Sésame et les lys: des trésors des rois, des jardins des reines - 02

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6 décembre 1864 pour aider à la création d'une bibliothèque à
l'institut de Rusholme. Le 14 décembre, il en prononçait une seconde,
«Des Jardins des Reines» sur le rôle de la femme, pour aider à
fonder des écoles à Ancoats. «Pendant toute cette année 1864, dit M.
Collingwood dans son admirable ouvrage «Life and Work of Ruskin», il
demeura _at home_, sauf pour faire de fréquentes visites à Carlyle. Et
quand en décembre il donna à Manchester les cours qui, sous le nom de
«Sésame et les Lys», devinrent son ouvrage le plus populaire[5],
nous pouvons discerner son meilleur état de santé physique et
intellectuelle dans les couleurs plus brillantes de sa pensée. Nous
pouvons reconnaître l'écho de ses entretiens avec Carlyle dans
l'idéal héroïque, aristocratique et stoïque qu'il propose et dans
l'insistance avec laquelle il revient sur la valeur des livres et des
bibliothèques publiques, Carlyle étant le fondateur de la London
Bibliothèque...»
Pour nous, qui ne voulons ici que discuter en elle-même, et sans nous
occuper de ses origines historiques, la thèse de Ruskin, nous pouvons
la résumer assez exactement par ces mots de Descartes, que «la lecture
de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus
honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs».
Ruskin n'a peut-être pas connu cette pensée d'ailleurs un peu sèche
du philosophe français, mais c'est elle en réalité qu'on retrouve
partout dans sa conférence, enveloppée seulement dans un or apollinien
où fondent des brumes anglaises, pareil à celui dont la gloire
illumine les paysages de son peintre préféré. «À supposer, dit-il,
que nous ayons et la volonté et l'intelligence de bien choisir nos
amis, combien peu d'entre nous en ont le pouvoir, combien est limitée
la sphère de nos choix. Nous ne pouvons connaître qui nous
voudrions... Nous pouvons par une bonne fortune entrevoir un grand
poète et entendre le son de sa voix, ou poser une question à un homme
de science qui nous répondra aimablement. Nous pouvons usurper dix
minutes d'entretien dans le cabinet d'un ministre, avoir une fois dans
notre vie le privilège d'arrêter le regard d'une reine. Et pourtant
ces hasards fugitifs nous les convoitons, nous dépensons nos années,
nos passions et nos facultés à la poursuite d'un peu moins que cela,
tandis que, durant ce temps, il y a une société qui nous est
continuellement ouverte, de gens qui nous parleraient aussi longtemps
que nous le souhaiterions, quel que soit notre rang. Et cette société,
parce qu'elle est si nombreuse et si douce et que nous pouvons la faire
attendre près de nous toute une journée--rois et hommes d'État
attendant patiemment non pour accorder une audience, mais pour
l'obtenir--nous n'allons jamais la chercher dans ces antichambres
simplement meublées que sont les rayons de nos bibliothèques, nous
n'écoutons jamais un mot de ce qu'ils auraient à nous dire[6].»
«Vous me direz peut-être, ajoute Ruskin, que si vous aimez mieux
causer avec des vivants, c'est que vous voyez leur visage.» etc., et
réfutant cette première objection, puis une seconde, il montre que la
lecture est exactement une conversation avec des hommes beaucoup plus
sages et plus intéressants que ceux que nous pouvons avoir l'occasion
de connaître autour de nous. J'ai essayé de montrer dans les notes
dont j'ai accompagné ce volume que la lecture ne saurait être ainsi
assimilée à une conversation, fût-ce avec le plus sage des hommes;
que ce qui diffère essentiellement entre un livre et un ami, ce n'est
pas leur plus ou moins grande sagesse, mais la manière dont on
communique avec eux, la lecture, au rebours de la conversation,
consistant pour chacun de nous à recevoir communication d'une autre
pensée, mais tout en restant seul, c'est-à-dire en continuant à jouir
de la puissance intellectuelle qu'on a dans la solitude et que la
conversation dissipe immédiatement, en continuant à pouvoir être
inspiré, à rester en plein travail fécond de l'esprit sur lui-même.
