Sésame et les lys: des trésors des rois, des jardins des reines - 01

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JOHN RUSKIN

SÉSAME ET LES LYS
DES TRÉSORS DES ROIS
DES JARDINS DES REINES

TRADUCTION, NOTES ET PRÉFACE
PAR
MARCEL PROUST

PARIS
SOCIÉTÉ DU MERCURE DE FRANCE
XXVI, RUE DE CONDÉ, XXVI
MCMVI


TABLE
PRÉFACE DU TRADUCTEUR
Sur la lecture
SÉSAME ET LES LYS
I. SÉSAME
Des Trésors des Rois
II. LES LYS
Des Jardins des Reines


PRÉFACE DU TRADUCTEUR[1]
SUR LA LECTURE
_À Madame la Princesse Alexandre
de Caraman-Chimay, dont les
Notes sur Florence auraient fait
les délices de Ruskin, je dédie respectueusement,
comme un hommage de ma profonde admiration
pour elle, ces pages que j'ai recueillies
parce qu'elles lui ont plu._
M. P.


Il n'y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si
pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre,
ceux que nous avons passés avec un livre préféré. Tout ce qui,
semblait-il, les remplissait pour les autres, et que nous écartions
comme un obstacle vulgaire à un plaisir divin: le jeu pour lequel un
ami venait nous chercher au passage le plus intéressant, l'abeille ou
le rayon de soleil gênants qui nous forçaient à lever les yeux de la
page ou à changer de place, les provisions de goûter qu'on nous avait
fait emporter et que nous laissions à côté de nous sur le banc, sans
y toucher, tandis que, au-dessus de notre tête, le soleil diminuait de
force dans le ciel bleu, le dîner pour lequel il avait fallu rentrer et
pendant lequel nous ne pensions qu'à monter finir, tout de suite
après, le chapitre interrompu, tout cela, dont la lecture aurait dû
nous empêcher de percevoir autre chose que l'importunité, elle en
gravait au contraire en nous un souvenir tellement doux (tellement plus
précieux à notre jugement actuel que ce que nous lisions alors avec
amour) que, s'il nous arrive encore aujourd'hui de feuilleter ces livres
d'autrefois, ce n'est plus que comme les seuls calendriers que nous
ayons gardés des jours enfuis, et avec l'espoir de voir reflétés sur
leurs pages les demeures et les étangs qui n'existent plus.
Qui ne se souvient comme moi de ces lectures faites au temps des
vacances, qu'on allait cacher successivement dans toutes celles des
heures du jour qui étaient assez paisibles et assez inviolables pour
pouvoir leur donner asile. Le matin, en rentrant du parc, quand tout le
monde était parti «faire une promenade», je me glissais dans la salle à
manger, où, jusqu'à l'heure encore lointaine du déjeuner, personne
n'entrerait que la vieille Félicie relativement silencieuse, et où je
n'aurais pour compagnons, très respectueux de la lecture, que les
assiettes peintes accrochées au mur, le calendrier dont la feuille de
la veille avait été fraîchement arrachée, la pendule et le feu qui
parlent sans demander qu'on leur réponde et dont les doux propos vides
de sens ne viennent pas, comme les paroles des hommes, en substituer un
différent à celui des mots que vous lisez. Je m'installais sur une
chaise, près du petit feu de bois, dont, pendant le déjeuner, l'oncle
matinal et jardinier dirait: «Il ne fait pas de mal! On supporte très
bien un peu de feu; je vous assure qu'à six heures il faisait joliment
froid dans le potager. Et dire que c'est dans huit jours Pâques!»
Avant le déjeuner qui, hélas! mettrait fin à la lecture, on avait
encore deux grandes heures. De temps en temps, on entendait le bruit de
la pompe d'où l'eau allait découler et qui vous faisait lever les yeux
vers elle et la regarder à travers la fenêtre fermée, là, tout
près, dans l'unique allée du jardinet qui bordait de briques et de
faïences en demi-lunes ses plates-bandes de pensées: des pensées
cueillies, semblait-il, dans ces ciels trop beaux, ces ciels
versicolores et comme reflétés des vitraux de l'église qu'on voyait
parfois entre les toits du village, ciels tristes qui apparaissaient
avant les orages, ou après, trop tard, quand la journée allait finir.
