Sésame et les lys: des trésors des rois, des jardins des reines - 05

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ceci est étrange! Je n'avais jamais songé à cela avant, et cependant
je vois que c'est vrai; ou si je ne le vois pas maintenant, j'espère
que je le verrai quelque jour.» Mais que ce soit avec cette soumission
ou non, du moins soyez sûr que vous allez à l'auteur pour atteindre
_sa_ pensée, non pour trouver la vôtre. Jugez-la ensuite, si vous vous
croyez qualifié pour cela; mais comprenez-la d'abord[44]. Et soyez sûr
aussi, si l'auteur a une valeur quelconque, que, que vous n'arriverez
pas d'un seul coup à sa pensée; bien plus qu'à sa pensée entière
vous n'arriverez d'aucune façon avant bien longtemps. Non qu'il ne dise
ce qu'il veut dire, et aussi qu'il ne le dise fortement; mais cette
pensée, il ne peut pas la dire tout entière et, ce qui est plus
étrange, il ne le veut pas, mais d'une manière cachée et par
paraboles, de façon qu'il puisse savoir que vous avez besoin
d'elle[45]. Je ne puis découvrir entièrement la raison de ceci, ni
analyser cette cruelle réticence qui est au cœur des sages et leur
fait toujours cacher leurs pensées les plus profondes[46]. Ils ne vous
la donnent pas en manière d'aide, mais de récompense, et veulent
s'assurer que vous la méritez avant qu'ils vous permettent de
l'atteindre. Mais il en va de même avec le symbole matériel de la
sagesse, l'or. Nous ne voyons pas vous et moi de raison qui s'opposerait
à ce que les forces électriques de la terre portassent ce qui existe
d'or dans son sein, tout à la fois, jusqu'au sommet des montagnes afin
que les rois et les peuples puissent savoir que tout l'or qu'ils
pourraient trouver est là et sans la peine de creuser, sans risque ou
perte de temps, puissent l'enlever, et en monnayer autant qu'ils en ont
besoin. Mais la nature n'agit pas ainsi. Elle le met sous terre, dans de
petites fissures, nul ne sait où; vous pouvez creuser longtemps, et
n'en pas trouver; il vous faut creuser péniblement pour en trouver.
14. Et il en est exactement de même de la meilleure sagesse des hommes.
Quand vous arrivez à un bon livre, vous devez vous demander: «Suis-je
disposé à travailler comme le ferait un mineur australien? Mes pioches
et mes pelles sont-elles en bon état et suis-je moi-même dans la tenue
voulue, mes manches bien relevées jusqu'à l'épaule? ai-je bonne
respiration et bonne humeur?» Et (prolongeant un peu la figure, au
risque d'ennuyer, car c'en est une extrêmement utile) le métal à la
recherche duquel vous vous êtes mis étant la pensée de l'auteur, ou
son intention, ses mots sont comme le rocher que vous avez à écraser
et à fondre avant d'y atteindre. Et vos pioches sont votre propre
pensée, votre intelligence et votre savoir; votre haut fourneau est
votre propre âme pensante. N'espérez pas arriver à la pensée d'aucun
bon auteur sans ces instruments et ce feu; souvent vous aurez besoin du
ciseau le plus tranchant et le plus fin, du travail de fusion le plus
patient, avant que vous puissiez recueillir une parcelle du métal.
