Sésame et les lys: des trésors des rois, des jardins des reines - 06

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de compte, le Dieu du Ciel et de la terre aime les gens actifs, modestes
et bons, et déteste les paresseux, les querelleurs, les orgueilleux,
les avares et les cruels; sur ces faits généraux vous êtes tenus de
n'avoir qu'_une_ opinion, et celle-là très forte. Pour le reste,
concernant religions, gouvernements, sciences, arts, vous trouverez en
général que vous ne pouvez _savoir_ RIEN, rien juger; que le mieux que
vous puissiez faire, quand même vous seriez une personne instruite, est
de garder le silence, de vous efforcer d'être plus éclairé chaque
jour, de comprendre un petit peu plus des pensées des autres, et dès
que vous essayerez de le faire honnêtement vous découvrirez que les
pensées, même des plus sages, ne sont guère plus que des questions
bien posées. Mettre un point difficile en lumière et vous exposer les
raisons qu'il y a de _ne pas_ avoir d'opinion, c'est tout ce que,
généralement, ils peuvent faire pour vous; et tant mieux pour eux et
pour nous si en fait ils sont capables de «mêler de la musique à nos
pensées et de nous attrister de doutes célestes[79]». L'auteur dont
je vous ai lu un passage n'est pas parmi les plus grands ou les plus
sages. Il voit clairement aussi loin qu'il voit, et par conséquent il
est facile de découvrir tout ce qu'il veut dire; mais avec de plus
grands hommes vous ne pouvez pas aller au fond de leur pensée; ils ne
la mesurent pas complètement eux-mêmes: elle est si vaste! Supposez
que je vous aie demandé par exemple de chercher quelle est la pensée
de Shakespeare au lieu de celle de Milton, sur cette question de
l'autorité de l'Église? ou celle de Dante? Est-ce qu'aucun de vous en
ce moment a la moindre idée de ce que l'un ou l'autre pensait
là-dessus? Avez-vous jamais mis en regard la scène des Évêques dans
Richard III et le caractère de Cranmer[80]? Le portrait de saint
François et de saint Dominique, et le portrait de celui que Virgile
contemplait avec étonnement: «Disteso, tanto vilmente, nell'eterno
esilio»[81], ou de celui auprès duquel se tenait Dante, «Come'l
frate--che confessa lo perfido assassin»[82]? Shakespeare et Alighieri
connaissaient les hommes mieux que la plupart de nous, je présume. Ils
vécurent tous deux au plus fort de la lutte entre les pouvoirs temporel
et spirituel, ils avaient une opinion là-dessus, nous pouvons le
penser. Mais où se trouve-t-elle? Produisez-la devant la Cour. Énoncez
sous forme de propositions la croyance de Shakespeare ou de Dante et
envoyez-la juger près les Cours Ecclésiastiques.
26. Vous ne serez pas capable, je vous le répète, avant bien et bien
des jours, d'arriver à la pensée véritable, à l'enseignement donné
par ces grands hommes, mais en les étudiant un tant soit peu de façon
honnête, vous vous rendrez capable d'apercevoir que ce que vous avez
pris pour votre propre «jugement» était un simple préjugé apporté
par le hasard, et les algues flottantes, inertes et mêlées, d'une
pensée à la dérive; bien plus, vous verrez que l'esprit de la plupart
des hommes n'est en réalité guère mieux qu'une lande de bruyères
sauvage, négligée et rebelle, en partie stérile, en partie recouverte
des broussailles malfaisantes et des herbes vénéneuses, semées par le
vent, d'une croyance perverse; que la première chose que vous ayez à
faire pour eux et pour vous-même est de mettre promptement et
dédaigneusement le feu à ceci; de réduire toute la jungle en de
salutaires amas de cendres, puis alors de labourer et de semer. Tout le
vrai travail littéraire qui s'étend devant vous pour la vie doit
commencer par l'obéissance à cet ordre: «défrichez votre champ et
_ne semez pas parmi les épines_[83].»