Malheureusement la cuisinière venait longtemps d'avance mettre le
couvert; si encore elle l'avait mis sans parler! Mais elle croyait
devoir dire: «Vous n'êtes pas bien comme cela; si je vous approchais
une table?» Et rien que pour répondre: «Non, merci bien,» il fallait
arrêter net et ramener de loin sa voix qui, en dedans des lèvres,
répétait sans bruit, en courant, tous les mots que les yeux avaient
lus; il fallait l'arrêter, la faire sortir, et, pour dire
convenablement: «Non, merci bien,» lui donner une apparence de vie
ordinaire, une intonation de réponse, qu'elle avait perdues. L'heure
passait; souvent, longtemps avant le déjeuner, commençaient à arriver
dans la salle à manger ceux qui, étant fatigués, avaient abrégé la
promenade, avaient «pris par Méséglise», ou ceux qui n'étaient pas
sortis ce matin-là, ayant «à écrire». Ils disaient bien: «Je ne
veux pas te déranger», mais commençaient aussitôt à s'approcher du
feu, à consulter l'heure, à déclarer que le déjeuner ne serait pas
mal accueilli. On entourait d'une particulière déférence celui ou
celle qui était «restée à écrire» et on lui disait: «Vous avez
fait votre petite correspondance» avec un sourire où il y avait du
respect, du mystère, de la paillardise et des ménagements, comme si
cette «petite correspondance» avait été à la fois un secret
d'état, une prérogative, une bonne fortune et une indisposition.
Quelques-uns, sans plus attendre, s'asseyaient d'avance à table, à
leurs places. Cela, c'était la désolation, car ce serait d'un mauvais
exemple pour les autres arrivants, allait faire croire qu'il était
déjà midi, et prononcer trop tôt à mes parents la parole fatale:
«Allons, ferme ton livre, on va déjeuner.» Tout était prêt, le
couvert entièrement mis sur la nappe où manquait seulement ce qu'on
n'apportait qu'à la fin du repas, l'appareil en verre où l'oncle
horticulteur et cuisinier faisait lui-même le café à table, tubulaire
et compliqué comme un instrument de physique qui aurait senti bon et
où c'était si agréable de voir monter dans la cloche de verre
l'ébullition soudaine qui laissait ensuite aux parois embuées une
cendre odorante et brune; et aussi la crème et les fraises que le même
oncle mêlait, dans des proportions toujours identiques, s'arrêtant
juste au rose qu'il fallait avec l'expérience d'un coloriste et la
divination d'un gourmand. Que le déjeuner me paraissait long! Ma
grand'tante ne faisait que goûter aux plats pour donner son avis avec
une douceur qui supportait, mais n'admettait pas la contradiction. Pour
un roman, pour des vers, choses où elle se connaissait très bien, elle
s'en remettait toujours, avec une humilité de femme, à l'avis de plus
compétents. Elle pensait que c'était là le domaine flottant du
caprice où le goût d'un seul ne peut pas fixer la vérité. Mais sur
les choses dont les règles et les principes lui avaient été
enseignés par sa mère, sur la manière de faire certains plats, de
jouer les sonates de Beethoven et de recevoir avec amabilité, elle
était certaine d'avoir une idée juste de la perfection et de discerner
si les autres s'en rapprochaient plus ou moins. Pour les trois choses,
d'ailleurs, la perfection était presque la même: c'était une sorte de
simplicité dans les moyens, de sobriété et de charme. Elle repoussait
avec horreur qu'on mît des épices dans les plats qui n'en exigent pas
absolument, qu'on jouât avec affectation et abus de pédales, qu'en
«recevant» on sortît d'un naturel parfait et parlât de soi avec
exagération. Dès la première bouchée, aux premières notes, sur un
simple billet, elle avait la prétention de savoir si elle avait affaire
à une bonne cuisinière, à un vrai musicien, à une femme bien
élevée. «Elle peut avoir beaucoup plus de doigts que moi, mais elle
manque de goût en jouant avec tant d'emphase cet andante si simple.»