15. Et c'est pourquoi, avant tout, je vous dis instamment (je _sais_ que
j'ai raison en ceci)[47]: vous devez prendre l'habitude de regarder aux
mots avec intensité et en vous assurant de leur signification syllabe
par syllabe, plus, lettre par lettre. Car, bien que ce soit seulement
pour indiquer que ce sont les lettres qui y remplissent les fonctions de
signes, au lieu des sons, que l'étude des livres est appelée
«littérature» et qu'un homme qui y est versé est appelé d'un commun
accord, par toutes les nations, un homme de lettres au lieu d'un homme
de livres, ou de mots, vous pouvez toutefois relier à cette
dénomination toute contingente cette vérité[48], que vous pourriez
lire tous les livres du British Museum (si vous viviez assez longtemps
pour cela) et rester une personne complètement _illettrée_, un
ignorant; mais que si vous lisez dix pages d'un bon livre, lettre par
lettre (c'est-à-dire avec une justesse réelle), vous êtes à tout
jamais, dans une certaine mesure, une personne instruite. Toute la
différence qui existe entre l'éducation et la non-éducation (en ne
s'occupant que de la partie purement intellectuelle) consiste dans cette
exactitude. Un gentleman instruit peut ne pas connaître un grand nombre
de langues, peut ne pas être capable d'en parler une autre que la
sienne, peut avoir lu très peu de livres. Mais quelque langue qu'il
sache, il la sait d'une manière précise; quel que soit le mot qu'il
prononce, il le prononce correctement; par-dessus tout il est versé
dans l'armorial des mots, distingue d'un coup d'œil les mots de bonne
lignée et de vieux sang des mots canailles modernes; il a dans la tête
les noms de leurs ancêtres, quels mariages ils ont contracté entre
eux, leurs parentés éloignées, dans quelle mesure ils sont reçus[49]
et les fonctions qu'ils ont remplies parmi la noblesse nationale des
mots en tout temps et en tout pays. Mais une personne illettrée peut
savoir, grâce à sa mémoire, beaucoup de langues, et les parler toutes
et cependant ne pas savoir, en réalité, un seul mot d'aucune, un mot
même de la sienne. Un marin suffisamment habile et intelligent sera
capable de gagner la plupart des ports; toutefois il n'aurait qu'à
prononcer une phrase de n'importe quelle langue pour qu'on reconnaisse
en lui un homme illettré[50]. De même l'accent, le tour d'expression
dans une seule phrase distingue tout de suite un savant; et ceci est
senti si fortement, admis d'une manière si absolue par les personnes
instruites, qu'il suffit d'un faux accent ou d'une syllabe erronée dans
le Parlement de toutes les nations civilisées pour assigner pour
toujours à un homme un rang d'une certaine infériorité.
16. Et ceci est juste, mais c'est dommage que l'exactitude sur laquelle
on insiste ne soit pas plus importante, et requise pour un but plus
sérieux. Il est bien qu'une fausse mesure latine excite un sourire à
la chambre des Communes; mais il est mal qu'une fausse acception
anglaise n'y excite pas un froncement de sourcils.
Veillez à l'accent des mots et de près: veillez de plus près encore
à leur signification, et un plus petit nombre fera le travail. Quelques
mots bien choisis et avec discernement[51] feront le travail qu'un
millier ne peut faire quand chacun dans un emploi équivoque fait
fonction d'un autre. Oui; et les mots, s'ils ne sont surveillés, feront
quelquefois une besogne mortelle[52]. Il y a des mots masqués,
bourdonnant et rôdant en ce moment autour de nous en Europe (il n'y en
a jamais eu tant, grâce à l'expansion d'une «information»
superficielle, malpropre, brouillonne, infectieuse, ou plutôt d'une
déformation s'étendant à tout, grâce à ce qu'on apprend dans les
écoles des leçons de catéchisme et des mots, au lieu de pensées
humaines); il y a, dis-je, çà et là tout autour de nous, des mots
masqués que personne ne comprend, mais que chacun emploie; bien plus,
la plupart des gens sont prêts à se battre pour eux, vivront pour eux,
ou même mourront pour eux, s'imaginant qu'ils signifient telle, ou
telle, ou encore telle autre, des choses qui leur sont chères, car de
tels mots portent des manteaux de caméléons--des manteaux de _lions du
sol_[53] de la couleur qu'a chez tous les hommes le sol même de leur
imagination, ils s'embusquent sur ce sol, et, d'un bond, déchirent leur
homme. Il n'y eut jamais créatures de proie si malfaisantes, ni
diplomates si rusés, ni empoisonneurs si mortels, que ces mots
masqués: ils sont les injustes intendants des idées de tous les
hommes: quelque fantaisie ou instinct favori que choisisse un homme, il
le donne à son mot masqué préféré pour en prendre soin; le mot à
la fin arrive à prendre sur lui un pouvoir infini, vous ne pouvez
arriver à lui sans avoir recours à son ministère.