27.[84] Ayant ainsi écouté les grands maîtres de façon à ce que
vous puissiez entrer dans leur pensée, vous avez à monter plus haut
encore, vous avez à entrer dans leur cœur. De même que vous allez à
eux d'abord pour avoir une vision claire, de même vous devez demeurer
avec eux afin que vous puissiez partager à la fin leur juste et
puissante passion. Passion ou «sensation». Je ne suis pas effrayé du
mot, encore moins de la chose[85]. Vous avez entendu beaucoup de
clameurs entre les sensations, récemment; mais, je puis vous le dire,
ce n'est pas moins de sensations qu'il nous faut, mais plus. La
différence anoblissante entre un homme et un autre, entre un animal et
un autre, consiste précisément en ceci que l'un sent plus que l'autre.
Si nous étions des éponges, peut-être n'acquerrions nous pas
facilement de sensations; si nous étions des vers de terre exposés à
chaque instant à être coupés en deux par la bêche, peut-être que
trop de sensations ne nous serait pas bon. Mais étant des créatures
humaines, cela est une bonne chose pour nous, bien plus, nous ne sommes
des créatures humaines qu'autant que nous sommes sensitifs et notre
dignité[86] est précisément en proportions de notre Passion[87].
28. Vous savez que j'ai dit de cette grande et pure société des Morts
qu'elle ne permettrait à «aucune personne vaine ou vulgaire d'entrer
là». Que pensez-vous que j'aie voulu dire par une personne vulgaire?
Qu'attendez-vous vous-mêmes par vulgarité? Voilà une question sur
laquelle vous trouverez profit à réfléchir; disons seulement pour
l'instant que l'essence de la vulgarité réside dans l'absence de
sensations. La simple et innocente vulgarité est simplement la rudesse
inéduquée et incorrigée du corps et de l'esprit; mais, dans la vraie
vulgarité innée, il y a un terrible endurcissement, qui à son point
extrême devient capable de toute espèce d'habitudes bestiales et de
crime, sans crainte, sans plaisir, sans horreur, et sans pitié[88].
C'est par la main rude et le cœur mort, par l'habitude malsaine, par la
conscience endurcie, que les hommes deviennent vulgaires. Ils sont pour
toujours vulgaires précisément dans la proportion où ils sont
incapables de sympathie, de vive compréhension, de tout ce qui, en
pressant le sens et en allant jusqu'au fond d'un terme banal mais exact,
peut s'appeler le «tact», ou le «sens du toucher», du corps et de
l'âme; ce tact que le Mimosa possède entre tous les arbustes, que la
femme pure possède par-dessus toutes les créatures, l'affinement et la
plénitude de la sensation qui va plus loin que la raison, guide et
sanctificateur de la raison elle-même. La Raison ne peut que
déterminer ce qui est vrai, c'est la passion donnée par Dieu à
l'humanité qui seule peut reconnaître ce que Dieu a fait de bon.
29. Nous recherchons donc cette grande assemblée des morts, non pas
seulement pour apprendre d'eux ce qui est vrai, mais surtout pour sentir
avec eux ce qui est juste. Maintenant, pour sentir avec eux nous devons
être pareils à eux, et aucun de nous ne peut devenir cela sans peine.
Comme la vraie connaissance est une connaissance disciplinée et
éprouvée, non la première pensée qui nous vient, de même la vraie
passion est une passion disciplinée et éprouvée--non la première
passion qui vient. Les premières qui viennent sont les vaines, les
fausses, les trompeuses; si vous leur cédez, elles vous entraînent
capricieusement et loin, en poursuites vaines, en enthousiasmes creux,
jusqu'à ce qu'il ne vous reste ni vrai but ni vraie passion. Non
qu'aucun des sentiments que peut éprouver l'humanité soit mauvais en
lui-même, il est mauvais seulement quand il est indiscipliné. Sa
noblesse réside dans sa force et sa justice; il est mauvais quand il
est faible et ressenti pour une cause chétive. Il y a une admiration
médiocre, comme celle de l'enfant qui voit un jongleur lancer des
balles d'or, et ceci est bas si vous voulez. Mais croyez-vous que
l'admiration soit sans noblesse ou la sensation moindre, avec laquelle
chaque âme humaine est appelée à suivre les balles d'or du ciel
lancées à travers la nuit par la Main qui les fit? Il y a une
curiosité médiocre, comme est celle d'un enfant ouvrant une porte
défendue, ou d'un domestique fouillant dans les affaires de son
maître; et une noble curiosité explorant au prix des dangers la source
du grand fleuve au delà du sable--la place du grand continent au delà
de la mer; une plus noble curiosité encore qui explore la source du
fleuve de la vie, et l'étendue du continent du Ciel--les choses
«jusqu'au fond desquelles les anges désirent voir[89]». De même
l'intérêt est sans noblesse qui vous rive aux péripéties et à
l'intrigue de quelque conte futile; mais pensez-vous que l'anxiété
soit moindre, ou plus grande, avec laquelle vous observez ou devriez
observer comment se comportent le Sort et la Destinée avec la vie d'une
nation agonisante? Hélas! c'est l'étroitesse, l'égoïsme, la
petitesse de votre sensation que vous avez à déplorer en Angleterre
aujourd'hui; sensation qui se dépense en bouquets et en discours; en
divertissements et en parties fines, en combats simulés et en gais
spectacles de marionnettes, pendant que vous pourriez tourner les yeux
et voir de nobles nations massacrées, homme par homme, sans un secours
ni une larme[90].
