Sésame et les lys: des trésors des rois, des jardins des reines - 08

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limites maxima soient assignées aux revenus, selon les classes; et que
le revenu de chaque seigneur lui soit versé comme un salaire fixe ou
une pension que lui ferait la nation, au lieu d'être arrachée en
sommes variables à ses tenanciers pressurés à sa discrétion. Mais si
vous pouviez faire passer demain une telle loi, et si, ce qui en serait
le complément nécessaire, vous pouviez prendre, comme unité de ces
revenus fixés par la loi, un certain poids de pain de bonne qualité
qui correspondrait à une certaine somme d'argent, douze mois ne
s'écouleraient pas sans qu'un autre cours se fût tacitement établi,
et que le pouvoir reformé de la richesse accumulée ait fait de nouveau
valoir ses droits, en quelque autre article ou quelque autre valeur
fictive. Il n'y a qu'un remède à la misère du peuple, c'est
l'éducation du peuple, dirigée de manière à rendre l'homme
réfléchi, pitoyable et juste. On peut en effet concevoir beaucoup de
lois qui peu à peu amélioreraient et fortifieraient le tempérament de
la nation, mais, pour la plupart, elles sont telles qu'il faudrait que
le tempérament de la nation pût être amélioré avant d'être en
état de les supporter. Un peuple pendant sa jeunesse peut très bien
recevoir quelque secours des lois, ainsi qu'un enfant faible d'une
gouttière, mais une fois vieux il ne peut plus par ce moyen remédier
à la déviation de son épine dorsale. D'ailleurs la question
foncière, si grave qu'elle soit devenue, n'est que secondaire;
distribuez la terre comme vous voudrez, la question principale reste
entière: Qui la bêchera? Qui de nous, en un mot, devra faire pour les
autres la besogne rude et sale, et à quel prix? Et qui devra faire la
besogne agréable et facile et à quel prix? Qui ne devra faire aucune
besogne du tout et à quel prix? Et d'étranges questions de morale et
de religion se lient à celles-là. Dans quelle mesure est-il permis de
sucer une partie de l'âme d'un grand nombre de personnes pour unir les
quantités psychiques ainsi extraites et en faire une âme très belle
ou idéale? Si nous avions à faire à du sang au lieu d'âme (et la
chose pourrait à la lettre se faire comme cela a déjà été essayé
sur des enfants) de façon qu'il fût possible, en retirant une certaine
quantité de sang des bras d'un nombre donné d'hommes du peuple, et en
l'introduisant tout en une seule personne, de faire un gentilhomme au
sang plus azuré, la chose se pratiquerait certainement, mais en
cachette, je crois. Mais aujourd'hui, parce que c'est du cerveau et de
l'âme que nous enlevons, et non du sang visible, nous pouvons nous
livrer à cette opération tout à fait ouvertement, et nous nous
nourrissons, nous les gentilshommes, à la façon des belettes, de la
proie la plus délicate; c'est-à-dire que nous gardons un certain
nombre de manants à bêcher et à bûcher, abrutis sous tous les
rapports, de façon que nous, nourris gratis, puissions avoir toute la
vie spirituelle et sentimentale pour nous. Sans doute il y a beaucoup à
dire en faveur de ceci. Un gentleman anglais, autrichien, ou italien,
bien né et bien élevé (et à plus forte raison une dame) est un beau
produit, supérieur à la plupart des statues; étant beau de couleur
aussi bien que de forme et ayant une cervelle en plus; c'est un glorieux
spectacle que le contempler, une merveille que s'entretenir avec lui et
vous ne pouvez l'obtenir, ainsi qu'une pyramide ou qu'une église, que
par le sacrifice d'une grande cotisation de vies. Et il est peut-être
mieux d'élever une belle créature humaine qu'un beau dôme ou un beau
clocher et plus délicieux de lever respectueusement les yeux vers un
être si au-dessus de nous que vers un mur; seulement la belle créature
humaine aura quelques devoirs à remplir en retour, devoirs de beffroi
et de rempart vivants dont nous allons parler dans un instant[153].