17. Et dans des langues aussi mêlées dans leur origine que l'anglais
il y a une fatale puissance d'équivoque mise entre les mains des
hommes, qu'ils le veuillent ou non, par le fait qu'ils ont licence
d'employer des mots grecs ou latins pour une idée quand ils veulent la
rendre imposante et des mots saxons ou des mots communs d'une autre
dérivation quand ils veulent qu'elle soit vulgaire. Quel effet
singulier et salutaire, par exemple, nous produirions sur les esprits de
gens qui ont l'habitude de prendre la forme du mot duquel ils vivent
pour la vertu cachée qu'il exprime, si nous gardions, ou rejetions, une
fois pour toutes, la forme grecque «biblos» ou «biblion», comme
l'expression juste pour «livre», au lieu de l'employer seulement dans
le cas particulier ou nous désirons donner de la dignité à l'idée,
et de la traduire en anglais partout ailleurs. Combien il serait
salutaire pour bien des personnes simples, si, dans des passages, pour
prendre un exemple, comme Actes XIX, nous conservions l'expression
grecque au lieu de la traduire, et si elles avaient à lire: «Beaucoup
de ceux aussi qui exerçaient des arts étranges réunirent leurs bibles
et les brûlèrent devant tout le monde; ils en comptèrent le prix et
le trouvèrent de cinquante mille pièces d'argent.» Ou bien au
contraire si nous la traduisions là où nous avons l'habitude de la
conserver et si nous parlions du «Saint Livre» au lieu de la «Sainte
Bible», il pourrait entrer dans un plus grand nombre de têtes
qu'aujourd'hui que la Parole de Dieu, par laquelle les cieux furent
créés jadis et par laquelle ils sont maintenant tenus en réserve[54],
ne peut pas être donnée comme présent à tout le monde, dans une
reliure de maroquin[55], ni semée sur toutes les routes à l'aide de la
charrue à vapeur ou de la presse à vapeur; mais est néanmoins offerte
à nous journellement et est par nous refusée avec mépris; et, semée
en nous journellement, est, par nous, aussi immédiatement que possible,
étouffée.
18. Et de même, considérez quel effet a été produit sur l'esprit du
peuple en Angleterre par l'habitude d'user de l'éclat bruyant de la
forme latine «Damno» pour traduire le grec ϰαταϰρινω toutes
les fois que charitablement on désire lui donner toute sa violence et
d'y substituer le modéré «condamner» quand on préfère lui garder
quelque douceur; et quels remarquables sermons ont été prêchés par
des clergymen illettrés sur: «celui qui croit ne sera pas damné»,
lesquels auraient reculé d'horreur à traduire (Heb., XI, 7) «le salut
de sa maison par lequel il damna le monde» ou (Jean, VIII, 10-11):
«Femme, est-ce qu'aucun homme ne t'a damnée[56]? Elle dit: «Aucun
homme Seigneur.» Jésus lui répondit: «Moi non plus, je ne te damne
pas. Va et ne pèche plus.» Et si des schismes ont divisé l'esprit de
l'Europe, qui ont coûté des mers de sang, et dans la défense desquels
les plus nobles âmes des hommes ont été réduites à néant dans un
désespoir frénétique et jetées innombrables comme les feuilles des
forêts,--ces schismes, quoique en réalité fondés sur des causes plus
profondes, ont été néanmoins rendus pratiquement possibles surtout
par l'adoption en Europe du mot grec qui signifie une réunion publique
(ecclesia), pour donner quelque chose de particulièrement respectable
à de telles réunions toutes les fois qu'elles étaient tenues dans des
buts religieux; et d'autres équivoques collatérales telles que
l'habituelle équivoque anglaise qui consiste à employer le mot
«priest» comme contraction de «presbyter».
19. Maintenant de façon à vous comporter correctement vis-à-vis des
mots, voici l'habitude que vous devez prendre. À peu près chaque mot
de votre langue a été d'abord un mot d'une autre langue, saxon,
allemand, français, latin ou grec (pour ne pas parler des dialectes
orientaux et primitifs). Et beaucoup de mots ont été tout cela;
c'est-à-dire ont été d'abord grecs, puis latins, français ou
allemands ensuite, et anglais enfin; subissant un certain changement de
sens et d'usage sur les lèvres de chaque nation; mais conservant une
même signification vitale profonde, que tous les bons lettrés sentent
encore aujourd'hui quand ils l'emploient. Si vous ne savez pas
l'alphabet grec, apprenez-le, jeune ou vieux, fille ou garçon, qui que
vous puissiez être[57]; si vous avez l'intention de lire sérieusement
(ce qui naturellement implique que vous ayez quelque loisir à votre
disposition), apprenez votre alphabet grec, ayez ensuite de bons
dictionnaires de toutes ces langues et si jamais vous avez des doutes
sur un mot, allez à sa recherche avec une patience de chasseur. Lisez
à fond les cours de Max Muller pour commencer; et après cela ne
laissez jamais échapper un mot qui vous semble suspect. C'est un
travail sévère; mais vous le trouverez, même au commencement,
intéressant, et à la fin inépuisablement amusant. Et ce que votre
esprit gagnera, en fin de compte, en force et en précision sera tout à
fait incalculable. Notez que ceci n'implique pas la connaissance, ou
seulement l'essai de connaître le grec, le latin ou le français. Il
faut toute une vie pour apprendre à fond une langue. Mais vous pouvez
facilement connaître les sens par lesquels un mot anglais a passé, et
ceux qu'il doit encore avoir dans les ouvrages d'un bon écrivain.
