que ce paradoxe. Mais faisons
bénéficier Ruskin de sa théorie et ne nous étonnons pas que cet
homme «plus sage que nous» pense «autrement que nous».]
[Note 44: Cf. la _Bible d'Amiens_. «C'est en se référant à elles
qu'il doit être entendu, compris s'il est possible--jugé--par notre
amour d'abord», etc. (III, 3). (Note du traducteur.)]
[Note 45: Mais cette sorte de brume, qui enveloppe la splendeur des
beaux livres comme celle des belles matinées est une brume naturelle,
l'haleine en quelque sorte du génie, qu'il exhale sans le savoir, et
non un voile artificiel dont il entourerait volontairement son œuvre
pour la cacher au vulgaire. Quand Ruskin dit: «Il veut savoir si vous
en êtes digne», c'est une simple figure. Car donner à sa pensée une
forme brillante, plus accessible et plus séduisante pour le public, la
diminue, et fait l'écrivain facile, l'écrivain de second ordre. Mais
envelopper sa pensée pour ne la laisser saisir que de ceux qui
prendraient la peine de lever le voile, fait l'écrivain difficile qui
est aussi un écrivain de second ordre. L'écrivain de premier ordre est
celui qui emploie les mots mêmes que lui dicte une nécessité
intérieure, la vision de sa pensée a laquelle il ne peut rien
changer,--et sans se demander si ces mots plairont au vulgaire ou
«l'écarteront». Parfois le grand écrivain sent qu'au lieu de ces
phrases au fond desquelles tremble une lueur incertaine que tant de
regards n'apercevront pas, il pourrait (rien qu'en juxtaposant et en
exhibant les métaux charmants qu'il fait fondre sans pitié et
disparaître pour composer ce sombre émail), se faire reconnaître
grand homme par la foule, et, ce qui est une tentation plus diabolique,
par tels de ses amis qui nient son génie, bien plus par sa maîtresse.
Alors il fera un livre de second ordre avec tout ce qui est tu dans un
beau livre et qui compose sa noble atmosphère de silence, ce
merveilleux vernis qui brille du sacrifice de tout ce qu'on n'a pas dit.
Au lieu d'écrire l'«Éducation sentimentale» il écrira «Fort comme
la Mort». Et ce n'est pas le désir d'écrire plutôt l'Éducation
Sentimentale qui doit le faire renoncer à toutes ces vaines beautés,
ce n'est aucune considération étrangère à son œuvre, aucun
raisonnement où il dise: «_je_». _Il_ n'est que le lieu où se
forment ces pensées qui élisent elles-mêmes à tout moment,
fabriquent et retouchent la forme nécessaire et unique où elles vont
s'incarner. (Note du traducteur.)]
[Note 46: Il ne faut pas voir là un caprice du penseur qui ôterait au
contraire de la profondeur à sa pensée: mais ce fait, que comprendre
étant, en quelque sorte, comme on l'a dit, égaler, comprendre une
pensée profonde, c'est avoir soi-même, au moment où on la comprend,
une pensée profonde; et cela exige quelque effort, une véritable
descente au cœur de soi-même, en laissant loin derrière soi, après
les avoir traversées, les quelques nuées de pensée éphémère à
travers lesquelles nous nous contentons ordinairement de regarder les
choses. Cet effort, seuls le désir et l'amour nous donnent la force de
l'accomplir. Les seuls livres qu'on assimile bien sont ceux qu'on lit
un véritable appétit, après avoir peiné pour se les procurer tant on
avait besoin d'eux. (Note du traducteur.)]
[Note 47: Quelquefois Ruskin donne des conseils profonds sans dire la
raison qui les lui fait donner comme un médecin ne peut pas expliquer
toute la physiologie à son malade pour justifier une prescription qui
au malade semblera arbitraire et qu'un autre médecin, si on le lui
rapporte, jugera admirable. (Note du traducteur.)]