Si Ruskin avait tiré les conséquences d'autres vérités qu'il a
énoncées quelques pages plus loin, il est probable qu'il aurait
rencontré une conclusion analogue à la mienne. Mais évidemment il n'a
pas cherché à aller au cœur même de l'idée de _lecture_. Il n'a
voulu, pour nous apprendre le prix de la lecture, que nous conter une
sorte de beau mythe platonicien, avec cette simplicité des Grecs qui
nous ont montré à peu près toutes les idées vraies et ont laissé
aux scrupules modernes le soin de les approfondir. Mais si je crois que
la lecture, dans son essence originale, dans ce miracle fécond d'une
communication au sein de la solitude, est quelque chose de plus, quelque
chose d'autre que ce qu'a dit Ruskin, je ne crois pas malgré cela qu'on
puisse lui reconnaître dans notre vie spirituelle le rôle
prépondérant qu'il semble lui assigner.
Les limites de son rôle dérivent de la nature de ses vertus. Et ces
vertus, c'est encore aux lectures d'enfance que je vais aller demander
en quoi elles consistent. Ce livre, que vous m'avez vu tout à l'heure
lire au coin du feu dans la salle à manger, dans ma chambre, au fond du
fauteuil revêtu d'un appuie-tête au crochet, et pendant les belles
heures de l'après-midi, sous les noisetiers et les aubépines du parc,
où tous les souffles des champs infinis venaient de si loin jouer
silencieusement auprès de moi, tendant sans mot dire à mes narines
distraites l'odeur des trèfles et des sainfoins sur lesquels mes yeux
fatigués se levaient parfois, ce livre, comme vos yeux en se penchant
vers lui ne pourraient déchiffrer son titre à vingt ans de distance,
ma mémoire, dont la vue est plus appropriée à ce genre de
perceptions, va vous dire quel il était: _le Capitaine Fracasse_, de
Théophile Gautier. J'en aimais par-dessus tout deux ou trois phrases
qui m'apparaissaient comme les plus originales et les plus belles de
l'ouvrage. Je n'imaginais pas qu'un autre auteur en eût jamais écrit
de comparables. Mais j'avais le sentiment que leur beauté correspondait
à une réalité dont Théophile Gautier ne nous laissait entrevoir une
ou deux fois par volume qu'un petit coin. Et comme je pensais qu'il la
connaissait assurément tout entière, j'aurais voulu lire d'autres
livres de lui où toutes les phrases seraient aussi belles que
celles-là et auraient pour objet les choses sur lesquelles j'aurais
désiré avoir son avis. «Le rire n'est point cruel de sa nature; il
distingue l'homme de la bête, et il est, ainsi qu'il appert en
l'Odyssée d'Homerus, poète grégeois, l'apanage des dieux immortels et
bienheureux oui rient olympiennement tout leur saoul durant les loisirs
de l'éternité[7].» Cette phrase me donnait une véritable ivresse.
Je croyais percevoir une antiquité merveilleuse à travers ce moyen
âge que seul Gautier pouvait me révéler. Mais j'aurais voulu qu'au
lieu de dire cela furtivement après l'ennuyeuse description d'un
château que le trop grand nombre de termes que je ne connaissais pas
m'empêchait de me figurer le moins du monde, il écrivît tout le long
du volume des phrases de ce genre et me parlât de choses qu'une fois
son livre fini je pourrais continuer à connaître et à aimer. J'aurais
voulu qu'il me dît, lui, le seul sage détenteur de la vérité, ce que
je devais penser au juste de Shakespeare, de Saintine, de Sophocle,
d'Euripide, de Silvio Pellico que j'avais lu pendant un mois de mars
très froid, marchant, tapant des pieds, courant par les chemins, chaque
fois que je venais de fermer le livre dans l'exaltation de la lecture
finie, des forces accumulées dans l'immobilité, et du vent salubre qui
soufflait dans les rues du village. J'aurais voulu surtout qu'il me dît
si j'avais plus de chance d'arriver à la vérité en redoublant ou non
ma sixième et en étant plus tard diplomate ou avocat à la Cour de
cassation. Mais aussitôt la belle phrase finie il se mettait à
décrire une table couverte «d'une telle couche de poussière qu'un
doigt aurait pu y tracer des caractères», chose trop insignifiante à
mes yeux pour que je pusse même y arrêter mon attention; et j'en
étais réduit à me demander quels autres livres Gautier avait écrits
qui contenteraient mieux mon aspiration et me feraient connaître enfin
sa pensée tout entière.