20. Et maintenant simplement pour l'amour de l'exemple, je veux, avec
votre permission, lire avec vous quelques lignes d'un vrai livre,
soigneusement: et voir ce que nous pourrons en tirer. Je prendrai un
livre connu de vous tous. Rien, en anglais, ne nous est plus familier,
mais très peu de choses peut-être ont été lues avec moins
d'attention sincère. Je prendrai les quelques vers suivants de Lycidas:

Le dernier vint, et le dernier partit,
Le Pilote du Lac Galiléen.
Il portait deux clefs massives, chacune d'un métal différent
(L'une d'or ouvre, l'autre d'airain ferme solidement);
Il secoua sa chevelure mitrée et parla sévèrement ainsi:
«Avec quel plaisir, jeune rustre, j'aurais pris à ta place
Tant de ceux qui pour grossir leur ventre
Se glissent et se faufilent et grimpent dans le troupeau!
D'autres soucis ils ne se mettent guère en peine
Que de savoir comment se pousser jusqu'au festin des
tondeurs de brebis,
Et en écarter le digne, le véritable invité;
Aveugles bouches! à peine si eux-mêmes savent comment
tenir
Une houlette, ou ont appris quelque chose d'autre, si peu que
ce soit,
Qui ressortisse à l'art du pasteur fidèle!
Que leur importe? De qui ont-ils besoin? Ils font leur chemin
Et à leur gré leurs chants minces et vains
Grincent contre la triste paille de leurs grêles pipeaux.
Les brebis affamées tournent les yeux vers eux et ne sont
pas nourries,
Mais, enflées de vent et des brouillards pestilentiels qu'elles
respirent,
Elles se corrompent intérieurement et répandent des émanations
impures et contagieuses,
Outre celles que l'horrible loup à la patte sournoise
Chaque jour dévore avidement, sans qu'aucun compte en soit
rendu.»

Réfléchissons un peu sur ce passage et examinons-le mot à mot.
Premièrement, n'est-il pas singulier de voir Milton assigner à saint
Pierre non seulement sa pleine fonction épiscopale, mais précisément
ceux de ses insignes que les Protestants lui refusent d'ordinaire le
plus passionnément? Sa chevelure «mitrée»! Milton n'était pas un
«ami des Évêques»; comment saint Pierre arrive-t-il à être
«mitré»? «Il porte deux clefs massives.» Ce dont il est question
ici est-ce donc le privilège revendiqué par les Évêques de Rome? et
est-il reconnu ici par Milton seulement par licence poétique, à cause
de son pittoresque, afin qu'il puisse avoir l'éclat des clefs d'or pour
ajouter à l'effet?
Ne croyez pas cela. Les grands hommes ne jouent pas de tours de
tréteaux avec les doctrines de la vie et de la mort. Il n'y a que de
petits hommes qui fassent cela. Milton veut dire ce qu'il dit; et le
veut dire avec sa puissance; aussi il va mettre toute la force de son
esprit à l'exprimer, car quoiqu'il ne fût pas un ami des faux
évêques, il fut un ami des vrais; et le pilote du Lac est ici, dans sa
pensée, le type et le chef du vrai pouvoir épiscopal. Car Milton lit
ce texte: «Je te donnerai les clefs du royaume des cieux[58]» tout à
fait honnêtement[59]? Quoiqu'il soit puritain il ne voudrait pas
l'effacer du livre parce qu'il y eut de mauvais évêques; bien plus, si
nous voulons le comprendre, nous devrons comprendre ce vers tout
d'abord; il ne sera pas convenable de le regarder de travers ou de le
marmotter entre nos dents, comme s'il était l'arme d'une secte ennemie:
c'est une assertion solennelle, universelle, qui doit être gravée
profondément dans l'esprit de toutes les sectes. Mais peut-être
serons-nous plus aptes à en raisonner si nous allons un peu plus loin
et y revenons ensuite. Car certainement cette insistance marquée sur le
pouvoir du véritable épiscopat a pour but de nous faire sentir avec
plus de force ce qu'il y a à reprocher à ceux qui prétendent, sans y
avoir des droits, à l'Épiscopat, ou d'une manière générale à ceux
qui prétendent sans y avoir de droits à un pouvoir et à un rang dans
le corps du clergé: tous ceux qui, «pour l'amour de leurs ventres,
rampent, se faufilent et grimpent dans le troupeau».