[Note 22: Cette épigraphe, qui ne figurait pas dans les premières
éditions de _Sésame et les Lys_, projette comme un rayon
supplémentaire qui ne vient toucher que la dernière phrase de la
conférence (voir page 125), mais illumine rétrospectivement tout ce qui
a précédé. Ayant donné à sa conférence le titre symbolique de
Sésame (Sésame des _Mille-et-une-Nuits_--la parole magique qui ouvre
le porte de la caverne des voleurs,--étant l'allégorie de la lecture
qui nous ouvre la porte de ces trésors où est enfermée la plus
précieuse sagesse des hommes: les livres), Ruskin s'est amusé à
reprendre le mot Sésame en lui-même et, sans plus s'occuper des deux
sens qu'il a ici (sésame dans Ali-Baba, et la lecture), à insister sur
son sens original (la graine de sésame) et à l'embellir d'une citation
de Lucien qui fait en sorte jeu de mots en faisant vivement apparaître
sous la signification conventionnelle que le mot a chez le conteur
oriental et chez Ruskin, son sens primordial. En réalité, Ruskin
hausse ainsi d'un degré la signification symbolique de son titre
puisque la citation de Lucien nous rappelle que Sésame était déjà
détourné de sa signification dans les _Mille et une Nuits_ et qu'ainsi
le sens qu'il a comme titre de la conférence de Ruskin est une
allégorie d'allégorie. Cette citation pose nettement dès le début
les trois sens du mot Sésame, la lecture qui ouvre les portes de la
sagesse, le mot magique d'Ali-Baba et la graine enchantée. Dès le
début Ruskin expose ainsi ses trois thèmes et à la fin de la
conférence il les mêlera inextricablement dans la dernière phrase où
sera rappelée dans l'accord final la tonalité du début (sésame
graine), phrase qui empruntera à ces trois thèmes (ou plutôt cinq,
les deux autres étant ceux des _Trésors des Rois_ pris dans le sens
symbolique de livres, puis se rapportant aux Rois et à leurs
différentes sortes de trésors, nouveau thème introduit vers la fin de
la conférence) une richesse et une plénitude extraordinaires. Sur la
citation de Lucien elle-même la «Library Edition» donne un
commentaire qui ne me semblerait exact que si cette citation servait
d'épigraphe aux _Jardins des Reines_ et non aux _Trésors des Rois_. En
revanche elle note (et ceci est très intéressant) l'admiration de
Ruskin (dont témoigne une note au crayon sur une copie du livre), pour
un passage des _Oiseaux_ d'Aristophane où la Huppe décrivant la vie
simple des oiseaux dit qu'ils n'ont pas besoin d'argent et se
nourrissent de sésame. Je crois simplement que Ruskin, un peu par cette
idolâtrie dont j'ai souvent parlé, se complaisait ainsi à aller
adorer un mot dans tous les beaux passages des grands auteurs où il
figure. L'idolâtre notre contemporain, auquel j'ai souvent comparé
Ruskin, met ainsi quelquefois jusqu'à cinq épigraphes en tête d'une
même pièce. Ruskin en a bien mis successivement jusqu'à cinq en tête
de Sésame et s'il a opté en dernier lieu pour celle de Lucien, c'est
sans doute parce qu'étant plus éloignée que les autres du sentiment
de sa conférence, elle était par là même plus neuve, plus
décorative, et, en rajeunissant le sens du mot Sésame, en éclairait
bien les divers symboles. Nul doute d'ailleurs qu'elle ne l'ait amené
à rapprocher des trésors de la sagesse le charme d'une vie frugale et
à donner à ses conseils de sagesse individuelle l'étendue de maximes
pour le bonheur social. Cette dernière intention se précise vers le
milieu de la conférence. Mais c'est le charme précisément de l'œuvre
de Ruskin qu'il ait entre les idées d'un même livre, et entre les
divers livres des liens qu'il ne montre pas, qu'il laisse à peine
apparaître un instant et qu'il a d'ailleurs peut-être tissés après
coup, mais jamais artificiels cependant puisqu'ils sont toujours tirés
de la substance toujours identique à elle-même de sa pensée. Les
préoccupations multiples mais constantes de cette pensée, voilà ce
qui assure à ces livres une unité plus réelle que l'unité de
composition, généralement absente, il faut bien le dire.
Je vois que, dans la note placée à la fin de la conférence, j'ai cru
pouvoir noter jusqu'à 7 thèmes dans la dernière phrase. En réalité
Ruskin y range l'une à côté de l'autre, mêle, fait manœuvrer et
resplendir ensemble toutes les principales idées--ou images--qui ont
apparu, avec quelque désordre au long de sa conférence. C'est son
procédé. Il passe d'une idée à l'autre sans aucun ordre apparent.