Et c'est là, en effet, un des grands et merveilleux caractères des
beaux livres (et qui nous fera comprendre le rôle à la fois essentiel
et limité que la lecture peut jouer dans notre vie spirituelle) que
pour l'auteur ils pourraient s'appeler «Conclusions» et pour le
lecteur «Incitations». Nous sentons très bien que notre sagesse
commence où celle de l'auteur finit, et nous voudrions qu'il nous
donnât des réponses, quand tout ce qu'il peut faire est de nous donner
des désirs. Et ces désirs, il ne peut les éveiller en nous qu'en nous
faisant contempler la beauté suprême à laquelle le dernier effort de
son art lui a permis d'atteindre. Mais par une loi singulière et
d'ailleurs providentielle de l'optique des esprits (loi qui signifie
peut-être que nous ne pouvons recevoir la vérité de personne, et que
nous devons la créer nous-même), ce qui est le terme de leur sagesse
ne nous apparaît que comme le commencement de la nôtre, de sorte que
c'est au moment où ils nous ont dit tout ce qu'ils pouvaient nous dire
qu'ils font naître en nous le sentiment qu'ils ne nous ont encore rien
dit. D'ailleurs, si nous leur posons des questions auxquelles ils ne
peuvent pas répondre, nous leur demandons aussi des réponses qui ne
nous instruiraient pas. Car c'est un effet de l'amour que les poètes
éveillent en nous de nous faire attacher une importance littérale à
des choses qui ne sont pour eux que significatives d'émotions
personnelles. Dans chaque tableau qu'ils nous montrent, ils ne semblent
nous donner qu'un léger aperçu d'un site merveilleux, différent du
reste du monde, et au cœur duquel nous voudrions qu'ils nous fissent
pénétrer. «Menez-nous», voudrions-nous pouvoir dire à M.
Mæterlinck, à Mme de Noailles, «dans le jardin de Zélande où
croissent les fleurs démodées», sur la route parfumée «de trèfle
et d'armoise» et dans tous les endroits de la terre dont vous ne nous
avez pas parlé dans vos livres, mais que vous jugez aussi beaux que
ceux-là.» Nous voudrions aller voir ce champ que Millet (car les
peintres nous enseignent à la façon des poètes) nous montre dans son
_Printemps_, nous voudrions que M. Claude Monet nous conduisît à
Giverny, au bord de la Seine, à ce coude de la rivière qu'il nous
laisse à peine distinguer à travers la brume du matin. Or, en
réalité, ce sont de simples hasards de relations ou de parenté qui,
en leur donnant l'occasion de passer ou de séjourner auprès d'eux, ont
fait choisir pour les peindre à Mme de Noailles, à Mæterlinck, à
Millet, à Claude Monet, cette route, ce jardin, ce champ, ce coude de
rivière, plutôt que tels autres. Ce qui nous les fait paraître autres
et plus beaux que le reste du monde, c'est qu'ils portent sur eux comme
un reflet insaisissable l'impression qu'ils ont donné au génie, et que
nous verrions errer aussi singulière et aussi despotique sur la face
indifférente et soumise de tous les pays qu'il aurait peints. Cette
apparence avec laquelle ils nous charment et nous déçoivent et au
delà de laquelle nous voudrions aller, c'est l'essence même de cette
chose en quelque sorte sans épaisseur--mirage arrêté sur une
toile--qu'est une vision. Et cette brume que nos yeux avides voudraient
percer, c'est le dernier mot de l'art du peintre. Le suprême effort de
l'écrivain comme de l'artiste n'aboutit qu'à soulever partiellement
pour nous le voile de laideur et d'insignifiance qui nous laisse
incurieux devant l'univers. Alors, il nous dit: «Regarde, regarde,

«Parfumés de trèfle et d'armoise,
Serrant leurs vifs ruisseaux étroits
Les pays de l'Aisne et de l'Oise.»

«Regarde la maison de Zélande, rose et luisante comme un coquillage.
Regarde! Apprends à voir!» Et à ce moment il disparaît. Tel est le
prix de la lecture et telle est aussi son insuffisance. C'est donner un
trop grand rôle à ce qui n'est qu'une initiation d'en faire une
discipline. La lecture est au seuil de la vie spirituelle; elle peut
nous y introduire: elle ne la constitue pas.