«Ce peut être une femme très brillante et remplie de qualités, mais
c'est un manque de tact de parler de soi en cette circonstance.» «Ce
peut être une cuisinière très savante, mais elle ne sait pas faire le
bifteck aux pommes.» Le bifteck aux pommes! morceau de concours idéal,
difficile par sa simplicité même, sorte de «Sonate pathétique» de
la cuisine, équivalent gastronomique de ce qu'est dans la vie sociale
la visite de la dame qui vient vous demander des renseignements sur un
domestique et qui, dans un acte si simple, peut à tel point faire
preuve, ou manquer, de tact et d'éducation. Mon grand-père avait tant
d'amour-propre qu'il aurait voulu que tous les plats fussent réussis
et s'y connaissait trop peu en cuisine pour jamais savoir quand ils
étaient manqués. Il voulait bien admettre qu'ils le fussent parfois,
très rarement d'ailleurs, mais seulement par un pur effet du hasard.
Les critiques toujours motivées de ma grand'tante impliquant au
contraire que la cuisinière n'avait pas su faire tel plat, ne
pouvaient manquer de paraître particulièrement intolérables à mon
grand-père. Souvent, pour éviter des discussions avec lui, ma
grand'tante, après avoir goûté du bout des lèvres, ne donnait pas
son avis, ce qui, d'ailleurs, nous faisait connaître immédiatement
qu'il était défavorable. Elle se taisait, mais nous lisions dans ses
yeux doux une désapprobation inébranlable et réfléchie qui avait le
don de mettre mon grand-père en fureur. Il la priait ironiquement de
donner son avis, s'impatientait de son silence, la pressait de
questions, s'emportait, mais on sentait qu'on l'aurait conduite au
martyre plutôt que de lui faire confesser la croyance de mon
grand-père: que l'entremets n'était pas trop sucré.
Après le déjeuner, ma lecture reprenait tout de suite; surtout si la
journée était un peu chaude, chacun montait «se retirer dans sa
chambre», ce qui me permettait, par le petit escalier aux marches
rapprochées, de gagner tout de suite la mienne, à l'unique étage si
bas que des fenêtres enjambées on n'aurait eu qu'un saut d'enfant à
faire pour se trouver dans la rue. J'allais fermer ma fenêtre, sans
avoir pu esquiver le salut de l'armurier d'en face, qui, sous prétexte
de baisser ses auvents, venait tous les jours après déjeuner fumer sa
pipe devant sa porte et dire bonjour aux passants, qui, parfois,
s'arrêtaient à causer. Les théories de William Morris, qui ont été
si constamment appliquées par Maple et les décorateurs anglais,
édictent qu'une chambre n'est belle qu'à la condition de contenir
seulement des choses qui nous soient utiles et que toute chose utile,
fût-ce un simple clou, soit non pas dissimulée, mais apparente.
Au-dessus du lit à tringles de cuivre et entièrement découvert, aux
murs nus de ces chambres hygiéniques, quelques reproductions de
chefs-d'œuvre. À la juger d'après les principes de cette esthétique,
ma chambre n'était nullement belle, car elle était pleine de choses
qui ne pouvaient servir à rien et qui dissimulaient pudiquement,
jusqu'à en rendre l'usage extrêmement difficile, celles qui servaient
à quelque chose. Mais c'est justement de ces choses qui n'étaient pas
là pour ma commodité, mais semblaient y être venues pour leur
plaisir, que ma chambre tirait pour moi sa beauté. Ces hautes courtines
blanches qui dérobaient aux regards le lit placé comme au fond d'un
sanctuaire; la jonchée de couvre-pieds en marceline, de courtes-pointes
à fleurs, de couvre-lits brodés, de taies d'oreillers en batiste, sous
laquelle il disparaissait le jour, comme un autel au mois de Marie sous
les festons et les fleurs, et que, le soir, pour pouvoir me coucher,
j'allais poser avec précaution sur un fauteuil où ils consentaient à
passer la nuit; à côté du lit, la trinité du verre à dessins bleus,
du sucrier pareil et de la carafe (toujours vide depuis le lendemain de
mon arrivée sur l'ordre de ma tante qui craignait de me la voir
«répandre»), sortes d'instruments du culte--presque aussi saints que
la précieuse liqueur de fleur d'oranger placée près d'eux dans une
ampoule de verre--que je n'aurais pas cru plus permis de profaner ni