30. J'ai dit «petitesse» et «égoïsme» de sensation, mais il eût
suffi de dire «injustice» ou «injustesse» de sensation. Car si rien
ne peut mieux distinguer un gentleman d'un homme vulgaire, rien ne peut
mieux distinguer une nation noble (il y a eu de telles nations) d'une
foule, que ceci: à savoir que ses sentiments sont constants et
réglés, résultant d'une contemplation exacte et d'une réflexion
impartiale. Vous pouvez persuader une foule de n'importe quoi; ses
sentiments peuvent être, sont généralement, dans l'ensemble,
généreux et droits, mais elle ne leur offre aucune base et n'en est
pas maîtresse; vous pouvez l'amener en la taquinant ou en la flattant
à n'importe lequel d'entre eux, à votre gré; elle pense par
contagion, généralement, attrapant une opinion comme un rhume, et il
n'y a rien de si petit qui ne la fasse rugir quand l'accès a lieu; rien
de si grand qu'elle n'oublie en une heure quand l'accès est passé.
Mais les passions d'un gentleman ou d'une nation noble sont réglées,
mesurées et continues. Une grande nation, par exemple, ne dépense pas
toutes ses facultés nationales pendant une couple de mois à peser les
témoignages d'un malfaiteur isolé (ayant accompli un meurtre
isolé)[91] et, pendant, une couple d'années, ne voit pas ses propres
enfants se massacrer les uns les autres par mille ou par dix mille
chaque jour, en considérant seulement quel en sera vraisemblablement
l'effet sur le prix du coton, et sans se soucier en aucune façon de
savoir de quel côté de la bataille est le droit[92]. Une grande nation
n'envoie pas non plus ses petits garçons pauvres en prison pour avoir
volé six noix quand elle permet à ses banqueroutiers de voler avec
grâce leurs centaines de mille livres, et à ses banquiers, riches des
épargnes des pauvres gens, de suspendre leurs paiements «par la force
de circonstances auxquelles ils ne peuvent commander», non sans
ajouter: «avec votre agrément»; et quand elle permet que de grandes
terres soient achetées par des hommes qui ont gagné leur argent en
parcourant en tous sens les mers de Chine sur des vapeurs de guerre,
vendant de l'opium à la bouche du canon[93] et changeant au bénéfice
d'une nation étrangère la demande ordinaire du voleur de grand chemin:
«Votre argent ou votre vie» en celle de: «Votre argent _et_ votre
vie!» Une grande nation ne permet pas non plus que les vies de ses
pauvres qui n'ont rien fait de mal leur soient enlevées, brûlées par
la fièvre des brouillards ou pourries par la peste des fumiers, pour
l'amour d'une rente supplémentaire de six pences par semaine à servir
à leurs propriétaires[94]; ni qu'on discute alors, avec d'hypocrites
larmes et de diaboliques sympathies, si elle ne devrait pas préserver
pieusement et nourrir tendrement les vies de leurs meurtriers. Et encore
une grande nation, ayant décidé que pendre est le procédé le plus
salutaire pour ses homicides en général, peut toutefois distinguer
avec pitié entre les degrés de culpabilité dans l'homicide, et
n'aboie pas[95] comme une meute de louveteaux transis et mordus par le
froid sur le sillage de sang d'un malheureux garçon fou ou d'un Othello
balourd à cheveux gris «embarrassé à l'extrême» au moment même ou
elle envoie un ministre de la Couronne[96] adresser des speeches
courtois à un homme qui est en train de passer à la baïonnette des
jeunes filles sous les yeux de leur père, et de tuer de sang-froid de
nobles jeunes gens plus rapidement qu'un boucher de campagne ne tue les
agneaux au printemps. Et finalement une grande nation ne se moque pas du
Ciel et de ses Puissances, en affectant la croyance en une révélation
qui déclare que l'amour de l'argent est la source de tout mal[97], et
en proclamant en même temps qu'elle n'est mue et ne veut être mue dans
tous ses actes importants et décisions nationales par aucun autre
amour.