Il est cependant certains cas, certains cas pathologiques pour ainsi
dire, de dépression spirituelle, où la lecture peut devenir une sorte
de discipline curative et être chargée, par des incitations
répétées, de réintroduire perpétuellement un esprit paresseux dans
la vie de l'esprit. Les livres jouent alors auprès de lui un rôle
analogue à celui des psychothérapeutes auprès de certains
neurasthéniques.
On sait que, dans certaines affections du système nerveux, le malade,
sans qu'aucun de ses organes soit lui-même atteint, est enlizé dans
une sorte d'impossibilité de vouloir, comme dans une ornière profonde,
d'où il ne peut se tirer seul, et où il finirait par dépérir, si une
main puissante et secourable ne lui était tendue. Son cerveau, ses
jambes, ses poumons, son estomac, sont intacts. Il n'a aucune
incapacité réelle de travailler, de marcher, de s'exposer au froid, de
manger. Mais ces différents actes, qu'il serait très capable
d'accomplir, il est incapable de les vouloir. Et une déchéance
organique qui finirait par devenir l'équivalent des maladies qu'il n'a
pas serait la conséquence irrémédiable de l'inertie de sa volonté,
si l'impulsion qu'il ne peut trouver en lui-même ne lui venait de
dehors, d'un médecin qui voudra pour lui, jusqu'au jour où seront peu
à peu rééduqués ses divers vouloirs organiques. Or, il existe
certains esprits qu'on pourrait comparer à ces malades et qu'une sorte
de paresse[8] ou de frivolité empêche de descendre spontanément dans
les régions profondes de soi-même où commence la véritable vie de
l'esprit. Ce n'est pas qu'une fois qu'on les y a conduits ils ne soient
capables d'y découvrir et d'y exploiter de véritables richesses, mais,
sans cette intervention étrangère, ils vivent à la surface dans un
perpétuel oubli d'eux-mêmes, dans une sorte de passivité qui les rend
le jouet de tous les plaisirs, les diminue à la taille de ceux qui les
entourent et les agitent, et, pareils à ce gentilhomme qui, partageant
depuis son enfance la vie des voleurs de grand chemin, ne se souvenait
plus de son nom pour avoir depuis trop longtemps cessé de le porter,
ils finiraient par abolir en eux tout sentiment et tout souvenir de leur
noblesse spirituelle, si une impulsion extérieure ne venait les
réintroduire en quelque sorte de force dans la vie de l'esprit, où ils
retrouvent subitement la puissance de penser par eux-mêmes et de
créer. Or, cette impulsion que l'esprit paresseux ne peut trouver en
lui-même et qui doit lui venir d'autrui, il est clair qu'il doit la
recevoir au sein de la solitude hors de laquelle, nous l'avons vu, ne
peut se produire cette activité créatrice qu'il s'agit précisément
de ressusciter en lui. De la pure solitude l'esprit paresseux ne
pourrait rien tirer, puisqu'il est incapable de mettre de lui-même en
branle son activité créatrice. Mais la conversation la plus élevée,
les conseils les plus pressants ne lui serviraient non plus à rien,
puisque cette activité originale ils ne peuvent la produire
directement. Ce qu'il faut donc, c'est une intervention qui, tout en
venant d'un autre, se produise au fond de nous-mêmes, c'est bien
l'impulsion d'un autre esprit, mais reçue au sein de la solitude. Or
nous avons vu que c'était précisément là la définition de la
lecture, et qu'à la lecture seule elle convenait. La seule discipline
qui puisse exercer une influence favorable sur de tels esprits, c'est
donc la lecture: ce qu'il fallait démontrer, comme disent les
géomètres. Mais, là encore, la lecture n'agit qu'à la façon d'une
incitation qui ne peut en rien se substituer à notre activité
personnelle; elle se contente de nous en rendre l'usage, comme, dans les
affections nerveuses auxquelles nous faisions allusion tout à l'heure,
le psychothérapeute ne fait que restituer au malade la volonté de se
servir de son estomac, de ses jambes, de son cerveau, restés intacts.