même possible d'utiliser pour mon usage personnel que si ç'avaient
été des ciboires consacrés, mais que je considérais longuement avant
de me déshabiller, dans la peur de les renverser par un faux mouvement;
ces petites étoles ajourées au crochet qui jetaient sur le dos des
fauteuils un manteau de roses blanches qui ne devaient pas être sans
épines, puisque, chaque fois que j'avais fini de lire et que je voulais
me lever, je m'apercevais que j'y étais resté accroché; cette cloche
de verre, sous laquelle, isolée des contacts vulgaires, la pendule
bavardait dans l'intimité pour des coquillages venus de loin et pour
une vieille fleur sentimentale, mais qui était si lourde à soulever
que, quand la pendule s'arrêtait, personne, excepté l'horloger,
n'aurait été assez imprudent pour entreprendre de la remonter; cette
blanche nappe en guipure qui, jetée comme un revêtement d'autel sur la
commode ornée de deux vases, d'une image du Sauveur et d'un buis
bénit, la faisait ressembler à la Sainte Table (dont un prie-Dieu,
rangé là tous les jours quand on avait «fini la chambre», achevait
d'évoquer l'idée), mais dont les effilochements toujours engagés dans
la fente des tiroirs en arrêtaient si complètement le jeu que je ne
pouvais jamais prendre un mouchoir sans faire tomber d'un seul coup
image du Sauveur, vases sacrés, buis bénit, et sans trébucher
moi-même en me rattrapant au prie-Dieu; cette triple superposition
enfin de petits rideaux d'étamine, de grands rideaux de mousseline et
de plus grands rideaux de basin, toujours souriants dans leur blancheur
d'aubépine souvent ensoleillée, mais au fond bien agaçants dans leur
maladresse et leur entêtement à jouer autour de leurs barres de bois
parallèles et à se prendre les uns dans les autres et tous dans la
fenêtre dès que je voulais l'ouvrir ou la fermer, un second étant
toujours prêt, si je parvenais à en dégager un premier, à venir
prendre immédiatement sa place dans les jointures aussi parfaitement
bouchées par eux qu'elles l'eussent été par un buisson d'aubépines
réelles ou par des nids d'hirondelles qui auraient eu la fantaisie de
s'installer là, de sorte que cette opération, en apparence si simple,
d'ouvrir ou de fermer ma croisée, je n'en venais jamais à bout sans le
secours de quelqu'un de la maison; toutes ces choses, qui non seulement
ne pouvaient répondre à aucun de mes besoins, mais apportaient même
une entrave, d'ailleurs légère, à leur satisfaction, qui évidemment
n'avaient jamais été mises là pour l'utilité de quelqu'un,
peuplaient ma chambre de pensées en quelque sorte personnelles, avec
cet air de prédilection d'avoir choisi de vivre là et de s'y plaire,
qu'ont souvent, dans une clairière, les arbres, et, au bord des chemins
ou sur les vieux murs, les fleurs. Elles la remplissaient d'une vie
silencieuse et diverse, d'un mystère où ma personne se trouvait à la
fois perdue et charmée; elles faisaient de cette chambre une sorte de
chapelle où le soleil--quand il traversait les petits carreaux rouges
que mon oncle avait intercalés au haut des fenêtres--piquait sur les
murs, après avoir rosé l'aubépine des rideaux, des lueurs aussi
étranges que si la petite chapelle avait été enclose dans une plus
grande nef à vitraux; et où le bruit des cloches arrivait si
retentissant à cause de la proximité de notre maison et de l'église,
à laquelle d'ailleurs, aux grandes fêtes, les reposoirs nous liaient
par un chemin de fleurs, que je pouvais imaginer qu'elles étaient
sonnées dans notre toit, juste au-dessus de la fenêtre d'où je
saluais souvent le curé tenant son bréviaire, ma tante revenant de
vêpres ou l'enfant de chœur qui nous portait du pain bénit. Quant à
la photographie par Brown du _Printemps_ de Botticelli ou au moulage de
la _Femme inconnue_ du musée de Lille, qui, aux murs et sur la
cheminée des chambres de Maple, sont la part concédée par William
Morris à l'inutile beauté, je dois avouer qu'ils étaient remplacés
dans ma chambre par une sorte de gravure représentant le prince
Eugène, terrible et beau dans son dolman, et que je fus très étonné
d'apercevoir une nuit, dans un grand fracas de locomotives et de grêle,