[Note 48: De même dans la _Bible d'Amiens_ (chapitre II, §1), nous
voyons Ruskin nous demander de rattacher d'importantes idées à une
division «purement formelle et arithmétique» (il dit il est vrai
«formelle et arithmétique au premier abord» mais elle ne l'est pas
qu'au premier abord et le reste toujours). Dans ce même chapitre II il
rattache (§30, 31) toutes ses idées sur les Francs Saliens à des
étymologies qui sont forcément fantaisistes puisqu'elles sont
nombreuses. Si l'une était exacte (ce qui d'ailleurs n'est pas
probable) les autres seraient forcément exclues. Enfin toujours dans ce
même chapitre II il dit: «_Fere Ancos_ devenant assez vite dans le
langage parlé _Francos; une dérivation certes à ne pas accepter_,
mais à cause de l'idée qu'elle donna de l'arme, elle vaut que vous y
prêtiez attention.» (Note du traducteur.)]
[Note 49: Ici encore la métaphore donne à l'idée de la dignité
précisément à l'aide des choses dont Ruskin ne reconnaissait
certainement pas la dignité. L'armorial lui était probablement assez
indifférent, et le genre de personnes qui savent au juste si telle
personne est reçue ou n'est pas reçue--«Madame de Beauséant la
recevait, il me semble...»--«Dans ses raouts! répondit la
vicomtesse» (Balzac: Gobsek)--, qui savent de chacun quelle a été
l'illustration de sa race et de ses alliances, ne devait pas à ses yeux
posséder une science bien enviable. Qu'une personne soit de bon sang ou
de sang obscur, voilà qui a peu d'importance aux yeux d'un penseur. Or
c'est à l'idée que cela a au contraire un grand prix que fait
implicitement appel l'image de Ruskin: «il distingue d'un coup d'œil
les mots de bonne lignée et de vieux sang», etc., de sorte que le
plaisir que de telles images donnent au lecteur (et d'abord à l'auteur)
est réalité à base d'insincérité intellectuelle. (Note du
traducteur.)]
[Note 50: Une personne que je connais dit quelquefois à son fils:
«Cela me serait bien égal que tu épouses une femme qui ne saurait pas
ce que c'est que Ruskin, mais je ne pourrais pas supporter que tu
épouses une femme qui dirait: «tram_v_ay» (au lieu de prononcer
tram_o_uay.) (Note du traducteur.)]
[Note 51: Comparez: «J'étais ravi lorsqu'à l'exemple de certains
peintres dont la palette est très sommaire et l'œuvre cependant riche
en expressions, je me flattais d'avoir tiré quelque relief ou quelque
couleur d'un mot très simple en lui-même, souvent le plus usuel et le
plus usé, parfaitement terne à le prendre isolément. Notre langue...
même en son fonds moyen et dans ses limites ordinaires m'apparaissait
comme inépuisable en ressources. Je la comparais à un sol excellent,
tout borné qu'il est, qu'on peut indéfiniment exploiter dans sa
profondeur, sans avoir besoin de l'étendre, propre à donner tout ce
qu'on veut de lui, à la condition qu'on y creuse.» (Fromentin, Un
été dans le Sahara, préface de la troisième édition.) Et sans doute
c'est vrai. Mais ce n'est certes pas la langue si terne et si peu
«faite», si sèche et si pauvre, si peu «artiste» pour tout dire, de
cet homme distingué entre tous, qui servira d'un bien bel exemple à ce
sage précepte. (Note du traducteur.)]
[Note 52: Voir _Bible d'Amiens_, IV, 25.]
[Note 53: Allusion à l'étymologie de caméléon: χαμαι λεων.]
[Note 54: II Pierre, III, 5, 7. (Note de l'auteur.) Tenus en réserve
pour le feu, au jour du jugement et de la destruction des impies. (Note
du traducteur.)]
[Note 55: Notez la ressemblance frappante avec Aratra Pentelici, II,
364: «Cette idée, qui est celle de la plupart des Anglais religieux,
_que la Parole de Dieu, par qui les cieux furent créés jadis_, ainsi
que la terre, tirée de l'eau et subsistant dans l'eau (allusion à St
Pierre, 2, III, 5),--que la Parole de Dieu qui s'adressa aux Prophètes,
et s'adresse encore à jamais à tous ceux qui veulent l'entendre (ainsi
qu'à beaucoup de ceux qui ne le veulent pas) (allusion à Ezéchiel, II,
5, 7)--et qui, appelée le Fidèle et le Véritable (allusion à
l'Apocalypse, XIX, 11) doit précéder, le jour du jugement, les armées
du ciel (allusion à l'Apocalypse, XIX, 14)--peut être reliée pour
notre plaisir en maroquin et être promenée ici et là dans la poche
d'une jeune dame avec des signets pour marquer les passages auxquels
elle donne sa pleine approbation». (Note du traducteur.)]