Soit d'ailleurs que tous les esprits participent plus ou moins à cette
paresse, à cette stagnation dans les bas niveaux, soit que, sans lui
être nécessaire, l'exaltation qui suit certaines lectures ait une
influence propice sur le travail personnel, on cite plus d'un écrivain
qui aimait à lire une belle page avant de se mettre au travail. Emerson
commençait rarement à écrire sans relire quelques pages de Platon. Et
Dante n'est pas le seul poète que Virgile ait conduit jusqu'au seuil du
paradis.
Tant que la lecture est pour nous l'initiatrice dont les clefs magiques
nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte des demeures où nous
n'aurions pas su pénétrer, son rôle dans notre vie est salutaire. Il
devient dangereux au contraire quand, au lieu de nous éveiller à la
vie personnelle de l'esprit, la lecture tend à se substituer à elle,
quand la vérité ne nous apparaît plus comme un idéal que nous ne
pouvons réaliser que par le progrès intime de notre pensée et par
l'effort de notre cœur, mais comme une chose matérielle, déposée
entre les feuillets des livres comme un miel tout préparé par les
autres et que nous n'avons qu'à prendre la peine d'atteindre sur les
rayons des bibliothèques et de déguster ensuite passivement dans un
parfait repos de corps et d'esprit. Parfois même, dans certains cas un
peu exceptionnels, et d'ailleurs, nous le verrons, moins dangereux, la
vérité, conçue comme extérieure encore, est lointaine, cachée dans
un lieu d'accès difficile. C'est alors quelque document secret, quelque
correspondance inédite, des mémoires qui peuvent jeter sur certains
caractères un jour inattendu, et dont il est difficile d'avoir
communication. Quel bonheur, quel repos pour un esprit fatigué de
chercher la vérité en lui-même de se dire qu'elle est située hors de
lui, aux feuillets d'un in-folio jalousement conservé dans un couvent
de Hollande, et que si, pour arriver jusqu'à elle, il faut se donner de
la peine, cette peine sera toute matérielle, ne sera pour la pensée
qu'un délassement plein de charme. Sans doute, il faudra faire un long
voyage, traverser en coche d'eau les plaines gémissantes de vent,
tandis que sur la rive les roseaux s'inclinent et se relèvent tour à
tour dans une ondulation sans fin; il faudra s'arrêter à Dordrecht,
qui mire son église couverte de lierre dans l'entrelacs des canaux
dormants et dans la Meuse frémissante et dorée où les vaisseaux en
glissant dérangent, le soir, les reflets alignés des toits rouges et
du ciel bleu; et enfin, arrivé au terme du voyage, on ne sera pas
encore certain de recevoir communication de la vérité. Il faudra pour
cela faire jouer de puissantes influences, se lier avec le vénérable
archevêque d'Utrecht, à la belle figure carrée d'ancien janséniste,
avec le pieux gardien des archives d'Amersfoort. La conquête de la
vérité est conçue dans ces cas-là comme le succès d'une sorte de
mission diplomatique où n'ont manqué ni les difficultés du voyage, ni
les hasards de la négociation. Mais, qu'importe? Tous ces membres de la
vieille petite église d'Utrecht, de la bonne volonté de qui il
dépend que nous entrions en possession de la vérité, sont des gens
charmants dont les visages du XVIIe siècle nous changent des figures
accoutumées et avec qui il sera si amusant de rester en relations, au
moins par correspondance. L'estime dont ils continueront à nous envoyer
de temps à autre le témoignage nous relèvera à nos propres yeux et
nous garderons leurs lettres comme un certificat et comme une
curiosité. Et nous ne manquerons pas un jour de leur dédier un de nos
livres, ce qui est bien le moins que l'on puisse faire pour des gens qui
vous ont fait don... de la vérité. Et quant aux quelques recherches,
aux courts travaux que nous serons obligés de faire dans la
bibliothèque du couvent et qui seront les préliminaires indispensables
de l'acte d'entrée en possession de la vérité--de la vérité que
pour plus de prudence et pour qu'elle ne risque pas de nous échapper
nous prendrons en note--nous aurions mauvaise grâce à nous plaindre
des peines qu'ils pourront nous donner: le calme et la fraîcheur du
vieux couvent sont si exquises, où les religieuses portent encore le
haut hennin aux ailes blanches qu'elles ont dans le Roger Van der Weyden
du parloir; et, pendant que nous travaillons, les carillons du XVIIe
siècle étourdissent si tendrement l'eau naïve du canal qu'un peu de
soleil pâle suffit à éblouir entre la double rangée d'arbres
dépouillés dès la fin de l'été qui frôlent les miroirs accrochés
aux maisons à pignons des deux rives[9].