Mais en réalité la fantaisie qui le mène suit ses affinités
profondes qui lui imposent malgré lui une logique supérieure. Si bien
qu'à la fin il se trouve avoir obéi à une sorte de plan secret qui,
dévoilé à la fin, impose rétrospectivement à l'ensemble une sorte
d'ordre et le fait apercevoir magnifiquement étagé jusqu'à cette
apothéose finale. D'ailleurs, si le désordre est le même dans tous
ses livres, le même geste de rassembler à la fin ses rênes et de
feindre d'avoir contenu et guidé ses coursiers n'existe pas dans tous.
Aussi bien ne faudrait-il pas voir là plus qu'un jeu. (Note du
Traducteur.)]
[Note 23: Pensée très fréquente chez Ruskin. Cf. St-Mark's Rest:
«Maintenant que ma vie touche à son déclin il n'est pas un jour qui
passe sans augmenter mon doute sur le bien fondé des mépris, etc., et
mon désir anxieux de découvrir, etc.» (St-Mark's Rest: The Shrine of
the Slaves)--et un peu partout dans son œuvre. (Note du Traducteur.)]
[Note 24: Cf. _On the old Road_, tome Ier, § 166 (note du Traducteur).
Du reste Ruskin lui-même dans _On the old Road_ renvoie à ce passage
de _Sésame et les Lys_.]
[Note 25: Lycidas 71 (référence fournie par la Library Edition).]
[Note 26: Remarquez une certaine analogie de forme avec la _Bible
d'Amiens_, II, 16. (N. du Trad.)]
[Note 27: Cf. la même idée dans _le Maître de la Mer_, de M. de
Vogüé, (Note du Traducteur.)]
[Note 28: Voir plus bas la note 1 (Note 29) de la page 69. (Note du
Traducteur.)]
[Note 29: Cf. «Vous pouvez observer comme un caractère très fréquent
de la sagesse avisée de l'esprit protestant clérical, qu'il suppose
instinctivement que le désir du pouvoir et d'une situation n'est pas
seulement universel dans le clergé, mais est toujours purement
égoïste dans ses motifs. L'idée qu'il soit possible de rechercher une
influence pour l'usage bienfaisant qu'on peut en faire ne se présente
pas une seule fois dans les pages d'un historien ecclésiastique
d'époque récente. (_La Bible d'Amiens_, III, 33 (Note du Traducteur.)]
Note 30: Et cependant le fait constamment observé que beaucoup de gens
d'extraction modeste, mais distingués par le talent, sont snobs,
signifie simplement qu'ils quittent la société d'autres gens de talent
pour rechercher celle d'hommes «ignorants et insensés» bien souvent,
qu'ils sont heureux de voir et avec qui ils sont heureux d'être vus.
(Note du Traducteur.)]
[Note 31: Cette idée nous paraît très belle en réalité, parce que
nous sentons l'utilité spirituelle dont elle va être à Ruskin et que
les «amis» ne sont ici que des signes, et qu'à travers ces amis qu'on
ne peut choisir, nous sentons déjà près d'apparaître les amis qu'on
peut choisir, ceux qui sont le personnage principal de cette
conférence: les livres, qui, comme l'actrice en renom, l'étoile qui ne
paraît pas au Ier acte, n'ont pas encore fait leur entrée. Et dans ce
raisonnement spécieux et pourtant juste, il est permis de reconnaître,
conduit du reste si naturellement par ce disciple et ce frère de Platon
qu'était Ruskin, comme un raisonnement platonicien. «Mais encore,
Critias, tu ne peux choisir tes amis comme il te plaît, etc». Mais
ici, comme du reste très souvent chez les Grecs qui ont dit toutes les
choses vraies, mais n'ont pas cherché les vrais chemins plus cachés
qui y mènent, la comparaison n'est pas probante. Car on peut avoir
telle situation dans la vie qui permette de _choisir les amis qu'on
veut_ (situation dans la vie à laquelle il faut naturellement que
l'intelligence et le charme soient joints, sans cela les gens que l'on
pourrait même choisir, on ne pourrait les avoir au sens exact du mot
pour _amis_). Mais enfin ces choses-là _peuvent_ se trouver réunies;
je ne dis pas qu'elles le soient fréquemment, mais il suffit que j'en
puisse trouver auprès de moi quelques exemples. Or, même pour ces
êtres privilégiés, les amis qu'ils pourront choisir comme ils le
voudront ne sauront en aucune façon tenir lieu des livres (ce qui
prouve bien que les livres ne sont pas seulement des amis qu'on peut