toujours terrible et beau, à la porte d'un buffet de gare, où il
servait de réclame à une spécialité de biscuits. Je soupçonne
aujourd'hui mon grand-père de l'avoir autrefois reçu, comme prime, de
la munificence d'un fabricant, avant de l'installer à jamais dans ma
chambre. Mais alors je ne me souciais pas de son origine, qui me
paraissait historique et mystérieuse et je ne m'imaginais pas qu'il
pût y avoir plusieurs exemplaires de ce que je considérais comme une
personne, comme un habitant permanent de la chambre que je ne faisais
que partager avec lui et où je le retrouvais tous les ans, toujours
pareil à lui-même. Il y a maintenant bien longtemps que je ne l'ai vu,
et je suppose que je ne le reverrai jamais. Mais si une telle fortune
m'advenait, je crois qu'il aurait bien plus de choses a me dire que le
_Printemps_ de Botticelli. Je laisse les gens de goût orner leur
demeure avec la reproduction des chefs-d'œuvre qu'ils admirent et
décharger leur mémoire du soin de leur conserver une image précieuse
en la confiant à un cadre de bois sculpté. Je laisse les gens de goût
faire de leur chambre l'image même de leur goût et la remplir
seulement de choses qu'il puisse approuver. Pour moi, je ne me sens
vivre et penser que dans une chambre où tout est la création et le
langage de vies profondément différentes de la mienne, d'un goût
opposé au mien, où je ne retrouve rien de ma pensée consciente, où
mon imagination s'exalte en se sentant plongée au sein du non-moi; je
ne me sens heureux qu'en mettant le pied--avenue de la Gare, sur le port
ou place de l'Église--dans un de ces hôtels de province aux longs
corridors froids où le vent du dehors lutte avec succès contre les
efforts du calorifère, où la carte de géographie détaillée de
l'arrondissement est encore le seul ornement des murs, où chaque bruit
ne sert qu'à faire apparaître le silence en le déplaçant, où les
chambres gardent un parfum de renfermé que le grand air vient laver,
mais n'efface pas, et que les narines aspirent cent fois pour l'apporter
à l'imagination, qui s'en enchante, qui le fait poser comme un modèle
pour essayer de le recréer en elle avec tout ce qu'il contient de
pensées et de souvenir; où le soir, quand on ouvre la porte de sa
chambre, on a le sentiment de violer toute la vie qui y est restée
éparse, de la prendre hardiment par la main quand, la porte refermée,
on entre plus avant, jusqu'à la table ou jusqu'à la fenêtre; de
s'asseoir dans une sorte de libre promiscuité avec elle sur le canapé
exécuté par le tapissier du chef-lieu dans ce qu'il croyait le goût
de Paris; de toucher partout la nudité de cette vie dans le dessein de
se troubler soi-même par sa propre familiarité, en posant ici et là
ses affaires, en jouant le maître dans cette chambre pleine jusqu'aux
bords de l'âme des autres et qui garde jusque dans la forme des
chenêts et le dessin des rideaux l'empreinte de leur rêve, en marchant
pieds nus sur son tapis inconnu; alors, cette vie secrète, on a le
sentiment de l'enfermer avec soi quand on va, tout tremblant, tirer le
verrou; de la pousser devant soi dans le lit et de coucher enfin avec
elle dans les grands draps blancs qui vous montent par-dessus la figure,
tandis que, tout près, l'église sonne pour toute la ville les heures
d'insomnie des mourants et des amoureux.
Je n'étais pas depuis bien longtemps à lire dans ma chambre qu'il
fallait aller au parc, à un kilomètre du village[2]. Mais après le jeu
obligé, j'abrégeais la fin du goûter apporté dans des paniers et
distribué aux enfants au bord de la rivière, sur l'herbe où le livre
avait été posé avec défense de le prendre encore. Un peu plus loin,
dans certains fonds assez incultes et assez mystérieux du parc, la
rivière cessait d'être une eau rectiligne et artificielle, couverte de
cygnes et bordées d'allées où souriaient des statues, et, par moment
sautelante de carpes, se précipitait, passait à une allure rapide la
clôture du parc, devenait une rivière dans le sens géographique du
mot--une rivière qui devait avoir un nom--et ne tardait pas à
s'épandre (la même vraiment qu'entre les statues et sous les cygnes?)