Cette conception d'une vérité sourde aux appels de la réflexion et
docile au jeu des influences, d'une vérité qui s'obtient par lettres
de recommandations, que nous remet en mains propres celui qui la
détenait matériellement sans peut-être seulement la connaître, d'une
vérité qui se laisse copier sur un carnet, cette conception de la
vérité est pourtant loin d'être la plus dangereuse de toutes. Car
bien souvent pour l'historien, même pour l'érudit, cette vérité
qu'ils vont chercher au loin dans un livre est moins, à proprement
parler, la vérité elle-même que son indice ou sa preuve, laissant par
conséquent place à une autre vérité qu'elle annonce ou qu'elle
vérifie et qui, elle, est du moins une création individuelle de leur
esprit. Il n'en est pas de même pour le lettré. Lui, lit pour lire,
pour retenir ce qu'il a lu. Pour lui, le livre n'est pas l'ange qui
s'envole aussitôt qu'il a ouvert les portes du jardin céleste, mais
une idole immobile, qu'il adore pour elle-même, qui, au lieu de
recevoir une dignité vraie des pensées qu'elle éveille, communique
une dignité factice à tout ce qui l'entoure. Le lettré invoque en
souriant en l'honneur de tel nom qu'il se trouve dans Villehardouin ou
dans Boccace[10], en faveur de tel usage qu'il est décrit dans Virgile.
Son esprit sans activité originale ne sait pas isoler dans les livres
la substance qui pourrait le rendre plus fort; il s'encombre de leur
forme intacte, qui, au lieu d'être pour lui un élément assimilable,
un principe de vie, n'est qu'un corps étranger, un principe de mort.
Est-il besoin de dire que si je qualifie de malsains ce goût, cette
sorte de respect fétichiste pour les livres, c'est relativement à ce
que seraient les habitudes idéales d'un esprit sans défauts qui
n'existe pas, et comme font les physiologistes qui décrivent un
fonctionnement d'organes normal tel qu'il ne s'en rencontre guère chez
les êtres vivants. Dans la réalité, au contraire, où il n'y a pas
plus d'esprits parfaits que de corps entièrement sains, ceux que nous
appelons les grands esprits sont atteints comme les autres de cette
«maladie littéraire». Plus que les autres, pourrait-on dire. Il
semble que le goût des livres croisse avec l'intelligence, un peu
au-dessous d'elle, mais sur la même tige, comme toute passion
s'accompagne d'une prédilection pour ce qui entoure son objet, a du
rapport avec lui, dans l'absence lui en parle encore. Aussi, les plus
grands écrivains, dans les heures où ils ne sont pas en communication
directe avec la pensée, se plaisent dans la société des livres.
N'est-ce pas surtout pour eux, du reste, qu'ils ont été écrits; ne
leur dévoilent-ils pas mille beautés, qui restent cachées au
vulgaire? À vrai dire, le fait que des esprits supérieurs soient ce
que l'on appelle livresques ne prouve nullement que cela ne soit pas un
défaut de l'être. De ce que les hommes médiocres sont souvent
travailleurs et les intelligents souvent paresseux, on ne peut pas
conclure que le travail n'est pas pour l'esprit une meilleure discipline
que la paresse. Malgré cela, rencontrer chez an grand homme un de nos
défauts nous incline toujours à nous demander si ce n'était pas au
fond une qualité méconnue, et nous n'apprenons pas sans plaisir
qu'Hugo savait Quinte-Curce, Tacite et Justin par cœur, qu'il était en
mesure, si on contestait devant lui la légitimité d'un terme[11], d'en
établir la filiation, jusqu'à l'origine, par des citations qui
prouvaient une véritable érudition. (J'ai montré ailleurs comment
cette érudition avait chez lui nourri le génie au lieu de l'étouffer,
comme un paquet de fagots qui éteint un petit feu et en accroît un
grand.) Mæterlinck, qui est pour nous le contraire du lettré, dont
l'esprit est perpétuellement ouvert aux mille émotions anonymes
communiquées par la ruche, le parterre ou l'herbage, nous rassure
grandement, sur les dangers de l'érudition, presque de la bibliophilie,
quand il nous décrit en amateur les gravures qui ornent une vieille
édition de Jacob Cats ou de l'abbé Sanderus. Ces dangers, d'ailleurs,
quand ils existent, menaçant beaucoup moins l'intelligence que la
sensibilité, la capacité de lecture profitable, si l'on peut ainsi
dire, est beaucoup plus grande chez les penseurs que chez les écrivains
d'imagination. Schopenhauer, par exemple, nous offre l'image d'un esprit
dont la vitalité porte légèrement la plus énorme lecture, chaque
connaissance nouvelle étant immédiatement réduite à la part de
réalité, à la portion vivante qu'elle contient.