[Note 56: Ruskin, qui a si bien et si souvent montré que l'artiste,
dans ce qu'il écrit ou dans ce qu'il peint, révèle infailliblement
ses faiblesses, ses affectations, ses défauts (et en effet l'œuvre
d'art n'est-elle pas pour le rythme caché--d'autant plus vital que nous
ne le percevons pas nous-mêmes--de notre âme, semblable à ces tracés
sphygmographiques où s'inscrivent automatiquement les pulsations de
notre sang?) Ruskin aurait dû voir que si l'écrivain obéit dans le
choix de ses mots à un souci d'érudition (qui fera bientôt place à
une ostentation d'érudition vulgaire et à l'affectation la plus banale
et la plus insupportable, comme il arrive chez nos plus médiocres
chroniqueurs qui, dans le moindre conte, croient devoir montrer qu'ils
savent qu'au XVIIe siècle le mot étonné avait une grande force et
qu'ému veut dire remué), ce sera ce souci d'érudition--si
intéressant qu'il puisse être, mais d'ailleurs jamais plus
qu'intéressant--qui sera reflété, qui s'inscrira dans son livre. Un
écrivain curieux cesse par cela même d'être un grand écrivain. Chez
un Sainte-Beuve le perpétuel déraillement de l'expression, qui sort à
tout moment de la voie directe et de l'acception courante, est charmant,
mais donne tout de suite la mesure--si étendue d'ailleurs qu'elle
soit--d'un talent malgré tout de second ordre. Mais que dire du simple
rajeunissement du mot, en le ramenant à sa signification ancienne. Il
s'apprend si facilement qu'il devient vite un procédé mécanique
et le régal de tous ceux qui ne savent pas écrire. Certaines
«distinctions» de ce genre sont aussi ridicules, étant aussi peu
personnelles, que certaines vulgarités. Employer tel mot dans son sens
ancien devient, dans le genre sérieux, la marque d'un esprit sans
invention et sans goût aussi bien que dans le genre plaisant faire
suivre une locution d'argot des mots: «comme parle Mgr d'Hulst.» Tout
cela est du mécanisme, c'est-à-dire le contraire de l'art. Un
écrivain d'un grand talent se plaît en ce moment à employer
constamment «par quoi» au lieu de par lesquelles, et cela est juste,
mais ce qui ne l'est pas, c'est de croire qu'il y a du mérite et du
charme à cela. Et cette croyance, naïvement étalée dans la
complaisance avec quoi il en use, risque de faire bientôt dater
impitoyablement ses livres du millésime où l'on s'est avisé de cette
rénovation grammaticale et de les démoder assez vite. Cela n'empêche
pas naturellement qu'un grand écrivain, et ici Ruskin a bien raison,
doit savoir à fond son dictionnaire, et pouvoir suivre un mot à
travers les âges chez tous les grands écrivains qui l'ont employé. Un
jour qu'à l'Académie Cousin lisait un essai envoyé pour le concours
d'éloquence, il se rebiffa devant un mot: « Qu'est-ce que ce
néologisme? La voilà bien l'affreuse langue de notre époque. Voilà
un mot que jamais un écrivain du XVIIe siècle n'eût employé.» Tout
le monde se taisait quand Victor Hugo, se retournant avec calme vers
l'appariteur: «Mon ami, veuillez aller chercher dans la bibliothèque
le Voyage en Laponie de Regnard, tome III de ses œuvres complètes.»
Et Victor Hugo, l'ouvrant tout droit à une certaine page, y montre
l'expression contestée. (Je lis cette anecdote dans le Victor Hugo à
Guernesey de M. Stapfer, _Revue de Paris_, du 15 septembre 1904). Ce qui
montre qu'un homme de génie peut être érudit (et ce qui vient du
reste, d'un tout autre côté, rejoindre l'idée si intéressante de
Fernand Gregh dans son beau livre sur Victor Hugo, que le génie de
Victor Hugo n'était que le grandissement de son talent par le travail).
D'ailleurs la simple lecture de l'œuvre de Victor Hugo donne bien cette
impression d'un écrivain connaissant admirablement sa langue. À tout
moment les termes techniques de chaque art sont pris dans leur sens
exact. Dans la seule pièce: _à l'Arc de Triomphe_, je me rappelle:

«Sur les monuments qu'on révère
Le temps jette un charme sévère
De leur façade à leur _chevet_...