entre des herbages où dormaient des bœufs et dont elle noyait les
boutons d'or, sortes de prairies rendues par elle assez marécageuses et
qui, tenant d'un côté au village par des tours informes, restes,
disait-on, du moyen âge, joignaient de l'autre, par des chemins
montants d'églantiers et d'aubépines, la «nature» qui s'étendait à
l'infini, des villages qui avaient d'autres noms, l'inconnu. Je laissais
les autres finir de goûter dans le bas du parc, au bord des cygnes, et
je montais en courant dans le labyrinthe jusqu'à telle charmille où je
m'asseyais, introuvable, adossé aux noisetiers taillés, apercevant le
plant d'asperges, les bordures de fraisiers, le bassin où, certains
jours, les chevaux faisaient monter l'eau en tournant, la porte blanche
qui était la «fin du parc» en haut, et au delà, les champs de
bleuets et de coquelicots. Dans cette charmille, le silence était
profond, le risque d'être découvert presque nul, la sécurité rendue
plus douce par les cris éloignés qui, d'en bas, m'appelaient en vain,
quelquefois même se rapprochaient, montaient les premiers talus,
cherchant partout, puis s'en retournaient, n'ayant pas trouvé; alors
plus aucun bruit; seul de temps en temps le son d'or des cloches qui au
loin, par delà les plaines, semblait tinter derrière le ciel bleu,
aurait pu m'avertir de l'heure qui passait; mais, surpris par sa douceur
et troublé par le silence plus profond, vidé des derniers sons, qui le
suivait, je n'étais jamais sûr du nombre des coups. Ce n'était pas
les cloches tonnantes qu'on entendait en rentrant dans le village--quand
on approchait de l'église qui, de près, avait repris sa taille haute
et raide, dressant sur le bleu du soir son capuchon d'ardoise ponctué
de corbeaux--faire voler le son en éclats sur la place «pour les biens
de la terre». Elles n'arrivaient au bout du parc que faibles et douces
et ne s'adressant pas à moi, mais à toute la campagne, à tous les
villages, aux paysans isolés dans leur champ, elles ne me forçaient
nullement à lever la tête, elles passaient près de moi, portant
l'heure aux pays lointains, sans me voir, sans me connaître et sans me
déranger.
Et quelquefois à la maison, dans mon lit, longtemps après le dîner,
les dernières heures de la soirée abritaient aussi ma lecture, mais
cela, seulement les jours où j'étais arrivé aux derniers chapitres
d'un livre, où il n'y avait plus beaucoup à lire pour arriver à la
fin. Alors, risquant d'être puni si j'étais découvert et l'insomnie
qui, le livre fini, se prolongerait peut-être toute la nuit, dès que
mes parents étaient couchés je rallumais ma bougie; tandis que, dans
la rue toute proche, entre la maison de l'armurier et la poste,
baignées de silence, il y avait plein d'étoiles au ciel sombre et
pourtant bleu, et qu'à gauche, sur la ruelle exhaussée où commençait
en tournant son ascension surélevée, on sentait veiller, monstrueuse
et noire, l'abside de l'église dont les sculptures la nuit ne dormaient
pas, l'église villageoise et pourtant historique, séjour magique du
Bon Dieu, de la brioche bénite, des saints multicolores et des dames
des châteaux voisins qui, les jours de fête, faisant, quand elles
traversaient le marché, piailler les poules et regarder les commères,
venaient à la messe «dans leurs attelages», non sans acheter au
retour, chez le pâtissier de la place, juste après avoir quitté
l'ombre du porche où les fidèles en poussant la porte à tambour
semaient les rubis errants de la nef, quelques-uns de ces gâteaux en
forme de tours, protégés du soleil par un store,--«manqués»,
«Saint-Honorés» et «génoises»,--dont l'odeur oisive et sucrée est
restée mêlée pour moi aux cloches de la grand'messe et à la gaieté
des dimanches.