Schopenhauer n'avance jamais une opinion sans l'appuyer aussitôt sur
plusieurs citations, mais on sent que les textes cités ne sont pour lui
que des exemples, des allusions inconscientes et anticipées où il aime
à retrouver quelques traits de sa propre pensée, mais qui ne l'ont
nullement inspirée. Je me rappelle une page du _Monde comme
Représentation et comme Volonté_ où il y a peut-être vingt citations
à la file. Il s'agit du pessimisme (j'abrège naturellement les
citations): «Voltaire, dans _Candide_, fait la guerre à l'optimisme
d'une manière plaisante. Byron l'a faite, à sa façon tragique, dans
_Caïn_. Hérodote rapporte que les Thraces saluaient le nouveau-né
par des gémissements et se réjouissaient à chaque mort. C'est ce qui
est exprimé dans les beaux vers que nous rapporte Plutarque: «Lugere
genitum, tanta qui intravit mala, etc.» C'est à cela qu'il faut
attribuer la coutume des Mexicains de souhaiter, etc., et Swift
obéissait au même sentiment quand il avait coutume dès sa jeunesse
(à en croire sa biographie par Walter Scott) de célébrer le jour de
sa naissance comme un jour d'affliction. Chacun connaît ce passage de
l'Apologie de Socrate où Platon dit que la mort est un bien admirable.
Une maxime d'Héraclite était conçue de même: «Vitæ nomen quidem
est vita, opus autem mors» Quant aux beaux vers de Théognis ils sont
célèbres: «Optima sors homini non esse, etc.» Sophocle, dans
l'_Œdipe à Colone_ (1224), en donne l'abrégé suivant: «Natum non
esse sortes vincit alias omnes, etc.» Euripide dit: «Omnis hominum
vita est plena dolore» (_Hippolyte_, 189), et Homère l'avait déjà
dit: «Non enim quidquam alicubi est calamitosius homine omnium,
quotquot super terram spirant, etc.» D'ailleurs Pline l'a dit aussi:
«Nullum meilus esse tempestiva morte.» Shakespeare met ces paroles
dans la bouche du vieux roi Henri IV: «O, if this were seen--The
happiest youth,--Would shut the book and sit him down and die.» Byron
enfin: «'Tis something better not to be.» Balthazar Gracian nous
dépeint l'existence sous les plus noires couleurs dont le
«_Criticon_, etc.[12]». Si je ne m'étais déjà laissé entraîner
trop loin par Schopenhauer, j'aurais eu plaisir à compléter cette
petite démonstration à l'aide des _Aphorismes sur la Sagesse dans la
Vie_, qui est peut-être de tous les ouvrages que je connais celui qui
suppose chez un auteur, avec le plus de lecture, le plus d'originalité,
de sorte qu'en tête de ce livre, dont chaque page renferme plusieurs
citations, Schopenhauer a pu écrire le plus sérieusement du monde:
«Compiler n'est pas mon fait.»
Sans doute, l'amitié, l'amitié qui a égard aux individus, est une
chose frivole, et la lecture est une amitié. Mais du moins c'est une
amitié sincère, et le fait qu'elle s'adresse à un mort, à un absent,
lui donne quelque chose de désintéressé, de presque touchant. C'est
de plus une amitié débarrassée de tout ce qui fait la laideur des
autres. Comme nous ne sommes tous, nous les vivants, que des morts qui
ne sont pas encore entrés en fonctions, toutes ces politesses, toutes
ces salutations dans le vestibule que nous appelons déférence,
gratitude, dévouement et où nous mêlons tant de mensonges, sont
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