C'est le temps qui creuse une ride
Dans un _claveau_ trop indigent...
Quand ma pensée ainsi vieillissant ton _attique_
... Se refuse enfin lasse à porter l'_archivolte_.»

Quant aux expressions employées dans toute leur force antique,
entourées de toute leur gloire latine, le vers qui termine une des plus
belles pièces des _Contemplations_: «Ni l'importunité des sinistres
oiseaux» peut s'enorgueillir de l'ancêtre glorieux dont il descend en
droite ligne («importunique volucres»). Si je me suis attardé à cet
exemple d'Hugo c'est pour montrer qu'en effet un grand écrivain sait
son dictionnaire et ses grands écrivains avant d'écrire. Mais en
écrivant il ne pense plus à eux, mais à ce qu'il veut exprimer et
choisit les mots qui l'expriment le mieux, avec le plus de force, de
couleur et d'harmonie. Il les choisit dans un vocabulaire excellent,
parce que c'est celui qui, dans sa mémoire, est à sa disposition, ses
études ayant solidement établi la propriété de chaque terme. Mais il
n'y pense pas quand il écrit. Son érudition se subordonne à son
génie. Il ne s'arrête pas avec complaisance à:

«C'est le temps qui creuse une ride
Dans un claveau trop indigent.»
Car déjà il s'élance vers une pensée plus belle:
«Qui sur l'angle d'un marbre aride
Passe son pouce intelligent.»

et l'on sait qu'emporté toujours vers des beautés plus hautes il
arrivera bientôt à:

«Rêve à l'artiste grec qui versa de sa main
Quelque chose de beau comme un sourire humain
Sur le profil des propylées.»

Sa langue, si savante et si riche qu'elle soit, n'est que le clavier sur
lequel il improvise. Et comme il ne pense pas à la rareté du terme
pendant qu'il écrit, son œuvre ne porte pas la trace, la tare, d'une
affectation.--Quant aux manières de dire qui ne nous appartiennent pas
en propre, elles ne sont encore une fois, chez les disciples mêmes de
l'écrivain qui les mit à la mode, que la preuve de l'absence
d'originalité. Et au bout de quelques années, aucun littérateur même
médiocre n'en voulant plus, elles rebondissent de chronique en
chronique jusqu'à ne plus servir qu'à donner un «vernis littéraire»
à des couplets de revues ou à des réclames de fabricants. Ainsi des
«si j'ose dire» de M. Jules Lemaître, des «oh combien!» de M. Paul
Bourget qui purent avoir et peuvent garder dans leurs œuvres
personnelles et comme prises à la source, leur saveur et leur vertu
passagère, mais qui suffisent à rendre écœurant chez tout autre
même un article de politique, et si retardataires que soient
généralement les directeurs de journaux en fait de modes littéraires,
à le faire refuser. (Note du traducteur.)]
[Note 57: Cf. la _Bible d'Amiens_: « Sans but, dirons-nous aussi,
lecteurs vieux et jeunes, de passage ou domiciliés.» (I, 5.) (Note du
traducteur.)]
[Note 58: S. Mathieu, XVI, 19. (Note du traducteur.)]
[Note 59: Cf. la _Bible d'Amiens_, IV, 3: «Pour lui le texte tout
simplement et franchement cru: «Là où deux ou trois sont assemblés
en mon nom», et III, 50: «Les Ier, VIIIe, VIIe, XVe» psaumes «bien
appris et crus,» etc., et aussi, II, 28: «Leur franchise, si vous
lisez le mot comme un savant et un chrétien, etc.» (Note du
traducteur.)]
[Note 60: Cf.: «Vous êtes surpris d'entendre parler d'Horace comme
d'une personne pieuse. Il nous semble toujours quand il emploie le mot
Jupiter que c'est qu'il lui manquait un dactyle.» (Val d'Arno, IX, 218,
etc.). «Vous croyez que tous les vers ont été écrits comme exercice
et que Minerve n'est qu'un mot commode pour mettre comme avant-dernier
dans un hexamètre et Jupiter comme dernier. (The Queen of the air, I,
47, 48.) (Note du traducteur.)]