21. N'ayez jamais la pensée que Milton emploie ces trois mots pour
remplir son vers, comme le ferait un mauvais écrivain[60]. Il a besoin
de tous les trois, de ces trois-là en particulier, et de pas un de plus
que ceux-là--«ramper», et «se faufiler», et «grimper»; aucun
autre mot ne pourrait faire l'office de ceux-ci, aucun ne pourrait leur
être ajouté, car ils contiennent et ils épuisent les trois
catégories, correspondant aux caractères d'hommes qui recherchent
malhonnêtement le pouvoir ecclésiastique. Premièrement, ceux qui
s'insinuent en «rampant» dans le troupeau, ceux qui ne se soucient ni
de la fonction ni du titre, mais de l'influence secrète et font toutes
choses d'une manière occulte et astucieuse, se pliant à toute
servilité de besogne ou de conduite, de manière seulement qu'ils
puissent voir jusqu'au fond, sans être vus,--et diriger--les esprits
des hommes. Puis ceux qui «s'introduisent» (c'est-à-dire se jettent)
dans le troupeau, qui, par une naturelle insolence du cœur et une
vigoureuse éloquence de la langue, et une persévérante et intrépide
confiance en eux-mêmes, gagnent l'oreille de la foule et l'ascendant
sur elle.
Enfin ceux qui grimpent, qui par leur travail et leur science qui tous
deux peuvent être puissants et sains, mais qui sont mis égoïstement
au service de leur ambition personnelle, obtiennent d'autres dignités,
une grande influence, et deviennent des «Maîtres de l'héritage» sans
être des «Exemples pour le troupeau[61]».
22. Maintenant continuez:

D'autres soucis ils ne se mettent pas en peine
Que de savoir comment se pousser jusqu'au festin des tondeurs
de brebis,
_Aveugles Bouches!_

Je m'arrête de nouveau, car ceci est une étrange expression: la
métaphore sans suite, pourrait-on croire, d'un auteur négligent et
illettré.
Il n'en est pas ainsi. Son audace même et sa vigueur ont pour but de
nous faire regarder de près à la phrase et de nous en faire souvenir.
Ces deux monosyllabes expriment les deux contraires, exactement, du vrai
caractère des deux grandes fonctions de l'Église, celles d'évêque et
de pasteur.
Un «Évêque» signifie «une personne qui voit[62]». Un «pasteur»
signifie «une personne qui nourrit[63]». Le caractère le plus
inépiscopal qu'un homme puisse avoir est par conséquent d'être
aveugle. Le plus impastoral est, au lieu de nourrir, d'avoir besoin
d'être nourri, d'être une bouche. Mettez les contraires ensemble et
vous avez «Aveugles bouches». Nous pourrons trouver quelque utilité
à poursuivre un peu cette idée. À peu près tous les maux sont venus
à l'Église d'Évêques qui désiraient le pouvoir plus que la
lumière. Ils souhaitent l'autorité, non la vigilance. Tandis que leur
fonction réelle n'est pas de gouverner; elle peut être d'exhorter et
de réprimander vigoureusement, mais c'est la fonction du Roi de
gouverner: la fonction de l'Évêque est de surveiller son troupeau; de
le numéroter brebis par brebis, d'être toujours prêt à rendre un
compte complet. Maintenant il est clair qu'il ne peut as donner un
compte des âmes autant qu'il n'a pas numéroté les corps. La première
chose, donc, qu'un évêque ait à faire est au moins de se placer dans
une situation où à n'importe quel moment il puisse obtenir l'histoire,
depuis l'enfance, de chaque âme vivant dans son diocèse et de sa
situation présente.
Là-bas, tout au fond de cette petite rue, Bill et Nancy se cassent les
dents mutuellement.