31. Mes amis, je ne sais pas pourquoi aucun de nous parlerait sur la
lecture. Nous avons besoin d'une discipline plus serrée que celle de la
lecture; en tous cas soyez certain que nous ne pouvons pas lire. Aucune
lecture n'est possible pour un peuple dont l'esprit est dans cet état.
Il n'y a pas une ligne d'un grand écrivain qui lui soit intelligible.
Il est simplement et rigoureusement impossible à un public anglais, en
ce moment, de comprendre un livre ou il y ait quelque pensée tant il
est devenu incapable de penser lui-même dans la folie de sa rapacité.
Heureusement votre maladie n'est pas jusqu'à présent beaucoup plus
grave que cette incapacité de penser; elle n'est pas la corruption de
la nature intérieure, nous résonnons encore juste quand quelque chose
vient nous frapper au plus intime de nous-mêmes; et quoique l'idée que
chaque chose doit «rapporter» ait infecté si profondément le but de
toutes nos actions, que même si nous voulions jouer au bon
Samaritain[98] nous ne sortirions jamais nos deux pences pour les donner
à l'hôte sans dire: «Quand je reviendrai tu me donneras quatre
pence», il'y a encore quelque capacité de nobles passions restée au
plus profond de notre cœur. Elle se montre dans notre travail, dans
notre guerre, et jusque dans les excès de ces affections domestiques
qui nous mettent en fureur pour une légère injustice privée, alors
que nous supportons poliment une énorme injustice publique; nous
travaillons encore jusqu'à la dernière heure du jour bien qu'à la
patience du laboureur nous ajoutions la frénésie du joueur, nous
sommes encore braves jusqu'à la mort, bien qu'incapables de discerner
ce qui vaut la peine de se battre, nous sommes encore fidèles dans
notre affection pour notre propre chair, jusqu'à la mort, comme sont
les monstres marins et les aigles des rochers. Et il reste de l'espoir
à une nation tant que ces choses peuvent être dites d'elle. Aussi
longtemps qu'elle tient sa vie dans sa main, prête à la donner pour
son honneur (bien qu'honneur insensé), pour son amour (bien qu'amour
égoïste) et pour ses affaires (bien qu'affaires viles), il y a de
l'espoir pour elle, mais de l'espoir seulement, car cette vertu
instinctive, insouciante, ne peut pas durer. Aucune nation ne peut durer
qui a fait d'elle-même une simple foule, quoique restée généreuse de
cœur. Il faut qu'elle commande à ses passions et les dirige, ou ce
sont elles qui lui commanderont, un jour, avec des _fouets de
scorpions_[99]. Par-dessus tout, une nation ne peut pas durer si elle
n'est qu'une foule qui ne s'occupe que d'argent, elle ne peut pas, sans
être punie, elle ne peut pas, sans cesser d'être, continuer à
mépriser la littérature, à mépriser la science, à mépriser l'art,
à mépriser la nature, à mépriser la compassion, et à concentrer son
âme sur les Pence. Croyez-vous que ce soient là des paroles dures ou
irréfléchies? Ayez seulement encore un peu de patience et je vous
prouverai leur vérité point par point.