Puis la dernière page était lue, le livre était fini. Il fallait
arrêter la course éperdue des yeux et de la voix qui suivait sans
bruit, s'arrêtant seulement pour reprendre haleine, dans un soupir
profond. Alors, afin de donner aux tumultes depuis trop longtemps
déchaînés en moi pour pouvoir se calmer ainsi d'autres mouvements à
diriger, je me levais, je me mettais à marcher le long de mon lit, les
yeux encore fixés à quelque point qu'on aurait vainement cherché dans
la chambre ou dehors, car il n'était situé qu'à une distance d'âme,
une de ces distances qui ne se mesurent pas par mètres et par lieues,
comme les autres, et qu'il est d'ailleurs impossible de confondre avec
elles quand on regarde les yeux «lointains» de ceux qui pensent «à
autre chose». Alors, quoi? ce livre, ce n'était que cela? Ces êtres
à qui on avait donné plus de son attention et de sa tendresse qu'aux
gens de la vie, n'osant pas toujours avouer à quel point on les aimait,
et même quand nos parents nous trouvaient en train de lire et avaient
l'air de sourire de notre émotion, fermant le livre, avec une
indifférence affectée ou un ennui feint; ces gens pour qui on avait
haleté et sangloté, on ne les verrait plus jamais, on ne saurait plus
rien d'eux. Déjà, depuis quelques pages, l'auteur, dans le cruel
«Épilogue», avait eu soin de les «espacer» avec une indifférence
incroyable pour qui savait l'intérêt avec lequel il les avait suivis
jusque-là pas à pas. L'emploi de chaque heure de leur vie nous avait
été narrée. Puis subitement: «Vingt ans après ces événements on
pouvait rencontrer dans les rues de Fougères[3] un vieillard encore
droit, etc.» Et le mariage dont deux volumes avaient été employés à
nous faire entrevoir la possibilité délicieuse, nous effrayant puis
nous réjouissant de chaque obstacle dressé puis aplani, c'est par une
phrase incidente d'un personnage secondaire que nous apprenions qu'il
avait été célébré, nous ne savions pas au juste quand, dans cet
étonnant épilogue écrit, semblait-il, du haut du ciel, par une
personne indifférente à nos passions d'un jour, qui s'était
substituée à l'auteur. On aurait tant voulu que le livre continuât,
et, si c'était impossible, avoir d'autres renseignements sur tous ces
personnages, apprendre maintenant quelque chose de leur vie, employer la
nôtre à des choses qui ne fussent pas tout à fait étrangères à
l'amour qu'ils nous avaient inspiré[4] et dont l'objet nous faisait
tout à coup défaut, ne pas avoir aimé en vain, pour une heure, des
êtres qui demain ne seraient plus qu'un nom sur une page oubliée, dans
un livre sans rapport avec la vie et sur la valeur duquel nous nous
étions bien mépris puisque son lot ici-bas, nous le comprenions
maintenant et nos parents nous l'apprenaient au besoin d'une phrase
dédaigneuse, n'était nullement, comme nous l'avions cru, de contenir
l'univers et la destinée, mais d'occuper une place fort étroite dans
la bibliothèque du notaire, entre les fastes sans prestige du Journal
de Modes illustré et de la Géographie d'Eure-et-Loir.
* * * * * * * * * *
... Avant d'essayer de montrer au seuil des «Trésors des Rois»
pourquoi à mon avis la Lecture ne doit pas jouer dans la vie le rôle
prépondérant que lui assigne Ruskin dans ce petit ouvrage, je devais
mettre hors de cause les charmantes lectures de l'enfance dont le
souvenir doit rester pour chacun de nous une bénédiction. Sans doute
je n'ai que trop prouvé par la longueur et le caractère du
développement qui précède ce que j'avais d'abord avancé d'elles: que
ce qu'elles laissent surtout en nous, c'est l'image des lieux et des
jours où nous les avons faites. Je n'ai pas échappé à leur
sortilège: voulant parler d'elles, j'ai parlé de toute autre chose que
des livres parce que ce n'est pas d'eux qu'elles m'ont parlé. Mais
peut-être les souvenirs qu'elles m'ont l'un après l'autre rendus en
auront-ils eux-mêmes éveillés chez le lecteur et l'auront-ils peu à
peu amené, tout en s'attardant dans ces chemins fleuris et détournés,
à recréer dans son esprit l'acte psychologique original appelé
_Lecture_, avec assez de force pour pouvoir suivre maintenant comme au
dedans de lui-même les quelques réflexions qu'il me reste à
présenter.

On sait que les «Trésors des Rois» est une conférence sur la lecture
que Ruskin donna à l'Hôtel de Ville de Rusholme, près Manchester, le
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