L'évêque sait-il tout là-dessus? A t-il l'œil sur eux? A-t-il eu
l'œil sur eux? Peut-il en détail nous expliquer comment Bill a pris
l'habitude de frapper Nancy sur la tête? S'il ne le peut pas, il n'est
pas un évêque, eût-il une mitre aussi haute que le clocher de
Salisbury; il n'est pas un évêque; il a cherché à être à la barre
au lieu d'être à la hune; il n'a pas la vue des choses. «Mais non»,
dites-vous, «ce n'est pas son devoir de veiller sur Bill dans la rue.»
Quoi! les grosses brebis qui ont de riches toisons, vous pensez que
c'est seulement après celles-là qu'il doit regarder, tandis que
(retournez à votre Milton) «les brebis affamées tournent les yeux
vers eux et ne sont pas nourries, outre que l'horrible loup à la patte
sournoise (l'évêque ne sachant rien de cela) chaque jour dévore
avidement, sans qu'aucun compte en soit rendu»?
«Mais ceci n'est pas notre conception d'un Évêque[64].» Peut-être
que non; mais c'était celle de saint Paul[65], et c'était celle de
Milton. Ils peuvent avoir raison, ou il se peut que ce soit nous; mais
nous ne devons pas espérer pouvoir lire l'un ou l'autre en mettant
notre pensée sous leurs mots.
23. Je continue: «Mais, enflées de vent et des brouillards
pestilentiels qu'elles respirent.» Ceci répond au lieu commun: «si
les pauvres ne sont pas surveillés dans leurs corps, ils le sont dans
leurs âmes; ils ont la nourriture spirituelle.»
Et Milton dit: «Ils n'ont rien qui ressemble à la nourriture
spirituelle, ils sont seulement enflés de vent.» Tout d'abord, vous
pouvez croire que ceci est un symbole grossier et obscur. Mais, je le
répète, c'en est un tout à fait exact et littéral.
Prenez vos dictionnaires grec et latin et trouvez le sens de «Spirit».
Ce n'est qu'une contraction du mot latin «souffle» et une traduction
vague du mot grec qui veut dire «Vent». (C'est le même mot qui est
employé, dans le texte: «Le vent souffle où il lui plaît[66]» et
dans cet autre: «Ainsi en est-il de tout homme qui est né de
l'esprit»[67], ce qui signifie né du souffle, c'est-à-dire du souffle
de Dieu,--âme et corps. Nous en avons le vrai sens dans nos mots
«inspiration» et «expirer». Maintenant il y a deux sortes de
souffles dont le troupeau peut être rempli, le souffle de Dieu et celui
de l'homme. Le souffle de Dieu est la santé et la vie et la paix pour
les troupeaux, comme l'air du ciel aux troupeaux sur les collines; mais
le souffle de l'homme (le mot que _lui_ appelle spirituel) est la
maladie et la contagion pour eux comme le brouillard du marais. Ils en
sont corrompus intérieurement, ils en sont bouffis comme un cadavre
l'est par les miasmes de sa propre décomposition. Ceci est
littéralement vrai de tout faux enseignement religieux; le premier et
le dernier, et le plus fatal indice en est cette «bouffissure[68]».
Vos enfants convertis qui enseignent leurs parents; vos forçats
convertis qui enseignent les honnêtes gens; vos sots convertis qui,
ayant vécu la moitié de leur vie dans une stupéfaction crétine et
s'éveillant tout à coup au fait qu'il y un Dieu, s'imaginent en
conséquence être son peuple spécial[69] et son messager; vos sectes
de toute espèce, petites et grandes, catholiques et protestantes,
d'Église haute ou basse, autant qu'elles se croient seules dans le vrai
et les autres dans le faux; et avant tout dans chaque secte ceux qui
tiennent que l'homme peut être sauvé en pensant bien au lieu d'agir
bien, par la parole au lieu de l'acte[70], et par la foi au lieu des
œuvres[71], ceux-là sont les vrais enfants du brouillard[72], des
nuages, ceux-là, sans eau[73], des corps, ceux-là, de vapeur
putrescente et de peau, n'ayant ni sang ni chair, des cornemuses
gonflées pour être cornées par les démons, corrompues et
corruptrices, «gonflées de vent et des brouillards pestilentiels
qu'elles respirent».