[Note 61: I S. Pierre, V, 3, «Paissez le troupeau de Dieu qui vous est
commis, veillant sur lui, non pour un gain déshonnête, mais par
affection, non comme ayant la domination sur les héritages du Seigneur,
mais en vous rendant les modèles du troupeau.» Les évêques dont
parle Ruskin renversant donc exactement le modèle proposé par S.
Pierre. (Note du traducteur.)]
[Note 62: Quand deux triangles ont un angle égal compris entre deux
côtes égaux, les deux autres angles et le troisième côté
coïncident aussi. De même quand on a pu faire coïncider certains
points générateurs de deux esprits, d'autres coïncidences en
découleront: on pourra ne les observer qu'ensuite, mais elles étaient
enfermées dans la vérité première. Quand après cela nous faisons le
tour des deux esprits nous les apercevons qui nous ont devancés et sont
allées se ranger d'elles-mêmes à la place que nous leur avions
assignée. (C'est ainsi qu'un astronome voit pour la première fois,
quand il a un télescope assez puissant, une étoile dont il avait
préalablement démontré l'existence et la place par le simple calcul).
Plus modestement (!), j'avais, dans la Préface de la _Bible d'Amiens_,
comparé à Ruskin un moderne idolâtre dont je prise infiniment le
talent et l'esprit, et j'avais relevé entre eux quelques points de
coïncidence, d'ailleurs bien faciles à apercevoir. Voici que Ruskin
m'en offre de nouveaux, qui vérifient mon dire, et en me montrant
qu'ils passent par les mêmes points, confirme qu'ils suivent (un peu,
et pas longtemps, les esprits ne sont pas si géométriques) la même
ligne. Oui «un Évêque signifie une personne qui voit», voilà une
phrase que tous ceux de mes amis qui connaissent le poète et
l'essayiste idolâtre dont je veux parler, diront presque
involontairement de la voix forte, avec l'accent qui souligne et qui
martèle, qui chez lui sont si originaux: «Un évêque est une personne
qui _voit_». On l'entend dire cela, car, comme Ruskin (trahit sua
quemque voluptas) il s'enivre de trouver au fond de chaque mot son sens
caché, antique et savoureux. Un mot est pour lui la gourde pleine de
souvenirs dont parle Baudelaire. En dehors même de la beauté de la
phrase où il est placé (et c'est là que pourrait commencer le
danger), il le vénère. Et si on méconnaît ce qu'il contient (en
l'employant à faux) il crie au sacrilège (et en cela il a raison). Il
s'étonne de la vertu secrète qu'il y a dans un mot, il s'en
émerveille; en prononçant ce mot dans la conversation la plus
familière, il le remarque, le fait remarquer, le répète, se récrie.
Par là il donne aux choses les plus simples une dignité, une grâce,
un intérêt, une vie, qui font que ceux qui l'ont approché préfèrent
à presque toutes les autres sa conversation. Mais au point de vue de
l'art on voit que serait le danger pour un écrivain moins doué que
lui; les mots sont en effet beaux en eux-mêmes, mais nous ne sommes
pour rien dans leur beauté. Il n'y a pas plus de mérite pour un
musicien à employer un mi qu'un sol; or, quand nous écrivons nous
devons considérer les mots à la fois comme des œuvres d'art, dont il
faut que nous comprenions la signification profonde et respections le
passé glorieux, et comme de simples notes qui ne prendront de valeur.
(par rapport à nous) que par la place que nous leur donnerons et par
les rapports de raison ou de sentiment que nous mettrons entre elles.
(Note du traducteur.)]
[Note 63: Cf. _Bible d'Amiens_, IV, 26: «Telles qu'elles sont ces six
lignes latines expriment au mieux l'entier devoir d'un évêque en
commençant par son office pastoral: _nourrir_ mon troupeau, qui _pavit_
populum. (Note du traducteur.)]
[Note 64: Comparez avec la 13e lettre de Temps et Marées. (Note de
l'auteur.)]
[Note 65: «Prenez donc garde à vous-mêmes et à tout le troupeau sur
lequel le Saint-Esprit vous a établis évêques pour paître l'Église
de Dieu qu'il a acquise par son propre sang, car je sais qu'il entrera
parmi vous des loups ravissants, etc.» (Actes, XX, 28 et 29.) (Note du
traducteur.)]