32. Je dis d'abord que nous avons méprisé la littérature. En quoi,
comme nation, avons-nous souci des livres? Combien croyez-vous que nous
tous réunis nous dépensions pour nos bibliothèques publiques ou
privées, comparativement à ce que nous dépensons pour nos
chevaux[100]? Si un homme fait des prodigalités pour sa bibliothèque,
vous le traiterez de fou, de bibliomane; mais vous n'appelez jamais
personne hippomane, bien que des hommes se ruinent chaque jour pour
leurs chevaux et que vous n'entendiez jamais parler de gens qui se
ruinent pour leurs livres. Ou pour descendre plus bas encore, combien
croyez-vous que le contenu des bibliothèques du Royaume Uni, publiques
et privées, rapporterait, relativement à ses caves? Quel rang
occuperait sa dépense pour la littérature comparée à sa dépense
pour une alimentation luxueuse? Nous parlons de la nourriture de
l'esprit comme de celle du corps; or, un bon livre contient une telle
nourriture, inépuisablement; c'est une provision pour la vie, et pour
la meilleure partie de nous-mêmes. Eh bien, combien de temps la plupart
des gens resteront-ils devant le meilleur livre avant de se décider à
en donner le prix d'un beau turbot! Sans doute, il y a eu des hommes qui
ont serré leur ventre et laissé leur dos à découvert pour pouvoir
acheter un livre, à qui leur bibliothèque coûta, je pense, en fin de
compte, moins cher que ne reviennent la plupart des dîners. Peu de nous
sont soumis à cette épreuve, et c'est tant pis[101], car une chose
précieuse nous l'est d'autant plus qu'elle a été acquise au prix du
travail et de l'économie et si les bibliothèques publiques étaient
moitié aussi coûteuses que les banquets officiels, ou si les livres
coûtaient la dixième partie de ce que coûtent les bracelets, même
des hommes et des femmes frivoles pourraient quelquefois soupçonner
qu'il peut y avoir autant d'utilité à lire qu'à grignoter et à
briller. Tandis que précisément le bon marché de la littérature fait
oublier même aux gens sages, que si un livre vaut d'être lu il vaut
d'être acheter. Un livre ne vaut quelque chose que s'il vaut beaucoup
et n'est profitable qu'une fois qu'il a été lu, et relu, et aimé, et
aimé encore, et marqué de telle façon que vous puissiez vous
référer au passage dont vous avez besoin comme un soldat peut prendre
l'arme qu'il lui faut dans son arsenal ou comme une maîtresse de maison
sort de sa réserve l'épice dont elle a besoin. Le pain de farine est
bon, mais il y a du pain doux comme du miel, si vous vouliez y goûter,
dans un bon livre; il faut que la famille soit en réalité bien pauvre
qui ne peut, une fois dans sa vie, payer pour des pains si
multipliables[102] la note de leur boulanger[103]. Nous nous appelons
une nation riche et nous sommes assez sordides et insensés pour
feuilleter les uns après les autres un même livre sale de cabinet de
lecture!
33. Je dis que nous avons méprisé la science. «Quoi!» vous
écriez-vous, «ne marchons-nous pas en avant dans toutes les
découvertes[104]; est-ce que le monde entier n'est pas étourdi par
l'ingéniosité ou la folie de nos inventions?» Oui, mais croyez-vous
que ce soit là une œuvre nationale? L'œuvre se fait entièrement
malgré la nation, grâce à des initiatives, à des ressources
individuelles. Nous sommes assez contents, en effet, de faire notre
profit de la science; nous happons n'importe quoi, en fait d'os
scientifique après lequel il y a de la viande, avec assez d'avidité;
mais si l'homme scientifique s'adresse à _nous_ pour avoir un os ou une
croûte, ceci est une autre affaire. Qu'avons-nous fait, comme nation,
pour la science? Nous sommes forcés pour la sûreté de nos vaisseaux
de savoir quelle heure il est, et à cause de cela nous payons pour un
observatoire; et nous permettons, sous les espèces de notre parlement,
qu'on nous tourmente annuellement pour faire avec négligence quelque
chose pour le British Museum que nous supposons avec assez de mauvaise
humeur un endroit destiné à conserver des oiseaux empaillés pour
amuser nos enfants.
Si un particulier s'achète un télescope et découvre une nouvelle
nébuleuse, vous poussez autant de cris pour cette découverte que si
c'était vous qui l'aviez faite; si, dans la proportion de un ou dix
mille, un de nos hobereaux chasseurs s'avise un beau jour que la terre
doit être quelque chose d'autre que le lot des renards[105], et y
creuse lui-même son terrier et nous fait savoir où gît l'or, et où
le charbon, vous comprenez qu'il y a en ceci quelque utilité; mais cet
accident d'un homme découvrant comment il peut s'employer lui-même
utilement est-il le moins du monde à votre honneur? (Qu'aucune telle
découverte n'ait été faite par ses frères hobereaux est peut-être
à votre déshonneur si vous voulez y songer.)