choisir aussi sages que l'on veut) parce qu'en réalité ce qui diffère
essentiellement entre un livre et une personne ce n'est pas la plus ou
moins grande sagesse qu'il y a dans l'une ou dans l'autre, mais la
manière dont nous communiquons avec eux. Notre mode de communication
avec les personnes implique une déperdition des forces actives de
l'âme que concentrent et exaltent au contraire ce merveilleux miracle
de la lecture qui est la communication au sein de la solitude. Quand on
lit, on reçoit une autre pensée, et cependant on est seul, on est en
plein travail de pensée, en pleine aspiration, en pleine activité
personnelle: on reçoit les idées d'un autre, en esprit, c'est-à-dire
en vérité, on peut donc s'unir à elles, on est cet autre et pourtant
on ne fait que développer son moi avec plus de variété que si on
pensait seul, on est poussé par autrui sur ses propres voies. Dans la
conversation, même en laissant de côté les influences morales,
sociales, etc., que crée la présence de l'interlocuteur, la
communication a lieu par l'intermédiaire des sons, le choc spirituel
est affaibli, l'inspiration, la pensée profonde, impossible, Bien plus
la pensée, en devenant pensée parlée, se fausse, comme le prouve
l'infériorité d'écrivain de ceux qui se complaisent et excellent trop
dans la conversation. (Malgré les illustres exceptions que l'on peut
citer, malgré le témoignage d'un Emerson lui-même, qui lui attribue
une véritable vertu inspiratrice, on peut dire qu'en général la
conversation nous met sur le chemin des expressions brillantes ou de
purs raisonnements, presque jamais d'une impression profonde.) Donc la
gracieuse raison donnée par Ruskin l'impossibilité de choisir ses
amis, la possibilité de choisir ses livres n'est pas la vraie. Ce
n'est qu'une raison contingente, la vraie raison est une différence
essentielle entre les deux modes de communication. Encore une fois le
champ ou choisir ses amis peut ne pas être restreint. Il est vrai que,
dans ces cas-là, il est cependant restreint aux vivants. Mais si tous
les morts étaient vivants ils ne pourraient causer avec nous que de la
même manière que font les vivants. Et une conversation avec Platon
serait encore une conversation, c'est-à-dire un exercice infiniment
plus superficiel que la lecture, la valeur des choses écoutées ou lues
étant de moindre importance que l'état spirituel qu'elles peuvent
créer en nous et qui ne peut être profond que dans la solitude ou dans
cette solitude peuplée qu'est la lecture. (Note du traducteur.)]
[Note 32: Naturellement cette distinction subsiste dans la théorie que
nous esquissions tout à l'heure. Un homme ne peut nous inspirer que si
nous l'entendons dans la solitude, c'est-à-dire si nous le lisons, mais
encore faut-il qu'il ait été lui-même inspiré. La solitude nous
permet seulement de nous mettre dans l'état où lui-même se trouvait,
état qui ne pouvait se produire si le livre était un livre parlé; on
ne peut pas plus lire qu'écrire en parlant. En relisant cette phrase de
Ruskin: «un livre est une chose non parlée, mais écrite,» je sens
que je l'ai moins contredit que je ne croyais le faire. Mais il reste en
tous cas que si le livre est une chose non parlée mais écrite, c'est
aussi une chose lue et non écoutée dans une conversation, et qui ne
peut en conséquence être assimilée à un ami. Si Ruskin ne l'a pas
dit, c'est que c'est un des aspects originaux de son génie d'unir à
l'insistance qui approfondit d'un Carlyle, la simplicité sereine et
enveloppée (et non inquiète et développée), le sourire, le côté
«esthétique» des Grecs. Il n'a pas essayé d'analyser l'état d'âme
original du «lecteur». (Note du traducteur.)]
[Note 33: Perpétuer est là pour la symétrie. Mais, en réalité, ce
n'est plus la même voix qui s'agit de perpétuer. Si c'était
simplement le même genre de voix,--rien que des paroles
«parlées»,--les perpétuer serait aussi frivole que les transmettre
ou les multiplier. (Note du traducteur.)]