[Note 66: St Jean, III, 8.]
[Note 67: St Jean, III, 8 et 9. Je trouve des allusions à ce passage de
St Jean dans On the old Road, III, § 274, dans On the old Road, II, §
34: «Alors je ne peux pas ne pas me demander dans quelle mesure il y a
connexité entre «pneuma», la vapeur, et d'autres forces pneumatiques
dont il est question dans cette vieille littérature religieuse...
quelle connexité, dis-je, entre ce moderne «spiritus» avec son
inspiration réglée par des soupapes, et ce spiritus plus ancien au
souffle chaud duquel les hommes avaient coutume de penser qu'ils
pouvaient «_être nés_».--Et dans The Queen of the air, III, § 55:
«Quel sens précis nous devons attacher à ces quatre vents de l'esprit
dont le souffle pouvait donner la vie aux ossements desséchés, ou
pourquoi la présence du pouvoir vital dépendrait de l'action chimique
de l'air... nous n'avons pas besoin de le savoir... Ce que nous savons
d'une façon certaine, c'est que les états de la vie et les états de
la mort sont différents et les premiers plus désirables que les
seconds et attingibles par l'effort, si nous comprenons que «_né de
l'esprit_» signifie avoir le souffle du ciel dans notre chair et son
pouvoir dans nos cœurs.»--À un autre point de vue Ruskin ici, comme
tout à l'heure dans Sésame, comme plus tard,--et très souvent--dans
la _Bible d'Amiens_, nous interdit avec un «cela ne vous regarde pas»
transcendantal, les questions d'origine et d'essence, et nous invite au
contraire à nous occuper des questions de fait, du fait moral et
spirituel.--Et voici que la médecine contemporaine semble sur le point
de nous dire elle aussi (elle, partie pourtant d'un point si différent,
si éloigne, si opposé), que nous sommes «_nés de l'esprit_» et
qu'il continue à régler notre respiration (voir les travaux de
Brugelmann sur l'asthme), notre digestion (voir Dubois, de Berne, les
Psychonévroses et ses autres ouvrages) la coordination de nos
mouvements (voir Isolement et Psychothérapie par les Drs Camus et
Pagniez, préface du professeur Déjerine). «Quand vous m'aurez en
disséquant un mort montré l'âme, j'y croirai», disaient volontiers
les médecins il y a vingt ans. Maintenant, non pas dans les cadavres
(qui dans la sage théorie d'Ezéchiel ne sont justement des cadavres
que parce qu'ils n'ont plus d'âme (Ezéchiel, XXXVII, 1-12), mais dans
le corps vivant, c'est à chaque pas, c'est dans chaque trouble
fonctionnel, qu'ils sentent la présence, l'action de l'âme, et pour
guérir le corps, c'est à l'âme qu'ils s'adressent. Les médecins
disaient il n'y a pas longtemps (et les littérateurs attardés le
répètent encore) qu'un pessimiste c'est un homme qui a un mauvais
estomac. Aujourd'hui le Dr Dubois imprime en toutes lettres qu'un homme
qui a un mauvais estomac c'est un pessimiste. Et ce n'est plus son
estomac qu'il faut guérir si l'on veut changer sa philosophie, c'est sa
philosophie qu'il faut changer si l'on veut guérir son estomac. Il est
entendu que nous laissons ici de côté les questions métaphysiques
d'origine et d'essence. Le matérialisme absolu et le pur idéalisme
sont également obligés de distinguer l'âme du corps. Pour
l'idéalisme le corps est un moindre esprit, de l'esprit encore, mais
obscurci. Pour le matérialisme l'âme est encore de la matière, mais
plus compliquée, plus subtile. La distinction subsiste en tous cas pour
la commodité du langage, même si l'une et l'autre philosophie sont
obligées, pour expliquer l'action réciproque de l'âme et du corps,
d'identifier leur nature. (Note du traducteur.)]
[Note 68: Allusion à I Corinthiens, VIII, 1 «La connaissance bouffit,
la charité édifie.» Cf. ce verset cité dans Stones of Venice. II, 2,
XXX. (Note du traducteur.)]
[Note 69: Cf. Præterita «un protestant qui ne se fie qu'à soi pour
You have read 1 text from French literature.
Next - Sésame et les lys: des trésors des rois, des jardins des reines - 10