Mais si ces généralités vous laissent sceptiques, il y a un fait à
méditer pour vous tous, illustratif de votre amour de la science. Il y
a deux ans, une collection de fossiles de Solenhofen était à vendre en
Bavière; la plus belle qui existât, contenant de nombreux spécimens
d'une beauté unique, dont l'un unique en outre comme exemple d'espèce
(un règne entier de créatures vivantes était révélé par ce
fossile)[106]. Cette collection, dont la simple valeur marchande, si les
acheteurs eussent été des particuliers, était probablement de quelque
dix ou douze cents livres, fut offerte à la nation anglaise pour sept
cents; et toute la collection serait au musée de Munich si le
professeur Owen[107], en donnant son temps et en tourmentant sans se
lasser le public anglais dans la personne de ses représentants, n'avait
obtenu le versement immédiat de quatre cents livres et n'avait répondu
lui-même des trois cents autres! que le dit public lui paiera sans
doute en fin de compte, mais en rechignant, et pendant tout ce temps ne
se souciant en rien de la chose en elle-même. Seulement toujours prêt
à se rengorger s'il y a quelque honneur à tirer de là. Considérez,
je vous le demande, arithmétiquement ce que ce fait signifie. Vos
dépenses annuelles pour les services publics (dont un tiers pour les
armements) sont pour le moins de 50 millions. Or, 700 livres sont à 50
millions comme sept pence à deux mille livres. Supposez donc qu'un
gentleman dont le revenu est inconnu, mais dont vous pouvez conjecturer
la fortune par ce fait qu'il dépense deux mille livres par an rien que
pour les murs de son parc et pour ses valets de pied, fasse profession
d'aimer la science. Et qu'un de ses domestiques vienne précipitamment
lui dire qu'une collection unique de fossiles qui nous servira de fil à
travers une nouvelle ère de la création est à vendre pour la somme de
sept pence sterling; et que le gentleman qui aime la science, et
dépense deux mille livres par au pour son parc, réponde, après avoir
laissé son domestique attendre plusieurs mois: «Bien! je vous donnerai
quatre pence pour cela, si vous voulez répondre vous-même des pences
de surplus, jusqu'à l'année prochaine.»
34. III. Je dis que vous avez méprisé l'art[108]. «Quoi,
répondez-vous, n'avons-nous pas nos expositions d'art qui ont des
milles de longueur, est-ce que nous n'avons pas consacré des milliers
de livres à l'achat de simples peintures? N'avons-nous pas des écoles
et des instituts d'art, plus que n'avait eu jamais aucune nation?» Oui,
certainement, mais tout cela est affaire de boutique. Vous voudriez bien
vendre des toiles aussi bien que vous vendez du charbon, et de la
faïence comme du fer; vous voudriez retirer à toutes les autres
nations le pain de la bouche, si vous le pouviez[109]. Comme vous ne le
pouvez pas, votre idéal de vie est de vous tenir à tous les carrefours
de l'univers comme les apprentis de Ludgate criant à chaque passant:
«De quoi avez-vous besoin[110]?»
Vous ne savez rien de vos dons naturels ni de l'influence du milieu;
vous vous figurez que, dans vos champs de glaise, humides, plats et
gras, vous pouvez avoir la vive imagination artistique qu'ont les
Français au milieu de leurs vignes bronzées ou les Italiens au pied de
leurs rochers volcaniques; que l'art peut s'apprendre comme tenir des
livres, et, quand on l'a appris, vous donne plus de livres à tenir.