[Note 34: Je ne connaissais pas ce passage des Trésors des Rois quand
j'écrivais dans la Préface de la Bible d'Amiens: «Ruskin fut un de
ces hommes.... avertis de la présence auprès d'eux d'une réalité
éternelle, instinctivement perçue par l'inspiration,... à laquelle
ils consacrent pour lui donner quelque valeur leur vie éphémère. De
tels hommes, attentifs et anxieux devant l'univers à déchiffrer, sont
avertis _des parties de la réalité_ sur lesquelles leurs dons
spéciaux leur départissent une lumière particulière, par une sorte
de démon qui les guide, etc. Le don spécial pour Ruskin, etc. Le
poète étant pour Ruskin... une sorte de scribe écrivant sous la
dictée de la nature une partie plus ou moins importante de son secret,
le premier devoir de l'artiste est de ne rien ajouter de son crû au
message divin.» Or ce passage des Trésors des Rois vérifie en quelque
sorte ce que je disais alors de Ruskin; puisque pour regarder sa pensée
(on ne peut voir qu'avec quelque chose d'analogue à ce qui est
regardé, si la lumière n'était pas dans l'œil, a dit Gœthe, l'œil
ne verrait pas la lumière, le monde pour tomber sous la pensée du
savant doit être de la pensée) je m'étais trouvé prendre une idée
si analogue à une idée de lui, un verre si pur que pénétrerait
aisément sa lumière; puisque entre ma contemplation et sa pensée
j'avais introduit si peu de matière étrangère, opaque et
réfractaire. (Note du traducteur.)]
[Note 35: Saint Jacques, IV, 14: «Car qu'est-ce que votre vie, ce
n'est qu'une vapeur qui paraît pour peu de temps et qui s'évanouit
ensuite.» Comparez avec deux belles adaptations du même verset, 1°
dans les Sept Lampes de l'Architecture: «Et puisque notre vie, à
mettre les choses au mieux, ne doit être qu'une vapeur qui paraît pour
peu de temps et s'évanouit ensuite, qu'elle apparaisse au moins comme
un nuage dans les hauteurs du ciel, non comme l'obscurité qui
s'épaissit au-dessus de la fournaise et des révolutions de la roue.»
(Lampe de Vie, fin); 2° dans la 3e conférence de Sésame («The
mystery of life and its arts»): «Si, autrefois, le peu d'influence que
j'avais était dû en partie à l'enthousiasme avec lequel je pouvais
contempler les nuages du ciel et leurs couleurs, aujourd'hui cette
influence je ne veux plus la devoir qu'au sérieux avec lequel je serai
capable de dessiner la forme et de rendre la beauté de cette autre
espèce de brillant nuage dont il a été écrit: «Qu'est-ce que votre
vie: ce n'est qu'une vapeur qui paraît pour peu de temps, puis
s'évanouit» (§ 96). (Note du traducteur.)]
[Note 36: Notez soigneusement cette phrase et comparez avec The queen of
the air, § 106. (Note de l'auteur.)
Voici le passage auquel renvoie Ruskin:
«Nous voici loin de l'architecture d'Abbeville. J'ai émis ici deux
assertions; la première donnait comme base à l'art la nature morale;
la seconde, à la nature morale, la guerre. Je dois maintenant rendre
plus claires--et prouver--ces deux affirmations. D'abord, en ce qui
concerne la nature morale considérée comme la base de l'art. Sans
doute le don artistique et la bonté du caractère sont deux choses
distinctes; un homme bon n'est pas nécessairement un peintre, et une
vision de coloriste n'implique pas de valeur morale. Mais le grand art
implique l'union de ces deux pouvoirs: il n'est que l'expression, par un
tempérament doué, d'une âme pure. S'il n'y a pas de don, il n'y a pas
d'art du tout, et s'il n'y a pas d'âme--bien plus, pas d'âme
droite--l'art est inférieur, fût-il habile.» Le contraire de cette
assertion (un contraire qui finirait peut-être par se rencontrer avec
elle, si on prolongeait les deux pensées non pas jusqu'à l'infini,
mais jusqu'à une certaine hauteur) a été exprimé avec beaucoup de
grâce par Whistler dans son Ten o'clock.--Se rappeler aussi le passage
des Stones of Venice sur une archivolte de Saint-Marc dessinée par un
artiste inconnu: «J'ai foi que l'homme qui a dessiné cette archivolte
et s'en est enchanté a vécu heureux, sage et _saint_.»]