24. Enfin revenons aux lignes relatives au droit de porter les clefs,
car maintenant nous pouvons les comprendre. Remarquez la différence
entre Milton et Dante dans leur interprétation de ce droit; pour une
fois c'est chez ce dernier que la pensée est la plus faible; il suppose
que les _deux_ clefs sont celles de la porte du ciel; l'une est d'or,
l'autre d'argent; elles sont données par saint Pierre à l'Ange
Sentinelle et il n'est pas facile de déterminer ce que symbolisent les
différentes substances des trois marches de la porte, ni des deux
clefs; mais Milton fait de l'une, celle d'or, la clef du Ciel, l'autre,
de fer, est la clef de la prison dans laquelle les maîtres malfaisants
devront être enchaînés, qui «ont emporté la clef du savoir et
cependant n'y sont pas entrés eux-mêmes[74]». Nous avons vu que les
devoirs de l'évêque et du pasteur sont de voir et de nourrir; et de
tous ceux qui font ainsi, il est dit: «Celui qui arrose, sera arrosé
aussi lui-même[75]». Mais l'inverse est vrai aussi. Celui qui n'arrose
pas sera lui-même desséché et celui qui ne voit sera lui-même privé
de la lumière, enfermé dans une prison perpétuelle. Et cette prison
vous reçoit ici-bas aussi bien que dans la vie à venir; celui qui
devra être au Ciel chargé de chaînes le sera d'abord sur la terre.
Cet ordre aux anges forts dont l'apôtre Pierre est l'image:
«Prenez-le, liez-lui les mains et les pieds et jetez-le dehors[76]»
est en réalité donné contre le maître, pour chaque appui non
accordé, pour chaque vérité refusée, pour chaque mensonge inculqué;
de sorte que plus il enchaîne, plus il est étroitement enchaîné, et
rejeté d'autant plus loin qu'il égare davantage, jusqu'à ce que à la
fin les barreaux de la cage de fer se referment sur lui et, comme «
celle d'or s'ouvre, celle de fer se referme».
25. Nous avons retiré quelque chose de ces lignes, je crois, et il y a
beaucoup plus à y trouver, mais nous nous sommes suffisamment livrés
(pour en donner un exemple) à la sorte d'examen mot à mot d'un auteur
qui se nomme à juste titre _lecture_, attentifs à chaque nuance et
expression, et nous mettant toujours à la place de l'auteur; annihilant
notre propre personnalité et cherchant à entrer dans la sienne, de
façon à pouvoir dire avec certitude: «ainsi pensait Milton», non:
«ainsi pensais-je en lisant mal Milton». Et en suivant cette méthode
vous arriverez graduellement à attacher moins de valeur dans d'autres
occasions à votre propre «je pensais ainsi». Vous commencerez à vous
apercevoir que ce que vous pensiez était une chose de peu d'importance;
que vos pensées sur n'importe quel sujet ne sont peut-être pas les
plus claires et les plus sages auxquelles on puisse arriver là-dessus;
en fait, que, à moins que vous ne soyez une personne remarquable, on ne
peut pas dire que vous ayez de pensée du tout; que vous n'avez pas de
matériaux pour cela, en aucun sujet important[77], ni de raisons de
«penser», seulement d'essayer d'apprendre davantage. Bien plus, il est
probable que de toute votre vie (à moins, comme je l'ai dit, que vous
ne soyez une personne remarquable), vous n'aurez le droit d'avoir
d'«opinions» sur quoi que ce soit, excepté sur ce qui est
immédiatement à votre portée. Ce qui doit de toute nécessité être
fait, il n'est pas de doute que vous pouvez toujours décider comment le
faire. Avez-vous une maison à tenir en ordre, une marchandise à
vendre, un champ à labourer, un fossé à curer? Il n'y a pas besoin
d'avoir deux opinions sur la manière de faire cela, et ce sera à vos
risques et périls si vous n'avez rien de plus qu'une _opinion_ sur la
manière de procéder dans ces cas-là. Et de même, en dehors de vos
propres affaires, il y a un ou deux sujets sur lesquels vous êtes tenus
de n'avoir qu'_une_ opinion. Que la friponnerie et le mensonge sont
coupables[78] et doivent être sur-le-champ chassés à coups de fouet,
toutes les fois qu'ils sont découverts, que la convoitise et l'amour de
se quereller sont des dispositions dangereuses même chez les enfants et
des dispositions mortelles chez les hommes et les nations; que, en fin
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