Vous vous souciez de peintures en réalité pas plus que des affiches
collées sur les murs. Il y a toujours de la place sur les murs pour les
affiches à lire, jamais pour les peintures à regarder. Vous ne savez
pas (même par ouï dire) quelles peintures vous avez dans votre pays,
ni si elles sont vraies ou fausses, ni si on en prend soin ou non. Dans
les pays étrangers vous voyez avec calme les plus nobles peintures qui
existent dans le monde pourrir dans un abandon d'épave[111] (à Venise
vous avez vu les canons autrichiens pointés sur les palais qui les
contenaient)[112] et, si vous appreniez que des plus beaux tableaux qui
soient en Europe[113] on fera demain des sacs pour les forts
Autrichiens, cela vous ennuierait moins que le risque de trouver une
pièce ou deux de moins dans votre gibecière après une journée de
chasse. Tel est, en tant que nation, votre amour de l'art.
35. IV. Vous avez méprisé la nature, c'est-à-dire toutes les
sensations profondes et sacrées des spectacles naturels. Les
révolutionnaires français ont fait des écuries des cathédrales de
France; vous avez fait des champs de courses avec les cathédrales de la
terre. Votre unique conception du plaisir est de rouler dans des wagons
de chemins de fer autour de leurs nefs et de prendre vos repas sur leurs
autels[114].
Vous avez été placer un pont de chemin de fer sur les chutes de
Shaffhouse. Vous avez fait passer un tunnel à travers les rochers de
Lucerne près de la chapelle de Tell. Vous avez détruit le rivage de
Clarens, au lac de Genève. Il n'y a pas une paisible vallée en
Angleterre que vous n'ayez remplie de feu mugissant; il n'y a pas un
coin abandonné de campagne anglaise où vous n'ayez imprimé des traces
de suie[115]; pas une cité étrangère, où l'extension de votre
présence n'ait été marquée sur ses jolies vieilles rues et ses
jardins heureux par une dévorante lèpre blanche d'hôtels neufs et de
boutiques de parfumeurs. Les Alpes elles-mêmes[116] à qui vos propres
poètes ont voué un amour si révérent, vous les regardez comme des
mâts de cocagne dans un jardin d'ours après lesquels vous vous mettez
à grimper pour vous laisser glisser jusqu'en bas, avec «des cris de
joie». Quand vous ne pouvez plus crier, n'ayant plus la force
d'articuler des sons humains pour dire que vous êtes heureux, vous
remplissez la quiétude de leurs vallées de détonations de pétards et
vous rentrez précipitamment chez vous, rouges d'une éruption cutanée
d'amour-propre et secoués d'un hoquet de contentement de vous-mêmes.
Je pense que peut-être les deux spectacles les plus douloureux que
m'ait jamais offerts l'Humanité, portant en eux la plus profonde leçon
de ces choses, sont les foules d'Anglais dans la vallée de Chamonix
s'amusant à mettre le feu à des obusiers rouillés; et les vignerons
suisses de Zurich rendant grâce comme chrétiens pour le don de la
vigne en s'assemblant par groupes dans les «tours des vignobles[117]»,
chargeant lentement et faisant partir des pistolets d'arçon du matin au
soir[118]. Il est triste de n'avoir que d'obscures conceptions de
devoir, plus triste, il me semble, d'avoir des conceptions pareilles de
la joie[119].
Enfin. Vous méprisez la compassion. Il n'est pas besoin de mes paroles
comme preuve de ceci. Il me suffira de transcrire un des entrefilets de
journaux qu'il est dans mes habitudes de découper et de mettre dans mes
tiroirs. En voici un pris dans un vieux _Daily Telegraph_ de cette
année. J'ai eu la négligence de ne pas prendre note de la date, mais
elle est facile à retrouver, car, au dos de la coupure, on annonce que
«hier le septième des services spéciaux de cette année a été
célébré par l'évêque de Ripon à Saint-Paul». Il ne fait que
relater un de ces faits comme il s'en produit maintenant tous les jours,
celui-ci par hasard ayant pris une forme qui lui a permis de venir
devant le coroner. J'imprimerai l'entrefilet en rouge[120]. Soyez
assuré que les faits eux-mêmes sont écrits en rouge dans un livre
dont nous tous, lettrés ou illettrés, aurons notre page à lire un
jour[121].
M. Richards, adjoint du coroner, a procédé vendredi à la Taverne du
Cheval Blanc, Christ Church, Spitalfields, à une enquête relative à
la mort de Michel Collins, âgé de 58 ans. Mary Collins, femme d'un
aspect misérable, dit qu'elle habitait avec le défunt et son fils une
chambre située 2, Cobb's Court, Christ Church. Le défunt était
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