[Note 37: Cette façon singulière d'user du pronom est très fréquente
chez Ruskin. Ex.: _Bible d'Amiens_ (IV, 23): «Ceux-ci sont les deux
seuls tombeaux de bronze de ses grands hommes qui subsistent en
France.» De même dans le sous-titre de la _Bible d'Amiens_:
«Esquisses de l'histoire de la Chrétienté pour les garçons et les
filles qui ont été tenus sur ses fonts baptismaux.» Dans la Couronne
d'Olivier Sauvage: «Ces chasses qui réalisent dans la personne de
_ses_ pauvres ce que leur maître,» etc., etc. (Note du traducteur.)]
[Note 38: C'est en obéissant à une pensée de ce genre que le père de
Stuart Mill lui fit commencer le grec à trois ans, et lire avant l'âge
de huit ans tout Hérodote, la Cyropédie et les Mémorables, les Vies
de Diogène Laerce, une partie de Lucien, Isocrate et six dialogues de
Platon, dont le Théétête. «Il me mit ainsi, dit Stuart Mill, en
avance d'un quart de siècle sur mes contemporains.» À cette manière
de concevoir la vie on peut opposer le bel Essai de Taine, où il montre
que ce sont les heures de flânerie qui sont les plus fécondes pour
l'esprit. Et en allant jusqu'à l'autre excès on peut trouver charmant
et même poétique, sinon profitable pour l'esprit (qui sait,
d'ailleurs, s'il ne pourrait pas l'être), le genre de vie si bien
décrit par George Eliot dans une page d'Adam Bede. «Même l'oisiveté
est active maintenant, curieuse du musées, de littérature périodique,
même des théories scientifiques avec aide du microscope. Le vieux
Loisir était un personnage tout différent; il ne lisait qu'une
innocente gazette privée d'articles de fond... Il vivait principalement
à la campagne, au milieu d'agréables résidences de famille. Il aimait
à flâner au parfum de l'abricotier, à s'étendre sous les ombrages.
Il ne connaissait rien des assemblées religieuses de la semaine et n'en
pensait pas plus mal du sermon du dimanche qui le laissait dormir depuis
le texte jusqu'à la bénédiction... Il avait une conscience facile...
pouvant supporter une forte quantité de bière ou de porto; les doutes,
les scrupules et les aspirations ne l'avaient pas rendu délicat... Bon
vieux Loisir, ne soyez point sévère pour lui, etc.» (Adam Bede,
traduction d'Albert Durade, tome II, pages 340 et 341.) (Note du
traducteur.)]
[Note 39: Pascal dit: «Quelle vanité que la peinture qui attire
l'admiration par la ressemblance des choses dont on n'admire pas les
originaux!» Ne pourrait-on pas dire ici (et plus justement encore un
peu plus bas, § 15 à la métaphore: « Il est versé dans l'armorial
des mots, il connaît les mots de vieille race, les alliances qu'ils ont
contractées, ceux qui sont reçus, etc.»): Quelle vanité que la
métaphore quand elle attire l'admiration par la ressemblance des choses
dont on n'admire pas les originaux.» «Quelle vanité que la métaphore
quand elle donne de la dignité à l'idée précisément à l'aide des
fausses grandeurs dont nous nions la dignité.» Ruskin dit:
«Voulez-vous aller bavarder avec votre femme de chambre ou votre
garçon d'écurie quand vous pouvez vous entretenir avec des rois et des
reines.» Mais en réalité, et si cela n'était pas une métaphore,
Ruskin ne trouverait pas du tout qu'il vaut mieux causer avec un roi
qu'avec une servante(_a_). Ainsi les mots rois, noblesse, pour ne citer
que ceux qui se rapportent exactement au passage en question, sont
employés, par des écrivains qui savent le néant de ces choses, pour
donner une idée plus de grandeur (grandeur que ces choses ne peuvent
pourtant pas donner puisqu'elles ne la possèdent pas en réalité). Je
trouve dans Mæterlinck (l'Évolution du Mystère, dans le Temple
Enseveli) une remarque du même genre que la mienne (avec la profondeur
et la beauté en plus, cela va sans dire): «Demandons-nous, dit-il, si
l'heure n'est pas venue de faire une révision sérieuse des beautés,
des images, des symboles, des sentiments, dont nous usons encore pour
amplifier le spectacle du monde. Il est certain que la plupart d'entre
eux n'ont plus que des rapports précaires avec les pensées de notre
existence réelle, et s'ils nous retiennent encore c'est plutôt à
titre de souvenirs innocents et gracieux d'un passé plus crédule et
plus proche de l'enfance de l'homme. (Or) il n'est pas indifférent de
vivre au milieu d'images fausses, alors même que nous savons qu'elles
sont fausses. Les images trompeuses finissent par prendre la place des
idées justes qu'elles représentent, etc.». À merveille, mais
maintenant ouvrons au hasard n'importe lequel des derniers volumes de
Mæterlinck (je dis des derniers, car pour la première partie de son
œuvre il reconnaît volontiers qu'il y a sacrifié à un idéal de
beauté périmé) et nous avançons au milieu de «Reines irritées, de
Princesses endormies» (je cite de mémoire et peut-être inexactement),
de «Nymphes captives», de «Rois déchus», de «seul Prince
authentique dont la noblesse remonte à celle des Dieux mêmes».--En
réalité pourtant Mæterlinck ne mérite pas en cela les mêmes
reproches que Ruskin. Car ces métaphores cherchent plutôt à
caractériser une beauté qu'à lui fournir des titres qui imposent à
notre imagination. Quand Ruskin dit du Lys que c'est «la fleur même de
l'Annonciation» il n'a rien dit qui nous fasse mieux sentir la beauté
du Lys, il veut seulement nous le faire révérer. Quand Mæterlinck
dit: «Cependant, dans une touffe de rayons, le grand Lys blanc, vieux
seigneur des jardins, le seul prince authentique parmi toute la roture
sortie du potager... calice invariable aux six pétales d'argent, dont
la noblesse remonte à celle des Dieux mêmes, le Lys immémorial dresse
son sceptre antique, inviolé, auguste, qui crée autour de lui une
zône de chasteté, de silence, de lumière», il consacre au lys les
phrases les plus splendides sans doute que depuis l'Évangile il ait
inspirées, les plus réellement belles, empreintes de la réalité la
plus vivante, la plus observée, la plus approfondie. Toutes les
beautés les plus singulières du Lys sont ici à jamais dégagées du
plaisir confus que donne sa vue. Sans doute la noblesse du Lys y figure
(comme dans notre esprit d'ailleurs quand nous le voyons, historique,
mystique, héraldique, au milieu du potager), mais «dans une touffe de
rayons» au milieu des autres fleurs, en pleine réalité. Et les images
les plus nobles, celle du sceptre, par exemple, sont tirées de ce qu'il
y a de plus caractéristique dans sa forme. Pourtant (car on pourrait à
l'infini suivre ces deux esprits dans leurs coïncidences, leurs
diversions, leurs entrecroisements) le nom de Mæterlinck venait
nécessairement ici et c'est en somme sur son nom que devrait être
prêché le sermon que ces pages de Ruskin inspirent. Si, dans le
passage de _Fleurs démodées_ que j'ai cité sur le Lys, il s'écarte
de Ruskin après l'avoir rencontré (page sur le Lys de _The Queen of
air_ que j'ai citée page 285 de la traduction de la Bible d'Amiens),
voilà qu'à dix lignes de distance je les retrouve assez près l'un de
l'autre pour qu'on sente le perpétuel côtoiement (ignoré de
Mæterlinck est-il besoin de le dire, et sans que son originalité
absolue en doive éprouver la plus légère diminution). Quelques pages
plus haut, dans _les Fleurs démodées_: «Considérez aussi tout ce qui
manquerait à la voix de la félicité humaine... si depuis des siècles
les fleurs n'avaient alimenté la langue que nous parlons... Tout le
vocabulaire, toutes les impressions de l'amour sont imprégnées de leur
haleine, etc.». Dans un sentiment d'ailleurs tout différent (et à mon
avis bien moins rare et bien moins pur), Ruskin dit, _dans la même
phrase_ que celle à laquelle je faisais allusion: «Considérez ce que
chacune de ces fleurs (les Drosidæ) a été pour l'esprit de l'homme,
d'abord dans leur noblesse, etc., etc., si bien qu'il est impossible de
mesurer leur influence pour le bien, au moyen-âge, etc.». Mais puisque
nous voici revenus à Ruskin ne le quittons plus, ou plutôt demandons
à l'œuvre, sinon à la doctrine de M. Mæterlinck, une justification
de cet irrationnel que nous relevions chez Ruskin, à propos de sa
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